Le Vicomte de Béziers Vol. II

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Et il présenta tout aussitôt les papiers qu’il portait cachés en son sein. L’assemblée tumultueusement levée s’écria :

— Lisez ! lisez !

À ce moment la cause de Roger était gagnée ; il y avait parmi tous ces hommes un généreux et unanime mouvement de dignité, une lumière irréfragable des dangers de la Provence, un magnifique élan d’indépendance et d’union. Le comte de Toulouse, tremblant sur son siège, voyait tous les regards le menacer, tous les gestes le désigner ; il entendait les voix qui criaient : lisez ! lisez ! infamie et malédiction au traître ! D’un geste de la main Roger commanda le silence : le silence se rétablit, mais ce qui le domina ce ne fut point la voix de Roger : ce furent les sons lents et terribles de la cloche de Saint-Pierre. La haute tenture qui séparait la nef du chœur de l’église tomba, et l’on vit dans toute la splendeur de ses habits pontificaux un homme debout sur les marches de l’autel ; c’était Milon. Chacun se retourna. À droite et à gauche de l’autel étaient le prieur Guy et le moine Dominique ; dans les stalles qui entouraient le chœur étaient assis presque tous les évêques de la province qui n’avaient point assisté à l’assemblée, attendu qu’ils n’étaient suzerains d’aucunes terres. D’un geste Milon ordonna à ceux qui étaient parmi les chevaliers de venir prendre leurs places, et tous se rangèrent derrière lui, dans un profond silence.

Rien ne peut peindre l’étonnement de tous ces chevaliers en face du représentant de Dieu si hautement accusé et si soudainement apparu en la personne de son légat comme pour répondre à l’accusation. Il sembla qu’avec la tenture d’étoffe qui cachait les évêques, s’était écroulée la digue qui reléguait derrière elle la sainteté du temple ; on eût dit que son caractère sacré s’épandait à flots et envahissait toutes ces âmes muettes d’effroi et de respect, et une attente indicible et craintive succéda au tumulte qui ébranlait la voûte de Saint-Pierre. Milon prit la parole.

« À toi, comte de Toulouse, dit-il, moi maître Milon, notaire du seigneur pape et légat du saint siège apostolique : sur ce qu’on dit que tu n’as pas gardé les serments que tu as faits pour l’expulsion des hérétiques : sur ce qu’on dit que tu les as favorisés : sur ce qu’on dit que tu as entretenu des routiers et des mainades à ton service : sur ce qu’on dit que tu as violé les jours de carême, de fête et des quatre-temps, qui sont jours de sûreté, et le seuil des églises qui sont lieu d’asile : sur ce qu’on dit que tu es suspect en ta foi : sur ce qu’on dit que tu retiens les domaines de Saint-Guillem et autres églises : sur ce que tu as fait entourer de murs des abbayes et monastères pour en faire des forteresses et les exposer au pillage de tes guerres injustes : sur ce que tu as confié à des juifs les offices publics : sur ce que tu lèves sur tes terres des péages et guidages indus : sur ce que tu as chassé de son siège l’évêque de Carpentras : sur ce qu’on te soupçonne d’avoir trempé dans le meurtre de Pierre de Castelnau de sainte mémoire, et principalement sur ce que tu as mis le meurtrier dans tes bonnes grâces : sur ce que tu as fait arrêter l’évêque de Vaisons et ses clercs, que tu as détruit son palais avec la maison des chanoines et envahi son château : enfin, sur ce qu’on dit que tu as vexé les personnes religieuses à ton gré et caprice et commis à leur égard plus de brigandages que je n’en saurais rapporter : pour tous ces crimes je te donne ajournement pour te laver des uns et te racheter des autres, ainsi que tu as dit le désirer, et ce, en la cité de Valence, en présence des archevêques et évêques de toute la Provence au jour quinzième du mois de juin de cette présente année 1209 la douzième du pontificat du seigneur pape Innocent III : te déclarant en outre que c’est ainsi que le veut le seigneur pape, et qu’ainsi seulement tu rentreras dans le giron de l’église, dont tu es chassé par une première excommunication, laquelle je renouvelle ici pour que tu la subisses jusqu’au jour où tu te seras lavé de tes crimes ; et que je renouvelle pour l’éternité, si selon ton ordinaire ton repentir n’était que malice et si tu manquais à l’absolu commandement que je t’apporte.

