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La Liberté et le Déterminisme

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On voit que Kant a eu raison de faire remonter le principe du déterminisme jusqu'aux conditions de la conscience. Seulement, dans la conscience, il a surtout considéré la pensée et le déterminisme intellectuel; or l'intellectualisme est, tout comme le mécanisme, un aspect de surface. Kant s'en est trop tenu à un à priori intellectuel, à des formes constitutives de la pensée, à des cadres logiques. Le mécanisme et l'intellectualisme se ramènent en définitive à de la sensibilité et à de l'activité. Ce qui est à priori pour la conscience, ce n'est pas le penser, c'est le sentir et l'agir. Les principes universels de Kant ne sont que l'extension au dehors de notre constitution intime. Façonné par le macrocosme, le microcosme en réagissant exprime le grand monde, et même le reconstruit en soi à son tour.

II. – A ce point de vue intérieur de la sensibilité et de la volonté ou, en général des faits de conscience concrets, cherchons ce que vont devenir les formules de l'identité logique ou de l'équivalence mécanique, où nous avons reconnu les thèses fondamentales du déterminisme extérieur. – Il y a dans notre vivante conscience, à côté de l'identique, du changement et du progrès. Peut-on nier qu'aux divers degrés de l'évolution physique aient répondu, dans l'évolution mentale, soit des sentiments nouveaux, soit des idées nouvelles, soit des volitions nouvelles? L'identité mécanique, mathématique et logique, est donc réellement compatible avec une perpétuelle nouveauté dans l'ordre mental. Vous combinez différemment des rayons de lumière, et au lieu d'avoir la sensation du blanc, j'ai la sensation du rouge; il n'y a là, dites-vous, qu'une autre direction du mouvement; – objectivement, peut-être; subjectivement, non. La sensation nouvelle est, dans ma conscience, une chose qu'on ne saurait déclarer identique aux autres sensations. Qu'importe que l'être en qui naissent des sentiments, des pensées, des volitions nouvelles, pèse toujours le même poids dans une balance? S'il n'y a aucune création mécanique, comme aussi aucune annihilation, il y a une rénovation mentale ou morale. C'est là encore, sans doute, la production d'une forme nouvelle, non d'une existence telle que les métaphysiciens l'entendent; mais, si cette forme est un plaisir qui n'existait pas auparavant, une joie, un bonheur, et un bonheur plus ou moins durable, n'est-ce pas une chose suffisamment réelle, quoique vous l'appeliez une forme? En tout cas elle est plus réelle que les formes logiques, mathématiques ou mécaniques. Tout à l'heure je souffrais ou j'étais indifférent, maintenant je jouis: les deux états peuvent être équivalents pour la balance et pour la mécanique; soutiendra-t-on qu'ils sont équivalents pour moi ou pour ma conscience? Et si, par hypothèse, cette joie était la première qu'un être vivant eût éprouvée d'une manière distincte, ne marquerait-elle pas, dans le vieil univers, l'apparition d'un bien qui, à lui seul, serait comme un univers nouveau? De même, une pensée nouvelle dans la conscience n'est-elle pas un nouveau monde, alors que, dans la balance de la nature physique, elle ne produirait pas la moindre oscillation, le moindre dérangement à l'éternel équilibre des plateaux? Et si vous supposez que dans la conscience ces grandes nouveautés peuvent se produire, – sentiment et pensée, – peut-être surgira-t-il par leur intermédiaire une nouveauté supérieure encore, un monde plus beau et meilleur, une réalisation progressive de la liberté idéale. Par là sans doute nous n'entendons pas une liberté capable de bouleverser ce que Gœthe appelait le budget de la nature: celle-ci, en additionnant ses unités de force mécanique, trouvera toujours le même compte; mais que de richesses nouvelles sur le livre des idées, des sentiments et des volontés! Simple changement de forme, répétez-vous. Si ce ne sont là que des apparences et des modifications superficielles, où placer alors le fond et les choses mêmes? Les vraies réalités ne sont-elles pas ce dont j'ai ou pourrais avoir conscience? L'identité pour la balance n'est, après tout, que l'identité d'un phénomène. Bien plus, la foi à la balance suppose elle-même l'unité des forces de gravitation, qui suppose à son tour que la quantité d'énergie reste la même; et ce dernier principe, on ne peut plus lui assigner une origine uniquement extérieure. C'est à l'identité de la conscience qu'il en faut revenir. Mais qu'est-ce alors que la persistance dont on parle, sinon l'expression de ce fait: nous avons conscience d'une multitude de réalités nouvelles qui ont pour caractère commun et persistant que nous en avons conscience? Somme toute, si c'est la conscience que l'on consulte, elle se voit changeante en même temps qu'identique, et l'expression de la réalité pour elle n'est pas permanence, mais évolution; elle ne connaît pas ce substratum immobile et mort dont quelques-uns ont voulu faire la «substance durable» et l'unique réalité. La réalité pour elle, c'est ce qu'elle est; or, elle est évolution, elle est progrès. Il faut donc que l'identité des lois mécaniques laisse place à quelque chose de nouveau dans l'ordre esthétique des sentiments, dans l'ordre intellectuel des idées, dans l'ordre moral et social des volitions. Cette nouveauté ne sera vraiment une équivalence que dans la série mécanique; elle pourra être une prévalence ou un profit dans la série des états de conscience. On a beau vouloir ramener entièrement le nouveau à l'ancien, le nouveau est un fait indéniable pour la conscience et dans la conscience; or le nouveau suppose une certaine fécondité capable d'un changement régulier, d'une évolution qui peut devenir progrès. Peut-être le stable même n'est-il que la condition du progressif. Parménide, après avoir écrit un livre sur l'être, en a écrit un autre sur l'apparence. L'apparence est nouvelle, cela suffit. Il faut donc dans l'être même un principe d'apparence nouvelle et de changement.

