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La Liberté et le Déterminisme

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Est-ce à dire que nous prétendions, sans sortir du point de vue même auquel se placent les naturalistes, introduire dans le déterminisme une liberté radicalement différente de ce déterminisme même? – Non; nous voulons seulement, à ce premier point de vue, qui n'est pas le dernier et le plus haut, élargir le déterminisme et l'orienter vers la liberté idéale. Nous voulons montrer que l'être intelligent, si déterminé qu'il soit, n'attend point que les choses se fassent ou ne se fassent pas: le croire, c'est là un faux déterminisme. Le vrai déterminisme n'est pas fait passivement, il se fait lui-même, il se modifie lui-même par lui-même. Le but que nous nous proposons dans ce livre, c'est de rendre le déterminisme aussi large, aussi ouvert, aussi infini, conséquemment aussi flexible et vivant, aussi modifiable, aussi variable et progressif que cela est compatible avec un ordre intelligible, avec une continuité sans hiatus, avec une loi sans exception, qui est pourtant une loi de vie et non d'inertie. Pour cela le déterminisme ne doit pas être réduit exclusivement aux lois mécaniques, car ces lois sont une enveloppe trop extérieure; il ne doit pas être réduit aux lois physiques et physiologiques, qui n'épuisent pas tout; au moins faut-il y ajouter les lois psychiques, et principalement celles de la pensée; puis, après avoir ainsi égalé le déterminisme à tout ce que nous pouvons connaître, il est encore permis de se demander si tout est pour nous connaissable. On laisse ainsi subsister l'x problématique au fond des choses. Tout déterminisme qui s'arrête à moitié chemin est un déterminisme paresseux; d'autre part, les objections adressées à un déterminisme incomplet sont des objections paresseuses.

Le déterminisme naturaliste et mécaniste est de ceux qui s'arrêtent à moitié chemin. Il voit les choses du dehors, il voit simplement le réseau qui les enserre, et encore il ne se rend pas un compte exact de la nature des mailles. Ces mailles, en effet, ne sont pas purement mécaniques et physiques, elles sont encore psychiques. De plus, dans le domaine psychique, il y a un facteur capital qui intervient, la conscience de soi, dont l'idée n'est qu'une forme supérieure. Répéter que la conscience est simplement un reflet, c'est dogmatiser, c'est faire de la métaphysique matérialiste. A vrai dire, nous ne savons pas si la conscience, au lieu de refléter le dehors, ne nous révèle point précisément le dedans de l'être et la vraie cause active, dont les lois mécaniques, physiologiques, sociologiques, statistiques, ne sont que les expressions et traductions diverses. La conception des idées ou, plus généralement des états de conscience comme simples empreintes des choses extérieures, est un reste du préjugé vulgaire, qui prend au sérieux la métaphore contenue dans l'étymologie même du mot idée. C'est en même temps un reste de substantialisme: on trouve que l'état mental, l'état de conscience, l'idée au sens large du mot, a besoin d'un substratum, et il en résulte que la conscience peut recouvrir un fond substantiel, soumis à une nécessité absolue. C'est là une pure hypothèse matérialiste. Nous ne savons pas ce qu'est le fond de la conscience: nous n'avons donc pas le droit de traiter d'illusoire l'action que la conscience, par la réflexion, croit exercer sur elle-même, l'action que l'idée croit exercer sur sa propre réalisation. La possibilité de l'idéalisme subsiste toujours à côté et au-dessus du naturalisme.