Raymond, accablé par les accusations de Roger, en butte aux cris de l’assemblée, déjà tremblant et égaré, sembla demeurer anéanti sous cette nouvelle charge de malédictions et d’anathèmes ; il glissa de son fauteuil et tombant à genoux la tête basse et les mains jointes, il répondit d’une voix sinistre :

— Seigneur, j’irai.

L’aspect d’un si puissant suzerain si bas humilié, inspira quelque pitié aux uns et souleva quelque orgueil dans le cœur des autres. Ainsi Pierre d’Aragon s’écria :

— Comte de Toulouse, lève-toi, et sur mon épée de Roi je te jure que nous oublierons tout, que nous te serons en aide et que nous te rendrons assistance pour abandon, fidélité pour traîtrise.

Oh ! si à ce moment le comte de Toulouse se fut relevé le front haut, avec le visage d’un homme déterminé à combattre, s’il eût poussé un cri d’appel ; oh ! sans doute cette masse de chevaliers, encore pleine au cœur des paroles de Roger, eût répondu par un cri unanime de résistance et par des serments de défense. Mais Raymond demeura à genoux le front courbé vers la terre, la tête dans ses mains, comme aveugle et comme sourd à tout ce qui s’offrait à lui. Un morne étonnement surprit les chevaliers et les tint immobiles. Roger seul, la rage au cœur, frappant la terre du pied, le mépris et la colère l’agitant tout entier, s’écria tout à coup :

— Eh ! ne voyez-vous pas que de toutes les lâchetés il accomplit la plus infâme, de toutes les trahisons la plus perfide ! Voyez, la suzeraineté de toute la Provence est à genoux devant l’Église, en la personne de son suzerain le plus puissant des Chevaliers.

— Il allait continuer lorsque la voix de Milon l’interrompit soudainement.

— À toi, vicomte de Béziers, s’écria-t-il, moi, maître Milon, notaire du seigneur Pape et légat du Saint-Siège apostolique. Sur ce qui est prouvé que tu as protégé les hérétiques, leur as donné asile, et les as enlevés à la justice cléricale ; sur ce qui est prouvé que tu as participé au meurtre de Pierre de Castelnau, et que tu as protégé son meurtrier ; sur ce qui est prouvé que tu es en commerce et intelligence avec les routiers et mainades ; sur ce qui est prouvé que tu les as soutenus dans leurs brigandages ; sur ce qui est prouvé que tu as adultèrement séduit une fille de cette ville, au mépris des serments du mariage ; sur ce qui est prouvé que tu as eu commerce avec une fille mécréante ; sur ce qui est prouvé que tu as monstrueusement commis ce monstrueux crime en l’accomplissant dans l’enceinte bénite d’un monastère ; sur ce que tu es un hérétique : je t’excommunie sans recours de grâce ni de pardon, et délie tous vassaux et hommes liges de tes comtés de leur hommage et de leur foi ; ordonnons à tous de te refuser aide et travaux ; te rejetant du sein de l’église, t’interdisant l’entrée de ses temples, et vouant à la damnation quiconque te prêtera asile et te donnera l’eau et le pain qu’il faut à la vie de l’homme.

Cet anathème retentit comme une parole inspirée sous les voûtes silencieuses de Saint-Pierre. Un murmure tumultueux lui succéda ; on se refusait à croire toutes ces accusations ; on s’interpellait, on doutait, tout était incertain.

— Mensonges et faussetés ! s’écria Roger avec un accent si puissant et si terrible qu’il rétablit le silence.

— Vérités et crimes ! cria Dominique en s’approchant et en dressant sur les marches de l’autel son corps maigre et son front chauve ! Vérités et crimes ! Vicomte de Béziers, tu as donné asile aux hérétiques et les as enlevés à la justice cléricale. Voici le sauf-conduit signé de ta main et donné par toi à Pierre Mauran arraché par toi à sa sainte pénitence.

