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La Liberté et le Déterminisme

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– Vous semblez confondre deux choses: le sujet qui pense et l'objet pensé. Rien ne m'assure que la constance qui est dans la vérité se trouvera aussi dans votre pensée: car celle-ci est livrée à toutes les nécessités, conséquemment à tous les hasards des influences extérieures ou intérieures; elle ne sait pas si elle restera toujours la même à travers le temps et l'espace; au contraire, ma volonté, si elle est libre, peut le savoir. Quand je m'engage envers vous par une promesse, je m'engage aussi envers moi-même, et je me promets à moi comme à vous de rester le même pendant tout l'intervalle de temps qui séparera la promesse faite de la promesse accomplie. Ce temps, ma volonté le domine; elle le tient sous sa puissance, avec toute la série des phénomènes qui peuvent y trouver place. Quels que soient les événements qui suivront ma promesse, quelque nombreux et divers qu'ils soient, cette série intermédiaire d'antécédents ou de conséquents ne comptera pour rien; ma promesse sera l'antécédent immédiat et unique de sa réalisation: la même volonté qui l'a faite, l'exécutera. La liberté, idéale ou réelle, est donc la puissance de vouloir une même chose à des intervalles plus ou moins éloignés. Dès l'instant présent elle se fixe à elle-même une limite ou un but dans le temps encore à venir; puis, demeurant identique pendant tout l'intervalle, elle manifeste cette identité à chacun des points intermédiaires, en résistant à toutes les causes qui tendraient à la faire dévier, en demeurant indifférente à tout ce qui n'est pas l'action promise. Par l'élan qu'elle s'est ainsi imprimé et dont elle mesure intérieurement l'énergie, elle sait qu'elle atteindra le but sans que rien l'en détourne. Si vous rejetez avec raison la liberté d'indifférence, vous sera-t-il aussi facile de méconnaître cette liberté vraie qui se ferait à elle-même sa nécessité et qui, après s'être donné un ordre, y obéirait partout, toujours? «Ne va pas au sénat,» dit Vespasien à Helvidius Priscus; et ce dernier répond: «Tant que je serai sénateur, il faut que je me rende aux délibérations. – Vas-y, mais n'y dis mot. – Ne me demande pas mon avis, et je me tairai. – Il faut que je te le demande. – Et moi, il faut que je te dise ce qui paraît juste. – Mais si tu parles, je te ferai périr. – Quand donc t'ai-je dit que je fusse immortel7Il le faut, dit Helvidius; mais il devrait dire: il le faut, parce que je le veux librement.

– Ou plutôt parce que je le comprends, répliqueront les déterministes. Nous ne nions pas, en effet, comme vous nous en accusez, la distinction du sujet et de l'objet, de l'intelligence humaine et de l'immuable vérité; mais nous croyons que la vérité et la justice peuvent susciter dans la pensée qui les conçoit une puissance analogue à elles-mêmes et dont la durée, proportionnée à leur évidence, subsiste malgré tous les obstacles extérieurs. Notre automate est un théorème vivant, et ce théorème est une idée vivante; n'assimilez pas le mécanisme ou dynamisme de la nature, si complexe dans ses causes et plus encore dans ses effets, aux ouvrages grossiers et fragiles de l'art humain. Si nos microscopes étaient aussi puissants à pénétrer les délicatesses du cerveau humain que nos télescopes à sonder les profondeurs du ciel, qui sait si nous ne découvririons pas entre les mouvements astronomiques et les mouvements de la pensée une merveilleuse analogie? Peut-être notre cerveau est-il un firmament. Les étoiles qui sont au-dessus de nos têtes nous envoient, des extrémités du ciel, une traînée lumineuse qui nous révèle leur présence; depuis combien de temps ce rayon tremblant, qui semble toujours prêt à s'éteindre, est-il en marche à travers l'infini? Les siècles passent, et le foyer même dont il est parti peut s'obscurcir; lui, il continue de vibrer avec une vitesse dont nul obstacle ne peut arrêter l'élan. Et vous voudriez que les plus lumineuses de nos idées, celle de la justice, celle de la vérité, fussent impuissantes à persévérer dans une tête humaine pendant la vie entière? De même que le rayon de l'étoile semble s'être promis de traverser l'immensité et en effet la traverse, ainsi le sage se promet à lui-même de traverser en droite ligne, dans son élan vers le bien, l'espace entier de la vie et, s'il le fallait, l'éternité. Aurez-vous moins de confiance dans cet invisible élan de la pensée que dans le mouvement de la lumière visible? Les grandes idées sont des centres immuables d'attraction autour desquels gravitent toutes nos autres pensées et tous nos actes. La seule différence entre les divers individus est que, chez les uns, c'est encore un chaos où la lumière est diffuse, où les mouvements semblent déréglés; chez d'autres, malgré des perturbations passagères, c'est un petit monde où règnent déjà, comme dans le grand, un ordre et une harmonie qui eussent charmé Pythagore. Cette harmonie durable, dont l'homme juste a le sentiment et le spectacle intérieur, ira se communiquant d'une intelligence à une autre, comme d'une sphère plus éclairée à une région plus obscure, jusqu'à ce que tout resplendisse enfin des mêmes clartés.

