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La Liberté et le Déterminisme

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Telle est la thèse des partisans de la puissance active, qui s'inspirent plus ou moins de la métaphysique péripatéticienne et leibnizienne. Écoutons jusqu'au bout leurs spéculations. – Quand je déclare, disent-ils, que je puis quelque chose, je ne suis pas, assurément, dans un état d'inaction, car, si je n'agissais pas, je ne jugerais point que je puis; et d'ailleurs ce jugement est déjà lui-même une action; mais, d'autre part, la détermination présente n'est pas la seule chose que j'affirme, puisque alors il n'y aurait aucune différence entre «je puis» et «je fais,» entre «je puis être dans tel état» et «je suis dans tel état.» Si «je puis» n'est pas adéquat à ce qui est, il l'est encore moins à ce qui n'est pas. «Je puis faire une chose» n'a point simplement ce sens: «je ne la fais pas»; car, si vous analysez cette dernière proposition, vous n'en déduirez jamais la proposition suivante: «je puis faire la chose que je ne fais pas». «Je puis» affirme un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas; il faut donc que, dans ce que je suis, soit contenu d'une certaine manière ce que je ne suis pas. Or, ce que je ne suis pas n'est point contenu dans ce que je suis comme fait, comme état, comme sensation ou sentiment, comme action; car alors tout serait déjà sous tous les rapports, le changement ne serait qu'une apparence et pas même une apparence, puisque l'apparence est encore un changement. Nous retomberions ainsi dans l'éléatisme, fondé sur ce principe qu'il n'y a point de milieu entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dire que tout est fait ou état actuel, que tout se résout en sensations ou sentiments présents, c'est revenir sans le savoir à l'antique doctrine des Eléates et des Mégariques, auxquels Aristote répondait: «Si tout existe en fait et en acte, lorsque je suis assis, je ne puis me lever; lorsque je suis levé, je ne puis m'asseoir.» Il doit donc y avoir un moyen terme entre ce que le positivisme appelle les faits qui sont et les faits qui ne sont pas, c'est-à-dire les faits qui ne sont pas des faits; ce moyen terme semble supérieur aux faits; il coexiste avec le premier et avec le second, mais il dépasse le premier et le second. Quand je me détermine à m'asseoir, cette détermination n'épuise pas mon pouvoir déterminant; voilà pourquoi je dis que je puis me déterminer à être debout. Ce pouvoir n'est pas une abstraction ni un extrait; c'est lui plutôt qui extrait de lui-même telle ou telle manifestation particulière. Si «je puis» n'était qu'une abstraction, la vérité des choses serait tout entière dans «je suis ceci et je ne suis pas cela»; entre les deux, plus d'intermédiaire. Le pouvoir a donc sa réalité; mais cette réalité n'est pas du même genre que celle des faits. Le fait est tout entier dans ce qu'il est présentement, il est soumis à cette loi d'exclusion qui fait que les parties du temps sont en dehors les unes des autres comme celles de l'espace. Un fait ne peut empiéter sur le passé ou sur l'avenir; il est enfermé dans des bornes précises ou fixes, et pour lui point de milieu entre demeurer tel qu'il est ou cesser d'être: y a-t-il le moindre changement, ce n'est plus le même fait, ce n'est plus le même état. Sa définition, dirait Platon, ne renferme que le même, et non point l'autre. Le fait d'être assis, par exemple, étant purement et simplement ce qu'il est, tout son être est épuisé dans ce qu'il est; il y a équation entre ce qu'il est et ce qu'il peut être. Mais cette équation ne saurait exister en toutes choses sans réduire toutes choses à l'inertie et à l'immutabilité absolue. Nous sommes ainsi amenés à la conception d'un pouvoir qui est réel en lui-même, non pas seulement dans ses effets et ses manifestations. Selon le phénoménisme de M. Taine, une chose est réelle quand toutes les conditions sont données; elle est simplement possible quand «toutes les conditions, moins une, sont données». Mais le même philosophe dit ailleurs que l'absence d'une condition entraîne l'impossibilité, puisque la chose ne se produira jamais en l'absence de la condition finale. Par là se trouvent identifiés, ce semble, le possible et l'impossible. C'est ce qui doit arriver quand on n'admet que des faits sans aucune puissance qui les relie. De deux choses l'une: ou bien un fait n'est rien de plus que l'ensemble des conditions données, ou il est quelque chose de