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La Liberté et le Déterminisme

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1o Rectification du déterminisme mécaniste et intellectualiste par l'introduction de l'idée de liberté et de son influence. —L'idée de liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre mécanique.

2o Rectification du déterminisme finaliste par le désir de la liberté. —Le désir de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre téléologique et esthétique.

3o Rectification du déterminisme moral par l'amour de la liberté. —L'amour de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre moral.

Point culminant vers lequel nous avons dirigé le déterminisme:

Idéal d'une liberté vraiment morale, qui serait pour l'individu un pouvoir absolu de se déterminer d'une manière désintéressée en vue de l'universel. La liberté morale serait ainsi identique à l'amour moral.

Cette série, reprise en sens inverse, représente les rectifications successives que nous avons introduites dans la doctrine qui admet tout d'abord, au fond de l'être, la liberté.

I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des partisans de la liberté:

Liberté absolue en elle-même et absolument déterminante.

II. Développement scientifique du système et transformations que nous lui avons fait subir:

1o Liberté se déterminant par l'amour de la liberté universelle. Elle prend alors la forme du déterminisme moral, tel que nous l'avons rectifié en introduisant la liberté parmi les objets d'amour.

2o Liberté se déterminant par le désir de la liberté. Elle produit intérieurement un organisme de moyens en vue d'une fin; c'est l'équivalent de la nécessité téléologique, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant la liberté parmi les objets de désir.

3o Liberté se déterminant par l'idée de la liberté. Elle produit intérieurement un mécanisme d'idées et de mouvements. Ce mécanisme équivaut à la nécessité physique et intellectuelle, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant parmi les idées et les forces l'idée-force de liberté.

III. Effets de la liberté:

1o Actes d'amour, ayant la forme du déterminisme moral non rectifié, tel que l'ont soutenu Socrate, Platon, etc.

2o Désirs, ayant la forme du déterminisme téléologique ordinaire.

3o Idées, ayant la forme du déterminisme mécaniste ou intellectualiste ordinaire.

Terme final auquel doit tendre la doctrine de la liberté pour se réconcilier avec la science: – Déterminisme universel des phénomènes, objet de la science.

Grâce à l'intercalation de ces moyens-termes successifs, on voit que les deux systèmes adverses coïncident dans toute la partie vraiment scientifique qui s'étend entre ces deux extrêmes: nécessité absolue et liberté absolue.

III. – Si maintenant nous nous élevons au point de vue métaphysique, quelles sont les conclusions qui semblent ressortir de la précédente analyse? A ce point de vue supérieur, le déterminisme mécanique, le déterminisme physiologique et le déterminisme sociologique apparaissent comme les simples formes ou les enveloppes d'une évolution qui doit avoir un principe plus intime. Ne voir que ces formes externes du déterminisme, c'est se mettre dans l'impossibilité d'expliquer tout le contenu de l'action mentale et morale, car la conscience est, en elle-même, plus que mécanique, plus que physiologique, plus que sociologique. Il faut tout au moins, comme nous l'avons fait, s'élever à un déterminisme idéaliste ou, si l'on préfère, idéel: il faut accorder une certaine force efficace aux idées, non plus seulement à ces relations changeantes dans le temps et dans l'espace que nous appelons mouvements. Dans ce déterminisme idéel, l'idée du moi passible, en prenant conscience de soi par une réflexion progressive, étend de plus en plus profondément son influence: elle rend le moi actuel de plus en plus indépendant de ce monde dont il fut d'abord une expression particulière et une résultante169. Nécessaire d'abord sous tous les rapports, la détermination humaine paraît alors s'affranchir à l'égard des nécessités mécaniques, physiologiques, sociales, pour se rattacher à des nécessités supérieures, qui elles-mêmes sont plus voisines d'un idéal de liberté et de moralité. Ainsi se réalise un indéterminisme relatif, compatible avec le déterminisme: le tissu des choses offre la flexibilité de la vie intérieure, non plus la rigidité d'une machine où les rouages sont tous extérieurs. Le déterminisme s'assouplit indéfiniment; il s'amincit en une relation d'idées à idées, encore déterminée sans doute, mais pourtant subtile et fluide: c'est d'abord la relation de l'idée du moi donné à l'idée du moi possible, puis la relation de ces deux idées à celle de l'universel. Vue du dehors, cette relation tout intellectuelle apparaît comme une solution de continuité: elle semble produire une déchirure dans le tissu matériel de l'action, en tant que ce tissu est considéré mécaniquement comme une énergie qui se conserve (mv2), ou physiologiquement comme une quantité de force nerveuse qui circule, ou sociologiquement comme une rencontre particulière de lois générales et sociales. Mais au dedans, l'harmonie subsiste entre toutes les formes de l'existence: tout est régulier et concordant; seulement, le grand ressort est devenu intellectuel au lieu de rester physique.