C'est ce principe qu'on a exprimé sous le nom plus ou moins symbolique de la force intérieure, de l'activité, de la δυναμις. A ce point de vue dynamiste et psychique, le principe de causalité prend un sens nouveau et moins formel, dont Kant ne s'est pas assez occupé: ce n'est plus la simple loi de succession et d'ordre entre les antécédents et les conséquents, c'est l'activité efficace de la cause proprement dite. Ce n'est plus la simple projection au dehors de notre intelligence sous forme d'universelle intelligibilité, c'est la projection au dehors de notre volonté même, de notre pouvoir d'agir ou de réagir, de désirer, de faire effort, projection qui a lieu sous la forme d'universelle causalité efficiente110. Par là, nous sortons déjà du domaine purement scientifique pour entrer dans le domaine métaphysique: nous franchissons les lois pour essayer de nous représenter les causes.

Sommes-nous ainsi délivrés du déterminisme? – Non; car la fécondité et le progrès n'excluent pas une loi de détermination qui en relie les degrés. Le déterminisme, en devenant dynamiste, est seulement plus concret, plus vivant et moins superficiel. De plus, sous cette forme, il aboutit à nous faire concevoir quelque chose qui le dépasserait; de l'idée des causes relatives il va nous élever à la conception problématique d'une cause absolue, supérieure peut-être au temps même et à ses parties successives. C'est ce mouvement ascendant que nous devons maintenant faire comprendre.

Le déterminisme, sous sa forme mécaniste et intellectualiste, nous a paru exprimer, en dernière analyse, un ordre de choses dans le temps; or, l'introduction du temps ne semble plus un élément aussi essentiel quand on se place, comme nous le faisons maintenant, au point de vue de la causalité efficiente et vraiment active. Lorsque j'attribue un fait à l'action d'une cause, cette attribution est primitivement indépendante de toute considération de temps: il n'y a pas encore d'avant ni d'après, de succession ni de simultanéité; il y a simplement, pour parler comme Malebranche, l'agent et l'agi, le voulant et le voulu, la cause indépendante et l'effet dépendant. L'enfant place derrière tout ce qu'il voit une volonté, d'abord prochaine et immédiate, puis plus ou moins lointaine. La feuille que le vent pousse est pour lui animée. Puis il s'aperçoit que la cause n'est pas là, mais dans le vent; il conçoit alors le vent comme un être animé. Plus tard, il reculera encore la cause agissante, mais, ce qu'il placera toujours comme à l'extrémité de cette perspective de plus en plus lointaine, ce sera quelque volonté. A l'origine, il semble que le temps n'existe pas encore pour lui: il n'en a qu'un sentiment vague et il en confond presque toutes les parties. Avenir, passé, présent, sont trois points de vue qui s'entremêlent dans sa pensée et qu'il prend assez souvent l'un pour l'autre. Même confusion des temps chez les peuples primitifs: les événements, pour eux, se raccourcissent ou s'allongent, se concentrent ou se répandent, passent de l'avenir même au présent et du présent au passé, ou suivent l'ordre inverse, comme si tout procédait de causes supérieures à l'histoire et au temps. C'est que le temps est un ordre de déterminations et de conditions; il exprime moins l'activité ou la liberté idéale de la cause que les conditions réellement subies par elle et les nécessités qui lui viennent du dehors. Le premier élan de la volonté ne semble point connaître le temps: l'expérience seule nous apprend à compter avec cette série de moyens et d'intermédiaires qui sépare le vouloir initial de l'effet final. Alors seulement se développe et s'organise l'idée de succession. Comme le dit Kant, «la succession des effets tient seulement à ce que la cause ne peut opérer en un clin d'œil son effet tout entier111.» La succession a donc son origine non dans la vraie et positive puissance de la cause, mais dans son impuissance ou dans les résistances qu'elle rencontre; non dans ce qui la fait vraiment cause, mais dans ce qui lui fait subir la limitation des autres causes, dans ce qui la rend effet par rapport à elles: elle n'exprime pas la liberté, mais la nécessité. En un mot, la succession est certainement la loi des effets, mais elle n'est peut-être pas la loi d'une cause digne de ce nom.

