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La Liberté et le Déterminisme

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Les réactions de l'intelligence, en effet, et toutes les autres, demeurent toujours possibles. – Les moyennes, comme le dit Quételet, s'altèrent avec le temps; or cette altération, quand les causes physiques restent les mêmes, ne peut être due «qu'à l'action perturbatrice de l'homme99.» – Seulement on n'en peut conclure, avec Quételet, que les réactions individuelles soient dues à l'exercice d'un libre arbitre. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi bien et mieux encore l'effet du progrès intellectuel, de l'adoucissement des mœurs, de l'évolution sociale? C'est par le perfectionnement de ses idées et de ses sentiments que l'homme «maîtrise les causes, modifie leurs effets et cherche à se rapprocher d'un état meilleur.» Les idées sont des forces directrices, perturbatrices, correctrices; on ne peut donc conclure, comme on prétend le faire, de la seule variabilité, de la seule individualité à la liberté100. Le nouveau peut être lié à l'ancien par un rapport qui exclue la possibilité des contraires. La variété des effets n'est pas l'ambiguïté des causes. En un mot, loin d'exclure le devenir, le déterminisme est la loi du devenir. Causalité est fécondité sans doute, non stérilité, mais c'est une fécondité selon des lois. Notre espoir de progrès n'est donc pas un espoir en dehors du déterminisme, mais en dedans et par le moyen du déterminisme même.

En résumé, on ne peut pas faire de la statistique une preuve apodictique du déterminisme, comme l'ont prétendu certains savants trop pressés de conclure: la statistique se borne à compter le nombre de fois qu'un même dessin revient dans la tapisserie des événements; elle ne nous découvre pas directement les fils mêmes et les lois du tissage. Mais elle permet d'induire de la constance des dessins à la constance des lois qui les amènent. En outre, la connaissance directe et progressive de ces lois naturelles rend de plus en plus invraisemblable le libre arbitre attribué aux derniers éléments qu'elles régissent. Par les lois de la statistique et leur entrecroisement, le libre arbitre est resserré dans un domaine indéfiniment décroissant, et le déterminisme devient d'autant plus étendu qu'on pousse plus loin l'analyse.

III. – Critique de l'idée de contingence des possibles

Le libre arbitre, qui est l'indéterminisme dans le temps, ne peut se représenter que comme une sorte de puissance à double effet qui enveloppe en elle-même des contraires contingents; et alors on aboutit à toutes les difficultés métaphysiques que nous avons passées en revue. Aussi sommes-nous amené à conclure que l'opposition des contraires également possibles au même instant est une représentation toute logique, qui résulte d'abstractions et de combinaisons imaginaires. Cette représentation se produit tout naturellement sans exiger aucun effort de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul: elle provient de notre impuissance et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, la pensée même de leur coïncidence tend effectivement à les rapprocher. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout? – Aussi la conscience n'a-t-elle pu nous apprendre ni si nous sommes des causes libres, ni s'il existe une réelle puissance enveloppant des possibles, une réelle contingence dans les causes, par cela même une réelle indétermination des effets futurs. Passons donc du point de vue subjectif au point de vue des faits objectifs.

Pour établir véritablement la possibilité absolue et inconditionnelle ou contingence des contraires, il faudrait une science absolue des choses et de leurs rapports: telle n'est pas, évidemment, notre connaissance logique et discursive101. Une conception est pour nous logiquement possible lorsqu'elle ne se contredit point; mais cette conception, selon la remarque de Kant, peut néanmoins être réellement vaine, «si la réalité objective de la synthèse par laquelle le concept est produit n'est pas elle-même démontrée»; or, cette démonstration repose toujours «sur des principes de l'expérience possible, et non sur le principe de l'analyse ou principe de contradiction»102. Au reste, si l'on ne peut à priori établir la possibilité absolue d'une chose par un simple enchaînement de concepts, on ne peut pas davantage en établir à priori et de la même manière l'impossibilité absolue, à moins que la chose ne soit absolument contradictoire. Il en résulte qu'il y a toujours quelque chose de hasardeux dans les spéculations logiques sur la possibilité ou l'impossibilité des choses. Il est possible abstraitement que la fin du monde arrive demain, et, en général, il n'est pas d'extravagance qui ne soit possible par une combinaison de notions incomplètes. La possibilité, abstraction faite de la réalité concrète, n'est que la pure forme de l'identité avec soi. Mais précisément, comme l'a dit Hégel, dans tout contenu réel, dans toute existence concrète, – par exemple dans l'objet qui de noir devient blanc, – une détermination ou qualité particulière peut être considérée comme une «opposition déterminée» et, en conséquence, comme impliquant une certaine contrariété. Ce qui est est, disait Parménide, tu ne sortiras jamais de cette pensée; mais cet axiome est stérile et il faut bien que la réalité, elle, sorte de cette pensée: sans cela, ce qui est actuellement serait toujours, et le changement, qui suppose une opposition, serait impossible. Jamais un objet blanc ne pourrait devenir noir s'il était réduit en quelque sorte à dire pendant toute l'éternité: «Ce qui est est; je suis blanc, donc je suis blanc; ce qui sort de l'identité logique étant impossible, je ne puis sortir de l'identité du blanc avec le blanc pour devenir noir.» – Hegel n'avait pas tort de dire que la philosophie doit éliminer toute recherche qui a pour objet d'établir abstraitement et en l'air que telle ou telle chose est possible ou, comme l'on dit, pensable: c'est là-dessus que la scolastique s'est consumée103. Plus on est ignorant, moins on embrasse les rapports déterminés de l'objet que l'on considère, et plus on est porté par cela même à se perdre dans toute espèce de possibilités vides. La pensée doit donc s'élever au-dessus de ces catégories logiques de possible ou d'impossible. Tout au moins ne peuvent-elles fournir qu'une représentation fallacieuse de la vraie liberté morale.