Ce déterminisme des idées, à son tour, quelque profond qu'il soit, n'est pas encore, pour le métaphysicien, adéquat au fond de la réalité, parce que l'idée est encore une forme de la conscience. Cette forme doit recouvrir quelque chose de plus fondamental qu'elle-même; elle suppose une énergie primitive, dont nous avons l'obscur sentiment dans le désir et dans le vouloir.

Le fond de la conscience, le psychique, voilà ce qui est vraiment irréductible au mécanisme physique, physiologique, sociologique. L'idée de liberté, c'est précisément la réflexion de la conscience sur soi par laquelle elle se conçoit comme dépassant, en son fond, toutes ses formes particulières. Dès lors la question métaphysique vient se concentrer sur ce point: – Est-ce dans le conscient et le mental qu'il faut placer l'action et la réalité, dont les forces mécaniques et physiologiques seraient elles-mêmes des dérivés et des manifestations inférieures; ou faut-il, au contraire, faire du mental une pure fantasmagorie, un «reflet,» une ombre du physique? Tout change évidemment selon l'orientation qu'on donne au courant des phénomènes et à leur déterminisme: les uns placent l'origine de ce courant dans le matériel et le mécanique, les autres la placent dans le mental. En ce dernier cas, le pôle prétendu négatif devient le pôle positif. Les deux systèmes diversement orientés coïncident par le milieu; mais la divergence se produit quand il s'agit de savoir si c'est le mécanique qui est positif et le mental négatif, ou si c'est le contraire.

Selon nous, dans ce dernier problème, l'avantage reste au mental. En premier lieu, sans le mental nous ne concevrions même pas le physique, dont la représentation est faite d'états de conscience. En second lieu, le déterminisme mental lui-même, a sa limite dans la conscience, dont il ne parvient pas à expliquer le fond et dont il explique seulement les formes ou les relations extérieures. En troisième lieu, une limite analogue et toute mentale s'impose à la science de la nature, qui n'atteint que les phénomènes et leurs rapports, non l'être et l'action. Cette limite apparaît d'abord dans l'ordre de la causalité. Précisément parce que les liens de cause à effet établis par la science ont un caractère de nécessité, ils expriment non l'absolu, mais des relations, et ils sont eux-mêmes relatifs; les lois nécessaires de la science sont les lois nécessaires de ce qu'on a justement appelé la relativité de notre connaissance; les modernes confondent à tort ce que les anciens avaient soin de séparer, le nécessaire et l'absolu: le nécessaire est le déterminisme même, l'absolu en est la limite idéale. Si donc nous déclarons tout nécessaire et relatif dans notre connaissance, c'est que nous concevons par antithèse une réalité qui ne serait plus ni relative, ni déterminée, mais absolue et déterminante dans l'ordre de la causalité: cette réalité serait la vraie cause, qui ne peut se concevoir sans une forme physique et qui ne ferait qu'un avec la liberté170. De même, dans l'ordre de la finalité, les nécessités sont encore relatives: nous les subordonnons à l'idée d'une réalité qui suffirait au reste et se suffirait à elle-même: ce serait la «fin absolue», identique encore à la liberté171. Enfin, dans l'ordre moral, la vraie moralité serait la puissance (plus que physique) de se déterminer en vue de l'universel, d'une manière désintéressée, avec la conscience de son indépendance par rapport à toute cause étrangère. La pensée aboutit donc par toutes les voies à un même idéal; elle impose une même limite à toutes les formes du déterminisme, et l'«au delà» qu'elle conçoit, elle ne peut se le représenter que comme l'affranchissement de cette activité mentale qui semble faire le fond de toute conscience. A ces divers points de vue, le moral est supérieur au physique.