– Je veux bien que ma tête soit un firmament, pourvu que vous reconnaissiez le libre esprit qui anime et agite la masse de ces mondes, et qui y réalise les prodiges d'une mécanique plus céleste que celle même du ciel. Mais, si vous refusez de reconnaître ce foyer inépuisable de la volonté consciente et toujours sûre d'elle-même, vous finissez par placer en dehors de nous, quoi que vous puissiez dire, la dernière garantie des contrats ou des promesses; et quelque probabilité que vous laissiez à ces contrats, vous ne leur laisserez pas une certitude absolue. Dans l'hypothèse de la liberté, il est vrai, nous ne sommes pas certains que le contractant accomplira effectivement le contrat: mais, s'il ne l'accomplit point, nous ne dirons pas comme vous qu'il n'a pas pu, nous dirons qu'il n'a pas voulu. D'après vous, le moyen indispensable peut manquer à l'agent; selon nous, ce moyen ne manque jamais parce qu'il ne fait qu'un avec l'agent lui-même. Supposez toutes les autres conditions changées, il y en a une qui, selon nous, ne peut l'être; et cette condition suffisante par elle seule, c'est la puissance de vouloir encore ce qu'on a une fois voulu et promis.

– Eussiez-vous raison dans la théorie, il ne s'agit maintenant que de la pratique. Or, à ce point de vue, nous finissons par admettre tous les deux un moment où la série des faits à venir devient douteuse. Pour vous, la libre puissance de vouloir se bifurque bientôt, et vous n'êtes plus certains de la voie que prendra la volonté; vous avez seulement des probabilités considérables. Mais ces probabilités subsistent également dans notre déterminisme, et c'est d'après elles que se guide la pratique, non d'après la nature absolue de la volonté. Qu'on place le point d'interrogation devant le pouvoir ou devant le vouloir, les autres éléments de la question demeurent pratiquement analogues. Il faut toujours faire un acte de confiance en soi ou en autrui; vous avez confiance dans la volonté, et moi dans l'intelligence; pour vous comme pour moi, cette confiance vient en définitive de ce que nous avons le sentiment d'une puissance acquise, d'une habitude contractée, d'un développement accompli et comme d'une vitesse durable. —

En dernière analyse, les deux doctrines adverses constatent également dans l'homme une puissance consciente de soi, mais l'expriment de deux façons opposées. D'après les partisans de la liberté, puissance exempte de contrainte, nous aurions directement conscience de ce que nous pouvons, par exemple tenir une promesse; d'après les partisans de la nécessité ou de la contrainte subie, nous aurions plutôt conscience de ce que nous ne pouvons pas faire, par exemple manquer à cette promesse. Il est certain que nous pouvons parfaitement avoir conscience ou connaissance de notre caractère et des incompatibilités qui s'y rapportent: je sais, par exemple, que je ne suis pas capable d'un meurtre, d'un vol de grand chemin, etc. Je puis savoir de même qu'un parjure est incompatible avec ma constitution mentale, mon éducation, mon milieu social, etc. Malgré la différence de forme entre les doctrines sur le fondement des promesses ou des contrats, nous agissons toujours sous l'idée plus ou moins franchement reconnue d'un pouvoir que nous nous attribuons par rapport à l'espace et au temps, d'une indépendance dont nous dotons notre nature intérieure et notre caractère en face de l'extérieur. Cette indépendance, d'ailleurs, peut tenir à une dépendance par rapport à des inclinations supérieures. Les uns appellent cette sorte de délivrance une heureuse nécessité par laquelle triomphe l'idée, les autres y voient la liberté; et ces deux choses, dans la pratique, finissent par nous inspirer une confiance analogue, sinon identique; car la confiance suppose une liberté déterminée comme une nature déterminée: en un mot, elle suppose un caractère. Aussi ne pouvons-nous avoir confiance dans un inconnu, fût-il doué de libre arbitre. Si de plus, dans le déterminisme même, on introduit l'idée de liberté et son action pratique, il en résultera, pour le déterministe, la possibilité de contracter sous l'idée même de sa liberté et de son indépendance. Les deux doctrines coïncideront donc pratiquement.

