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La Liberté et le Déterminisme

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CHAPITRE QUATRIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU

I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.

II. Apparence de la liberté dans la beauté même. – Théories de Plotin et de Kant.

III. La grâce comme symbole de la liberté. – Insuffisance du point de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté.

I. – Le jugement et le sentiment esthétiques semblent essentiellement désintéressés, et Kant a même cru pouvoir dire qu'en ce sens ils sont libres. N'entendons pas par là une liberté d'indifférence et d'indétermination, qui serait incompatible avec la réelle détermination de notre esprit en face du beau; le sentiment esthétique n'est libre qu'en ce sens qu'il paraît indépendant de toute contrainte mécanique et de tout intérêt sensible; en cela il ressemble au sentiment moral. Quand une chose affecte agréablement mes sens, elle ne me laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement en moi un effort pour la posséder ou posséder des objets de même nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte vers l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la beauté: en sa présence, je tends à me délivrer de tout appétit, de toute contrainte sensible. Je tends aussi à être libre de tout calcul d'utilité personnelle et même d'utilité générale: en jugeant cette seconde sorte d'utilité, j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de l'objet, ma volonté, serait encore «liée» dans ses sentiments et dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette finalité, une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence du beau, la volonté semble se dégager non seulement de la nécessité mécanique et téléologique, mais même de cette nécessité morale qu'on se fait à soi-même en se liant au bien par une finalité volontaire. Le sentiment esthétique est le seul où la volonté se maintienne, comme en une région intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon Kant et Schiller, – dont Spencer a reproduit la pensée, – le plaisir du beau serait une sorte de jeu supérieur: on agit pour agir, on pense pour penser, on sent pour sentir, on se meut pour se mouvoir; en un mot, on exerce ses facultés sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le développement harmonieux, la vie débordante et sans obstacles, l'exercice en pleine liberté.

Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré le caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique de notre amour pour le beau. Le sentiment esthétique a pour caractère d'intéresser notre être tout entier, les sens et l'intelligence aussi bien que la volonté, en un mot toutes les fonctions de la vie. On peut cependant accorder à Kant que le sentiment du beau, au milieu même du plaisir sensible, est un commencement de désintéressement intellectuel et volontaire, une sorte de libération par rapport aux besoins et aux désirs inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment, quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de moral.

II. – Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est une des formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle quelque image de ces trois choses en dehors desquelles la pensée ne peut rien concevoir: la nécessité mécanique, la finalité, la liberté idéale. Selon l'école platonicienne et surtout Plotin, la beauté offre d'abord une matière, c'est-à-dire une diversité soumise aux lois de la nécessité mécanique, puis une forme qui domine la matière et l'organise, comme la vie organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans toute beauté sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît quelque chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il semble qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et prenne par là conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies que font les voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence le sentiment des harmonies qui sont en elle: lorsqu'elle entend ces harmonies au dehors, la beauté du dedans lui devient plus sensible. «Quand les sens aperçoivent dans un objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une substance sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte en lui-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur sympathie avec ce type intérieur147.» – Kant admet également que la beauté, outre sa matière, suppose une forme contemplée par nous; de plus, pour être vraiment et objectivement belle, il faut que cette forme paraisse indépendante de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en outre qu'elle soit considérée indépendamment: 1o de toute la causalité mécanique qui sert à la produire; 2o de tout rapport avec une fin extérieure ou intérieure. En effet, la causalité mécanique est nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante disparaît pour nous quand nous ne voyons plus dans un objet qu'une machine mue par des ressorts, qui pourrait être démontée sous nos yeux. Quant à la finalité extérieure ou utilité, elle imprime encore à l'objet un caractère de nécessité. La finalité intérieure elle-même, ou la perfection, a encore quelque chose de nécessaire: pour juger de la perfection d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce que doit être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle est avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa «nécessité intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit être un octogone, je déclare parfaite géométriquement toute figure qui, dans son ordre intérieur, me paraît remplir les conditions exigées par la définition même; au contraire, selon Kant, dans la forme que je juge belle il y a bien une concordance des parties entre elles et avec le tout, mais cette concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre pas un caractère réfléchi et intentionnel, mais un caractère en apparence spontané et inspiré. Aussi, quoique la forme de la finalité se trouve dans l'objet beau et que tout y semble à la réflexion organisé en vue d'une fin, cette fin, néanmoins, ne semble pas avoir été conçue abstraitement, pour être ensuite réalisée: elle semble avoir été atteinte par une spontanéité de la nature et, dans les œuvres d'art, par une vive inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté aveugle et de la volonté réfléchie. La beauté «pure», – la seule proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers, – ne paraissant soumise à aucune condition «mécanique» ou «téléologique,» exprime donc quelque chose qui semble échapper tout ensemble à la nécessité physique et à la nécessité finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la beauté libre. Toute beauté qui, au contraire, dépend de certaines conditions imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique, soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est une beauté liée et comme attachée à autre chose qu'elle-même.

Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère «libre» de la beauté, en voulant l'élever trop complètement au-dessus de toute finalité, comme il a élevé le sentiment du beau au-dessus de tout désir. Le beau n'est réellement séparé ni de l'agréable ni du bon. Dans son esthétique comme dans sa morale, Kant est trop formaliste; ce qui fait le fond de la vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas une pure forme où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout sensibilité et volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans la beauté véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est la grâce.

III. – Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement facilement accompli et facilement perçu, les lignes flexibles, continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse, la plus grande exertion de force avec le moins de perte et de dépense possible. Au point de vue physiologique, elle exclut tout ce qui sent l'effort, le labeur de la réflexion, la sujétion de la volonté; elle exige l'aisance naturelle, le plus grand effet avec les moindres moyens, en un mot, l'inspiration en apparence spontanée qui trouve sans chercher. La grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne lui est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour atteindre une fin, et qui semble vouloir se répandre au delà de toutes limites. Il y a par cela même dans la grâce une image de l'infini et de l'absolu, et c'est ce qui fait qu'on la nomme «divine.» Au point de vue moral, la liberté étant le principe de la libéralité, la grâce est un don, et un don désintéressé: le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la surabondance et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling; et c'est là ce qui la rend aimable148. Kant disait que la beauté est la représentation symbolique de la moralité; on peut dire plus particulièrement de la grâce qu'elle est, au point de vue moral, le symbole de la bonté aimante.

 

La grâce, que les anciens appelaient χαρις et qu'ils ne séparaient point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme réellement nécessaire et d'un organisme où les parties dépendent réellement du tout, exprime et fait entrevoir, comme dans un songe, un principe affranchi de toute nécessité matérielle ou formelle: la grâce est, selon nous, l'expression esthétique de l'idéale liberté.

Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien dans le beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces, et à ce qui les aime les amours». Ce n'est pas par elle seule que la forme belle a le pouvoir d'exciter l'amour: tandis que le regard de l'intelligence embrasse cette forme, la volonté en franchit les limites et place derrière la forme, comme le fond dont elle dérive, une volonté vivante, qui aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.

La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la beauté», nous invite donc déjà à concevoir un principe d'action et de détermination spontanée qui serait supérieur aux fatalités mécaniques; elle est l'intermédiaire entre le monde matériel et le monde moral. Elle paraît figurer la liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire, une limite et un sacrifice: par cela même la beauté est une expression de la «vie heureuse», de la félicité. Lorsque plus tard, par un dernier effort, la liberté semble s'être élevée au-dessus de toute limite et de tout sacrifice, dans la plénitude et l'infinité de l'amour d'autrui, elle réunit en soi la sublimité morale et la grâce morale. S'il y a grâce et beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il y a grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la charité.

Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant l'illusion de la liberté, tend à détruire le charme moral du beau et enlève à la beauté de son prix. Cependant, une fois complété par l'idée de liberté et par le désir qu'elle excite, le déterminisme moral peut suffire à la rigueur dans le domaine de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout de nature contemplative, nous fait pressentir une lointaine liberté dont la grâce est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son foyer même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer son existence.

CHAPITRE CINQUIÈME
L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI

I. Idéal de l'amour. – 1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.

II. Réalité de l'amour. – L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral.

Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est l'amour d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne. Élevons-nous donc à ce nouveau point de vue. Illusoire ou vraie, l'idée de liberté fait-elle le fond de ce que nous nous représentons comme un amour désintéressé?

I. – L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est l'harmonie des sensibilités, la «sympathie» dont parle l'école anglaise. Dans cette sorte de contre-coup que les joies ou les peines d'autrui trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité et de la fatalité est dominante; aussi la sympathie, sous son air de désintéressement, cache-t-elle encore une sorte d'intérêt élargi. Deux cours qui battent malgré eux d'un même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore. Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un vouloir satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble annoncer déjà une union générale et naturelle des volontés. Supprimez ce commencement de volonté ou d'activité dans le plaisir même, et vous réduirez la sympathie à un accord de sensations brutes.

L'harmonie des intelligences est la préparation de l'amour, elle n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des désirs et des volontés y est plus évidente. Penser en commun la vérité, c'est la vouloir en commun, c'est aimer un même objet qui sera entre les volontés un trait d'union.

Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union des volontés; non pas seulement leur union avec un objet conçu et poursuivi en commun, mais leur union entre elles, qui fait qu'elles se veulent mutuellement. Aimer quelqu'un, c'est le vouloir, lui, et non autre chose.

Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à cette question, examinons successivement le sujet et l'objet de l'amour.