plus. Dans la première hypothèse, si toutes les conditions de toutes choses sont données, tous les faits sont déjà, et aucun changement n'aura lieu; si toutes les conditions ne sont pas données, rien n'est, et rien ne sera; car l'existence des choses aurait besoin de certaines conditions qui ne sont pas données dans cette totalité des conditions en dehors de laquelle il n'y a rien. Il faut donc passer à la seconde hypothèse, et dire que les conditions présentes suffisent pour amener les faits absents; dès lors, les faits sont autre chose que l'ensemble de leurs conditions; en d'autres termes, l'ensemble des faits actuels renferme les faits à venir en tant que possibilités et non en tant que faits. Il faut par conséquent admettre autre chose que de simples faits; il faut admettre dans la condition du réel un principe de différence qui fait que, sans cesser d'être elle-même, elle donne naissance à autre chose qu'elle. Qu'on appelle comme on voudra cette «particularité», cette chose qui, par elle-même, fait exister une autre chose, c'est là ce que nous entendons par puissance active. Vous êtes donc obligés d'admettre à la racine des choses un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas, un principe d'union grâce auquel ce qui est peut donner ce qui n'est pas. C'est dans la conscience de notre activité que nous croyons, nous, trouver le type de ce pouvoir qui dépasse ses états présents par ses états possibles, de ce dynamisme supérieur au mécanisme qu'il anime. Les idées de possibilité, de condition, de raison suffisante, ne sont à nos yeux que les expressions indirectes et neutres d'un sentiment vif et d'une idée toute personnelle à son origine. Substituer à cette conscience du moi des notions abstraites, c'est laisser la proie pour l'ombre; la possibilité n'est, en définitive, qu'une puissance.

Ainsi spéculent les métaphysiciens partisans de la puissance aristotélique ou de la force leibnizienne. Leurs spéculations roulent sur un usage transcendant des catégories de possibilité et de réalité, sur lesquelles nous reviendrons à propos de la contingence des actions. Au point de vue métaphysique, il est sans doute plausible d'admettre une différence entre la cause et les effets, sans quoi les effets se confondraient avec la cause; il y a dans la cause une raison de changement, de nouveauté, une sorte de fécondité que nous nous représentons sous le nom de puissance. Mais, sans s'abîmer dans un mystère métaphysique commun à toutes les doctrines, il faut revenir au côté psychologique du problème, qui fait le véritable objet de la question présente: où prenons-nous l'idée de puissance, et en quoi consiste réellement la puissance dont nous croyons avoir conscience? Or, à ce point de vue vraiment intérieur, il nous semble que les psychologues de l'école spiritualiste n'ont pas trouvé plus que Stuart Mill lui-même le véritable moyen terme entre la possibilité abstraite et le fait réel. Nous avons déjà vu20 ce qu'il y a d'artificiel dans le dilemme aristotélique: Ou je suis actuellement assis ou je suis actuellement levé, et point d'autre milieu s'il n'y a pas de puissance: – ce dilemme laisse échapper dans son abstraction un intermédiaire concret et vivant: cet intermédiaire, selon nous, est l'idée, avec la force qui lui est inhérente et dont nous avons essayé de faire comprendre la nature. Quand je suis immobile, je puis avoir l'idée de marcher; cette idée est une image; cette image implique un ensemble de mouvements cérébraux et un certain état du système nerveux; cet ensemble de mouvements et cet état nerveux est précisément le début des mouvements de la marche, le premier stade de l'innervation qui, si elle acquérait un certain degré d'intensité, aboutirait à mouvoir mes jambes. L'image même de mes jambes existe dans mon imagination quand je pense à marcher. Je puis marcher, signifie: – Je commence l'innervation aboutissant à la marche. Puissance, au point de vue psychologique, c'est la conscience d'un conflit de représentations auquel répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. La puissance des contraires, avons-nous dit, est le côté interne de la composition des forces en équilibre mutuel et instable. La conscience de la puissance se ramène donc à la conscience du mouvement imprimé, c'est-à-dire du changement, et du changement selon une loi. Là encore la conscience de la liberté nous échappe. Quant au mystère que nous trouvons sous le mouvement et le changement même, c'est celui du temps et du devenir.