IV. Si les hommes, dans l'hypothèse de la nécessité, sont capables d'engagements, de promesses, de contrats et d'une confiance mutuelle toujours limitée par quelque défiance, il en résulte qu'ils peuvent vivre en société et sous des lois civiles ou politiques plus ou moins régulières. Les mobiles sensibles ou intellectuels produiraient le même effet sur les automates humains que les forces attractives ou centripètes sur les éléments matériels, et les systèmes sociaux seraient l'équivalent des systèmes cosmiques. L'instinct même de la conservation concourrait avec les penchants sympathiques pour rapprocher les hommes: des mécanismes intelligents et sensibles, outre que les lois mêmes de la vie et de l'hérédité les fondent en un organisme social, auraient bientôt compris la nécessité de s'unir contre les périls qui les menacent. De là la société civile, qui peut être considérée comme une vaste société d'assurance contre les risques qu'un homme court de la part de ses semblables. Ces risques sont l'objet d'un contrat d'assurance tacite ou explicite, par lequel les hommes s'engagent à unir leurs forces contre le péril commun. L'utilité et l'efficacité de ce contrat était facile à reconnaître, même pour les hommes les plus sauvages, tandis que l'utilité de l'assurance contre les risques venant de la nature se fonde sur de longs calculs mathématiques et statistiques. L'idée de contrat, l'idée de société librement acceptée, l'idée de liberté sociale n'est donc nullement interdite au déterminisme même, et peut y jouer le rôle d'idée directrice.

 

C'est par un nouvel abus du sophisme paresseux qu'on a voulu voir dans l'existence des lois sociales une preuve suffisante du libre arbitre. – «On ne fait pas de lois, dit Aristote, pour les animaux ou pour les automates soumis à la nécessité8.» – En effet, les lois resteraient sans action sur des êtres sans intelligence; mais pour les êtres intelligents elles sont des causes et des moyens de détermination, dont la puissance est plus infaillible encore sans le libre arbitre qu'avec la résistance possible du libre arbitre. – Les lois servent à formuler, dans les sociétés modernes, soit les nécessités de l'organisme social, soit les conditions du contrat d'assurance mutuelle; les impôts sont la prime d'assurance fournie par chacun pour contribuer à l'exécution du contrat; et cette exécution par voie de contrainte est ce qu'on nomme la sanction.

Les sanctions légales ont aussi été considérées comme des preuves du libre arbitre. C'est que, dans l'analyse de la pénalité, on mêle d'ordinaire aux idées sociales des idées morales et religieuses qui présupposent la chose en question, à savoir la liberté même. En jugeant les actes contraires à l'ordre social, on a trop souvent la prétention d'apprécier plus ou moins exactement la part de la liberté individuelle, et on croit que la volonté librement mauvaise de l'accusé est la seule justification possible de la pénalité. – Mais si, dans l'hypothèse déterministe, les relations naturelles des choses rendent nécessaire l'emploi de la force contre des individus nécessairement malfaisants, si elles nous obligent à défendre l'intérêt de tous contre les violences de quelques-uns, est-ce l'homme qu'il faut accuser? n'est-ce pas plutôt la cause, quelle qu'elle soit, d'où dérive le mal dans l'univers? Sans se hasarder dans des considérations métaphysiques, les déterministes peuvent justifier la peine au point de vue humain; et cette justification purement sociale n'a pas besoin de remonter jusqu'à l'absolu des choses, car elle résulte des rapports sociaux tels qu'ils existent en fait.