Si l'idée de liberté, par sa seule action efficiente et mécanique, ne suffit pas à changer absolument et objectivement la nature des choses, si elle ne donne pas tout d'un coup une entière liberté morale à un être qui, par hypothèse, serait exclusivement soumis aux lois physiques, il n'en est pas moins vrai que cette idée, entre le mécanisme et la liberté, offre un moyen terme nécessaire. C'est là ce que nous pouvons conclure de toutes les considérations qui précèdent, et par là se produit une première rencontre des doctrines. En effet, supposons que la liberté existe; elle n'existera qu'à la condition d'avoir conscience d'elle-même, et elle n'aura conscience d'elle-même qu'à la condition de devenir l'idée d'elle-même. Or, toute idée étant une force capable de produire le mouvement, la liberté devra toucher par là au mécanisme. D'autre part, si c'est le mécanisme qui existe tout d'abord et qui, dans les systèmes particuliers de mouvements et de forces appelés individus intelligents, arrive à concevoir l'idée de la liberté, le mécanisme pourra, en se conformant à cette idée, se rapprocher progressivement de la liberté idéale. L'idée de la liberté est donc bien un terrain commun et en quelque sorte neutre, où peut se préparer un rapprochement entre les opinions opposées. Si la liberté n'existe pas, le mécanisme que nous avons décrit sera ce qui peut le mieux la suppléer dans l'ordre mécanique. Si elle existe, elle devra, pour agir dans l'ordre mécanique, réaliser précisément ce mécanisme. Nous avons donc, soit le substitut, soit l'instrument de la liberté.

Ce substitut ou cet instrument pourrait être appelé, par simple analogie, l'équivalent de la liberté au sein du mécanisme. La chaleur, l'électricité, le magnétisme ont leur équivalent mécanique, qui exprime la quantité de mouvement dans laquelle ils doivent se transformer pour produire tel ou tel effet. La liberté, devant produire ses effets dans l'ordre mécanique, a dans cet ordre un autre genre d'équivalent, moins sous le rapport de la quantité que sous le rapport de la qualité: la notion de liberté est un équivalent logique et intellectuel de la liberté, et la force impulsive inhérente à cette idée en est, si on peut parler ainsi, une sorte d'équivalent mécanique. Seulement, il ne faut pas oublier l'extrême variabilité de cette force susceptible d'accroissement et de diminution. Nous ne voulons d'ailleurs indiquer ici que des analogies.

Nous avons déjà rappelé comment Leibnitz s'est efforcé de rendre les quantités discontinues adéquates à la quantité continue: par le rapport constant des variables, il découvre le rapport de leurs limites idéales; on substitue ainsi aux choses des séries indéfinies dont elles sont la limite. Ces séries pourraient s'appeler des substituts mathématiques; elles sont, en d'autres termes, un moyen d'approximation indéfinie. De même, nous avons cherché au sein du déterminisme mécanique un moyen d'approximation indéfinie par rapport à la liberté idéale, ou son substitut mathématique, mécanique et logique tout à la fois. C'est l'idée de liberté qui nous permet d'intercaler une série indéfinie de moyens termes entre le mécanisme physique et la parfaite liberté morale. Étant donné un système de forces, quelque grand qu'il soit, l'idée de liberté, toujours présente en moi, me fait concevoir une force encore supérieure; et si je mets cette idée à l'essai, je puis réussir. J'arrive donc à concevoir une série de forces de plus en plus grandes. Sans doute aucune de ces forces ne doit être considérée comme adéquate à la liberté parfaite; mais, pour cette raison même, je puis toujours dépasser la force présente par ma pensée; je puis toujours, grâce à l'idée de liberté, passer d'une force à une autre plus grande; je n'aurai donc qu'à continuer ce mouvement pour obtenir le degré de force nécessaire à chaque action. J'obtiens par là non une puissance infinie, mais une puissance pratiquement indéfinie, qui en est le symbole mathématique et le substitut mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.– Si, du point de vue naturaliste, nous passons au point de vue idéaliste, l'idée de liberté nous apparaîtra encore comme un moyen de rectification et de conciliation progressive. La théorie platonicienne des idées prendrait un sens plausible si, au lieu de ne considérer les idées que dans un monde intelligible où on les suppose éternellement réalisées, on les faisait descendre et agir au sein du monde sensible, par une influence observable et déterminable. Au lieu d'une dialectique purement formelle et logique, on aurait ainsi une dialectique vivante et réelle, comme celle dont Hegel voulait établir les lois et dont il n'a écrit que le roman fantastique.