Roger sourit amèrement et voulut s’expliquer, Dominique l’interrompit.

— Vérités et crimes ! reprit-il. Tu as eu commerce avec les routiers et mainades, car tes domaines ont été seuls épargnés par leurs brigandages.

— À ce titre, dit Roger avec dédain, c’est mon épée qui est coupable, car c’est par elle que j’ai eu commerce avec eux, c’est par elle seule que j’ai conclu le traité qui les écartait de mes terres.

— Pourquoi donc alors ont-ils respecté ta vie, lorsque tu étais dans leurs mains ; pourquoi donc alors as-tu détourné vingt chevaliers ici présents d’aller reprendre le château de Montadieu où tu avais laissé les routiers tes complices ?

Roger suffoquant de rage éleva la voix. Dominique l’interrompit encore et Roger l’écouta, tant l’accusation qu’il abordait lui paraissait impossible à justifier.

— Tu as participé au meurtre de Pierre de Castelnau et as donné asile à son meurtrier, et cela à la face du ciel, en plein jour, devant tous les seigneurs de la Provence.

— Où donc ? dit Roger avec une amère impatience.

— Avant-hier à l’heure de deux heures, en la lice du pré Marie, devant tous ces seigneurs ici présents, en le protégeant contre leur colère, en l’admettant à ton service et en l’achetant insolemment lui et sa compagnie de brigands.

— Qui ? Buat, s’écria Roger ?

— Non, Jehan de Verles, l’assassin de Pierre de Castelnau.

— Jehan de Verles ! reprit Roger foudroyé de cette nouvelle.

— N’est-ce pas lui, s’écria Dominique, comte de Toulouse, n’est-ce pas lui ?

Raymond, comme un homme qui parle à regret, mais que la vérité emporte, répondit à voix basse :

— Ceci est vrai.

À ces mots, une amère indignation se peignit sur le visage de Roger ; un rire sombre et désespéré agita ses lèvres ; il comprit qu’il était dans les serres d’un terrible piège : et avec la rage d’un homme qui sent qu’il n’y peut échapper, il s’y agita comme pour en serrer les nœuds, comme pour en faire pénétrer les pointes plus profondément. Ce fut lui qui continua l’accusation, et qui en repassa les articles l’un après l’autre, en les accompagnant d’une expression de raillerie furieuse.

 

— Et j’ai séduit adultèrement une fille de cette cité.

— Tu as séduit la pupille des consuls de Montpellier, Catherine ! Catherine Rebuffe, surprise nue dans tes bras par le sire de Rastoing.

Une larme vint aux yeux de Roger ; il grinça les dents et, d’une voix entrecoupée et furieuse, il reprit encore :

— Et j’ai commis un sacrilège avec une fille mécréante en un lieu saint !

— Tu as commis ce sacrilège avec l’esclave musulmane Foë, en l’hospice du Saint-Esprit.

— Et j’en suis témoin, dit Étiennette aussitôt.

— Ah ! s’écria le vicomte, et je suis un hérétique aussi, n’est-ce pas, madame !

— Et tu es un hérétique, ajouta avec une sombre joie Dominique, toi qui as assisté Gillabert de Castres dans l’hérétication de Pierre Mauran, en la maison de ladite fille Catherine Rebuffe.

Roger ne répondit plus ; un sourire convulsif errait sur ses lèvres…

— Or, s’écria Dominique, je répète l’anathême ; et délie tous les chevaliers de leur foi et hommage envers Roger, autrefois vicomte de Beziers, de Carcassonne, de Razez et d’Alby.

Le vicomte promenait un regard insensé autour de lui. On eût dit que, bravant sa destinée et son malheur jusqu’au bout, il excitait lui-même tous les chevaliers à son abandon, tant il y avait de mépris dans l’expression de ses traits.

Aimery de Narbonne se leva le premier.

— Pour le salut de mon âme, dit-il, je retire ma comté de l’hommage que je devais audit vicomte convaincu d’hérésie.