 

Il est vrai que, si les effets ont une loi, la cause, indirectement et partiellement, devra subir cette loi, à moins qu'elle ne la fasse elle-même. Encore ne pourra-t-elle la faire que pour les choses qui lui seront absolument intérieures: dès qu'elle agira sur des objets étrangers, elle devra subir la loi qui préside à la génération des effets. La loi de succession et son déterminisme résultent donc de ce que la cause exerce son action au sein d'une multiplicité d'autres causes. Pour agir dans cette sphère, la cause est soumise à un certain ordre; car, là où se trouve la multiplicité se trouvent aussi les éléments de l'ordre: la multiplicité a besoin de l'ordre, et l'ordre à son tour suppose la multiplicité. La forme la plus générale de cette multiplicité est le temps, et l'ordre qui y est introduit consiste, nous l'avons dit, dans les rapports mêmes du temps: succession, simultanéité, permanence. Nous allons de nouveau les examiner et les interpréter au point de vue de leur portée dynamique et métaphysique. Nous complèterons ainsi la théorie de Kant.

Quel est notre procédé pour trouver les causes empiriques d'un phénomène, c'est-à-dire les phénomènes antécédents? C'est la succession, car nous faisons se suivre les choses de diverses manières pour voir ce qui se produira. Mais ce que nous cherchons au delà de la succession, c'est la simultanéité; par une méthode d'abstraction et d'élimination, nous dégageons le simultané du successif. Nous disons par exemple: à la nuit succède le jour quand le soleil est présent, donc le soleil et le jour sont réellement simultanés, donc c'est le soleil qui doit contenir la condition ou les conditions principales du jour. De même que les polygones inscrits dans le cercle sont un moyen de découvrir l'aire du cercle, parce qu'ils permettent d'éliminer progressivement toutes les valeurs qui ne sont pas cette aire même, ainsi la succession est un moyen d'arriver par élimination à la simultanéité, bien que l'une ne soit pas l'autre, ou plutôt précisément parce que l'une n'est pas l'autre. Si ensuite nous transportons dans la simultanéité même une succession idéale, c'est par un élan de l'imagination analogue à celui qui fait transporter dans le cercle les côtés infiniment petits du polygone: à vrai dire, ces côtés n'y subsistent pas, ou n'y subsistent qu'éminemment et sous une tout autre forme. Ainsi la durée ne semble plus exister que d'une manière éminente dans le rapport vraiment dynamique de la cause avec l'effet. Toutes les successions physiques manifestent et annoncent extérieurement l'action intime et métaphysique des causes; mais cette action n'est peut-être pas elle-même une succession dans le temps, quoiqu'elle doive rendre possible le temps et en envelopper le premier germe.