Leibnitz, en introduisant dans l'idéalisme platonicien des conceptions plus réalistes et même mécanistes, essaie d'expliquer la production des choses par une sorte de «mécanisme métaphysique», par une «mathématique» éternelle. Dans ses spéculations aventureuses et cependant profondes, il s'efforce de montrer comment du vrai métaphysique, ou des possibilités idéales, procède le vrai physique, c'est-à-dire les réalités actuelles. La possibilité ou l'essence implique un effort vers l'existence: chaque possible, en vertu d'une loi vivante, tend à devenir réel, et il serait réel s'il ne rencontrait pas quelque obstacle qui le rend impossible, soit provisoirement, soit définitivement, auquel cas il n'est réellement pas possible. Tous les possibles ne peuvent se réaliser à la fois: il en est qui s'excluent et se contredisent; de là une sorte de lutte entre des prétentions rivales. Ces prétentions ne peuvent toutes être satisfaites, mais il en résulte toujours, dans la réalité, la combinaison par laquelle peut exister le plus grand nombre de choses136. On voit que c'est le parallélogramme des forces transporté dans le principe d'où dérive l'univers. Cette évolution des possibles qui sont en même temps des puissances, des forces, des causes de mouvement, explique tout, selon Leibnitz, par une dialectique idéale et réelle. Le mécanisme intelligible, d'ailleurs, n'exclut pas dans le principe des choses la liberté, dont il est l'instrument.

 

Si cette lutte des possibles imaginée par Leibnitz dans l'activité primordiale est une pure hypothèse, elle devient la vérité dans notre activité intelligente. Il n'y a pas en nous de dialectique purement formelle comme celle des métaphysiciens, car toute dialectique de la pensée enveloppe une mécanique qui aboutit à l'action et au mouvement; aussi notre pensée est-elle toujours accompagnée de quelque action.

L'idée directrice de toutes les autres, celle de liberté, ne saurait donc rester abstraite. La liberté, pour parler le langage de Leibnitz, est un possible qui doit, lui aussi, prétendre et tendre à l'existence en nous, par une sorte de prétention idéale et de tendance réelle ou active. La conception de cette puissance supérieure ne saurait rester en nous à l'état d'une simple possibilité logique; elle s'accompagne nécessairement de quelque tendance à l'action, elle commence sa réalisation et ne se conçoit qu'en se réalisant déjà: car, selon la parole d'Aristote, savoir c'est faire, et faire c'est savoir.

«L'intelligence est comme l'âme de la liberté,» disait Leibnitz. Seulement, mesurant encore mal la puissance des idées, Leibnitz ne voit toujours dans cette intelligence, dans cette conscience, qu'une réflexion par laquelle le développement interne de l'âme devient pour l'âme un spectacle. Il ne pousse pas jusqu'au bout l'analyse, il ne s'aperçoit pas que le spectateur même va transformer le drame. L'introduction du spectateur, au lieu de laisser passivement le drame se développer suivant son plan primitif, y entre comme élément, fait partie du plan et du drame même. Il n'y a pas, comme dans nos théâtres, l'acteur qui joue son rôle, et un spectateur passif; c'est l'acteur même qui est spectateur. Et quand il devient spectateur, il ne joue plus de la même manière qu'auparavant. Le spectacle modifie donc le drame; la contemplation modifie l'objet contemplé. C'est une vision qui agit sur la chose vue, c'est un miroir qui transforme les objets; bien plus, ce vivant miroir arrive à produire lui-même toute une série d'objets qui, sans lui, n'eussent pas existé.

Dans l'idéalisme de Kant, non moins que dans celui de Leibnitz, l'idée de liberté pourra être introduite comme un moyen terme entre le phénomène et le noumène. L'idée de liberté étant en même temps une puissance, par cette idée l'homme est en possession actuelle de sa raison, qui descend alors, en quelque sorte, dans la série des phénomènes; par cette idée la «raison» est en même temps «nature». Il n'y a pas d'un côté le sensus sans l'intellectus, et de l'autre l'intellectus sans le sensus: les deux mondes, intelligible et sensible, semblent coïncider dans la conscience que l'être raisonnable a de lui-même et de son pouvoir, dans son idée active de l'activité même.

