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La Liberté et le Déterminisme

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Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les êtres, c'est que tous les êtres nous semblent des volontés, au moins en puissance, enveloppant quelque chose d'indéfini, des forces grosses de la vie, de la pensée et de l'amour. – Mysticisme, dira-t-on. Qu'importe? L'humanité tout entière est mystique à ce compte. Est-ce que le sentiment universel, dont la vraie poésie n'est que l'expression sublime, a jamais vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?

De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est pas seulement une collection abstraite de qualités et de perfections. Tant qu'il conçoit Dieu de cette manière, comme une abstraction idéale ou comme une formule, il ne l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la perfection comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation dans le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe dans le temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il aimera le Dieu vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet amour de l'homme pour le divin atteint-il son plus haut degré? N'est-ce pas lorsqu'il se représente son Dieu comme la liberté souveraine et souverainement aimante, qui lui a donné l'être sans y être forcée, et qui se donne perpétuellement à tous?

C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours; ce qui ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec indifférence, sans raison intelligible et bonne pour prendre un parti plutôt qu'un autre. Le bien en soi, dont Platon élève l'idée au-dessus de tout, doit être conscient et libre, bon pour soi et par soi, bon aussi pour les autres. Platon l'a entrevu; mais le terme de Bien qu'il employait, το αγαθον, n'indiquait pas assez le côté personnel de la perfection morale, dont le vrai nom est bonté. La bonté est ce qui concentre en soi le plus de choses et ce qui en répand le plus au dehors: une bonté achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou de désintéressement libre, idéal moral que l'homme se propose et qui est le «suprême aimable,» πρωτον φιλον offre ce double caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce qu'il y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de plus impersonnel, puisqu'il est le don de soi à autrui.

On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être est aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins, nous l'avons vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que nous voulons: notre affection, franchissant tout ce qui est extérieur et étranger, sans s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à cette volonté personnelle qui est proprement le moi. En vous aimant, c'est quelque chose de moi que je donne, c'est moi-même que je voudrais donner tout entier, et c'est aussi vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles, matériels et même intellectuels, qui empêchent mon individualité de se confondre avec une autre individualité, et pourtant c'est là ce que je voudrais. Je ne dis pas que je voudrais cesser d'être moi pour devenir une autre personne, ou qu'elle cessât d'être soi pour devenir moi; mais je voudrais être moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux et un: en un mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.

Est-ce là une illusion de l'amour, un vœu chimérique contre lequel doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité physique, ou de la pluralité mathématique, ou de l'opposition logique? Quelle vaine chose alors que l'amour! Comme il serait faux de dire qu'on aime! Car, encore une fois, on n'aime que si on donne, et on ne donne véritablement que si on donne une chose qui ne vous est pas étrangère, une chose qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on se donne soi-même. Tout don de choses extérieures au moi ne suffit ni à l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un objet extérieur, encore faut-il que j'aie fait à son égard quelque acte de bonne volonté qui vienne de moi; et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet qui passe de ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et le visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait pas ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me rendez froidement le même objet, sans y rien mettre de votre cœur, nous sommes quittes sans doute, selon l'expression vulgaire; mais cela veut dire que nous restons à part l'un de l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union affectueuse. Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se paye avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître encore.

Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais se reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est pas prêter; donner enveloppe en son idée quelque chose d'absolu: l'amour vrai ne peut donc être conçu que sous l'idée de l'éternité. Quelle profanation du nom sacré de l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour une année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se donner et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce don prétendu gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme qui se pare des couleurs du désintéressement, esclavage qui usurpe le rang de la liberté. Non, aimer, – s'il y a quelque chose de tel en ce monde, – c'est faire effort pour s'affranchir du temps et pour créer un ordre moral supérieur à la vicissitude des choses matérielles. Si donc le véritable désintéressement est à la portée de l'homme qui le conçoit et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté: aimer, selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est mourir à la vie égoïste pour vivre de la vie universelle, qui est seule vraiment libre.

 
C'est un bien que la mort mette un terme aux nécessités de la vie,
Et cependant la vie tremble devant la mort;
 
 
C'est ainsi qu'un cœur tremble devant l'amour,
Comme s'il avait devant lui la menace de la mort:
 
 
Car où s'éveille l'amour, meurt
Le moi, ce sombre despote;
 
 
Tu le laisses expirer dans la nuit,
Et libre tu respires dans la lumière du matin150.
 