Roger fit un signe et murmura railleusement ces mots à voix basse :

— Bien ! bien !

Aimery se retira ; Étiennette se leva à son tour :

— Pour l’honneur de mon nom, je retire mes châtellenies de la suzeraineté dudit vicomte adultère et sacrilège.

Bien ! bien ! répéta Roger avec un accent plus prononcé de dégoût. Soudainement quelques autres suivirent cet exemple, le vicomte de Lautrec, le vicomte d’Esseyne, les sires de Pézenas et du Cayla entre autres. À chaque déclaration, Roger continuait son geste et les suivait de l’œil, tandis que les chevaliers sortaient à mesure. Ainsi, de banc en banc, de chevalier en chevalier, il arriva jusqu’à Pons de Sabran. À son aspect, toute la farouche expression de son visage s’effaça, il sembla qu’il arrivât à une espérance, et un moment il fut prêt à sourire et à tendre la main au jeune et loyal chevalier.

— Je sépare ma cause de celle du vicomte, dit Pons d’un air triste et abattu, je la sépare du mensonge et de la déloyauté.

Roger tomba sur son siège en poussant un cri, et, la tête cachée dans ses mains, il n’entendit plus rien de ce qui se dit autour de lui. Chacun le voyant ainsi confondu l’abandonna à son aise, abrité dans sa honte par la honte générale, les plus intimes et les plus obligés. Roger, reconnaissait quelquefois les voix amies qui lui avaient prêté serment et juré amitié, il les entendait le renier et s’éloigner l’une après l’autre. Comme un orage qui s’échappe et se perd peu à peu dans les échos des montagnes, le bruit des pas et des voix s’éteignit doucement sous les voûtes de l’église. Alors Roger releva sa tête ; un seul homme était près de lui ; c’était le vieux chevalier à la taille athlétique et au regard farouche.

— Ah ! c’est toi, Pierre de Cabaret ! s’écria Roger en tombant dans ses bras.

Le vieillard ne lui répondit pas et l’entraîna hors de l’église.

II.

Suites et Conséquences.

Lorsqu’un homme tombe d’un point élevé, du sommet d’une tour ou d’un arbre, le premier sentiment de sa chute n’a, pour ainsi dire, rien de douloureux, ou pour mieux dire, ce sentiment n’a rien d’aigu ; c’est un choc affreux, mais confus, qui peut tuer, mais sans que la victime ait la conscience de ce qui le tue, ni par où cela le tue. Ce premier instant passé, lorsque celui qui est tombé veut se relever, les douleurs se dessinent et se particularisent, c’est un bras rompu, un pied dénoué, le crâne entr’ouvert qui fait souffrir ; cet assommement universel se brise en souffrances partielles, moins complètes, sans doute, mais plus insupportables, car la conscience du mal revient, et la supputation de la douleur peut se faire à l’aise. Soit physique, soit morale, toute chute a de pareils résultats ; tout choc violent est suivi d’un anéantissement où se confondent toutes les douleurs, après lequel vient toujours l’heure où l’on compte les trahisons, les lâchetés, les abandons, les liens rompus, les espérances éteintes, trop heureux s’il ne reste pas au cœur quelques affections à moitié déchirées, et qui s’achèvent, dans le premier effort qu’on fait pour reprendre sa vie, et se remettre debout.

Si cette observation n’est pas vraie pour tous les hommes et toutes les circonstances, elle l’est du moins pour Roger et pour l’événement qui a fait la matière du dernier chapitre que nous avons écrit. Dès que Roger fut rentré dans sa maison, il demeura quelque temps silencieux et absorbé dans la réflexion de tout ce qui venait de se passer et de tout ce qu’il avait entendu. En se remettant en mémoire l’audace de l’interdit lancé contre lui, et l’habileté qui avait tissu les moindres actions de sa vie pour en faire un piège où il devait être pris, il s’irritait et se réjouissait presque ; il s’irritait de tant d’insolence, et se réjouissait de la nécessité où on le mettait de combattre et de briser sans ménagement toute cette tourbe qui s’attaquait à lui. Mais lorsqu’il arrivait aux derniers détails de cette scène, l’abandon de la plupart des chevaliers lui apparaissait dans tout son danger ; le triomphe de cette usurpation qu’il avait si vivement dénoncée lui semblait chose assurée, et il voyait se mourir toutes les flammes d’ambition qui couvaient depuis longtemps dans son esprit.