Tout, dans le mensonge, «est expliqué et déterminé par les antécédents du menteur», – dit Kant; mais dans ces antécédents mêmes, ajouterons-nous, il faut compter l'idée de la liberté et l'action motrice de cette idée, dont l'intervention peut suspendre ou faire dévier le cours antérieur des causes naturelles. Pour prédire les actions par leurs conditions phénoménales, il faut donc aussi calculer l'intensité de cette idée.

Si le tort des naturalistes est de ne pas voir que, parmi les forces naturelles, se trouve l'idée de liberté, le vrai tort des idéalistes n'est pas de croire à la puissance des idées, mais au contraire de n'y pas croire encore suffisamment. En refusant à l'idée de liberté la puissance de produire un effet de plus en plus conforme à elle-même, de se réaliser au moins partiellement et progressivement comme les autres idées, ils s'arrêtent à moitié chemin dans leur idéalisme. Kant a admirablement défini la volonté en l'appelant: la propriété d'être cause par ses idées de la réalité des objets de ces idées mêmes. Dans cette définition, il semble avoir en vue la puissance déterminante des idées, qui réalisent leurs objets dans la conduite. Allons jusqu'au bout de cette définition et nous pourrons dire aux idéalistes: – Puisque j'ai, selon vous, la propriété de produire par mes idées les objets de ces idées, je dois avoir la propriété de produire, par l'idée subjective de ma puissance libre, la réalité au moins partielle de cette puissance même. Donc, du déterminisme la liberté tend à surgir; donc, de votre point de départ subjectif il n'est pas absolument impossible de passer à un effet objectif; donc, de ce que vous appelez la raison sort la volonté, et c'est surtout en ce sens qu'on peut parler avec Kant d'une raison pratique par elle-même.

VI. L'idée-force de liberté et l'idée de l'avenir.– Nous avons vu que le problème du libre arbitre vient se concentrer peu à peu dans la considération du temps. Les uns cherchent au libre arbitre un refuge dans le temps même; les autres, comme Kant, placent au contraire la liberté hors du temps. Nous savons ce qu'il y a de hasardeux dans cette dernière ressource. Quant au refuge du temps pour le libre arbitre, on peut le considérer au point de vue mécanique et au point de vue psychologique. Nous avons montré combien il est peu sûr au point de vue mécanique. Dans les questions mécaniques, le temps est ce qu'il y a de plus dépendant; on le traite comme une pure conséquence qui est donnée et fixe quand les principes sont donnés: le temps d'une éclipse, par exemple, n'offre aucun élément de variation. On considère donc le temps en son abstraction comme sans efficace par lui-même, comme une pure forme, dirait Kant, et cette forme est par excellence celle du déterminisme. Il n'en est pas de même de la distance, parce que, l'espace étant plein, la distance répond à un nombre plus ou moins grand de forces, à une quantité plus ou moins grande de matière: si l'espace est plein, le temps, en un certain sens, est vide, la quantité de matière et de force n'y croissant point. Supposez un glacier absolument immobile: un kilomètre carré de glace contiendra plus de matière et plus de force qu'un mètre carré; mais une année, pour ce glacier immobile par hypothèse, ne contiendra rien de plus qu'un jour: des données identiques en des temps différents sont toujours des données identiques, et la différence du temps est objectivement indifférente. L'accroissement du temps n'est une expression et une première image du progrès que pour l'esprit qui le calcule, et il ne devient un progrès réel que s'il recouvre un progrès de l'activité, de l'intelligence, de la sensibilité. Chercher le libre arbitre dans le temps, au point de vue mécanique– et cela, en voulant garder le principe de la conservation de la force, – c'est donc précisément, comme nous l'avons fait voir, chercher le libre arbitre dans le domaine de la plus grande détermination et de la plus grande passivité.