En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir, semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste Comte nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination fatale vers le moi comme centre, l'altruisme est une inclination fatale vers autrui comme centre; mais l'altruisme, au fond et absolument, n'est pas plus désintéressé que l'égoïsme, auquel l'école anglaise le ramène. Qu'importe qu'un mouvement soit un mouvement d'expansion ou de concentration, s'il exprime toujours la nécessité d'un désir cherchant à se satisfaire? Deux corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que deux corps qui se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons confondre l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que ce dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu amour est égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour que je vous aime, vous, et non pas moi, il faut que je n'aie pas absolument besoin de vous, que je ne sois pas poussé fatalement vers vous par un intérêt comme celui que je prends à ma nourriture et à ma santé. Quel gré pourriez-vous me savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le droit de dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je vous donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un don qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi; loin d'être aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour vrai existe, il ne peut commencer qu'avec le consentement de la volonté et là où cesse la fatalité du besoin; il doit se montrer avec la liberté d'une nature qui donne parce qu'elle est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si le désir est «fils de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa pureté idéale est la Richesse même149. Dans le fait, l'être le meilleur en soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le meilleur pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui demande le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir diminuent, l'amour semble grandir; avec le progrès vers la liberté croît la libéralité. Le besoin n'est donc que le point de départ et la condition première dont l'amour aspire à se dégager de plus en plus comme d'un obstacle. L'enfant n'aime d'abord sa mère que par besoin; mais déjà, avec son premier sourire, semble se révéler le premier don d'un amour désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire, aurore de l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce qui en fait aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole de l'idéale et parfaite bonté, souverainement libre de tout besoin et par cela même souverainement libérale, qui, pour appeler toutes choses à l'existence et à la vie, n'aurait qu'à laisser entrevoir à travers l'infini sa grâce radieuse. Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en soi engendre l'univers par son rayonnement, Dieu crée le monde par son éternel sourire.

Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons nous-mêmes à le faire, et si de plus nous parvenons à nous le faire rendre, nous nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de l'amour donné et de l'amour rendu. Par là nous nous sentons plus actifs, par là aussi plus heureux. Créer l'amour en soi et hors de soi, c'est créer ce qui seul a une valeur infinie et un prix inestimable: l'amour volontaire.

La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment aimable, comme elle rend le sujet aimant; la liberté, seule capable d'aimer par elle-même ou, en un mot, d'aimer, – car aime-t-on véritablement si on n'aime pas par soi-même? – paraît aussi seule digne d'être aimée pour soi.

Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon, que j'aime en vous, c'est la bonté personnelle que je vous attribue. La théorie platonicienne aboutit à des conséquences que Pascal a exprimées sous cette forme originale: «Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.» Quoi qu'en dise Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des qualités générales, mais à des individus, ou à des choses qu'on individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple illusion d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied de la pensée de Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi je l'aimais, j'aurais répondu: – Parce que c'était lui; – et si on lui eût demandé pourquoi il m'aimait, il aurait répondu: – Parce que c'était moi.» Et en effet, l'amour suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de l'individualité: quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez énuméré les conditions rationnelles de l'amour, mais vous n'aurez pas montré la cause réelle et concrète, l'unité synthétique du caractère, la vie individuelle supérieure à toutes les abstractions logiques.

Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime une personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette personne. – Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie! La beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure qu'elle me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle, mon esprit cherche l'esprit; séduit surtout par le regard, où plus qu'ailleurs la pensée brille et se fait visible, il monte comme dans un rayon de lumière vers l'invisible foyer qui l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce à la mémoire, est-ce au jugement, est-ce à la pure intelligence que s'attache mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces qualités, il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus loin et plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où rien ne lui semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui n'est pas la pure intelligence, n'est pas non plus la pure puissance; car cette dernière, par elle-même, peut aussi bien être terrible qu'aimable. Même quand elle s'unit à l'intelligence, quand elle est ordre et harmonie, la puissance semble encore une manifestation extérieure de quelque principe plus intime et plus profond. Quel est donc enfin ce principe dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon l'appelle le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour qu'en aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce bien puisse vous être attribué et qu'en définitive il soit vous; il faut donc qu'à tort ou à raison il m'apparaisse comme un bien volontaire et conscient, comme un bien qui se veut lui-même, et qui ne se veut pas seulement pour soi, mais pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous, c'est la volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où le bien devient vous-même et où vous-même devenez le bien. Je ne pourrais aimer en vous une liberté indifférente, abstraction faite du bien, une volonté indéterminée ou une pure puissance; je ne pourrais non plus aimer en vous un bien abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu par vous, non accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas vous-même. C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien voulu qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où s'unissent les deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce autre chose que l'amour même? Donc, en dernière analyse, ce qui est aimable, c'est ce qui est aimant. Ce que mon amour cherche par-delà l'organisme visible et, dans la conscience même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure intelligence, c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la volonté, devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté, pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé d'elle comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle soit non seulement volonté du bien, mais volonté de mon bien. Dans cet échange de l'amour, je n'aperçois plus, même là où elle pourrait subsister, la fatalité physique, ni la nécessité logique ou mathématique, encore moins une liberté d'indifférence et d'indétermination; l'amour, s'il est réalisé quelque part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la fois de moins indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien, là où je crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude, comme si elle était la plus sûre des déterminations; et cependant, c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique ou logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est que je crois sa liberté trop maîtresse de soi pour être détournée par des accidents extérieurs. J'aime, je suis aimé; c'est pour la bonté que j'aime, et c'est pour ma bonté que je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde idéal, je ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort, et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.