Si, comme la plupart de ceux de son temps, Roger n’eût porté en lui que la prétention d’être le plus terrible combattant de la Provence, rien de ce qui s’était passé n’eût sans douté porté atteinte à son orgueil ; mais Roger n’avait pas seulement le désir d’être un brave chevalier, cette gloire il l’avait acquise trop aisément, et la possédait trop supérieure et trop incontestable pour qu’elle pût lui suffire ; il avait surtout souhaité celle du politique, celle de l’homme hautement capable et intelligent. Son jeune génie avait même si bien compris l’époque où il vivait, que ce n’était pas d’elle qu’il attendait sa juste appréciation et sa récompense ; il espérait en l’avenir, soit pour le mettre à sa place, soit pour lui être reconnaissant de la puissante association qu’il voulait organiser pour la défense et l’indépendance de la Provence ; et c’est tout plein de ces hautes pensées, à l’instant même où il avait entrepris de les produire, qu’il se trouvait arrêté par la fourbe d’un moine et son audacieuse accusation. Son orgueil se révoltait de se voir réduit au rôle ordinaire des suzerains de son temps. Quelquefois il se demandait si Dominique l’avait deviné à toute sa portée, et si son acharnement ne venait point de ce qu’il avait conçu la puissance de ses desseins, la hauteur de ses vues ; mais alors il s’irritait, par-dessus tout, de la petitesse des moyens par lesquels on l’écrasait ; des intrigues de femme, des rapports avec des brigands, sa protection donnée à un hérétique, un baiser d’esclave, toutes actions qu’il ne comptait point dans sa vie comme associées à son existence politique, et avec lesquelles on tuait cependant celle-ci. Tout cela lui paraissait odieux et misérable.

Dans le cours de ses pensées, quelques soudaines illuminations d’espoir, non pour sa fortune, mais pour sa gloire, venaient cependant le consoler. Assuré qu’il ne pouvait triompher de la ligue qu’on allait organiser contre lui, il entrevoyait cependant que sa défaite pouvait le relever à la hauteur qui échappait à sa victoire, et qu’il pourrait forcer ses ennemis à le combattre par des moyens si énormes, qu’ils rendraient, malgré eux, sa chute un digne objet d’admiration. Toutes ces longues agitations de son âme s’étaient passées en lui, sans autre expression extérieure que celle d’une profonde et active préoccupation ; mais lorsqu’il se fut arrêté à cette dernière pensée, et qu’il l’eut changée en une détermination irrévocable, l’heure de douleur commença. C’est quand il voulut se relever, qu’il sentit tout ce qu’il y avait de brisé en lui.

Le premier soin qui lui vint à l’esprit fut d’appeler autour de lui ses plus fidèles amis ; le premier ami auquel il pensa fut Pons de Sabran. Ce simple souvenir changea tout le cours des pensées du vicomte ; l’homme intime, l’homme dévoué, l’homme qui vit d’amitié, d’amour et de puissantes affections se trouva meurtri, blessé, atteint au cœur. Cet abandon d’un jeune homme si loyalement aimé, si loyalement ami, désespéra sa courageuse résolution ; quelques larmes lui vinrent aux yeux. Il en triompha et voulut poursuivre ; mais son jour de malheur n’était pas fermé, et, comme nous l’avons dit plus haut, il se trouva d’autres sentiments qu’il ne soupçonnait pas atteints et qui achevèrent de se déchirer en lui et de se séparer de lui, dès qu’il voulut s’y rattacher ; et nous aurons le courage d’en faire le récit, pour montrer jusqu’où la fatalité poursuivit cet homme, jusqu’où elle le tortura, pour qu’il se trouve parmi nos lecteurs une larme de regret à tant d’infortune, un salut d’admiration donné à tant d’héroïsme.