Mais il n'en est plus de même au point de vue psychologique. L'idée du temps, ici, peut commencer à nous affranchir; elle peut produire dans le déterminisme même ce que nous avons appelé une première approximation de la liberté. La supériorité du déterminisme humain sur les pures machines (auxquelles voudraient l'assimiler des théories grossièrement mécanistes), consiste précisément en ce que l'intelligence conçoit le temps. Il y a donc un problème très intéressant de psychologie: – Quelle influence l'idée de temps exerce-t-elle dans le déterminisme de nos actions? – Elle y peut produire des phénomènes de suspension et de direction nouvelle, comme si nous disposions du temps en une certaine mesure par l'idée même que nous avons d'un tel pouvoir. Et c'est là une confirmation nouvelle de notre doctrine sur la force efficace des idées. Quand, dans l'emportement tout mécanique de la passion, surgit l'idée de l'avenir, cette idée produit un phénomène d'arrêt. Ce qui distingue l'action purement réflexe de l'action plus ou moins volontaire, c'est la conscience, et la conscience suppose un certain temps intercalé entre l'excitation et la décharge. Eh bien, placez dans cette conscience l'idée du temps même, et vous avez une complication de la plus haute importance. L'être conscient vivra par anticipation dans l'avenir, et il y aura comme une réaction de l'avenir anticipé sur le présent, – réaction soumise à des lois déterminées et qui pourtant nous rapproche d'un idéal de liberté. Cette approximation est d'autant plus grande que nous faisons entrer un espace de temps plus vaste dans notre calcul. Que sera-ce si j'essaie, tant bien que mal, de concevoir les choses sub specie æterni? Ce sera alors l'idée de ce qu'il y a de plus durable qui tendra à se réaliser dans ma conduite: je m'efforcerai, comme si j'étais la providence, d'agir pour l'éternité, et aussi pour l'immensité, pour l'universalité des êtres. Je me désintéresserai de mon moi, peut-être périssable, pour considérer la durée infinie des siècles, l'intérêt permanent de l'humanité, l'intérêt éternel du monde, tel que je me le figure symboliquement dans ma pensée. L'action toute mécanique sans considération de temps, c'est la passion pure; l'action avec considération de temps limité, c'est l'intérêt proprement dit; l'action sub specie æterni, ou universi, c'est le désintéressement et la moralité idéale; c'est en même temps la plus grande approximation possible de la liberté au sein du déterminisme. L'idée du temps et de l'éternité est donc un élément capital du problème psychologique; dans cette sorte de tempête intérieure qui est la passion, elle produit le même effet qu'une large main qui, au moment où les vagues se soulèvent et vont tout submerger, les aplanirait en les refoulant et les ferait s'étendre, équilibrées, apaisées, sur un espace indéfini.

Concluons qu'au point de vue psychologique, c'est par l'idée du temps que nous disposons du temps et semblons le «suspendre», ce n'est pas par une sorte de miracle mécanique, comme celui que quelques philosophes ont proposé. L'idée permet d'asservir le mécanisme, mais comme Bacon veut que nous asservissions la nature: parendo. Pour produire un effet mécanique sans une action mécanique, nous avons vu qu'il faudrait produire cet effet sans y penser, sans se le représenter dans sa pensée, et conséquemment sans l'avoir déjà commencé par cette pensée. Nous ne pourrions échapper tout à fait au mécanisme que par une idée qui n'aurait absolument plus rien ni de mécanique ni de sensible, une νοησις ανευ φαντασιας, une pensée sans manifestation cérébrale, comme celle que s'attribuent un peu généreusement les spiritualistes. Du moins y a-t-il des idées qui se rapprochent de ce pur idéal, sans l'atteindre, et parmi lesquelles nous placerions volontiers l'idée de l'éternité. C'est en agissant sous l'influence de ces idées que nous tendons le plus directement vers notre idéal de liberté. L'idée de ce qui serait hors du temps agit alors dans le temps même. De là encore une théorie synthétique, où peuvent se rencontrer les adorateurs du temps et les adorateurs de l'éternité.