II. – L'amour désintéressé que nous venons de décrire n'est peut-être qu'un haut idéal dont l'actuelle réalisation est impossible à vérifier. Toutefois, l'amour existe au moins en idée, et est-ce là un mode si méprisable d'existence? Faut-il répéter que l'idée n'est pas quelque chose de mort et de stérile? Elle est un motif, mieux que cela, une action déjà réelle d'un être intelligent, une démarche, un mouvement. L'idée de l'amour désintéressé ne se contente pas d'un rôle passif: ambitieuse, elle voudrait être tout dans l'homme et même dans l'univers. Nous pensons qu'il serait meilleur d'aimer conformément à l'idéal que nous concevons, et nous aspirons à aimer de cette manière; par cela même nous nous dirigeons déjà en quelque façon vers l'idéal. En concevant l'amour désintéressé, le pur égoïsme a honte de soi, il se revêt d'autres couleurs, il n'est plus le même qu'auparavant: il s'est embelli de la pensée de ce qu'il désire. Ce n'est encore, sans doute, qu'une transformation extérieure; mais le progrès ne s'arrête pas là. Il nous arrive d'agir réellement sous l'idée de l'amour d'autrui: il y a des êtres qui se dévouent ou semblent se dévouer; il y a de nobles actions que nous n'oserions traiter d'égoïstes, et qui, quand nous en sommes l'objet, nous inspirent une vive reconnaissance; il y a donc des actes conformes, au moins en apparence, à l'idéal de l'amour.

On peut se demander, il est vrai, si ces actions qui semblent désintéressées ne sont pas toujours des modifications de l'égoïsme. Le même objet peut être envisagé sous deux aspects contraires: comme dit Jean-Paul, la mer est sublime ou ridicule selon ce que le spectateur lui oppose dans son esprit. Vous pouvez croire que le désintéressement est la forme la plus raffinée de l'égoïsme, ou au contraire que l'égoïsme renferme en lui un germe de désintéressement qui s'ignore151. De là résulte pour le philosophe cette alternative: ou placer au fond de l'égoïsme le désintéressement, – ou placer au fond du désintéressement l'égoïsme. Nous voilà amenés devant la grande question métaphysique, qui porte non seulement sur des faits, mais encore sur l'essence même de notre volonté. Et on ne pourra la résoudre entièrement par la seule analyse psychologique. Une telle analyse ne saurait établir la certitude du désintéressement; car, êtres imparfaits que nous sommes, nous pouvons et devons toujours nous défier de nous-mêmes et nous dire: – Suis-je bien sûr d'aimer? suis-je bien sûr d'être aussi complètement désintéressé que je voudrais l'être? – Nous demeurerons donc toujours en face de ce doute final: – Peut-être mon désintéressement est-il encore un intérêt inconscient. Doute salutaire d'ailleurs, car il oblige la volonté à agir sans cesse, à aller toujours plus loin et plus haut. Se trouvant toujours inférieure à l'idée qu'elle porte en soi, elle fait effort pour l'égaler et tend ainsi à se développer d'une manière indéfinie.

En même temps que le problème est métaphysique, il est moral; on peut même dire qu'il est, par excellence, le problème moral. Aussi est-ce au point de vue de la moralité que nous devons enfin nous placer pour chercher si l'amour idéal est réalisable. Dans l'ordre moral, aimer n'est plus seulement une joie et un bonheur, c'est une nécessité sans laquelle il n'y aurait ni vraie justice, ni vraie fraternité. La question, ici, prend donc un caractère plus impérieux et appelle une solution plus pratique.

 

CHAPITRE SIXIÈME
PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ. CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE

I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral. – La liberté comme fond de l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement. Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.

II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation de l'idéal moral.

III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif à l'impératif catégorique.

I. – Essayons d'abord de construire l'idéal moral comme nous avons construit celui de l'amour désintéressé, sans nous demander si la réalité répond à l'idée.