Voilà où en était le vicomte depuis une heure à peu près qu’il était rentré. Lorsqu’il fut revenu de la stupeur où il était plongé d’abord, et de la préoccupation qui lui avait succédé, il fit appeler Buat ; dès que celui-ci fut entré :

— Buat, lui dit-il, prends vingt de tes hommes les plus déterminés, cours chez Catherine Rebuffe, dis-lui que l’heure est venue de tenir sa promesse, que le danger que je lui avais prédit s’est levé, qu’il faut qu’elle quitte Montpellier à l’instant ; tu lui diras de choisir pour sa demeure l’une de mes meilleures villes ; conseille-lui Carcassonne, et conduis-la cependant où elle désirera.

Buat s’éloigna, et au même instant parut Arnauld de Marvoill ; il avait l’air grave et soucieux, et considéra longtemps le vicomte avant de lui adresser la parole. Celui-ci, dont l’esprit agitait tout l’avenir de sa nouvelle destinée, s’apercevait bien de la présence d’Arnauld, mais il n’avait ni le temps, ni le désir d’interrompre ses réflexions pour lui donner audience. Enfin, Marvoill s’adressa à lui :

— Sire vicomte, lui dit-il, je viens vous demander votre congé pour quitter votre service.

— Toi ! s’écria Roger, ramené par ce peu de mots à la douleur de sa position, toi, tu me quittes, Arnauld, toi aussi ?

— Ne devais-je pas le faire hier ? dit Arnauld.

— Et mon malheur n’a pas changé ta résolution ; c’est d’un cœur héroïque : eh bien ! soit ; va-t’en.

— Je ne pars point seul, reprit Arnauld, et je vous apporte, sinon d’autres adieux, du moins d’autres désirs.

— De quel abandon vous êtes-vous fait messager ? reprit Roger ; parlez vite, maître : j’ai hâte de me sentir libre et éclairé dans mes amitiés et dans mes haines. Quel nouvel ennemi trouverai-je de plus au bout de ma lance ?

— Ce n’est point un ennemi, vicomte de Béziers, c’est une femme que vous avez chassée et qui s’en va.

— Agnès !

— Agnès qui n’accepte point votre ordre, mais qui vous transmet ses résolutions. Lorsque vous la chassiez pour lui sauver, disiez-vous, la honte de vous abandonner dans l’infortune, elle ne savait pas que cette infortune lui imposerait cette séparation comme un devoir.

— Vous avez trouvé ce devoir dans mon infortune, messire poète ; c’est d’un habile homme.

— Je l’ai trouvé dans la dignité d’Agnès de Montpellier, vicomte de Béziers. Aujourd’hui qu’il est publiquement reconnu qu’elle ne vous est que la dernière des femmes, moins que Catherine Rebuffe à qui vous donnez vos meilleures murailles pour asile, moins qu’une esclave noire que vous protégez contre son maître, et que vous avez impudiquement introduite dans le sanctuaire où languissait votre épouse, à quel titre voulez-vous qu’elle demeure dans cette maison ?

— À aucun titre, s’écria Roger, à aucun titre ; la pauvre enfant ! qu’elle parte, qu’elle me quitte, ce n’est pas à elle que j’en voudrai de me croire coupable. Allez, dites-lui que je veux la voir avant son départ ; j’ai à lui parler.

— À elle ? dit Marvoill.

 

— À elle, dit le vicomte avec hauteur, sans intermédiaire de conseiller, ni d’ami. Dites-lui que je l’en prie, et souvenez-vous que je le veux.

Le ton dont ces derniers mots avaient été prononcés ne permit pas à Arnauld la plus légère observation ; il sortit. Le vicomte frappa le timbre qui était à côté de lui ; Kaëb parut. Le vicomte toujours absorbé dans les pensées qui lui occupaient l’esprit, calculant sans cesse à part lui les mesures qu’il avait à prendre pour la grande lutte où il lui fallait se préparer, vît entrer son esclave sans le regarder, et lui dit tout aussitôt :

— Fais-moi venir mon argentier ; dis à Peillon de rassembler tout ce qu’il a des douze mille sols melgeriens qu’il a reçus de Raymond Lombard, et de les tenir prêts d’ici à une heure.