On fondait autrefois la pénalité sur le principe tout métaphysique d'expiation, dont les deux termes, le libre arbitre et le bien en soi, sont pour ainsi dire deux absolus. Qu'en résultait-il? – Si d'une part notre libre arbitre est assez absolu pour faire le mal avec le plein pouvoir de faire le bien, et si d'autre part le bien en soi commande absolument à la volonté, on en pouvait conclure la nécessité d'une expiation pour rétablir entre la mauvaise volonté et le bien un ordre de dépendance rationnel. De là les expiations divines de l'autre vie; on allait jusqu'à les concevoir éternelles au cas où la mauvaise volonté serait éternelle elle-même, bien plus, au cas où elle serait passagère. L'introduction de ces idées théologiques dans les lois sociales ne pouvait produire que les plus fâcheux résultats. Les juges humains, parlant au nom de Dieu, croyaient devoir pénétrer et dans l'absolu de la volonté individuelle, pour en mesurer la malignité, et dans l'absolu de la volonté divine, pour en appliquer les justes décrets; en outre l'expiation, et par suite la pénalité, devant être proportionnelle au crime, on était conduit à inventer des variétés de peines et des raffinements de supplices. C'est ce qui ne peut manquer d'arriver dès qu'on prétend se substituer à la justice absolue de Dieu et à la liberté absolue de l'homme. Nous comprenons aujourd'hui que, si ces deux absolus existent, ils nous sont du moins inaccessibles. Nous ne devrions donc plus prétendre, dans nos lois pénales, appliquer le principe d'expiation; car, si nous n'avions d'autre principe à invoquer que l'immoralité absolue de la mauvaise volonté et la justice absolue de la peine, nous serions entièrement désarmés envers les coupables9.

Les vraies raisons de la pénalité sociale sont des raisons: 1o de psychologie et de logique; 2o de sociologie positive, de défense et de conservation sociale; or ces raisons sont admises par les partisans comme par les adversaires du déterminisme. Ainsi Platon n'était nullement en contradiction avec lui-même, lorsqu'il admettait à la fois la négation du libre arbitre et le sévère maintien des peines sociales. Dans cette hypothèse les actes d'injustice, considérés en eux-mêmes, changent sans doute d'aspect; mais leurs rapports extrinsèques ne changent pas. Supposez deux hommes qui voient les mêmes objets dans le même ordre relatif; seulement l'un voit tout d'une certaine couleur, l'autre d'une couleur différente: les rapports demeurant les mêmes, ces deux hommes s'entendront parfaitement dans la pratique. Platon et Aristote châtient également l'injustice: Platon éprouve de la pitié et une sorte d'horreur esthétique, comme à la vue d'un monstre ou d'un fou; Aristote éprouve de l'indignation contre l'individu, et une horreur à proprement parler morale; malgré cela, ils agissent de même et sont aussi logiques l'un que l'autre. En effet, les animaux ne sont pas libres, et cependant l'homme les châtie; si même ils sont dangereux et incorrigibles, nous les condamnons à mourir. L'homme vicieux est celui dans lequel les penchants de l'animal l'ont emporté sur la raison. Pour le ramener à l'ordre il faut d'abord, suivant Platon, essayer de l'éclairer. Si ses yeux sont fermés à la lumière, il faut le châtier; car la douleur est propre, soit à réveiller la raison endormie, soit à la remplacer par une crainte salutaire: en châtiant la bête, on rend à l'esprit sa liberté. Enfin, si la persuasion et la peur sont également impuissantes sur l'être corrompu, il faut renoncer à le guérir: dans ce cas, Platon se délivre de l'homme dangereux comme d'une bête sauvage; il le frappe avec un sentiment d'horreur mêlé de regret et de pitié. Loin de rendre les lois inutiles, la négation du libre arbitre, fût-elle absolue, les rend plus nécessaires et plus infaillibles que jamais. Si vous éclairez l'intelligence ou faites impression sur le cœur, n'agirez-vous pas infailliblement sur la conduite? or, la loi est propre à éclairer l'intelligence et à émouvoir le cœur en montrant la voie nécessaire et la peine nécessaire: c'est une idée-force qu'une bonne éducation rend irrésistible10.