Nous avons vu comment Socrate, Platon, les Stoïciens, les Alexandrins, accordèrent à l'amour du bien une puissance irrésistible. On retrouve une théorie analogue dans les spéculations des théologiens sur la grâce, sur l'amour de Dieu inspiré par Dieu même. C'est la forme supérieure du déterminisme. Dans cette forme, comme dans toutes les autres, nous avons déjà rétabli l'idée de la liberté152. Dès lors, au lieu de prendre pour idéal moral un bien abstrait, plutôt vrai et beau que bon, το αγαθεν, l'homme aspire à réaliser un bien actif et personnel, une bonté vraiment libre.

La tendance des moralistes modernes est, en effet, de considérer la liberté comme faisant partie de la fin suprême, comme exprimant non pas la forme du bien, mais le fond même du bien et ce qu'il renferme de meilleur. C'est ce que les stoïciens avaient déjà entrevu; c'est ce que le christianisme a enseigné plus ou moins explicitement. Avec Kant, dans la conception de la moralité idéale, le rôle de l'idée de liberté devient dominant. Mais Kant a fait de la liberté une forme plus négative que positive, et de la loi morale une loi également trop négative et trop formelle: Kant est formaliste à l'excès153. L'universalité de la loi est une catégorie rationnelle à laquelle on n'arrive qu'après des abstractions successives. A vrai dire, ce n'est pas l'universel qui est le premier objet de la volonté morale, mais plutôt la personnalité: le problème moral se pose véritablement en posant face à face deux moi, deux volontés, la nôtre et celle d'autrui. Il ne s'agit pas d'une loi abstraite, mais de personnes vivantes, et à vrai dire d'individualités que nous nous figurons libres. Sans doute, comme nous le verrons tout à l'heure, la conduite d'une personne à l'égard d'une autre peut renfermer virtuellement et en germe une loi d'universalité: la maxime de cette conduite, abstraite des deux termes individuels, peut devenir une loi universelle; il importe cependant de ne pas confondre la conséquence avec le principe. Dire tout d'abord que le bien est l'universel, ce serait se contenter d'un cadre vide et d'une considération toute formelle de quantité. Kant a beau nous affirmer ensuite que le cadre enveloppe quelque chose de réel et même la réalité suprême, comment le savoir? Si nous le croyons, c'est que nous avons rempli préalablement ce cadre par quelque idée plus concrète et plus vivante. L'universalité n'a de valeur que par ce qu'elle contient.

Quel est donc ce contenu de la moralité? Est-ce un bien renfermé en soi ou est-ce un bien qui soit bon pour tous? Est-ce l'universalité de l'égoïsme ou est-ce l'universalité de l'amour? Pour répondre, il faut examiner tout ce qu'implique la liberté, car, nous l'avons vu, l'idéal est liberté; c'est de là que nous devons partir dans notre déduction.

La liberté apparaît d'abord comme l'indépendance à l'égard de ceci et de cela, comme un pouvoir de choisir entre n'importe quels objets, comme une indétermination relativement à tels et tels motifs déterminés. De là le côté négatif de la liberté, qu'on a cherché à ériger en absolu sous le nom de libre arbitre. Mais ce n'est là, évidemment, qu'un moyen pour la volonté de s'opposer à tout le reste, de se replier sur elle-même et d'emmagasiner sa force propre, afin de ne pas dépendre purement et simplement des motifs extérieurs. On ne saurait admettre que l'idéal de la liberté consiste dans cette indépendance toute négative et dans cette sorte d'indéterminisme qui se mettrait au-dessus des raisons. La vraie liberté agit selon des raisons. L'indépendance positive, et non pas seulement négative, doit elle-même avoir un contenu positif. Elle ne doit être indéterminée que par rapport à tels ou tels motifs inférieurs et extérieurs; mais, en elle-même, elle doit être la détermination par un motif supérieur et intérieur: elle doit porter en soi, avoir sa raison d'être, sa propre lumière.