III. – Outre les idées d'action et de puissance, l'idée de liberté enveloppe celle du moi, conçu comme cause amenant la puissance à l'acte. Mais avons-nous conscience du moi comme d'une réalité vraiment indépendante et active? Là est le grand problème.

Bain, dans sa critique de la liberté conçue comme détermination de soi par soi-même, nie l'existence d'une région séparée qui serait le moi, et dit qu'il ne reste rien en nous, pas plus que dans un «morceau de quartz, après l'énumération complète ou exhaustive de toutes les qualités.» Même doctrine chez Spencer, qui voit dans l'illusion du moi séparé la raison de l'illusion du libre arbitre. – Cherchons d'abord les difficultés que soulève cette doctrine purement phénoméniste21. L'énumération exhaustive, peut-on dire, ne suffit que pour les choses purement numériques et numérables; même alors, elle présuppose une qualification, et le nombre ne sert que de cadre extérieur aux qualités spécifiées. Maintenant, mettez sur une même ligne tous mes événements passés, présents, à venir, et supposons la qualification complète. Douleur + plaisir + pensée + autre plaisir + désir… est-il bien sûr que ce soit là le tout de moi-même? Il faut au moins, comme pour les nombres, ajouter ce qui relie ce tout en une synthèse; et le lien n'est plus ici entre des quantités discontinues, mais entre des événements continus. En outre, je ne relie pas seulement les faits entre eux; mais je les relie tous à un terme supérieur et enveloppant, quoique non vraiment «séparé», qui est ma conscience même et que j'appelle moi. Il faut donc ajouter à notre liste ce caractère remarquable qui fait que chaque terme est pensé et pensé comme mien, qu'il est ou me paraît mien. Nous avons alors: douleur et attribution à moi + plaisir et attribution à moi, etc. Ce n'est pas encore tout; car, dans la trame de ce qu'on appelle mes événements, il y a des choses que je ne considère pas comme miennes de la même façon que les autres: il y a des choses dont, à tort ou à raison, je crois voir en moi la condition ou suffisante ou principale et que j'attribue à mon activité, d'autres que je subis et que j'attribue à des conditions non contenues dans la série des choses miennes. Si on ne tient pas compte de tout cela, l'exhaustion ne sera pas complète. Or, tout cela n'est plus une simple numération, ni même une simple qualification, mais une attribution, une relation toute particulière des termes multiples et changeants à un terme qui s'apparaît à lui-même comme permanent. – Il nous suffira, direz-vous, d'ajouter à chaque fait la propriété d'apparaître comme mien, d'avoir pour conséquent uniforme l'idée d'un moi, et l'exhaustion sera alors complète: la liste ainsi achevée sera l'équivalent de ce qu'on appelle la personne et pourra lui être substituée. – Oui, répondront les partisans de l'objectivité du moi, mais c'est peut-être comme on substitue à un cercle des polygones d'un nombre indéfini de côtés, qui donnent l'approximation indéfinie du cercle sans donner jamais le cercle lui-même. Dans la pratique de la vie et dans le langage, la série des événements miens est le substitut du moi: il n'est pas certain qu'elle soit adéquate au moi lui-même. Ce que nous désignons par moi, c'est la raison, quelle qu'elle soit, de la synthèse finale, la cause de cette constante réduction à l'unité. Il y a quelque chose qui fait que tous mes éléments sont liés entre eux, et liés à l'idée de moi-même; et c'est ce quelque chose, esprit ou cerveau, dont les événements intérieurs semblent le substitut.