Revenons maintenant au point de vue expérimental et non plus logique; que deviendra l'idée de possibilité ou, plus proprement, de puissance? – Elle paraîtra bien moins exprimer la liberté morale de décision que la puissance exécutive ou la liberté physique, au sens le plus général de ce mot. En effet, nous ne pouvons guère nous représenter la puissance que comme s'appliquant à une résistance, selon la définition même des forces mécaniques; mais alors la puissance de deux contraires apparaît comme un surplus ou une quantité supérieure de puissance par rapport à deux résistances de directions opposées. Lever et abaisser le bras sont également possibles parce que les résistances que je rencontre, soit en levant, soit en abaissant le bras, sont toutes deux inférieures à la puissance dont je dispose. Les possibilités de contraires sont donc, ici encore, de simples relations et, qui plus est, des relations mécaniques.

 

En somme, nous appelons jusqu'ici possible soit ce qui n'implique pas logiquement contradiction, soit ce qui n'offre mécaniquement qu'une résistance inférieure à une puissance donnée; dans les deux cas nous n'avons qu'une représentation logique ou mécanique, inadéquate sans doute à la réalité métaphysique et encore plus à l'ordre vraiment moral.

Si on laisse de côté les spéculations théoriques sur la possibilité ou l'impossibilité absolue, soit dans l'ordre logique soit dans l'ordre mécanique, on remarquera que, pratiquement et psychologiquement, le contraire d'un acte peut nous devenir possible sous la condition d'y penser suffisamment, de manière à susciter en nous l'émotion; et il devient d'autant plus possible que nous y pensons davantage. Or, dans toute question morale, le contraire de l'acte se présente toujours à la pensée: nous ne manquons jamais avec réflexion à notre devoir sans penser au devoir, sans apercevoir dans cette pensée même une puissance susceptible d'un accroissement indéfini, sans avoir conscience que notre nature est capable, – quoique non inconditionnellement et au même instant, – d'un acte infiniment supérieur à celui que nous accomplissons.

Passons du point de vue du la causalité à celui de la finalité. A ce point de vue, les possibilités diverses paraissent s'accroître pour nous à mesure que la fin poursuivie est moins immédiate et moins prochaine. C'est là un résultat du pouvoir d'abstraction et de construction qui appartient à l'intelligence. Dans la fatalité de la passion, le moment présent est tout, le moyen et la fin sont alors contigus. Entre la réalité de l'antécédent actuel, comme la fureur, et la nécessité de sa conséquence immédiate, comme un acte de violence, le possible n'a point de place. Dans la réflexion appliquée aux biens sensibles, c'est-à-dire dans le calcul de l'intérêt, la fin recule au loin dans le temps: par là elle laisse place à diverses séries de moyens possibles, à diverses lignes de conduite plus ou moins directes. Cependant le nombre des séries ou des possibles est encore limité, et le choix ne s'exerce que dans un cercle restreint. Dans l'acte moral, qui aspire à dépasser le déterminisme, la fin entrevue consiste en un idéal de liberté universelle, d'unité par l'amour. Dans cette sphère illimitée et indéterminée il est naturel que l'esprit s'attribue une plus grande liberté de mouvements. Là peut s'exercer en quelque sorte la spéculation à l'infini, par cela même un certain désintéressement.

Toutefois, même à ces divers points de vue de la finalité, le possible et l'impossible offrent toujours un caractère relatif et subjectif, qui empêche de les considérer comme l'expression absolue des choses. Ils sont seulement l'expression de notre liberté intellectuelle, c'est-à-dire de notre pouvoir de construire l'idéal et d'imaginer des possibilités idéales. Ces possibilités, sans doute, peuvent devenir pratiquement objet de désir, ces idées peuvent devenir des forces directrices; mais il n'en résulte nullement que les contraires nous soient possibles au même instant. Le champ de la contingence abstraite recule en même temps que va plus avant notre connaissance de la réalité concrète. Les possibles semblent donc dépendre de la réalité, et non la réalité des possibles. «L'acte produit la puissance.»