 

Il résulte des considérations qui précèdent que, loin d'exclure la réaction de l'idée sur le fait à venir, le déterminisme tel que nous l'avons rectifié présuppose cette réaction. Et il faut la concevoir comme capable d'une énergie et d'une flexibilité dont les bornes nous sont inconnues. Le possible et le probable ont beau n'être au fond que des idées, auxquelles répondent primitivement dans les objets des rapports réels et certains, ces idées réagissent secondairement sur la nécessité aveugle. L'idéale indétermination de l'avenir pénètre dans le déterminisme même sous cette forme d'idée, et d'idée directrice.

Est-ce là une indétermination absolue? – «Si nous pouvions tenir compte de tout ce qui agit dans l'âme d'un homme, disait Kant, nous pourrions calculer sa conduite future.» On a essayé, dans cette question, de retourner contre Kant le principe même dont il est parti, à savoir que les phénomènes, ou cela seul qui est objet de représentation, tombent sous le déterminisme. Et qu'est-ce qui est objet de représentation? Des faits; or, selon certains néo-kantiens ou criticistes, les faits ne peuvent être que ce qui est accompli déjà; le passé, selon eux, est donc seul soumis aux lois nécessaires. Il serait contradictoire, ajoutent-ils, de nous dire que l'avenir peut nous être représenté et plus évidemment encore de dire qu'il peut nous être présenté: – «Cet avenir prétendu n'est qu'un passé décoré du nom de futur. L'avenir ne peut donc être déterminé137.» – Dans ce passé, a-t-on dit encore, qui a été et qui est, avec le présent, la seule réalité achevée ou s'achevant, il y a sans doute une nécessité; «mais le futur est encore dans le néant; on ne peut pas dire qu'il soit nécessité, car il n'est pas138.» Nous ne saurions admettre ce raisonnement. Le déterminisme ne porte pas seulement sur les phénomènes et sur les faits accomplis, mais sur leurs lois de succession. Or, si le phénomène est passé, la loi peut et doit être toujours présente. Ce n'est donc pas seulement «le passé qui est soumis aux lois nécessaires»; par cela même que nous concevons des lois et encore mieux des lois nécessaires, ces lois sont indépendantes du temps et des termes mêmes qu'elles relient. Donc encore, si nous nous représentons ou présentons l'avenir, ce n'est pas seulement en nous représentant des phénomènes passés, mais en concevant des rapports présents et futurs; il n'y a là rien de contradictoire. L'avenir n'est pas un simple passé décoré du nom de futur: c'est le passé, plus une loi qui est toujours actuelle. Donc enfin «l'avenir peut être déterminé». – D'ailleurs, l'argument qu'on vient de lire prouverait trop et s'appliquerait même aux lois physiques et astronomiques; on ne pourrait plus prédire une éclipse, pour cette raison qu'elle est un passé décoré du nom de futur ou qu'une éclipse à venir ne peut être nécessitée puisqu'elle n'est pas. La vraie question n'est point de savoir si les phénomènes futurs peuvent être présents, mais si leur loi et leurs conditions ou causes peuvent être présentes et relier les divers moments de la durée.