En disant ces mots, Roger avait la tête baissée et les yeux fixés à terre ; depuis quelques minutes il se croyait obéi, lorsqu’en relevant ses regards devant lui, il rencontra ceux de Kaëb qui semblaient vouloir plonger au plus profond de son cœur. Sans doute, il comprit la pensée de l’esclave, ou bien il la supposa telle qu’il l’aurait eue lui-même, car en l’apercevant ainsi debout et immobile, il se leva avec une expression de colère terrible.

— En suis-je donc là que je doive compte à chacun de mes actions, ou qu’il me faille répondre à tous ceux qui m’entourent des paroles qu’on a élevées contre moi ? Esclave, sors et obéis ; tais-toi et ne me regarde pas ainsi ; va-t’en, va-t’en donc ; ne vois-tu pas que je t’aurais déjà poignardé, si tu m’avais adressé une question ?

— Vous m’avez donc trahi puisque vous voulez me tuer, répondit Kaëb ; alors soyez meurtrier pour que je ne le devienne pas. Et tout aussitôt il se mit à genoux et tendit sa tête comme un condamné au bourreau.

Le vicomte se prit à rire, et le poussant du pied avec mépris, il répondit :

— Ton sang sur mon épée ! esclave, tu es fou ; il n’est bon que pour le fouet de mes chiens.

— Le fouet de vos chiens est usé, reprit Kaëb ; car une peau noire est dure à déchirer.

— C’est ce que mes valets sauront bientôt.

— Ils l’ont déjà appris, et ils sont fatigués pour l’avoir appris.

— Fatigués ! reprit Roger avec quelque surprise.

— Fatigués pour avoir frappé une femme sans avoir pu la faire crier.

— Une femme ! s’écria Roger à qui chaque parole de Kaëb paraissait une énigme, quelle femme ?

— Celle que tu leur as livrée d’abord, pour la livrer ensuite au bucher de tes prêtres.

— Oh ! je deviens fou, ou tu l’es déjà, esclave ; quelle est cette femme ? réponds.

— Ne l’entends-tu pas ? dit Kaëb ; ils ont enfin triomphé, écoute comme elle crie ; il faut qu’ils l’aient déchirée jusqu’aux mamelles pour que Foë crie ainsi.

Roger tout aussitôt en s’approchant de la fenêtre vit Foë qui se débattait entre les bras de ses valets ; ceux-ci la faisaient monter dans une litière qui s’éloigna au trot de deux mules qui la portaient.

Roger ne comprenait rien à tout ce qui se passait ; il avait appelé un de ses valets, qui était accouru, et il lui demandait d’une voix si irritée, qui avait donné l’ordre barbare de maltraiter ainsi cette malheureuse, que le serf stupéfait le regardait, la bouche béante, comme plus étonné que tremblant de cette question. On voyait qu’il paraissait n’avoir exécuté qu’un commandement de son maître. Enfin, il répondit à Roger dont la colère croissait à chaque moment :

— Nous avons obéi au sire de Saissac qui nous a dit que votre volonté était que cette esclave fût fouettée honteusement, et ensuite rendue au sire Raymond Lombard ; et c’est lorsque nous avons exécuté cette dernière partie des instructions du sire de Saissac, qu’elle s’est prise à crier et qu’elle s’est échappée de nos mains, car elle était demeurée immobile et silencieuse tant qu’avait duré le supplice.

Roger cherchait à comprendre les paroles de ce valet, et à s’expliquer comment le nom de Saissac se trouvait mêlé à sa réponse, lorsque le vieux chevalier parut lui-même. Il était accompagné de Pierre de Cabaret et de quelques autres châtelains des comtés de Roger, entr’autres, Guillaume de Minerve et Gérard de Pépieux. Roger, en voyant entrer Saissac, se plaça devant lui, croisa les bras, et le mesurant d’un regard irrité, il s’écria violemment :

— C’est donc toi, suzerain de Saissac, qui es descendu de ton nid de vautour pour prendre le commandement de mes valets et en faire des bourreaux de femme ? Tu crois donc que Milon m’a laissé beaucoup de patience, à défaut de beaucoup de puissance, pour supposer que je ne punirai pas cette insolente cruauté, tant qu’il me restera une main libre et une épée entière ?