 

Ce n'est pas tout. Puisque l'idéal moral peut être ainsi conçu par la réalité, puisque de plus cet idéal, en se concevant lui-même, se réalise progressivement et pénètre en nous, le métaphysicien peut en induire qu'il n'est pas une pure chimère. La réalité n'est pas en contradiction absolue avec une liberté progressive: elle enveloppe une puissance de liberté, c'est-à-dire d'union consciente avec le tout et d'affranchissement moral. Le vrai vouloir, dès qu'il n'est plus empêché, entravé par les fatalités du dehors, se manifeste comme désir d'union, d'équilibre, de paix, ou, si l'on veut, d'amour mutuel et de mutuel bonheur. Par cela même, c'est un bon vouloir, ou tout au moins c'en est le germe.

Si un matérialisme brut et un fatalisme absolu au fond des choses étaient pour le métaphysicien vérité démontrée, la perspective ouverte par l'idée de liberté deviendrait illusoire en tant qu'indéfinie et illimitée; il ne resterait que la perspective d'un déterminisme de plus en plus mobile, automoteur par la conscience de soi-même, sorte d'image et de substitut de la liberté. Mais le matérialisme absolu n'est pas démontré; la simple possibilité d'une liberté supérieure, le simple «peut-être,» suffit déjà à rendre la personne humaine sacrée pour soi, sacrée pour autrui, jusqu'au jour problématique où le matérialisme aura prouvé qu'il connaît le fond absolu des choses, qu'il est la science absolue172. Si une telle science est impossible, il reste permis de croire que le fond des choses est une activité tendant vers la liberté, vers l'amour, vers le bonheur. Le métaphysicien ne peut se représenter cette activité sous les formes passives de la matière extérieure; il ne peut non plus concevoir la liberté à laquelle elle tend comme une chose qu'on trouverait toute faite et toute déterminée; il est donc obligé de se représenter la volonté comme un principe vivant qui se fait et se détermine lui-même par la pensée, par le désir, par l'amour, et qui est tout entier dans l'action: «Au commencement, dit Goethe, était l'action.»

Nous arrivons au vrai et dernier problème métaphysique. Nous avons montré que, par le progrès de la liaison des faits entre eux, puis des faits avec les idées, puis des idées entre elles, puis des idées particulières avec l'idée de l'univers et de son unité, l'homme pouvait réaliser une liberté croissante; mais l'unité de l'univers, fin du vouloir, est-elle dès à présent une réalité? est-elle un principe transcendant antérieur à l'évolution même du monde et qui la règle, qui la détermine d'avance, qui produit par cela même une prédétermination, une prédestination universelle, comme la providence des théologiens? Ou, au contraire, l'unité de l'univers est-elle seulement un idéal, c'est-à-dire le résultat imparfait encore et progressivement réalisable des destinées individuelles? En un mot, la volonté universelle est-elle déjà faite, ou se fait-elle? et, si elle n'est pas faite, est-il certain qu'elle se fera?

Selon nous, l'unité du monde est un idéal, et un idéal problématique. Réaliser la liberté absolue hors de la nature, dans une divinité transcendante, c'est déplacer le problème sans le résoudre, c'est doubler l'être, comme Platon, pour l'expliquer, et c'est aussi doubler la difficulté. Bien plus, c'est, semble-t-il, la rendre insoluble par les termes mêmes: car, si la liberté absolue était déjà réalisée quelque part, elle le serait partout et en tout, elle n'aurait plus rien à faire: une liberté absolue, réelle et parfaite à la fois, ne pourrait trouver ni en soi ni hors de soi aucune borne à son action, à son entier épanouissement173. La catégorie de l'existence réelle ne semble donc point convenir à l'idée de la liberté: celle-ci ne peut être conçue par nous, en sa perfection, que sous la catégorie de l'idéal, en son imperfection, que sous celle du devenir. Autant est inintelligible une bonne volonté parfaite et parfaitement puissante, qui cependant n'arrive pas à réaliser ce qu'elle veut, autant il est plausible d'admettre au fond de la nature une bonne volonté soumise au temps, et qui ne peut réaliser que progressivement ce à quoi elle aspire.