 

Les partisans de l'objectivité du moi, pour continuer de soutenir ce qu'il y a de plausible dans leur thèse, pourraient aussi relever une confusion que l'on commet souvent dans les discussions relatives au moi. L'idée du moi peut désigner soit l'idée réfléchie, soit le sentiment spontané de notre existence. Or l'idée réfléchie du moi n'est qu'une manifestation distincte et contrastée de notre existence, de notre pensée; cette connaissance analytique que nous avons de notre existence est dérivée; le sentiment spontané, au contraire, la conscience immédiate de l'être, de la sensation, de la pensée, ne semble plus une résultante tardive des sensations, mais un élément immédiat et toujours présent à chaque sensation, sous une forme implicite, élément sans lequel la sensation ne serait pas sentie, ne serait pas consciente. L'idée réfléchie du moi est le produit d'une élaboration longue et complexe, elle est en grande partie factice et composée; en outre, le moi peut considérer un grand nombre de qualités avant de se considérer lui-même abstraitement, et de se poser dans la réflexion en face du non-moi; ce n'est pas à dire que, dès l'origine, le sentiment confus de l'existence individuelle et de l'activité centrale n'ait pas été présent à nous dans sa continuité, alors même que nous ne le traduisions pas sous les formes discontinues de la pensée abstraite et générale, ou du langage et de ses catégories artificielles. Si toutes nos pensées finissent par se ranger aux deux pôles du sujet et de l'objet, c'est sans doute que, dès le commencement, elles offraient cette orientation naturelle; les particules aimantées, qui finissent par se disposer en ordre aux deux extrémités de l'aimant, n'en ont-elles pas dès le premier instant subi l'influence? Les oppositions nécessaires à la conscience analytique et réfléchie ne sont point également indispensables pour la conscience synthétique et spontanée. Bien plus, nous concevons une limite où les oppositions expireraient et où la pensée serait immédiatement présente à elle-même, se pensant en même temps qu'elle pense le reste. La pensée s'évanouit-elle, comme le croit Hamilton, dans cette unité fondamentale du sujet et de l'objet? Peut-être, mais peut-être aussi est-ce là qu'elle se constitue: cette unité serait alors la pensée même. —

Dans cette argumentation, les partisans du moi mêlent les hypothèses métaphysiques à l'observation psychologique, et concluent trop précipitamment de l'existence d'un vinculum à celle d'un vinculum substantiale qui dépasse l'expérience. Il y a pourtant dans leur thèse une chose qu'on peut retenir: c'est que, dans tout acte de connaissance et de conscience, on ne doit pas exclure le sujet et méconnaître l'originalité de cette notion. Le sujet ne peut se connaître que dans ses sensations et dans ses modifications, non à part, cela est vrai; il ne se saisit pas comme un être qui n'aurait aucune manière d'être; mais d'autre part il ne peut concevoir ses manières d'être comme détachées. La multiplicité qui est dans notre conscience n'est pas une multiplicité physique, comme celle d'un agrégat dont les parties peuvent subsister chacune en elle-même, d'un «morceau de quartz;» c'est une relation d'un autre genre, qui ne peut se confondre avec celle de juxtaposition, de simple coexistence physique, de succession numérique; voilà pourquoi nous la posons à part comme étant la relation originale de la conscience à ce qu'elle saisit, l'aspect subjectif impliqué même par l'aspect objectif. Plus on montre l'impossibilité de mettre d'un côté le sujet et d'un autre côté ses manières d'être, plus on élève au-dessus de toute relation numérique et mécanique la relation incompréhensible de la conscience à ses manières d'être. Aussi l'école anglaise a-t-elle reconnu elle-même qu'il y a là quelque chose de spécial, d'irréductible aux phénomènes purement extérieurs et mécaniques. Stuart Mill finit par dire: «Le lien ou la loi inexplicable, l'union organique qui rattache la conscience présente à la conscience passée qu'elle nous rappelle, est la plus grande approximation que nous puissions atteindre d'une conception positive de soi. Je crois d'une manière indubitable qu'il y a quelque chose de réel dans ce lien, réel comme les sensations elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit des lois de la pensée sans aucun