On objecte que la peine a pour fondement la responsabilité, qui est nulle dans le déterminisme. Mais il faut distinguer entre la responsabilité qui suffit à la pénalité sociale, et la responsabilité métaphysique ou morale, dont un être omniscient pourrait seul être le juge. Une chose contraire à la conservation de la société est accomplie par vous; vous en avez conscience, vous en connaissez les résultats fâcheux pour autrui, et cette connaissance ne suffit pas pour vous en détourner; devez-vous alors vous étonner que les autres suppléent à cette insuffisance par des moyens de défense, de contrainte et d'intimidation? C'est à vous qu'on s'en prendra, puisque le mal exécuté au dehors existe d'abord en vous et dans l'intimité de votre vouloir. Quand vous êtes malade, n'est-ce pas à vous qu'on administre des remèdes souvent très douloureux? Et si votre maladie est dangereuse pour les autres, le législateur va-t-il la laisser suivre son cours, surtout quand il existe des remèdes? Il y a, même en ce sens, imputabilité à l'individu. En vous punissant, d'ailleurs, mon but n'est pas réellement de vous punir, mais de vous guérir, s'il est possible, ou au moins de me défendre et de vous mettre dans l'impossibilité de nuire aux autres. J'essaie de rétablir l'ordre dans votre intelligence, dans toutes vos facultés, en vous faisant comprendre votre erreur et la laideur de votre caractère: qu'avez-vous à dire? Que vous méritez l'indulgence et la pitié? Je vous l'accorde; mais, malgré cette pitié et à cause d'elle, je m'efforce de vous guérir par la souffrance; sans compter que ma pitié à l'égard de vos semblables m'entraîne également à vous châtier, si aucun autre moyen ne réussit.

Même au sein du déterminé, il y a une distinction possible entre ce qui est imputable en un certain sens à l'individu, conséquemment punissable, et ce qui ne lui est imputable sous aucun rapport. Platon même a su faire cette distinction. Par exemple, l'injustice et l'ignorance simple sont au fond déterminées. Mais, dans l'ignorance, le mal est extérieur pour ainsi dire à l'individu, puisqu'il est simplement l'impuissance des moyens intellectuels à atteindre leur fin; la fin est ici hors de l'esprit, et le rapport des facultés à cette fin est extrinsèque. On ne peut donc porter une correction violente dans le sein même de l'individu; ce qui ne servirait absolument à rien et n'augmenterait pas la puissance naturelle de son esprit. On guérit un boiteux et un difforme par la gymnastique, non par des corrections. L'injustice, au contraire, est pour Platon, un trouble intérieur, qui résulte d'un renversement d'ordre dans les rapports mutuels des fonctions et dans leur hiérarchie, et qui aboutit à un désordre social. Quoique cette maladie morale et sociale soit toujours déterminée et se réduise même en partie, selon Platon, à une certaine espèce d'ignorance ou d'infériorité mentale, la cause ici n'en est pas moins intrinsèque; comment donc la guérir? En agissant par la correction et la douleur sur ces facultés mêmes qui entrent en lutte. Le désir, dit Platon, contrarie l'opinion du bien, parce que le plaisir le séduit; le correcteur vous fait éprouver de la peine pour rétablir l'équilibre: dès lors la crainte de la peine compense l'amour du plaisir, et l'ordre reparaît. C'est comme une révulsion médicale. Platon vous traite par le fer et le feu, et ne recule pas devant les moyens violents pour remédier à la violence intime de la maladie; le mal artificiel guérit le mal qui s'était produit naturellement. C'est la théorie que Socrate lui-même expose dans le Gorgias, et qu'on retrouve dans la République et les Lois. Cette différence d'imputabilité entre l'ignorance et l'injustice ne les empêche pas, encore une fois, d'être toutes les deux nécessitées; seulement les causes nécessitantes sont tantôt intérieures, tantôt extérieures11.

 

De plus, il y a pour le législateur et le juge une distinction capitale à faire entre les divers actes selon qu'ils ont été accomplis ou non par l'individu sous l'idée de sa liberté propre; que cette liberté soit en elle-même relative ou absolue, qu'elle se ramène à un déterminisme plus profond ou qu'elle révèle un principe plus fondamental encore que le déterminisme, toujours est-il que l'individu agit tantôt sous l'idée qu'il est relativement maître de soi, capable de résister à la passion actuelle par la réflexion sur soi, tantôt sans aucune idée de liberté et par un entraînement d'une violence aveugle. Or, ces deux cas ne peuvent être identiques pour le juge. L'un marque la possession de soi par l'intelligence, dont est inséparable, pour le déterminisme bien entendu, une certaine possession de soi effective et proportionnelle à la force même de l'idée. L'autre est un état dans lequel on ne se possède plus, dans lequel on est hors de soi. Si une action contraire à l'ordre social a été accomplie dans le premier état, c'est la preuve que ni le motif de l'ordre social ni le motif même de la liberté, conçue comme pure idée directrice, n'ont été assez forts pour contrebalancer la passion. Il importe donc au juge de fortifier 1o l'idée de l'ordre social, 2o l'idée même du pouvoir plus ou moins grand que tout être intelligent et raisonnable a sur ses passions. Il y aura alors un genre particulier de responsabilité individuelle résultant de ce que non seulement c'est l'individu qui a agi, mais encore de ce qu'il a agi sous l'idée de sa liberté et de sa responsabilité même.