La réciprocité dans la succession est le moyen pratique par lequel nous arrivons à découvrir la simultanéité objective. Quand je regarde la terre, puis la lune, et que, recommençant dans un autre ordre, je me retrouve toujours en présence des mêmes termes, je distingue fort bien le changement produit par ma volonté et la nature constante des sensations qui lui sont imposées. Il n'en serait pas de même si je suivais un bateau descendant un fleuve: je ne pourrais intervertir ses positions successives. La simultanéité de la terre et de la lune est alors l'hypothèse la plus naturelle que je puisse faire pour concilier les séries contraires de mes sensations; et je sens très bien que ce qu'il y a eu de contraire vient de moi, que ce sont les mouvements voulus par moi qui ont changé, non pas les choses elles-mêmes. Supposer que la lune et la terre s'anéantissent et renaissent au gré de ma volonté, ce serait substituer l'hypothèse la plus compliquée à l'hypothèse la plus simple, ce serait dépenser plus de travail pour arriver au même résultat, ce serait violer la loi de la moindre dépense ou de la moindre action. La ligne la plus droite que puisse suivre la volonté, en demeurant le plus identique possible à elle-même, c'est d'expliquer les changements produits dans l'intuition sensible par les changements qu'elle-même a voulus, et, au contraire, d'expliquer la partie constante ou pour ainsi dire résistante par l'action constante de forces étrangères sur elle-même. Quant à l'action de ces forces les unes sur les autres, c'est une conception ultérieure à laquelle on arrive très tard, quand on y arrive; car le déterminisme réciproque et universel décrit par Kant n'a point été conçu, ce semble, par tous les esprits; c'est une construction de la pensée qui n'est inévitable que pour toute pensée réfléchie et assez consciente de soi, et Kant a eu le tort d'y mettre trop d'à priori.

De même que la succession et surtout la réciprocité de succession sont un moyen de découvrir la simultanéité, celle-ci, à son tour, n'est qu'un moyen pour nous de rattacher les choses au permanent. Mais, si nous remontons ainsi de la succession à la simultanéité et de la simultanéité à la permanence, c'est que le permanent nous semble plus voisin de l'indépendant. Commencement, c'est dépendance et relation; commencement et cause absolue sont donc en ce sens incompatibles, et tout commencement, au point de vue dynamique, nous paraît dépendre du permanent.

Ainsi la marche de l'esprit consiste à s'élever de plus en plus au-dessus de la succession dans le temps par la réduction du successif au simultané, du simultané au permanent, du permanent à l'indépendant. Cette marche nous semble plus voisine de la réalité vivante et concrète que la construction trop abstraite de Kant, dont nous ne nions pas d'ailleurs la valeur relative.

III. – Arrivé à ce point, il est naturel de se demander, avec Kant lui-même, si le déterminisme dans le temps, mécaniste ou dynamiste, ne serait pas un cadre où nous sommes obligés de ranger les séries d'effets, un procédé intérieur de figuration et de coordination analogue aux monogrammes des mathématiques, en un mot, le principe de ce que Kant appelait le schématisme de l'entendement, «art caché dans les profondeurs de l'esprit et dont il est difficile de surprendre les secrets112.» La succession régulière et constante de choses diverses dans le temps peut être seulement le schème ou le procédé représentatif de ce que serait la vraie causalité active; de même, la persistance dans le temps peut être la représentation de ce que serait la vraie substance; de même encore la simultanéité des phénomènes dans le temps, selon une règle générale, peut représenter l'action réciproque des causes. Toutes ces représentations et tous les schèmes en général ne sont que des déterminations du temps d'après des règles. Et ces règles, dit Kant, ont pour objet la série du temps, qui répond à la quantité; la matière du temps, qui répond à la qualité; l'ordre du temps, qui répond à la relation; enfin l'ensemble du temps, qui répond aux modes de la possibilité, de l'actualité et de la nécessité. Le temps, dans cette doctrine, est l'intermédiaire à la fois sensible et intellectuel par lequel devient possible l'application de la pensée aux phénomènes, conséquemment la réduction de leur diversité à l'unité.