fait qui lui corresponde. A ce titre, j'attribue une réalité au moi, – à mon propre esprit, —en dehors de l'existence réelle des possibilités permanentes, la seule que j'attribue à la matière: et c'est en vertu d'une induction fondée sur mon expérience de ce moi que j'attribue la même réalité aux autres moi ou esprits.» – «Nous sommes forcés de reconnaître que chaque partie de la série est attachée aux autres parties par un lien qui leur est commun à toutes, qui n'est que la chaîne des sentiments eux-mêmes: et comme ce qui est le même dans le premier et dans le second, dans le second et dans le troisième, dans le troisième et dans le quatrième, et ainsi de suite, doit être le même dans le premier et dans le cinquième, cet élément commun est un élément permanent. Mais après cela, nous ne pouvons plus rien affirmer de l'esprit que les états de conscience. Les sentiments ou les faits de conscience qui lui appartiennent ou qui lui ont appartenu, et son pouvoir d'en avoir encore, voilà tout ce qu'on peut affirmer du soi, – les seuls attributs possibles, sauf la permanence, que nous pourrons lui reconnaître22.» Spencer, lui, s'aventure plus loin: «Comment la conscience peut-elle se résoudre complètement (selon Hume) en impressions et en idées, quand une impression implique nécessairement l'existence de quelque chose d'impressionné? Ou bien encore, comment le sceptique, qui a décomposé sa conscience en impressions et en idées, peut-il expliquer qu'il les regarde comme ses impressions et ses idées23?» Spencer, il est vrai, revient dans sa Psychologie à l'objection du moi séparé, et fonde même l'illusion du libre arbitre sur l'illusion de cette séparation. Il donne au problème la forme du dilemme suivant: «Ou le moi qui est supposé déterminer et vouloir l'action est un certain état de conscience, simple ou composé, ou il ne l'est pas. S'il n'est pas un certain état de conscience, il est quelque chose dont nous sommes inconscients, quelque chose donc qui nous est inconnu, quelque chose dont l'existence n'a et ne peut avoir pour nous aucune évidence, quelque chose donc qu'il est absurde de supposer existant. Si le moi est un certain état de conscience, alors, comme il est toujours présent, il ne peut être à chaque moment autre chose que l'état de conscience présent à chaque moment… Ainsi, il est assez naturel que le sujet des changements psychologiques dise qu'il veut l'action, vu que, considéré au point de vue psychologique, il n'est en ce moment rien de plus que l'état de conscience composé par lequel l'action existe24.» Ce dilemme est ingénieux, mais pas assez pour ne point laisser échapper la vraie question. En ce qui concerne le premier terme du dilemme, le sujet à fond inconnu et inconscient, il n'est pas de tout point «absurde» d'en supposer l'existence. Les Kantiens pourront, en effet, appuyer cette hypothèse sur le principe de causalité, et Spencer vient lui-même de dire, en termes trop substantialistes qu'il est difficile de se figurer des impressions sans «quelque chose» d'impressionné. C'est précisément par là que Kant aboutissait à son moi-noumène, à son moi-transcendant, lequel d'ailleurs peut n'être, au fond, que l'organisme même ou la loi inconnue qui en relie tous les phénomènes en un tout organique. Il eût fallu discuter cette hypothèse. Quant au second terme du dilemme, le moi conscient, en admettant que nous ne soyons à chaque instant «rien autre chose que l'état de conscience présent» il reste toujours à savoir ce qui est contenu dans cet état de conscience; or, l'expression même que Spencer emploie implique un état et une conscience; l'état est particulier et passager, les partisans du moi demanderont s'il n'est pas l'état d'une conscience générale et durable, comme «la conscience de la force absolue» dont Spencer lui-même nous gratifie. Outre les états de conscience, il y a au moins la loi qui les relie, et cette loi a elle-même un fondement dans quelque réalité; les partisans du moi pourront donc encore demander si cette réalité n'est pas précisément la conscience même, le moi conscient. Enfin, que la conscience soit une simple forme ou le fond même de l'être, toujours est-il qu'elle est la condition sine qua non de la pensée et de la sensation même: elle est un élément sui generis, d'une incontestable originalité. Qu'on réduise tout en nous à la sensation, peu