En définitive, la responsabilité sociale dans le déterminisme n'est pas morale au sens chrétien, mais intellectuelle et physique au sens grec du mot: c'est simplement le point d'application sur lequel la société doit agir pour produire l'effet qu'elle cherche. Dès que ce point d'application est dans l'individu, il y a une certaine responsabilité, encore bien plus s'il est dans l'intelligence, s'il est dans la réflexion, s'il est dans cette forme suprême de la réflexion qu'on nomme l'idée de liberté.

Du reste, la question de la responsabilité n'est plus alors qu'une question d'efficacité relative, non de légitimité absolue. Ce n'est pas que la pénalité ne soit encore légitime dans le déterminisme; mais elle ne l'est que relativement à l'intérêt majeur de la défense sociale; et au fait, même dans les autres doctrines, la pénalité a-t-elle un autre fondement?

Reste donc à savoir si cet intérêt majeur de la société est juste et s'il constitue un véritable droit de conservation ou de défense; car on ne peut éliminer de la pénalité cette grande idée du droit que présuppose l'ordre social. Le déterminisme et la doctrine de la liberté, d'accord sur la question des faits sociaux et sur celle des intérêts sociaux, pourront-ils s'accorder jusqu'au bout sur la question des droits sociaux? Suivons pas à pas les deux systèmes, sans rien préjuger; ne parlons pas encore de droit absolu et métaphysique, de moralité absolue et métaphysique; ne faisons usage que des éléments qui jusqu'ici ont paru communs aux deux doctrines, et cherchons s'ils pourront nous suffire dans la pratique.

V. – Libres ou non, nous sommes des êtres intelligents, par conséquent doués d'expérience et de raison. Nous demanderons donc à nos lois et à leurs sanctions d'être non seulement efficaces, mais raisonnables: il faut que celui même qui est frappé puisse, en écoutant sa raison au lieu d'écouter sa passion, être d'accord avec la raison du juge qui le frappe. Au rapport d'inégalité entre la force et la faiblesse doit succéder ce rapport d'égalité, d'identité même, qui existe entre une raison et une autre, entre une intelligence qui convainc et une intelligence qui est convaincue. Sans cela, les lois des êtres intelligents seraient en tout semblables aux lois des êtres matériels ou des brutes, chez qui ne règne d'autre droit que le droit du plus fort.

Quelle est donc la raison valable et suffisante qui doit faire accepter à tout être intelligent les lois sociales avec leurs sanctions, et qui peut appuyer l'action physique sur une conviction intellectuelle?