L'unique question est donc de savoir comment la volonté se délivre des mobiles asservissants, pour se déterminer par ceux qui sont conformes à sa direction normale. Or, la volonté peut être déterminée par une idée plus ou moins étroite ou large. Par exemple, elle peut céder à l'impulsion du moment présent ou embrasser l'avenir, et on a toujours considéré comme plus libre la volonté qui sait se maîtriser dans le présent en vue du bien futur: suî compos. La volonté peut même, nous l'avons vu, agir en une certaine mesure «sous l'idée de l'éternité,» c'est-à-dire avec l'intention d'atteindre un bien qui ne soit pas borné à tel ou tel temps: elle peut se proposer, par exemple, une affection éternelle, soit qu'en fait la nature même des choses comporte, soit qu'elle ne comporte pas la réalisation de ce haut idéal. Tous les philosophes ont regardé comme un affranchissement pour la volonté de s'élever au-dessus des considérations de temps. Parmi les dimensions mêmes du temps, il en est une dont nous essayons principalement de nous affranchir par la pensée et par la volonté: c'est le passé. Nous tendons à ne pas répéter simplement ce qui a été, à ne pas dépendre entièrement de ce que nous avons fait, à trouver dans l'idée même de l'avenir une force de réaction contre le passé, en un mot, à réaliser un véritable progrès qui ne soit pas une simple imitation de soi-même. A défaut d'une création ex nihilo, nous tentons une création par l'idée. En un mot, nous ne voulons pas être épuisés par ce qui fut et par ce qui est, nous voulons dominer le temps écoulé pour faire exister le temps futur. C'est là encore pour nous une des figurations de la liberté; il est même des philosophes qui ont vu la liberté tout entière dans ce pouvoir de rompre en quelque sorte avec le passé. Quelle que soit la mesure dans laquelle nous pouvons réaliser cette idée, toujours est-il que, dans les occasions où il faut prendre l'initiative, elle devient une de nos idées directrices.

Nous tendons à nous affranchir des considérations de lieu comme des considérations de temps. Tout en agissant sur un certain point de l'étendue, l'homme peut cependant se proposer une action qui soit indépendante des bornes de l'espace et qui s'étende au monde entier: il peut vouloir, selon la parole stoïque, se faire citoyen du monde, civis totius mundi. Nous concevons l'immensité de l'univers, donc nous pouvons agir sous cette idée et la faire entrer parmi les idées directrices de nos actes: c'est là encore une sorte de libération que l'humanité a toujours rêvée sous des formes plus ou moins symboliques.

Outre les bornes du temps et de l'espace, nous tendons à dépasser les bornes plus concrètes et plus réelles de notre propre corps et des corps qui nous entourent. La «matière», avec son déterminisme mécanique, a toujours semblé un obstacle à l'idéale liberté. Quoiqu'il ne faille pas se figurer un bouleversement possible des lois mécaniques du monde, on peut cependant concevoir qu'un déterminisme encore inférieur et extérieur soit subordonné à un déterminisme plus intime et plus vivant. C'est déjà une libération que de s'affranchir d'une nécessité par une autre qui surpasse la première: un être déterminé par ses mobiles intérieurs sera toujours considéré comme plus libre qu'une machine déterminée par des ressorts extérieurs; et de même, un être intelligent déterminé par des idées, par des motifs réfléchis, sera toujours considéré comme plus libre que la brute déterminée par ses appétits instinctifs. Agir pour une fin consciente, quelque explicable d'ailleurs que soit un tel acte par ses raisons, c'est être plus libre que d'agir aveuglément et mécaniquement. Aussi l'humanité entière a-t-elle vu dans la recherche des fins une forme de liberté.

Parmi les fins elles-mêmes, celles qui ont toujours paru les plus conformes à la liberté idéale, ce sont les fins intellectuelles, les idées, et parmi ces fins, les plus universelles. D'abord, l'idée la plus large et la plus universelle correspond au plus grand nombre possible de déterminations particulières: elle les résume en quelque sorte, comme un symbole algébrique, grâce à sa généralité supérieure, résume une bien plus grande quantité de choses ou de rapports qu'une formule arithmétique. Agir en vue d'une loi universelle, comme le veut Kant, c'est donc certainement faire preuve d'une liberté plus grande et d'une activité moins bornée que d'agir uniquement pour le particulier, sous l'immédiate influence de la sensation. Toutefois, ne l'oublions point, ce n'est pas comme pure forme que vaut alors la loi, c'est comme exprimant le fond à la fois le plus vaste et le plus concret possible, qui n'est autre que la totalité des individus auxquels la loi est applicable. Agir pour tous les individus, voilà la véritable liberté; car, c'est celle qui implique la plus grande indépendance par rapport à toutes les bornes de l'espace, du temps, du corps et de l'individualité même.