Loin de croire ainsi qu'il soit impossible et même contradictoire de se représenter l'avenir dans la pensée, nous croyons que c'est seulement en nous représentant notre avenir qu'il nous est possible, à nous, de le faire exister par nous. Laplace, supposant une intelligence universelle, capable de soumettre toutes les forces de la nature à l'analyse mathématique, lui faisait résoudre ce problème déjà indiqué par Leibnitz et Kant: – Étant donné l'état présent du monde, en déduire le passé et le futur. – Peut-être, remarquerons-nous d'abord, un tel calcul est-il de fait impossible au sens mathématique, si les phénomènes et les êtres constituent une multiplicité infinie en tous sens, qui ne se laisserait pas mettre en équation régulière: l'infinité actuelle échappe peut-être au calcul même de Leibnitz. A cause de cela même, elle peut devenir pour nous un espoir de délivrance, sinon une raison de liberté immédiate: il semble que l'infinité se concilie mieux avec la flexibilité, avec la variabilité, avec le progrès. Si les combinaisons possibles des choses sont en quantité infinie, au lieu d'être bornées à tels ou tels effets monotones, nous pouvons mieux espérer, du sein de cette infinité, l'avènement progressif d'un monde nouveau, surtout quand nous arrivons à concevoir cette infinité et à agir sous cette idée directrice. En un mot, l'infinité dans le déterminisme et dans la pensée, c'est la fécondité dans le déterminisme même. Supposons cependant possible le calcul de Laplace, il y a un second problème qui rentre dans la question générale de l'influence des idées: c'est de savoir si l'individu ne pourrait pas faire lui-même, non pour un autre, mais pour soi, le calcul de la conduite à venir. Il ne s'agit plus ici d'un monde qui m'est pour ainsi dire extérieur et étranger, et qui va son chemin sans se douter que je détermine en ce moment à priori la trajectoire qu'il va suivre; il s'agit de cet individu qui est en moi, qui est moi-même, et dont je veux prédire toutes les démarches à venir139. Supposons-nous donc capables de faire ce calcul avec toute la compétence requise, comme l'intelligence universelle dont parlent Laplace et du Bois-Reymond.

«Cette vue entière de l'avenir, a dit un partisan du fatalisme, serait le plus cruel des supplices140,» parce que nous nous sentirions «aussi impuissants à agir qu'à modifier le cours des astres; si l'esprit doué de cette prescience, prophète clairvoyant, «ne savait d'avance combien seraient vains les vœux qu'on pourrait former, il en formerait un seul, celui de perdre toute sa science de l'avenir.» Il aimerait mieux recommencer à vivre dans un monde comme le nôtre, où l'immense majorité des hommes ne pensent pas, où la foule inconsciente semble avoir compris la profondeur du conseil donné à Faust par son conseiller railleur: traverser le monde sans rien approfondir. – Selon nous, il y a dans ce découragement un fatalisme excessif, où se glisse encore un souvenir du λογος αργος. L'analyse du problème n'est pas poussée assez loin. Soit ma conduite à venir complètement déterminée ou tout au moins partiellement déterminée dans toutes ses circonstances importantes; me voilà en possession du tracé de la trajectoire que je vais décrire, et il s'agit de savoir si l'avenir vérifiera ma prévision. Mais voici ce qui va se produire, en vertu même de la réflexion de la conscience sur soi. Si tout ce qui arrive dans le présent a une cause dans le passé, tout ce qui arrive dans le présent est aussi une cause pour l'avenir: ces deux propositions réciproques sont le fondement même du déterminisme. Par suite, outre les causes qui constituent mon état présent et dont j'ai calculé les effets, il y a une autre cause qui doit aussi exercer son influence sur l'avenir: à savoir le résultat de mon calcul ou ma prévision elle-même, qui, étant comme une expérience anticipée, a pour modifier la conduite la même propriété qu'aurait l'expérience. L'avenir, en tant qu'il est pensé et produit par moi-même, est donc un avenir modifiable pour moi-même. En d'autres termes, connaître l'avenir, c'est connaître tous les effets des causes actuellement ou prochainement agissantes; mais, parmi ces causes, une des principales, une de celles qui peuvent et doivent modifier les effets de toutes les autres, c'est précisément la connaissance même et l'idée de tous ces effets, ou de l'avenir; dès lors, il ne faut plus poser comme entièrement déterminé indépendamment de ma connaissance ce qui n'est déterminé en partie que par cette connaissance. Quoi qu'il fasse, l'être pensant ne peut se considérer lui-même comme un mécanisme inerte et passif. La prévision n'est pas une simple prescience contemplative qui verrait d'avance s'écouler sans elle le fleuve des choses: elle modifie et produit en partie ce qu'elle prévoit; elle est pour ainsi dire une prémotion.