Puisque l'unité du monde n'est qu'un idéal, il n'est pas certain que cet idéal soit jamais réalisé. Il y a, aux yeux de l'homme, possibilité de progrès pour les êtres qui composent le monde, parce que la réalité actuelle ne lui paraît pas adéquate à toute la réalité possible, ni à la réalité que lui-même conçoit; mais il n'y a pas certitude de progrès. Le sort du monde est donc incertain pour l'homme; celui-ci ne saurait assigner d'avance jusqu'à la fin la courbe de la destinée universelle, d'autant que cette courbe est réellement sans fin et que l'infinité échappe à ses calculs. – Cette incertitude existe-t-elle non seulement pour l'homme, mais pour n'importe quelle intelligence, fût-ce l'intelligence universelle? – Peut-être, si l'intelligence n'embrasse pas tout, n'épuise pas l'infinité et vient, en quelque sorte, se heurter à un fond inconnaissable qui la dépassera toujours. – Mais ce fond, en admettant qu'il existe, est-il lui-même indéterminé ou déterminé? – Comment répondre, puisque l'intelligence ne saisit que la détermination et conçoit l'indéterminé par une voie toute négative, indirecte, bâtarde, comme une sorte de négation d'elle-même? Un tel problème est insoluble en vertu même des lois de l'intelligence, et l'intelligence ne le pose que pour se poser une limite à elle-même. Cette limite hypothétique est pratiquement utile, parce qu'elle laisse concevoir, au delà du réel, une possibilité problématique qui peut être une possibilité de progrès indéfini. Dans cette incertitude, soit relative à nous, soit absolue, nous n'avons que deux partis à prendre: nous contenter du réel ou essayer de réaliser l'idéal, à nos risques et périls, avec l'espoir que la nature pourra fournir autant et plus que notre pensée peut concevoir.

Dans cette dernière hypothèse, le monde serait une vaste société, une république universelle en voie de formation. Au début, guerre universelle des forces, fatalité brutale, mêlée infinie des êtres s'entrechoquant sans se connaître, par une sorte de malentendu et d'aveuglement; puis organisation progressive, qui permet le dégagement des consciences et par cela même des volontés; union progressive des êtres se reconnaissant peu à peu pour frères. La mauvaise volonté serait transitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques, soit de l'ignorance intellectuelle; la bonne volonté, au contraire, serait permanente, radicale, normale, et viendrait du fond même de l'être. La dégager en soi, ce serait s'affranchir du passager et de l'individuel au profit du permanent et de l'universel. Ce serait devenir vraiment libre et par cela même ce serait devenir aimant. La lutte pour la vie est la formule de la nature, l'union pour la vie est la formule de l'idéal, mais l'une n'est peut-être que le premier moment d'une évolution dont l'autre est le dernier. Je suis au milieu de nécessités sans nombre: mais enfin, si par quelque côté je suis, c'est sans doute que, par ce côté, je domine les nécessités extérieures. Je ressemble à un homme qui, au milieu des flots qui le ballottent, parvient cependant à lever la tête au-dessus des vagues; s'il surnage, il vit; s'il est englouti, il est mort. Je surnage par l'idée et le désir de l'universelle liberté.