Les motifs d'intérêt, général ou particulier, n'impliquent nullement l'idée de liberté; les déterministes peuvent donc faire d'abord appel à ces motifs pour montrer que les lois, réellement efficaces, sont rationnellement intelligibles. «Le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, dit Stuart Mill12, le critérium par lequel elles devraient être éprouvées, c'est ce qui tend à procurer le bonheur du genre humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles; en d'autres termes, promouvoir le bonheur est le principe fondamental de la téléologie.» Nous ne sommes point encore obligés d'accorder que le bonheur universel soit, à tous les points de vue et pour l'individu même, la fin suprême et le souverain désirable. Mais ce qu'on ne saurait refuser aux déterministes, c'est que le bonheur du genre humain est une chose réellement désirée et rationnellement désirable, au moins pour le genre humain lui-même, considéré par opposition à l'individu. En fait, les hommes, quand ils se conçoivent comme membres d'une société et non comme individus, voient dans le bonheur social une fin désirable et la désirent effectivement. Supposons que les automates spirituels soient capables d'abstraction et de généralisation, et qu'ils puissent abstraire les particularités de leur nature individuelle pour considérer le genre humain auquel ils appartiennent. Le désir du bonheur, se retrouvant dans chaque individu, sera attribuable au genre, et les individus, divers sous une multitude d'autres rapports, deviendront semblables sous ce point de vue; ils seront même identiques et égaux les uns aux autres dans cette abstraction d'êtres désirant le bonheur. De même, en géométrie, tous les triangles, différents par une multitude de propriétés, sont identiques dans cette abstraction de figures terminées par trois lignes droites; et ce qui découle nécessairement de ce caractère abstrait, étant applicable à l'un, est applicable à l'autre. Si, par exemple, il en découle la conséquence que les trois angles vaudront deux droits, on pourra dire que tous les triangles sont égaux devant la loi des deux angles droits. C'est qu'on les considère seulement comme figures planes et rectilignes à trois angles, et qu'on suppose écarté tout ce qui pourrait empêcher ou neutraliser les conséquences de cette hypothèse. Admettons donc que les automates spirituels se considèrent abstractivement comme une collection d'êtres qui tendent au bonheur suivant des lois nécessaires; ils pourront tirer les conséquences de cette notion indépendamment de toutes les considérations étrangères. Le problème social sera alors pour eux le suivant: – Le bonheur collectif et l'ordre collectif étant supposés la fin la plus désirable pour une collection d'êtres intelligents et sensibles, par quels moyens atteindre cette fin, par quelles causes ou conditions produire nécessairement l'effet désiré? – C'est là un problème de statique et de mécanique sociale, que peuvent tenter de résoudre l'observation expérimentale et la déduction rationnelle, tout comme une question de ce genre: – Étant donné un système de points matériels, animés de mouvements désordonnés, comment leur imprimer une direction parallèle ou les faire graviter vers un point unique?

En cherchant la solution de ce problème, on ne tardera pas à reconnaître que le but désiré, c'est-à-dire le bonheur de tous, ne pouvant être immédiatement ni entièrement atteint, doit se traduire dans la réalité présente par le bonheur du plus grand nombre ou le bonheur général, qui ne peut être la satisfaction simultanée de tous les individus.

En outre, le bonheur général ne peut produire, dans chaque individu, la satisfaction complète et simultanée de tous ses désirs; sous ce rapport aussi, une minorité de désirs doit être présentement subordonnée à la majorité, comme une minorité d'individus à la majorité. La puissance du levier social rencontrera donc toujours une résistance. La jurisprudence et la politique consisteront dans les moyens les plus propres à diminuer progressivement cette résistance, et à réduire le plus possible la quantité de sacrifice ou d'abnégation nécessaire au bonheur général.

Il existe deux grands moyens d'action capables de concourir à la fin proposée: l'action collective ou autorité, et l'action individuelle ou liberté, au sens purement civil et politique. Cela revient à dire que les conditions les plus efficaces du bonheur général sont tantôt dans le mécanisme collectif, tantôt dans le mécanisme individuel. Arrivez-vous à reconnaître que ce dernier, quand on le laisse agir par ses propres ressorts, donne les meilleurs résultats, pourvu que les ressorts dominants soient une intelligence instruite et une sensibilité sympathique; vous en conclurez que la part de la contrainte collective doit diminuer de plus en plus, à mesure qu'augmente l'instruction et l'éducation des individus; aux motifs de contrainte extérieure et physique vous préférerez les motifs de contrainte intérieure et intellectuelle, comme plus efficaces en théorie et en pratique: votre jurisprudence et votre politique seront alors libérales. Ce libéralisme ne sera pas fondé sur le respect d'un libre arbitre absolu, conçu comme inviolable tant qu'il ne viole pas l'égale liberté d'autrui; il sera fondé sur un simple rapport de causes à effet et de moyens à fin. Les règles de la jurisprudence et de la politique ne feront que formuler ce qui est le plus logique et le plus utile au point de vue social. Abandonner les automates individuels à leurs ressorts intérieurs, sous la condition légalement exigible qu'ils s'instruisent, tel sera, dans cette hypothèse, l'intérêt bien entendu des gouvernants et des gouvernés. L'intérêt d'un horloger n'est-il pas que ses horloges n'aient point toujours besoin d'être remontées, et qu'une fois montées elles marchent seules, en s'accordant avec les autres le plus longtemps possible? Dans la société telle que les déterministes la conçoivent, les horloges elles-mêmes, c'est-à-dire les citoyens, peuvent parvenir à comprendre cet intérêt collectif; elles confieront alors aux plus justes d'entre elles le soin de régler et de gouverner les autres; mais, quoique gouvernants et gouvernés soient horloges, les conséquences politiques ne changeront pas pour cela, et le ressort intellectuel devra toujours être préféré aux autres par les gouvernants, comme le plus solide et le plus durable. Si par exemple l'économie politique démontre que le moyen le plus efficace de la richesse sociale est la liberté économique, il sera toujours préférable que la production, la distribution et la consommation soient abandonnées le plus possible au libre jeu des intelligences individuelles. Les législateurs, représentants de la collection sociale, devront rechercher, en généralisant cette méthode, quelle est pour la collection la fin la plus désirable de toutes; puis le moyen le plus près de cette fin, par cela même le plus désirable après elle, et ainsi de suite en redescendant l'échelle des moyens et des fins. Par là la science sociale sera construite.