importe, car la sensation enveloppe cette chose elle-même à la fois si étrange et si familière: une conscience, un sujet immédiatement présent à lui-même, une pensée qui, en pensant autre chose, se pense elle-même plus ou moins confusément. L'existence de la pensée et de la conscience est l'infranchissable limite du mécanisme purement géométrique. Au reste, Spencer lui-même, dont la doctrine n'est pas toujours bien consistante, conclut sa psychologie en disant que, si tout ce qui est dans le sujet pensant ne peut être pensé qu'en termes d'objets, d'autre part les termes d'objets ne peuvent être saisis qu'en termes de sujet. M. Taine, à son tour, reconnaît l'antériorité logique du subjectif sur l'objectif, du mental sur le mécanique, puisqu'en définitive nous ne connaissons rien que dans et par la conscience, dans et par le sujet qui se pense en pensant toutes choses. —

 

Voilà ce qu'on peut dire de plus plausible en faveur de l'existence du moi. Il est incontestable que, comme sujet pensant, le moi est impossible à nier, et c'est ce qu'on peut retenir de l'argumentation précédente; mais il n'en résulte point immédiatement, comme le voudraient les spiritualistes, que le moi soit ni vraiment individuel, ni simple, ni identique, ni indépendant de l'organisme, ni libre. Sans doute la conscience est une donnée immédiate, sans laquelle aucune autre chose ne peut être donnée pour nous; je ne sens rien si je ne sens pas ce que j'appelle mon existence, je ne pense rien si je ne pense pas ma pensée; mais d'abord cette existence et cette pensée sont-elles dans la réalité aussi individuelles qu'elles le paraissent? Que d'autres explications possibles! On pourrait supposer, par exemple, que c'est de l'existence en général que j'ai conscience, ou plutôt de l'existence universelle, que Schopenhauer appelait la Volonté universelle. L'individualité commencerait avec les formes, qui supposent la multiplicité des sensations et un cerveau capable de les concentrer en soi; alors seulement la pensée deviendrait individuelle; la conscience prendrait, elle aussi, une forme individuelle, une forme de moi distinct. Qui nous assure que c'est là autre chose qu'une forme, liée à la manière dont le cerveau concentre les sensations et les pensées? De même que notre être, considéré objectivement, est inséparable de l'être de l'univers, pourquoi notre pensée serait-elle autre chose qu'une concentration, en un certain point du temps, de la pensée répandue partout dans l'univers? – Voilà l'hypothèse panthéiste et moniste. Or, ce n'est pas en consultant notre conscience que nous pourrons en vérifier la fausseté ou la réalité. Descartes aura beau dire «je pense, donc je suis,» la pensée et l'existence sont à coup sûr certaines, mais le je ou moi, certain aussi comme forme de la pensée et de l'existence, est-il certain comme fond absolu, durable, distinct, comme monde séparé, comme microcosme? Là-dessus, la conscience m'apprend comment je me pense subjectivement, non comment je suis objectivement. Aussi, ce qu'il y a de certain dans le je pense, c'est le penser, ce n'est pas le je. Le vrai et seul évident principe est le suivant: la pensée est; il y a de la pensée, il y a de l'être, il y a de la conscience. Quant à moi, ce mot ne désigne que la conscience même de la pensée sans m'en révéler l'individualité véritable, d'autant plus que toute pensée a un objet et un objet multiple, et que, par conséquent, la multiplicité s'impose à la conscience autant que l'unité. Si le moi paraît un et simple, ce peut fort bien être, comme le dit Kant, parce qu'il est «la plus pauvre des représentations,» la pensée «vide de tout contenu.» Par moi ou cette chose qui pense, «on ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal de la pensée = x; ce sujet ne peut être connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et en dehors d'elles nous n'en avons pas le moindre concept. La conscience n'est pas une représentation qui distingue un objet particulier, mais une forme de la représentation en général, en tant qu'elle mérite le nom de connaissance25.» Le fond qui est sous cette forme, le réel, le concret, le vivant, c'est le sentir, le penser, le jouir, le souffrir, le désirer; c'est la conscience avec la multitude de ses états; mais nous ne savons toujours pas si elle est vraiment et objectivement individuelle.

