Za darmo

La Liberté et le Déterminisme

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Si ce n'est point là la réalité actuelle, c'est du moins l'idéal que nous arrivons à nous proposer, à désirer, à réaliser progressivement par le désir même que nous en avons. Le terme du désir, n'est-ce pas en effet d'être affranchi du désir même, c'est-à-dire de l'effort, pour jouir librement de la félicité? Et d'autre part, n'avons-nous pas vu que le désir, qui se retrouve au fond de l'idée, tend à réaliser son objet en le concevant?

CHAPITRE TROISIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA CONNAISSANCE. – THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI

I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif. – En tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté. – Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance.

II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement du désir et du vouloir. – Projection du moi.

La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette satisfaction totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le fond de toute notre vie mentale. Cette tendance organise le déterminisme même en vue de la liberté. Suivons-la donc dans les diverses manifestations de la vie mentale: la connaissance, l'art, l'amour, enfin la moralité.

Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté dans la formation de la connaissance.

I. – Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir, désirer, vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action et des bornes qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se sentirait et se verrait lui-même marcher, par une conscience permanente de son action ou par une sorte de transparence intérieure, et qui en même temps aurait la conscience de ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez l'image du désir devenu intelligence.

En se concentrant dans une direction déterminée, la force consciente renferme sa réaction dans des limites: l'abstraction n'est que la conscience de cette direction exclusive du désir.

Quant à la généralisation, la chose à laquelle elle correspond, par exemple la couleur en général, ne peut se représenter comme objet et matériellement. Rien de moins général que le mot couleur, abstrait parmi les sons et extrait de leur nombre; rien aussi de moins général que l'image du bleu ou du blanc, extraite et abstraite parmi les autres; mais ce qui est général et relativement illimité, c'est moi qui abstrais, et j'ai d'autant mieux conscience de mon pouvoir indéfini que je réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma représentation. Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute à la plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en soi que le mot couleur? C'est le son cou et le son leur, voilà tout. J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que lui importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile, changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et ma puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son aide je passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus léger que mon bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de même si je voulais appliquer l'image du bleu à celle du rouge: la première, ayant encore trop de choses qui lui appartiennent en propre, me résisterait comme par une force opposée à la mienne. Aussi je tâche de ne retenir des sensations et des images que ce qui est strictement nécessaire pour empêcher ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant, je diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au profit de mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des entraves, plus le champ est libre pour ma pensée. La généralité que je crois voir alors dans l'objet est simplement la liberté intellectuelle que je me suis donnée à moi-même. Un boulet de mille kilogrammes, auquel je suis attaché par une chaîne, exclut toute généralité en me retenant à un point fixe; un boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus général, parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non sans effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore, et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire, ce n'est pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma puissance de me mouvoir; le poids est au contraire une limite à l'extension de cette puissance. Voilà pourquoi je m'allège autant qu'il est possible, changeant les sensations en images, les images en mots, les mots en chiffres ou en lettres; je ne retiens que la quantité de contre-poids nécessaire pour maintenir en équilibre ma pensée.

L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction quelconque, à maintenir et à continuer mon action intelligente diffère-t-il de ce qu'on appelle l'affirmation? Dès que j'agis avec le sentiment ou la conscience de mon acte et des modifications qu'il subit, on peut dire déjà que j'affirme; car mon action, en même temps qu'elle est faite et sentie, est pour moi affirmée. Nous ne franchissons pas encore le subjectif: à ce point de vue, affirmer et agir avec la conscience de son acte sont même chose.

En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement; les limites apparaissent alors avec la résistance, dans le sentiment complexe de l'effort. Moins mon expérience est grande, c'est-à-dire moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le sentiment de ma primitive énergie, de mon réservoir de force. Aussi ma volonté va-t-elle de l'avant avec audace et presque toujours trop vite; elle anticipe, elle induit, elle croit, en se fondant sur le sentiment de sa propre activité et de sa vitesse acquise. C'est ce qui fait que l'enfant et le jeune homme croient en eux-mêmes et, d'une manière dérivée, croient dans la persistance des autres choses encore peu nombreuses qu'ils connaissent.

Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'induction à la multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le point de vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est l'énergie subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre chose la valeur objective de cet acte ou sa conformité avec les objets extérieurs; nous n'en sommes encore qu'au premier point de vue, et alors la force de notre élan dans l'induction ou dans l'affirmation n'est nullement proportionnelle au nombre des expériences. Une seule expérience suffit pour me faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma volonté et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que je ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent à cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à la force d'un courant, la croyance inductive ressemble à sa vitesse. L'une engendre l'autre: croire, au fond, c'est sentir sa puissance de vouloir et son désir d'agir, c'est en faire à la fois l'exertion et l'assertion, c'est avoir la conscience d'une certaine activité intérieure qui ne se manque pas à elle-même et se traduit par le mouvement. Aussi la croyance accompagne l'action et peut précéder en ce sens l'expérience extérieure. Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et surtout justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les limites extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi dire le dessin. L'expérience détermine et endigue le courant du vouloir primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment et qui garde la conscience permanente de son effort.

Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter, en d'autres termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer d'obstacle, cette faculté d'exercer sans échec sa puissance répond à ce que Descartes nomme l'évidence, qu'il n'a point définie suffisamment. L'évidence, après tout, se réduit pour nous à notre énergie ou conviction intérieure. «Je suis certain de telle chose,» ou «telle chose est évidente,» équivaut à dire: «Je veux et me meus librement dans cette direction, je marche dans une voie entièrement libre.» Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est simplement traduire ses actions et ses mouvements; et il semble que toutes nos démonstrations finissent par se réduire à celle de Diogène, qui affirmait le mouvement en marchant. Les choses évidentes sont les voies dans lesquelles je n'ai jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute que je n'en trouverai jamais dans l'avenir, je n'affirme point une chose que je sais (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je crois et induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction dans laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique dont il est la formule. Ce fond pratique n'est pas le libre arbitre, la volonté indifférente qui choisirait entre des affirmations contraires; mais il est le désir, l'action, le vouloir tel que nous l'avons défini plus haut, comme tendance radicale à dépasser toutes bornes.

Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne dépendent pas de nous, plus sera grande dans leur réalisation la part des antécédents extérieurs, plus nous serons exposés aux échecs et aux erreurs de toutes sortes. Une proposition certaine est donc celle qui porte sur des choses que nous pouvons réaliser; or les choses que nous pouvons réaliser sont celles qui dépendent le plus de nous, ou même exclusivement de nous, par conséquent les choses les plus dépendantes de notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la plus certaine, parce qu'elle exprime simplement ma volonté même, mon désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est chaud,» exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de me mettre en présence du soleil par une série de mouvements et de déterminer occasionnellement la sensation de chaleur; mais, comme ici tout n'est pas déterminé par mon désir, la part de l'incertitude se montre: il faut que l'action et les mouvements du soleil achèvent mon action et mes mouvements propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse demain, il faut que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil est chaud». Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi dire à ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels au point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition unique dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de moi, en augmentant la part de mon action propre, d'augmenter aussi ma certitude; plus j'agis et me meus, plus je sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir, c'est faire.» On peut dire encore: – Savoir de science absolue, ce serait être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer absolument que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se trouverait le seul véritable à priori, puisque la liberté serait antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est là un type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue, l'idéale liberté est au bout du déterminisme même, qui est le propre domaine de la science.

 

II. – Maintenant, comment passons-nous à l'objectif, à l'affirmation d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle existence, des causes? Ce passage, objet de tant de controverses, a lieu, selon nous, en vertu d'un déploiement du désir et de l'activité volontaire, où se retrouve la tendance à la liberté, et à l'indépendance. La volonté, en s'exerçant, a conscience de choses voulues par elle ou, si l'on préfère, désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas voulues ou désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma volonté a conscience d'une limite à son développement, et d'une limite qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première partie de la ligne que ma volonté suit, des modifications avec la volonté, ou actions; sur la seconde, des modifications sans la volonté, ou passions, et même des passions douloureuses. L'exécution n'est point adéquate à la volition et au désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché et limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre ainsi son exécution; elle la franchira par une loi de conservation analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi prend ici la forme d'un élan spontané. Par là la volonté se projettera elle-même en quelque sorte sur les modifications autres que ce qu'elle avait voulu ou désiré. Il en résulte une sorte de système à quatre termes, ainsi conçus: d'un côté une volonté restant la même et produisant toujours les mêmes modifications agréables, désirées par elles; de l'autre côté la même volonté se prolongeant avec d'autres modifications désagréables:

PREMIER MOMENT
Même vouloir où même désir
|
Mêmes modifications, agréables
DEUXIÈME MOMENT
Même vouloir
|
Autres modifications, désagréables

La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était suffisant et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme de toute force, de tendre naturellement à maintenir son identité et sa direction. Or, dans ce système, il y a une sorte de contradiction: la même volonté consciente, après avoir coexisté avec les mêmes modifications, voit, tout en restant la même, se produire d'autres modifications; ce qui lui donne la conscience du même et de l'autre. En fait, le contraste de ces modifications, – plaisir d'abord, puis douleur, – est complet; et je ne vois pas l'antécédent de ce changement dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté sentante et mouvante, qui tend, comme toute force, à se rétablir avec la moindre altération possible, continue alors à se concevoir: dans l'échec que lui fait subir l'obstacle, elle le franchit en se plaçant derrière l'obstacle même par la pensée et par l'association des idées. Seulement, elle est obligée de changer en quelque sorte le signe positif en signe négatif, le signe moi en signe non-moi, l'identité en différence. Elle était d'ailleurs en possession préalable de ces signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait acquis déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions de différence, de modification et de volonté pour concevoir, derrière les modifications différentes, une volonté différente. L'enfant ne tarde pas à projeter ainsi un autre moi derrière les modifications qui lui sont contraires, à construire en se dédoublant d'autres volontés opposées à la sienne; il prolonge le vouloir au delà du pouvoir et ramène le passif à l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie dans le système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient alors le suivant:

PREMIER MOMENT
Même volonté ou même désir
|
Mêmes modifications
DEUXIÈME MOMENT
Même volonté
|
Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction du même et de l'autre)
SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT
Autres modifications
|
Autre volonté

Ce troisième moment est l'application de la distinction du même et de l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante et motrice avec la moindre altération possible. Ainsi s'opère le dédoublement qui permet à la volonté de se maintenir d'accord avec soi tout en s'opposant à soi; de sorte que, par un phénomène singulier d'optique intérieure, la volonté consciente ne se divise que pour maintenir son unité; elle ne conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus possible se concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en formules nécessairement abstraites, la construction psychologique de l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à notre avis, le seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en fait nous ne pouvons réellement sortir de nous-mêmes et de notre conscience. Encore une fois, quand ma volonté en exertion motrice vient se heurter à un obstacle, outre qu'elle tend à le surmonter réellement, elle tend encore à le surmonter idéalement, en se prolongeant par la pensée au delà des bornes où expire son action effective; le vide que le désir trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse, est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout, quand moi je vous conçois, je suis obligé de vous construire, et de vous construire avec moi-même: vous me donnez ou m'imposez certaines modifications et sensations que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour ainsi dire à mon image et à ma ressemblance146.

D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une autre existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant place dans sa mère ou dans son père et jusque dans l'objet matériel qui lui a fait mal, semble être une simple thèse, la plus élémentaire de toutes. La volonté et le désir, – comme la nature, dont le désir ou quelque chose d'analogue semble aussi faire le fond, – «agit par les voies les plus simples,» c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce sens, les plus indépendantes et les plus libres.

– Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une seconde volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une seconde cause, et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à concevoir une infinité de causes, de mouvements et même de sensations plus ou moins affaiblies dans ce «non-moi» qui, au premier abord, est un? – Il faut pour cela se placer soi-même dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de quelque manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que nous avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre volonté, en se concevant double, suit la loi de la moindre action, mais encore elle fait suivre cette loi à la volonté extérieure, à la force extérieure qu'elle suppose et se représente: elle la fait se diviser à l'infini. Je répète la même hypothèse d'une volonté autre que la mienne, d'une tendance différente de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit une modification passive et reçoit le mouvement au lieu de le transmettre: il y a en moi une certaine sensation quand je transmets le mouvement et une sensation différente quand je le reçois; j'accole la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la notion d'une pluralité de causes et de forces motrices. Les objets extérieurs servent simplement de miroir et, par un jeu de réflexion, en arrêtant ma volonté m'en renvoient l'image, qui ensuite se multiplie à l'infini dans une perspective sans fond.

Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences, je n'ai donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en concevoir une infinité. Nous avons déjà vu comment nous généralisons et induisons, c'est-à-dire comment nous élevons d'une certaine manière les choses à l'infini. Objectiver, c'est supposer une autre volonté; quand j'ai accompli une fois et mille fois cet acte, j'ai conscience d'une tendance identique à l'accomplir encore. En objectivant cette tendance, cette puissance indéfinie qui est en moi et qui demeure indépendante, je suppose une possibilité indéfinie de causes ou de volontés et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition universelle, à une totalité de causes pour la totalité des effets. – Ce n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse. – Je l'accorde; le principe de causalité métaphysique (qu'on pourrait aussi bien appeler causalité psychique, pour le distinguer du principe des conditions ou lois scientifiques), n'est réellement que la première et la plus élémentaire, par cela même aussi la plus générale des hypothèses, qui permet à notre volonté de se maintenir le plus intacte, en concevant un monde de volontés et de forces. C'est même mieux qu'une hypothèse intellectuelle: c'est une thèse sans raisonnement, une position naturelle; ou plutôt c'est une marche naturelle, une continuation d'action qui se ramène à une continuation de désir. En définitive, avez-vous vraiment conscience de l'universalité des causes efficientes, de manière à admettre cette universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez idéalement d'autres volontés, et vous partez de là pour marcher en tous sens; votre succès vous fait alors croire à une action du dehors, quoiqu'il vienne d'un élan intérieur et d'une réaction du dedans. C'est le désir d'indépendance et d'indétermination qui nous fait précisément déterminer toutes choses par la pensée, dans la mesure compatible avec le maximum d'indépendance et le minimum d'effort.

Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel ne saurait procéder de notre causalité particulière, de notre moi, de notre volonté individuelle. – Pourtant il faut bien que nous portions en nous de quelque manière ce qu'on nomme l'universel; il faut que nous trouvions ainsi en nous le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor Cousin, ce pouvoir était une faculté particulière, la raison, mais une faculté n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive volonté et raison s'identifient dans la conscience. La «raison,» sans la sensation et la volonté, est une pure abstraction, comme l'objet même qu'on lui donne, qui serait je ne sais quel infini indéterminé; la raison n'est vivante et concrète que dans le vouloir et le désir. Quant aux idées d'individualité et d'universalité, elles semblent toutes relatives: la conscience proprement dite les domine. Là je vois ce qu'il y a de plus individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais là aussi je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit réel ou formel, n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne se faire jamais défaut à elle-même et dépasse toujours ses manifestations présentes dans le temps ou dans l'espace? Qui dit force et puissance motrice, nous l'avons vu, dit quelque chose de virtuellement général, non d'une généralité abstraite, mais en ce sens que ce qui est agissant et mouvant aspire à dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de mouvoir, les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la perception présente, comme le disait Leibnitz, nous avons encore une tendance à passer d'une perception aux autres, et cette tendance est l'appétition. Physiologiquement, nous ne pouvons pas ne point restituer le mouvement reçu, au moyen du mouvement par nous transmis. Nos opérations intellectuelles, principalement la généralisation et l'induction, nous les avons vues s'expliquer par cette réaction que le sensualisme a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de réagir, une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble la volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et l'objet conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en espèce, mais en degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit d'une puissance que nous concevons comme plus ou moins indépendante par rapport à son milieu. Ce qu'on appelle perfection ou infinité n'est qu'une puissance supposée sans obstacle. «Perfection de l'intelligence» signifie «puissance absolue de penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des obstacles» ou, en définitive, «libre». De même pour les autres perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou réalité) avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son objet, nous avons le sentiment d'une perfection en nous, de quelque chose de complet, d'achevé en son genre; nous n'avons besoin que de généraliser, de multiplier pour ainsi dire la notion par elle-même, pour imaginer une perfection idéale, parfaitement parfaite en tout genre, qui nous paraît alors supposer une liberté infiniment libre: c'est simplement notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à une nouvelle puissance.

 

On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective, conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir qu'elle a de franchir ses bornes actuelles; la même tendance en avant lui permet de s'objectiver sous une forme absolue et de concevoir, en abstrayant tout obstacle, une activité dégagée de passivité, un vouloir adéquat à ce qu'il produit, un désir immédiatement satisfait et jouissant de son objet. La «personne-Dieu,» comme les autres personnes, est ainsi une projection de notre propre personnalité; mais, tandis que notre construction des autres personnes humaines est vérifiée par l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit en concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans son état présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut être; car nous sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant à la complète satisfaction, volonté tendant à la complète liberté, et non seulement au bonheur personnel, mais encore au bonheur universel.

En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux dire la conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer dans l'extérieur. C'est de ce centre que nous pouvons rayonner; c'est par ce qu'il a de plus essentiel que le sujet qui veut et désire peut s'objectiver; c'est par ce qu'il a de plus personnel qu'il peut pénétrer dans l'impersonnel ou l'admettre en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui nous est le plus propre et de ce qui semble sous un autre rapport le plus impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser la pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle à la conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle, puisqu'en fait nous concevons autrui, nous concevons même l'univers. Le «monisme» fondamental se laisse entrevoir au fond de la volonté consciente; le principe de la causalité universelle, en son sens métaphysique, n'en est que la formule abstraite, et l'idée de cause par excellence est identique à celle de liberté. Cette idée est ce qu'on peut appeler avec Kant l'idéal problématique de la raison; mais si un tel idéal est problématique en lui-même, dans son existence transcendante, il a du moins une première réalisation dans notre pensée et dans notre désir.

146Ce n'est donc pas, comme l'a soutenu Clifford, en vous rejetant de ma conscience que je vous conçois (comme éjet); c'est au contraire en prolongeant ma conscience jusqu'en vous. Objets et éjets ne sont toujours que le sujet prolongé et projeté. – Il n'y a pas là non plus une loi nécessaire à priori, une forme comme celle de Kant, ni une application d'un principe universel de la raison, comme dans Victor Cousin. Notre théorie nous semble plus scientifique, parce qu'elle s'appuie sur la persistance de l'action et du mouvement commencé, laquelle devient, dans la conscience, une tendance à la liberté et à l'indépendance.