7Arrien, Dissertations, II, 19.
8Voir ces objections reproduites par Jouffroy, Cours de droit naturel, t. Ier, et même par des contemporains, comme MM. Secrétan, Delbœuf et Naville, etc.
9Platon prête à Protagoras ces paroles fort raisonnables: «Personne ne châtie ceux qui se sont rendus coupables d'injustice par la seule raison qu'ils ont commis une injustice, à moins qu'on ne punisse d'une manière brutale et déraisonnable. Mais lorsqu'on fait usage de sa raison dans les peines qu'on inflige, on ne châtie pas à cause de la faute passée, car on ne saurait empêcher que ce qui est fait ne soit fait; mais à cause de la faute à venir, afin que le coupable n'y retombe plus et que son châtiment retienne ceux qui en seront témoins.»
10Voir notre Philosophie de Platon, t. I, p. 407 et suiv., et l'interprétation que nous avons donnée de plusieurs passages des Lois, qui avaient semblé contradictoires. Voir aussi l'analyse étendue de la pénalité dans notre Science sociale contemporaine, livre V.
11Pourquoi, demande Victor Cousin, ne punissons-nous pas aussi bien ceux qui agissent sans connaissance de cause, que ceux qui savent ce qu'ils font? – Remarquons-le d'abord, l'ignorance n'est pas toujours une excuse aux yeux de nos juges; par exemple, l'ignorance de la loi n'est prise que pour une circonstance atténuante: on veut par là exciter les citoyens à se tenir au courant de ce qui les concerne. Quant à cette ignorance complète qui consiste à ne pas même savoir ce qu'on fait, à agir sans aucune connaissance de cause, elle enlève en effet la responsabilité légale, pour le déterministe comme pour le partisan de la liberté. Punir un homme pour un acte accompli dans de telles conditions, serait perdre son temps et ressembler à l'enfant qui bat la porte où il s'est heurté; ce serait en outre choquer et corrompre la raison publique, en ne distinguant point un dommage inconscient et passager d'un dommage prémédité et tendant à se reproduire, un accident sans portée d'une maladie ou perversion qui atteint le fond même du caractère. Non que la préméditation du mal implique la liberté pour le déterministe; loin de là, c'est une servitude, et une servitude bien plus dangereuse pour autrui que celle de l'ignorance pure et simple; mais le danger même appelle ici des précautions appropriées. Pour des raisons semblables, la folie se distingue de l'injustice et doit être traitée autrement par le législateur. Les châtiments ne serviraient à rien pour un fou, et ne l'empêcheraient pas de retourner à sa manie; encore se sert-on de corrections envers les fous comme envers les animaux. – Au contraire, pour cet autre genre de désordre dans les penchants, qui pousse au meurtre ou au vol, la punition peut être efficace: on peut corriger l'individu, soit en l'intimidant, soit, ce qui vaudrait mieux encore, en l'instruisant quand cela est possible. La peine est en même temps un moyen d'intimidation pour les autres hommes. L'emploi de la force matérielle et de la persuasion intellectuelle comme moyens répressifs, et la diffusion de l'instruction dans toutes les classes de la société comme moyen préventif, sont donc rationnels dans l'hypothèse du déterminisme non moins que dans celle de la liberté; ici encore la conciliation est possible.
12Logique, II, 559.