Même incertitude sur l'identité ou la non-identité du moi. Là encore le pour et le contre peuvent être soutenus par des arguments qui ne semblent décisifs ni d'un côté ni de l'autre.

On ne prouve pas que le moi soit de tout point illusoire et que la conscience spontanée soit sans fond propre, quand on rappelle les incontestables déviations et les erreurs dont l'idée réfléchie du moi est susceptible. En premier lieu, dit-on, certains matériaux étrangers peuvent s'introduire dans l'idée que nous avons de nous-mêmes; une série d'événements imaginaires s'insère alors dans la série des événements réels, et nous nous attribuons ce que nous n'avons pas fait26. – Soit, répondent les partisans du moi identique; mais sur quel point alors porte exactement l'erreur? Est-ce sur le moi et sur la volonté, ou au contraire sur tout ce qui n'est pas le moi ni son action? Balzac croit avoir donné à son ami un cheval qu'il avait l'intention de lui offrir, et qu'il ne lui a pas donné réellement; l'erreur porte sur la réalisation effective et matérielle de la chose dans le monde externe, sur la part du non-moi: Balzac a réellement désiré et voulu faire ce don, il l'a réellement fait dans son imagination, et il a assisté d'avance à la scène dont il était le principal acteur. De même pour les songes et les hallucinations; ce qui leur manque, c'est la réalité extérieure dans le non-moi, nullement la réalité intérieure dans la conscience. Dans d'autres cas, inverses des précédents, nous attribuons à autrui des événements qui appartiennent au moi. Au milieu d'un monologue mental, une apostrophe, une réponse jaillit, une sorte de personnage intérieur surgit et nous parle à la deuxième personne: – Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. – «Supposez que ces apostrophes, ces réponses, tout en demeurant mentales, soient tout à fait imprévues et involontaires, que le malade ne puisse les provoquer à son choix, qu'il les subisse, qu'il en soit obsédé; supposez enfin que ces discours soient bien liés, indiquent une intention… il sera tenté de les attribuer à un interlocuteur invisible27.» Les partisans du moi identique répondent à M. Taine qu'il est obligé d'introduire ici la distinction du volontaire et de l'involontaire, pour expliquer l'aliénation d'une partie de nos pensées, de nos sentiments, de nos actes. Ce que nous subissons doit nous paraître étranger; or, nous pouvons devenir en quelque sorte passifs de nous-mêmes; des choses d'abord volontaires deviennent involontaires par l'habitude: il s'établit alors une lutte de nous avec nous-mêmes, du moins de la volition présente avec les effets accumulés des volitions passées, ou, physiologiquement, de la voie nouvelle que tente de suivre la décharge nerveuse avec les canaux déjà tracés qui s'opposent à ce nouveau cours. Il y a toujours en nous une aliénation partielle de nous-mêmes; pour que cette aliénation s'exagère jusqu'à l'hallucination, il suffit que les conditions organiques viennent ajouter leur tyrannie à celle qui résulte déjà de nos idées et de nos passions acquises. Les vibrations maladives du cerveau produisent alors des sensations fortes, réellement imprévues et non voulues. D'après les règles ordinaires de l'attribution aux causes, nous attribuons ce que nous éprouvons à des causes différentes de nous-mêmes, et à vrai dire nous n'avons pas tort; notre seule erreur, c'est de projeter à une trop grande distance les causes étrangères à notre volonté. Elles sont en nous et dans notre cerveau; notre induction les place plus loin dans le monde extérieur; ici encore l'erreur porte, à vrai dire, sur l'extériorité. Si le moi se trompe, c'est dans le partage des modes relatifs entre les deux termes, moi et non-moi. Les associations, étant acquises, peuvent être défaites, même les plus importantes. Par exemple l'association du sentiment de notre existence propre avec notre nom propre peut être détruite; Pierre se donne le nom de Paul; il peut même confondre l'histoire de Paul avec la sienne. Mais notre histoire, à