Le problème relatif à la nature absolue de l'être, – liberté ou nécessité, – n'intéresserait que la spéculation métaphysique si la science et l'art pouvaient absorber en eux toute la morale. La science «positive,» en effet, se réduit à la science relative: si donc elle était tout, parler de liberté serait chose absurde. Quant à la pratique, «positive,» lorsqu'elle n'a pour objet que l'utile, elle nous laisse encore en pleine relativité, et la liberté absolue est ici ce qu'il y a de plus inutile. C'est seulement dans l'ordre moral que le doute spéculatif relativement à la nature dernière de l'activité devient un objet de trouble et d'inquiétude: car, en vertu même de notre théorie sur l'influence des idées, la pratique morale devra changer selon l'idée spéculative de la liberté morale. Quand, pour constituer la science, l'esprit a lié les choses par une relation nécessaire, le monde semble achevé et tout y paraît réduit à l'unité; mais, dès que la question morale se pose et que notre intérêt se trouve en formelle contradiction avec l'intérêt d'autrui, cette apparente unité du monde de la science se divise, se dissout, laisse apercevoir un abîme entre les intérêts individuels. L'unité physique n'empêche pas la division morale de subsister, la combinaison mécanique des molécules est encore une collision de forces, le concert organique des êtres vivants est encore une lutte pour la vie. Une dernière unité manque au système de l'univers: c'est celle que les êtres seuls pourraient produire en s'unissant l'un à l'autre et en identifiant leur intérêt personnel avec le bien universel174. Dans tout problème vraiment moral, là où l'utilitarisme cesse de fournir la solution de l'antinomie entre notre bonheur et le bonheur de tous, nous sommes mis en demeure de prendre parti pour l'unité physique ou pour l'unité morale du monde, pour le règne de la force ou pour le règne du droit et de la fraternité, qui serait aussi le règne de la liberté. Il faut agir alors comme si la liberté était réalisable ou comme si elle était irréalisable; il faut faire une affirmation ou une négation pratique et symbolique de la liberté.

Pour que l'affirmation pratique de la liberté fût elle-même conforme à ce que son objet exige, il faudrait qu'elle fût libre. L'affirmation certaine de la liberté, en effet, supposerait une conscience certaine de la liberté; cette conscience, à son tour, n'existerait que dans un acte certain de désintéressement ou de vraie «charité,» seule réalisation complète de la liberté véritable. La charité ne peut se prouver que par ses œuvres, la liberté ne peut se prouver que par l'action, où elle se réalise en se concevant, où elle se conçoit en se réalisant. Toute démonstration purement logique irait contre son objet en voulant faire dépendre l'indépendance de quelque autre chose, en voulant rendre nécessaire la liberté. Et de même, si on voulait démontrer par quelle nécessité j'aime autrui, on aurait démontré par quelle nécessité je n'aime pas. Les clartés de la logique abstraite ou de la mécanique, tournées vers le dehors, seraient ici des obscurités. L'amour désintéressé, s'il existe, ne pourra se voir et s'affirmer lui-même qu'en se voulant et en se créant lui-même. Prends garde, ô Psyché trop curieuse! la lampe que tes mains tiennent, alimentée par les choses extérieures, n'a qu'une flamme propre à éclairer l'extérieur: devant elle l'amour s'évanouit; si tu veux voir l'amour, regarde dans ton cœur.

Aussi, tant que notre volonté n'aime pas, tant qu'elle n'existe que pour elle-même, elle peut douter d'elle-même, par une sorte de faiblesse apparente qui contient peut-être le secret de sa force morale; en voulant se poser seule, dans un isolement égoïste, il semble que la liberté arrive à se détruire: c'est peut-être qu'elle est, par essence, universelle. Mais notre confiance croît dans notre liberté quand elle devient nécessaire pour les autres, nécessaire pour le dévouement, nécessaire pour l'amour. C'est alors, c'est en se donnant à autrui, que la liberté se trouve le mieux elle-même. Par une étonnante union des contraires dans la sphère morale, le seul acte où je pourrais vraiment prendre possession de ma personnalité, ce serait celui où je me rendrais le plus impersonnel; l'acte où je serais le plus libre, ce serait celui où je m'attacherais à autrui: c'est seulement si je puis renoncer à moi-même que je serai enfin moi-même. L'individualité la plus haute serait, ainsi la plus haute universalité, et la suprême exaltation des personnes serait la suprême union des personnes. Par l'acte moral de dévouement, nous travaillons à cette union progressive, à cette pénétration mutuelle des volontés, à cette sorte de république où tous seraient libres, égaux et frères. Avons-nous la certitude que notre dévouement ne sera pas vain? Avons-nous même la certitude que notre désintéressement est réel, ou réellement libre? Non; cependant nous agissons, et cette action dans l'incertitude est peut-être elle-même une forme supérieure du désintéressement. La plus problématique des idées spéculatives, celle de liberté, vient se confondre avec l'acte le plus pratique de la moralité. Où cesse la science doit commencer la métaphysique, et surtout cette métaphysique en action, plus profonde peut-être que la métaphysique abstraite, cette poésie de la vie, plus inspirée peut-être que la science: vertu, dévouement, amour d'autrui.