Comme, d'ailleurs, nous ne pouvons pas directement atteindre tous les individus, la question se particularise de fait entre plusieurs individus ou entre plusieurs groupes: humanité, patrie, famille. Le plus souvent, c'est une relation entre deux personnes, ou entre une personne et un groupe. Mais, quelque particuliers que soient les termes de la relation, l'être intelligent peut agir à la fois selon les particularités et indépendamment de ces particularités; il tient compte des circonstances, et cependant il se propose un bien universel qui n'est pas tout entier dépendant de ces circonstances.

Pour qu'une telle action soit possible, il faut qu'en une certaine façon nous puissions franchir la sphère de notre individualité propre, de notre moi égoïste. Or, on l'a vu, nous la franchissons d'abord par la pensée, puisqu'en fait nous arrivons à concevoir autrui. Il y a donc dans notre «monade» des fenêtres sur le dehors, malgré le mot de Leibnitz. En second lieu, notre existence n'est pas plus séparée du tout que notre pensée. Il y a en nous-mêmes quelque chose qui ne semble pas uniquement borné à nous-mêmes et dont les métaphysiciens ont proposé des formules symboliques sous le nom d'essence universelle, d'être présent à chacun et à tous. Peut-être comprendra-t-on que la contradiction entre le moi et le tous n'est qu'apparente, si on réfléchit qu'en fait nous coexistons: nous ne sommes pas des atomes séparés par un vide, puisque nous communiquons ensemble. L'égoïsme métaphysique, consistant à croire que je suis le seul être et la seule conscience qui existe, est aussi absurde qu'il est logiquement irréfutable. Enfin, en troisième lieu, si nous avons des points communs par notre pensée et par notre être, il n'est pas irrationnel d'admettre que ma volonté radicale touche aussi par son centre à votre volonté radicale, et qu'il y a une union possible des volontés. Dès lors, l'égoïsme moral n'est pas une nécessité démontrée. La plus grande approximation de la liberté serait précisément l'acte opposé à l'égoïsme, l'acte qui, tout en sortant du fond même de notre individualité, aurait pour fin l'universalité des individus et dépasserait ainsi infiniment par son objet les bornes de notre individuation proprement dite. Cet idéal, il convient de lui donner le nom que la philosophie moderne a adopté: liberté morale. L'idée d'une telle liberté, en se concevant elle-même avec une force de plus en plus grande, peut devenir réellement supérieure à n'importe quelle force particulière et déterminante, à n'importe quoi autre motif ou mobile moins profond, parce qu'elle est la réflexion de la conscience portant tout ensemble sur le fond du moi et sur le fond de tous, en un mot sur ce qu'il y a de plus personnel et de plus impersonnel. Par rapport à une telle idée, quelque incomplète d'ailleurs qu'elle demeure chez l'homme, tout peut prendre pratiquement une valeur inférieure, tout peut s'anéantir en quelque sorte comme le fini devant l'infini. Le progrès de cette idée et du sentiment qui l'accompagne, c'est le progrès de la moralité, qui est identique au progrès de la liberté.

 

La liberté ne se réalise donc que dans la détermination par l'idée d'un bien de plus en plus universel; la liberté est le désintéressement.

Mais, qu'est-ce que se désintéresser, – si on veut appeler la chose d'un nom encore plus positif et plus vivant, – sinon aimer? Nous l'avons vu, en effet, tant que la volonté est renfermée dans la sphère du moi, tant qu'elle reste égoïste à quelque degré, tant qu'elle n'aime pas, son activité est dépendante de certaines limites, et cette dépendance ne peut s'expliquer que par la domination des penchants sensibles et des besoins matériels sur la volonté. Celle-ci, en sa liberté idéale, n'aurait pas plus de raison pour être égoïste et «jalouse» que le dieu de Platon: αγαθω δε ουδεις περι ουδενος εγγινεται ψθονος Aussi, loin d'être envieuse, une volonté entièrement libre voudrait le bien d'autrui, et par conséquent serait tout aimante. La pleine liberté et la pleine libéralité du vouloir, si elle était possible quelque part, voilà le fond de l'infinité réelle, de l'infinité morale, dont l'infinité mathématique ou même métaphysique n'est que l'image.