 

Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible, ne peut s'adresser qu'à des personnes, et de plus, c'est la liberté réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux tout le prix de l'amour; en aimant, nous désirons être aimé, et dans ce retour de bienveillance de la part d'un être que nous supposons libre, mais nullement indifférent et indéterminé, nous croyons voir comme une grâce qu'il nous fait. Aussi la première et la plus précieuse des qualités chez l'être aimé, c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on pas à celui qui est aimant? Une foule de petits défauts, qui choqueraient dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la personne aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la bonne volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids chez elle que chez d'autres. Quand même quelqu'un que nous aimons perdrait toutes ses qualités, en conservant cette seule qualité de nous aimer, ne l'aimerions-nous pas encore? Peut-être même l'aimerions-nous davantage, parce que nous espérerions le ramener au bien; car on semble aimer davantage quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et l'amour, cette source de vie surabondante, préfère donner que recevoir. Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le fils qui lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il n'est point de laideur matérielle ni même morale que ne transfigure le sourire divin de l'amour. Donc, non seulement je puis aimer un être qui veut le bien, mais encore qui l'a voulu, qui le voudra peut-être, et même ne le veut pas, surtout s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore une fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général qu'un amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux de l'égoïsme: c'est la conviction du prix inestimable qui appartient à l'amour et qui lui vient principalement du don de soi-même. Nous pressentons vaguement que le vrai fond de l'être, c'est la volonté aimante, et que ce qui est le plus nous-mêmes est aussi ce que nous pouvons le plus donner à autrui. Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la personne, quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout pour moi qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je serais injuste, non en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.

Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le à une nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle, vous aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est fatal en vous, c'est ce qui est produit par autre chose que vous-même, c'est ce qui est vraiment autre que vous. Si je n'aime en vous que ces choses étrangères, je ne vous aime pas vous-même; pour que ma volonté vous veuille, il faut qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que votre volonté soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne. Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont l'amour serait la résultante d'un mécanisme, et même pour un «automate spirituel?» Il aurait beau me suivre partout et graviter autour de moi, je ne lui en saurais aucun gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais encore moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas. Dans cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait. Elle pourrait avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques, physiques; il lui manquerait toujours la vie, l'activité, une personnalité plus ou moins ébauchée, un moi enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour puisse se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui semble pas purement fatal.

Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée de raison et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux un individu. J'aime dans l'animal une personnalité encore incomplète, mais qui fait effort pour se développer, une personnalité à demi virtuelle, à demi réelle. Le chien que j'aime et qui m'aime n'est pas un automate; en l'aimant, je lui fais une sorte de grâce consciente, quoique non arbitraire, puisque ses qualités motivent mon affection; et en m'aimant, il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer, – science et volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement pour être réelles. De même, dans la plante, je vois une individualité qui fait effort pour se développer, une ébauche de l'animal, qui est lui-même une ébauche de l'homme. Je m'intéresse à cet être qui veut vivre, qui veut agir, qui semble chercher à sentir et à penser, qui paraît même quelquefois sensible. Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il possède un moi en germe, et je ne saurais demeurer complètement indifférent à son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à cette vie plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce bien qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai donné mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement, quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs comme un retour à mes soins, je l'aime véritablement. Que les esprits superficiels sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle m'a données une certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme exclusif aura beau dire: «fatalité, pur choc d'atomes, pur automate,» il doit y avoir là autre chose que la nécessité brute; il y a là au moins ce principe inexpliqué, la vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et une volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi j'aime la fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une âme, la femme qui s'éprend comme le poète pour une fleur, ont, après tout, une idée plus vraie de la vie universelle que le partisan du mécanisme exclusif, qui la croit semblable aux rouages inertes d'une machine. Que le savant combine ses molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la nature intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative de sa science ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs et se jouera autour des choses; c'est à lui, s'il croit avoir tout expliqué et trouvé le dernier mot de la vie, c'est à lui, dis-je, et non au poète, qu'on pourra demander: – Qu'est-ce que cela prouve?

147Plotin, Ennéades, I, VI, 3.
148Voir sur ce sujet M. Ravaisson, La philosophie en France.
149Voir notre Philosophie de Platon, t. II, page 575.