vrai dire, n'est pas encore tout à fait nous-mêmes; c'est notre manifestation à travers le temps. Notre histoire est surtout celle de nos relations avec autrui et avec les choses extérieures; elle a surtout pour objet nos affaires étrangères, dont nos affaires intérieures elles-mêmes ne sont jamais isolées. Tout cela peut donc à la rigueur s'oublier, se confondre, s'aliéner. Dans ce cas encore, l'oubli et l'erreur portent seulement sur nos relations multiples, qui ne sont pas le moi lui-même, réel ou formel. L'oubli, du reste, semble être toujours momentané, l'erreur toujours réparable; la maladie a toujours un remède, connu ou inconnu. La nature opère souvent la guérison par ses propres ressources, à défaut de l'art. Témoin cette dame américaine qui, au sortir d'un long sommeil, se réveilla sans aucun souvenir apparent, fit de nouveau connaissance avec ceux qui l'entouraient, apprit de nouveau à écrire, puis, après un autre sommeil prolongé, retrouva au réveil le souvenir de sa première période en perdant celui de la seconde. On en a conclu qu'il y avait dans le même être deux personnes morales, deux moi qui se sont succédé périodiquement pendant plus de quatre années. C'est aller un peu trop vite. On nous dit que cette dame, «quand elle est dans son ancien état,» a une belle écriture, et dans son second «une pauvre écriture maladroite;» l'écriture n'est pas le moi ni la volonté. On ajoute qu'elle ne reconnaît pas dans une période les personnes qu'elle n'a vues que dans la période précédente; les autres personnes ne sont pas le moi. On ne nous dit pas si son caractère était sensiblement modifié: la chose aurait valu la peine d'un examen, car ici nous approchons du moi; mais enfin, supposons un complet oubli, une vraie table rase: ce n'est encore là qu'une perte apparente de soi-même, puisque en fait tous les souvenirs qui semblaient à jamais perdus ont été retrouvés. Donc le premier moi, réel ou formel, subsistait toujours, et il est inutile de faire intervenir un second moi, un second personnage, là où le premier suffit. Quand la chaleur employée à faire fondre la glace devient latente, puis, après la fusion, redevient sensible, nous ne croyons pas nécessaire de supposer deux chaleurs. Ce cas maladif exceptionnel a son analogue dans l'alternative de la veille et du sommeil, qui ne scinde pas pour cela véritablement notre conscience en deux. Bien plus, pendant la veille même, il a son analogue dans les faits les plus simples d'oubli. L'oubli est un sommeil partiel, comme le sommeil est un oubli partiel. Par exemple, je vais de mon bureau à ma bibliothèque pour chercher un livre; en chemin j'oublie de quel livre il s'agit et fais d'inutiles efforts pour m'en souvenir: est-ce à dire que je sois scindé en deux, que je sois devenu une autre personne, qu'il y ait en moi-même deux moi, l'un qui pensait tout à l'heure à ce livre, l'autre qui n'y pense plus? Je reviens à mon bureau pour me remettre dans le même courant d'idées, et un instant après le souvenir me revient; est-ce le premier moi qui a pris la place du second? L'écheveau des associations est toujours plus ou moins extérieur à ma volonté, de même que l'écheveau de fil à la main qui le débrouille. Ce que j'entends par moi est quelque chose qui me paraît supérieur à ce que j'oublie comme à ce dont je me souviens. Supposons qu'au lieu d'oublier un seul fait, j'oublie toute une série de faits, toute une période de mon histoire, et même toute mon histoire: je ne deviendrai pas nécessairement pour cela un autre individu. La solution de continuité produite dans la connaissance analytique de moi-même pourrait n'être pas absolue et ne pas m'atteindre en moi-même; les perceptions sourdes dont parle Leibniz continueraient à manifester le même individu.

20Première partie
21Emotions and Will, p. 509.
22Philosophie de Hamilton, tr. Cazelles, p. 250, 252.
23Premiers principes, p. 68.
24p. 544.
25Raison pure, t. II, p. 13.
26Voir M. Taine, l'Intelligence, II, p. 191.
27Voir Taine, l'Intelligence, II, p. 199.