Ainsi conçu, l'idéal de la liberté n'est plus une idée neutre; c'est ce que Platon appelait «l'universelle essence,» et par là il n'entendait point une abstraction, mais l'unité fondamentale des êtres, inséparable de la variété vivante des êtres. L'objet idéal qu'une volonté vraiment libre prendrait pour fin de ses actes, encore une fois, c'est tous les êtres dans leur unité. Dès lors, nous pouvons dire que la liberté est l'amour d'autrui s'étendant à tous. Et l'amour de quoi dans autrui? L'amour de cette même volonté, capable à son tour de désintéressement, d'amour, de liberté. Ainsi, le vrai fond qui peut remplir la notion trop vide de l'universel, c'est une certaine union des personnes qui n'est autre que l'union de l'amour.

Kant a trop partagé l'opinion selon laquelle l'amour d'autrui est un sentiment tout fatal, une inclination qui n'enveloppe rien de proprement moral ou de volontaire, une inclination purement passionnelle ou «pathologique». Aussi la morale, selon lui, ne peut nous ordonner d'aimer nos semblables, d'aimer le bien même, mais seulement d'agir comme si nous aimions; la justice extérieure est seule, pour Kant, un devoir catégorique, et la charité ne devient un objet de vraie obligation que dans sa manifestation extérieure, non dans son intime foyer. – «Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même. – Ce précepte, dit Kant, exige, à titre d'ordre, du respect pour une loi qui commande l'amour et qui ne laisse pas à notre choix le soin d'en faire ou de n'en pas faire notre principe de conduite. Mais l'amour de Dieu est impossible comme inclination, comme amour pathologique, car Dieu n'est pas un objet des sens. Quant à l'amour des hommes, il est sans doute possible à ce point de vue, mais il ne peut être ordonné, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un par ordre. Dans ce noyau de toutes les lois il ne peut donc être question que de l'amour pratique154.» Kant ne semble pas avoir saisi dans toute son étendue l'idéal de la fraternité morale. «Les désirs, dit-il, et les inclinations, reposent sur des causes physiques155; mais l'amour n'est-il conçu par nous, en son idée, que comme une inclination nécessaire et un désir? – Nous l'ayons vu, si l'amour idéal exclut l'indifférence et cette liberté d'indétermination que Descartes appelait le plus bas degré de la liberté, il n'exclut pas cette liberté supérieure qui consisterait à se déterminer soi-même, quoique non indifféremment: loin de là, la libre union des volontés constituerait, au-dessus du rapport des sensibilités, au-dessus du rapport des intelligences, la vraie et seule réalisation de cet idéal qu'on appelle l'amour.

Telle est aussi la véritable universalité; entendue en un sens plus que logique et plus que quantitatif, l'universalité est la perfection de la liberté même; la liberté ne pourrait être parfaite que si elle était universellement réalisée chez tous les êtres. Voilà pourquoi je ne m'estime pas vraiment et complètement libre tant que les autres ne le sont pas, tant qu'il reste une servitude devant moi: Pour que je sois parfaitement libre, il faut que tous le soient. Et de même, pour que je sois parfaitement heureux, il faut que tous le soient. C'est en ce sens que ma liberté personnelle est universelle. En d'autres termes, il y aurait identité des libertés de tous dans la parfaite liberté d'un seul. C'est dire encore que la plénitude de la liberté serait l'amour pleinement satisfait.

On arrive à la même conséquence, si on considère quelle est la nature du déterminisme. Le déterminisme est une réciprocité d'action entre tous les êtres, qui fait que l'un dépend de l'autre et est solidaire de l'autre; le déterminisme est donc universel. Par cela même, un entier affranchissement du déterminisme ne serait pas seulement une liberté bornée à un individu; car, en vertu du déterminisme universellement réciproque, une liberté tout ensemble isolée et complète est chose impossible. La libération de l'une est donc liée à celle des autres. Un seul être ne peut entièrement se délivrer du déterminisme, tous les êtres à la fois pourraient s'en délivrer. La liberté idéale, qui est comme la limite commune à laquelle tendent toutes les libérations partielles, apparaît ainsi de nouveau comme une liberté universelle, conséquemment comme une fraternité universelle.

Concluons. L'amour étant la fin que la moralité se propose et le fond du bien moral, – dont l'universalité des préceptes n'est que la forme logique, – on peut dire que la liberté, au sens positif du mot et non plus au sens négatif, fait le fond même du bien, car elle se réalise dans l'amour et ne fait qu'un avec l'amour même. La liberté n'est donc pas seulement la forme de la moralité, elle en est l'essence, elle est la moralité même.