 

En définitive, plus les écoles positivistes et utilitaires de notre époque nous montrent dans toutes les actions la part de l'instinctif égoïsme, même sous les formes supérieures de l'«altruisme,» plus éclate le contraste de la réalité mieux connue avec l'idéal vraiment moral que l'humanité s'obstine à poursuivre. Cet idéal existe tout au moins dans l'intelligence, et nous avons maintenant le droit de dire que, de là, il peut passer dans les actes. Le philosophe antique qui fut le plus épris du monde des idées, Platon, n'avait donc pas tort d'opposer à la Nécessité l'Intelligence, et de croire qu'on devient peu à peu semblable à l'idéal que l'on contemple.

Prométhée semble fixé pour jamais au dur rocher de la matière: les liens de la Nécessité l'enveloppent de toutes parts; il regarde autour de lui et ne voit rien qui puisse faire tomber ses chaînes; sa première pensée est une pensée de découragement, ses premières paroles sont des plaintes: «Éther immense, vents à l'aile rapide, sources des fleuves, innombrables ondulations des flots de la mer, voyez comment les dieux traitent un dieu!» Il semble que le jour qui doit terminer ce supplice ne se lèvera jamais. – Pourtant, dans ce corps captif une pensée habite qui ne connaît point de bornes, qui soumet toutes choses, même l'avenir, à ses propres lois, qui pénètre les secrets de la nécessité même, qui domine le temps, l'espace et le nombre, séjour de servitude, et qui entrevoit l'infini, sphère de liberté. L'idée de liberté est l'étincelle inextinguible ravie au foyer des dieux. A cette idée répond un désir que rien de borné ne peut satisfaire; mais ce désir insatiable, qui l'ait le supplice de Prométhée, prépare aussi sa délivrance: le dieu esclave porte déjà la liberté dans sa pensée et dans son cœur. La nécessité, du jour où elle a été comprise par l'intelligence, commence à être vaincue: savoir comment les liens sont noués, c'est savoir aussi comment on peut les dénouer. L'un après l'autre, en effet, Prométhée les dénoue: par la science, par les arts, il semble rendre ses chaînes plus flexibles et recouvrer peu à peu la liberté de ses mouvements. Néanmoins, ses liens ont beau devenir de plus en plus ténus et presque invisibles, il les retrouve par la réflexion, il les retrouve toujours. En même temps qu'il s'y voit enveloppé, il y voit aussi tous les autres hommes: il voit s'agiter, il voit souffrir ceux qui ont reçu le feu du ciel; il entend autour de lui non pas seulement les gémissements de la nature, mais ceux de l'humanité, océan dont les plaintes répondent aux siennes; il s'oublie en entendant la voix de ses frères; en apercevant les chaînes où ils se débattent, il ne voit plus celles dont il est lui-même entouré; sa pensée et son cœur volent vers eux: il voudrait les secourir. Un dernier et inflexible lien le retient encore; un infranchissable obstacle le sépare de ceux qu'il voudrait sauver par son propre sacrifice. Pourtant, la merveille que la pensée et le désir cherchaient en vain, un suprême élan de l'amour paraît l'avoir accomplie: en voulant faire tomber les chaînes de ses frères, Prométhée a fait tomber les siennes; il est près d'eux, il est à eux, il est en eux: autant qu'il est possible à l'homme, il est libre.

FIN
169Voir plus haut, p. .
170Voir p. et suiv.
171Voir p. et suiv.
172Voir notre Idée moderne du droit, livre IV.
173Voir notre Critique des systèmes de morale contemporains, liv. VII.
174Voir plus haut, p. et suiv.