Aussi nous concevons-nous plutôt dans l'avenir sous la forme de la liberté, tandis que nous arrivons par la réflexion et l'analyse à déterminer pourquoi nous avons agi de telle manière dans le passé. Avoir conscience d'un futur possible, c'est avoir conscience de la première et essentielle condition de sa réalité, puisque cette condition est ma pensée même; il n'est donc pas étonnant que je me voie libre en une certaine mesure de commencer la réalisation de l'avenir, puisque effectivement je tiens le premier anneau et n'ai qu'à tirer vers moi les autres. L'intelligence est à la fois le pouvoir de lier et celui de délier: en pensant les choses du dehors, nous les lions, et la science même consiste dans cette liaison; en les pensant du dedans et en nous, en nous pensant nous-mêmes, nous pouvons nous délier en une certaine mesure par rapport à l'extérieur, mais en nous reliant toujours à quelque motif intérieur ou supérieur. L'idée de l'avenir indéterminé tend ainsi à déterminer dans le cours des choses, par une sorte d'interférence, une certaine indétermination partielle et relative, ou plutôt un certain équilibre. Cet équilibre peut amener la partielle dépendance des choses par rapport à notre pensée agissante, non plus seulement voyante ou expectante. C'est dans cette mesure que nous pouvons dire comme le Dieu de Bossuet: – Je ne pense pas les choses à venir uniquement parce qu'elles seront, mais elles seront en partie parce que je les pense.

136«Omne possibile exigit existere, et proinde existeret, nisi aliud impediret, quod etiam existere exigit et priori incompatibile est; unde sequitur semper eam existere rerum combinationem qua existunt quam plurima.» (De verit. primis, Erdm., p. 99.) «Omnia possibilia pari jure ad essentiam (l. existentiam) tendere pro quantitate essentiæ, seu realitatis, vel pro gradu perfectionis quem involvunt. – Et ut possibilitas est principium essentiæ, ita perfectio seu essentiæ gradus (per quem plurima sunt compossibilia) principium est existentiæ. Ex his jam mirifice intelligitur quomodo, in ipsa originatione rerum, mathesis quædam divina seu mecanismus metaphysicus exerceatur.» (De rerum originat. rad., Erdm., p. 148.) – «Tous les possibles prétendent à l'existence dans l'entendement de Dieu à proportion de leur perfection. Le résultat de toutes ces tendances doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible.» (Dutens, II, II, p. 36.) «Feignons, dit Théophile, qu'il y ait des êtres possibles, A, B, C, D, E, F, G, également parfaits et prétendant à l'existence, dont il y a d'incompatibles A avec B, et B avec D, et G avec C. Je dis qu'on pourrait les faire exister deux ensemble de quinze façons: AC, AD, etc.; ou bien trois ensemble, des manières suivantes: ACD, ACE, etc.; ou bien quatre ensemble de cette seule suite: ACDE, laquelle sera choisie parmi toutes les autres, parce que par là on obtient le plus qu'on peut; et, par conséquent, ces quatre A, C, D, E, existeront préférablement aux autres, B, F, G. Donc, s'il y avait quelque puissance dans les choses possibles pour se mettre en existence et pour se faire jour à travers les autres, alors ces quatre l'emporteraient incontestablement; car, dans ce combat, la nécessité même ferait le meilleur choix possible, comme nous voyons dans les machines, où la nature choisit toujours le parti le plus avantageux pour faire descendre le centre de gravité de toute la masse autant qu'il se peut. – Mais les choses possibles, n'ayant point d'existence, n'ont point de puissance pour se faire exister, et par conséquent il faut chercher le choix et la cause de leur existence dans un être dont l'existence est déjà fixe et, par conséquent, nécessaire d'elle-même.»
137Expressions de M. Burdeau dans un compte-rendu consacré à M. Renouvier.
138M. Penjon, dans la Critique philosophique du 10 mars 1883.
139Sous cette forme le problème nous a été posé jadis à nous-même, comme application immédiate de notre théorie sur la liberté et le déterminisme, par notre ancien élève M. Émile Boirac.
140Le docteur Le Bon, L'homme et les sociétés, I, 455.