II. – Maintenant, la fin étant posée, – fraternité universelle et liberté universelle, – par quel moyen cette fin pourra-t-elle être atteinte?

La méthode morale, comme la méthode de la science et comme celle de l'art, tend à l'unité. Mais notre science, on s'en souvient, ne réussit qu'à unir les choses par des lois tout extérieures dans le temps et dans l'espace, lois dont le mouvement est la réalisation visible: la science n'obtient ainsi qu'une identité de séquences ou de concomitances entre des choses qui demeurent absolument diverses. Quant à la méthode de l'art naturel, que nous plaçons au fond des choses par une conception de finalité en grande partie subjective, elle produit l'organisation avec la vie, et semble relier une variété de moyens à une fin intérieure plus ou moins pressentie; c'est donc un lien supérieur au précédent, qui donne à la variété, sans la détruire, la forme de l'individualité. Cependant les individus, une fois posés l'un en face de l'autre, forment encore comme autant de mondes distincts. L'unité vraie et parfaite est si peu réalisée par le déterminisme intérieur de la vie, – comme par le déterminisme extérieur du mouvement, – que l'histoire de la vie est celle d'un combat dans lequel le plus fort l'emporte sur les autres et subsiste à leurs dépens. La lutte pour la vie et la sélection naturelle assurent le triomphe à l'organisme qui a réalisé intérieurement la plus grande somme de désirs et de puissances prenant la forme de la spontanéité. Ce mode de sélection se poursuit jusque dans les sociétés humaines, tant qu'on demeure au point de vue de l'utilité. Les lois de la science utilitaire par excellence, de l'économie politique, nous montrent la même lutte pour la vie que l'histoire naturelle. Il se produit des antagonismes naturels entre l'accroissement de la population et les subsistances, selon la loi de Malthus; des antagonismes entre la rente du sol et le travail, selon la loi de Ricardo; des antagonismes entre le travail du passé ou la violence du passé, emmagasinés dans le capital, et le travail présent, réduit parfois à l'alternative de, l'asservissement ou de la faim. Les harmonies économiques, opposées par Bastiat aux contradictions économiques de Proudhon, sont des harmonies idéales, que la justice humaine peut seule réaliser, mais que la mécanique et la vie ne sauraient réaliser par elles-mêmes. La mécanique naturelle ne connaît que les lois générales, les genres et les espèces; elle ne connaît pas les individus, qu'elle sacrifie à son fonctionnement régulier et aveugle. Quant à la vie, elle subordonne, elle aussi, les membres au corps, et les membres du corps social au corps lui-même. Pouvons-nous donc nous contenter des lois de la causalité mécanique ou de la finalité sensible, et nous abandonner à leur jeu fatal pour réaliser entièrement l'idéal de la fraternité? – Que ces lois préparent le rapprochement des êtres intelligents et sentants, qu'elles réalisent même ce rapprochement sur un nombre croissant de points, c'est ce qui est incontestable; mais il est certain aussi que, ni dans le présent ni dans l'avenir, une complète réconciliation des intérêts n'est possible par cette voie entre les hommes. Il y aura toujours des circonstances où se posera ce problème: – Mon bonheur et le bonheur d'autrui étant contraires, comment agir? comment trouver dans les lois de l'intérêt une raison déterminante du désintéressement? Socrate aura beau répéter que nous ne devons jamais mettre notre bonheur en opposition avec celui des autres, parce qu'en réalité tous les biens ne font qu'un dans le bien suprême, et que bien pour moi, bien pour vous, bien en soi, sont dans le fond une seule et même chose. – On pourra toujours répondre que cette unité est un simple idéal: au point de vue de la réalité présente elle est fausse; au point de vue de la réalité future, elle est invérifiable par l'expérience et indémontrable par la raison.

150Dschelaleddin, cité par Hegel, à la fin de la Philosophie de l'esprit.
151Voir, sur ce sujet, notre Critique des systèmes de morale contemporains.
152Voir la première partie, .
153Voir la critique de la théorie Kantienne dans nos Systèmes de morale contemporains.
154Raison pratique, p. 263.
155Ibid., p. 265.