Ce qui est vrai indépendamment des spéculations sur les schèmes, c'est que le déterminisme, en définitive, est un symbolisme. La nécessité est une pensée déterminée, liée, ayant une constitution qui s'impose à elle en même temps qu'à son objet; c'est une pensée mélangée de passivité et dépendante, mais il ne faut pas prendre les verres qui encadrent et protègent une lumière pour la lumière même. Le temps exprime la condition que rencontre une cause qui, obligée d'agir sur l'extérieur, perd en partie son activité au moment même où elle la manifeste. L'espace même semble n'être qu'un mode du temps, le mode de la simultanéité ou de la coexistence. Nous arrivons donc par ce nouvel ordre de considérations à la même conclusion que tout à l'heure: – Le symbolisme du temps et de l'espace ne saurait être toute la vérité, et surtout toute la réalité. On est obligé, sans doute, d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des moyens, c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par la cause, que les moyens sont déterminés par la fin, quand il y a une fin; mais cette conception des effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux autres et tous par rapport à la cause, ne porte pas sur la cause métaphysique, qui demeure x. Aussi le vrai fatalisme n'est-il pas celui qui soumet les effets empiriques à la nécessité, mais celui qui, par une conception toute métaphysique, soumet à la nécessité les causes elles-mêmes, ou plutôt la cause.

Les métaphysiciens peuvent donc poser au déterminisme une limite au moins idéale. Ils s'appuient sur ce principe même que toutes les réalités purement partielles et visibles sont nécessaires d'une nécessité hypothétique: telle chose devra suivre si telle autre chose s'est déjà produite. Toutes ces choses se conditionnent les unes les autres, et chacune n'existe qu'autant qu'une autre existe déjà; supposé que cette autre n'existât point, elle n'existerait pas non plus. Mais la réalité dernière et radicale, X, s'il y en a une, est conçue comme différente de ces réalités partielles: c'est elle qui doit en faire le lien et l'unité, c'est elle qui doit les produire en se communiquant à toutes. L'unification produite par la nécessité n'atteint, comme la science, que les formes des choses; elle n'est donc, tout comme la possibilité, qu'un rapport entre des termes déjà donnés, et ces termes, nous pouvons les concevoir donnés par un terme supérieur qui, en tant qu'indépendant, serait libre. En ce cas, le caractère propre de la réalité fondamentale serait l'indépendance, sans laquelle n'existeraient ni ces dépendances qu'on nomme possibilités, ni ces dépendances qu'on nomme nécessités ou impossibilités. D'une part, les possibilités et les nécessités dérivent des réalités; d'autre part, on ne peut pas montrer à priori de contradiction entre la réalité ultime et la liberté; l'activité et le progrès ne semblent même possibles qu'au moyen d'un principe supérieur tout ensemble à ce qui est actuellement déterminé par autre chose ou à ce qui est actuellement indéterminé. Si ce principe n'était adéquat qu'à ce qui est déterminé, il s'y tiendrait à jamais, et tout serait immobile; s'il s'épuisait tout entier dans l'indétermination, il serait encore à jamais immobile dans cet abîme insaisissable. – C'est par cette suite de raisonnements que le métaphysicien est amené à élever, au-dessus de l'existence déterminée et de l'existence indéterminée, un principe déterminant qui les relie et les domine. Ce pouvoir n'est plus proprement nécessité, c'est-à-dire purement déterminé; il n'est plus indifférence arbitraire, c'est-à-dire purement indéterminé: il doit être conçu comme quelque chose d'indépendant qui se détermine.

 

Ainsi se construit l'idée «problématique,» de liberté absolue.

La notion de liberté, ainsi conçue, ne peut rentrer dans une définition trop étroite; car la vraie liberté idéale consiste précisément dans une puissance hypothétiquement délivrée de toute limite, et qu'on ne saurait conséquemment restreindre à telle ou telle application particulière. La liberté, sous ses divers aspects, est identique à l'indépendance, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre moral. On peut donc dire, d'une manière générale, que la liberté serait le pouvoir de causer ses propres déterminations, avec la conscience et la certitude de sa réelle indépendance par rapport à toute cause étrangère. Ce n'est là du reste qu'une explication, et non une définition logique.

En premier lieu, l'indépendance entraîne l'absolu. Jusque dans le langage vulgaire, libre, indépendant et absolu (ab solutus) sont synonymes. En effet, l'absolu, qui ne peut être d'ailleurs conçu que d'une manière négative et détournée, ne saurait être représenté comme nécessité: car, s'il était nécessité par quelque chose d'autre que lui, il serait relatif à un pouvoir supérieur; s'il était nécessité par lui-même, il serait une cause ayant dans sa nature propre une relation nécessaire avec son effet.

En second lieu, l'indépendance dans l'ordre de la causalité semble entraîner encore l'infinité ou l'indépendance dans l'ordre de la quantité, car les relations dans l'espace et dans le temps seraient des dépendances.