— Roger, répondit Saissac sans prendre garde à cette menace, il faut que je te parle. Et d’un geste impératif il fit signe aux valets qui étaient accourus de s’éloigner.

Cependant Roger ne le quittait pas de l’œil, le mesurant des pieds à la tête, comme pour lui dire qu’il n’y avait place si bien couverte d’acier sur tout son corps que, lui Roger, ne pût la percer de son poignard, s’il n’avait eu pitié de sa vieillesse. Le peu d’instants que les valets mirent à sortir de la chambre porta au comble l’impatience de Roger qui s’écria, dès qu’ils furent seuls avec les autres chevaliers :

— Maintenant je t’écoute.

— Roger, dit Saissac, je sais tout ; il y a deux heures que je suis à Montpellier, et Pierre de Cabaret m’a tout appris. Il ne s’agit pas de te blâmer, il faut te sauver ; j’y ai dévoué ma vie ; écoute, et, au nom de ta mère je t’en supplie, crois une fois en ta vie les conseils de l’expérience.

Roger s’assit, et le regardant moqueusement il répondit :

— Voyons ces conseils.

Saissac ne se laissa point emporter par la colère qu’eût pu lui inspirer ce dédain, et il reprit avec la persévérance d’une véritable amitié :

— De tous les griefs que renferme l’accusation de Milon, trois seulement présentent quelque caractère de gravité, mais tous trois sont faciles à renverser. Le premier est ton aventure avec cette esclave ; la punition que je lui ai fait infliger et l’empressement que tu as mis à la rendre à son maître détruiront facilement cette accusation et il sera aisé de n’y montrer qu’une calomnie maladroitement inventée.

Roger écoutait, en souriant avec dérision, les raisonnements de Saissac ; celui-ci continua :

— Le second grief concerne la protection donnée au meurtrier de Pierre de Castelnau. Sans doute, tu prouveras facilement que tu ne le connaissais pas lorsque tu la lui as accordée, et, en le livrant à la punition qu’il mérite, tu satisferas aux justes réclamations de Milon.

Roger ne put retenir un rire de mépris et pitié à la fois ; ce rire était ensemble si insolent et si triste, qu’il étonna Saissac qui s’arrêta et dit au vicomte :

— Ne veux-tu pas m’entendre ?

— Oh ! je veux t’entendre, au contraire, répondit Roger en s’agitant sur sa chaise ; tu peux continuer.

— Saissac acheva : Le dernier grief est celui où tu es accusé d’hérésie ; la seule preuve qu’on en donne c’est que tu as assisté à l’hérétication d’un nommé Pierre Mauran, dans la maison d’une fille nommée Catherine Rebuffe. Eh bien ! il faut porter la peine d’une faute lorsqu’on l’a méritée ; mais il ne faut pas accepter le poids d’un interdit pour une légèreté excusable à ton âge. Tu diras la vérité, et tu avoueras que tu étais en amourette chez cette ribaude Catherine Rebuffe.

À ces mots Roger se redressa, pâle, agité, les dents serrées et les poings fermés, et demeura un instant immobile devant Saissac. Un instant il discuta en lui-même s’il ne le tuerait pas sur la place ; et, à coup sûr, si à ce moment il y eût eu devant lui un homme au lieu de ce vieillard ; si sur le visage de ce vieillard, au lieu d’y lire le dévouement maladroit d’un ami qui croyait avoir beaucoup fait pour son salut, Roger eût trouvé le moindre signe de bravade et de commandement, certes, homme ou vieillard, il l’eût saisi à la gorge, et de son bras forcené il lui eût brisé le crâne contre un mur ; mais cet homme était un vieillard, ce vieillard était un ami ; et Roger, se prenant la tête dans les mains, se pressa le front avec désespoir, et s’écria :