En troisième lieu, une entière liberté ou indépendance entraînerait sans doute l'absence de limites dans l'ordre de la qualité, ou la perfection. L'idée de la liberté pure, ainsi développée, n'est autre chose que la «catégorie de l'idéal et du divin.»

La complète indépendance ou la liberté, en tant que telle, serait une chose réellement inexplicable et incompréhensible pour nous; expliquer, c'est montrer comment une chose dépend d'une autre qui en est la cause ou la raison, et on ne peut montrer de quoi dépendrait une indépendance complète par hypothèse. Ce n'est pas à dire pourtant que la liberté soit pour nous de tout point inconcevable. On peut en effet, en s'aidant de l'expérience, concevoir une chose de deux manières, soit comme chose qui dépend d'une autre, soit comme chose dont une autre dépend. Par abstraction, nous pensons la suprême indépendance comme ce dont tout le reste dépendrait. Sans doute cette pensée enveloppe encore une relation, comme toute pensée humaine; mais ce n'est pas la relation de l'indépendance aux autres choses, c'est celle des autres choses à l'indépendance.

Ce qui réduit la liberté absolue au rôle d'idée problématique, c'est qu'on peut toujours retourner contre la réalité et la liberté de l'absolu sa manifestation. Si, en définitive, tout est nécessaire dans les phénomènes, le principe quelconque de la nécessité ne se manifeste que par cette nécessité même: la réalité absolue est-elle donc astreinte à ne poser que des relations, à ne s'incarner que dans la relativité? Telle est la suprême antinomie entre la conception d'une liberté absolue et l'expérience certaine du relatif. C'est ce qui fait que la liberté absolue demeure pour nous une pure idée, dont on peut montrer l'influence régulatrice sur notre pensée et sur notre conduite, mais nullement la valeur constitutive et objective.

On peut cependant essayer une solution, au moins approximative, de cette grande antinomie entre la liberté et la nécessité. Et ici s'ouvrent deux voies. L'une aboutit à la conception théorique et à l'affirmation pratique d'une liberté transcendante, qui existerait dans un monde intemporel dont le monde temporel est la manifestation sous les formes du déterminisme. C'est la voie que Kant a suivie. L'autre voie aboutit à rapprocher le déterminisme et la liberté dans l'ordre temporel, par la conception d'une certaine liberté immanente au déterminisme même, sous la forme de l'idée, du désir et de la volition morale. C'est la voie que nous essaierons de suivre, après avoir montré d'abord ce qu'il y a d'insuffisant dans la théorie de Kant.

110Nous verrons, dans le livre suivant, comment a lieu cette projection.
111Critique de la Raison pure, I, 226.
112La notion de cause métaphysique est, selon Kant, un concept pur, que nous appliquons aux intuitions sensibles. Mais, pour qu'il soit possible d'appliquer le concept à l'intuition, il faut une certaine homogénéité entre ces deux termes. Or, cette homogénéité n'existe pas tout d'abord. La pensée est donc obligée de chercher un moyen terme qui soit homogène tout à la fois avec le concept pur et avec les phénomènes, qui soit en même temps sensible et intellectuel. C'est ce terme moyen, produit d'une sorte d'imagination transcendantale, que Kant appelle le schème; ce n'est pas une image proprement dite, mais c'est la condition au moyen de laquelle seulement les images deviennent possibles; c'est le procédé général que doit employer l'imagination pour ramener à l'unité la variété donnée dans l'intuition sensible. La quantité pure, par exemple, n'est pas le nombre, car elle est continue et le nombre est discret; et pourtant, quand nous voulons nous représenter la quantité, nous sommes obligés d'employer le nombre, c'est-à-dire l'addition successive, une par une, des choses de même espèce. Le nombre est la figuration pure ou le schème de la quantité. Le schème est si près de la chose que nous le confondons avec la chose même; pourtant il n'est déjà plus cette chose, il en commence la représentation et en est le plus pur symbole. Comme il la représente dans autre chose qu'elle-même, il l'altère et la contredit. Les mathématiciens, et surtout Leibnitz, avaient bien compris cette imperfection de nos procédés de représentation inadéquats aux choses; on sait par quel artifice de méthode Leibnitz s'efforça de rendre le nombre discret adéquat à la quantité concrète: il compléta le nombre par l'idée d'infinité, qui semble le contredire, et arriva ainsi à une expression exacte ou, si on veut, à un schématisme parfait de la quantité.