S'ensuit-il, comme le soutient un déterminisme exclusif, que toute réalité soit nécessaire absolument et primitivement? Après avoir subordonné le possible et le contingent au réel, devons-nous subordonner le réel lui-même au nécessaire? – C'est ce qui nous reste à examiner.

CHAPITRE SEPTIÈME
LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ

I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste. – L'intelligibilité universelle et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité universelle des phénomènes. – Réduction de ces trois principes à celui de la causalité phénoménale. – Comment un même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé. – Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de l'objet.

II. Principe du déterminisme dynamiste. – L'équivalence mécanique n'exclut pas le progrès intérieur et psychique. – Idée de la causalité efficiente. – Que la notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée. – Comment nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du simultané au permanent.

III. Limite du déterminisme. – Valeur relative et symbolique du déterminisme. – L'idée de «liberté supérieure au temps.» – Définition de cette idée. – Son caractère problématique. – Son identité avec celle d'absolu.

I. – L'intelligence a des fonctions analytiques et des fonctions synthétiques; les premières sont soumises au principe d'identité. On a voulu faire de la nécessité logique, fondée sur ce principe d'identité, la suprême explication des choses104. Mais cette nécessité n'offre, selon la remarque de Leibnitz, qu'un caractère relatif et hypothétique: car la nécessité pour une chose d'être identique à ce qu'elle est ne nous apprend pas ce qu'elle est, et présuppose la chose elle-même. Le principe d'identité, le syllogisme même, qui semblait d'abord ce qu'il y a de plus inconditionnel, est donc la forme du conditionnel et de l'hypothétique: supposé qu'une chose soit, elle est. Comme, en fait, toutes choses ne sont pas identiques sous tous les rapports, comme il existe des différences, des oppositions même dans la nature et dans l'esprit, il reste toujours à savoir quel est le lien qui unit en un ensemble harmonieux les choses les plus différentes. Ce lien, étant une synthèse, ne pourra être exprimé par un axiome analytique, ni par un syllogisme, mais par des principes synthétiques.

On sait de quelle manière Kant a déterminé ces principes, qui sont les conditions de l'universelle intelligibilité. L'objet de la pensée ou de l'intellection, c'est une synthèse des phénomènes dans l'espace et surtout dans le temps. Or le temps a trois formes principales: permanence, succession et simultanéité. De là les trois relations fondamentales qui seules peuvent réduire en un système unique les phénomènes, pour en faire un objet de pensée et par là les rendre intelligibles.

Le premier principe régulateur qui sert à établir l'universelle synthèse des phénomènes, conséquemment l'universelle intelligibilité, est la permanence de la force et de la quantité de matière phénoménale. Ce principe est présenté par Kant non comme loi empirique, mais comme condition de la pensée scientifique. Nos sensations, en tant que telles, sont dans une vicissitude indéfinie; si l'on n'admettait que cette vicissitude sans la rapporter à quelque chose de permanent, l'existence phénoménale commençant et finissant sans cesse n'offrirait aucune quantité, aucune durée mesurable. Il n'y aurait pas même de vrai changement ni de phénomène perceptible à la conscience, car le vrai changement est une manière d'exister qui succède à une autre manière d'exister dans le même objet de conscience. L'être permanent en quantité seul change, malgré l'apparence de paradoxe, dit Kant; car les manières d'être qui naissent ou périssent dans l'être n'éprouvent pas, elles, un changement véritable: elles éprouvent seulement une vicissitude. Voilà pourquoi tout commencement est pensé comme relatif à quelque chose de permanent en quantité dans l'espace et dans le temps. Un commencement absolu qui ne se rattacherait à aucune chose préexistante et augmenterait la quantité d'existence, serait un monde à part des autres, à part de la pensée. – N'est-ce pas le même raisonnement que nous reconnaissons dans les Premiers principes de Spencer?

Cette universelle relation des phénomènes avec le substantiel, entendu d'ailleurs en un sens qui n'a rien de métaphysique105, n'est encore selon Kant, et aussi selon Spencer, qu'une unité insuffisante pour la pensée, pour l'intellection. Il faut de plus que les phénomènes soient unis entre eux, non pas seulement avec leur matière permanente en quantité; il faut que leur succession soit soumise à un principe synthétique. Autrement, il n'y aurait dans l'esprit qu'un jeu de représentations sans lien et sans objet intelligible. L'expérience n'est donc possible que dans la supposition suivante: tout événement est précédé de quelque autre événement qu'il suit d'après une loi déterminée. C'est là le principe de la causalité purement phénoménale, de la succession régulière, de la loi, – principe où il est facile de reconnaître la base du déterminisme.

Après avoir, au moyen de la loi ou succession uniforme d'antécédents et de conséquents, fait la synthèse de la diversité dans des temps successifs, nous devons, pour unifier entièrement la connaissance, faire la synthèse de la diversité dans le même temps. Cette synthèse est la relation de simultanéité et de réciprocité universelle. La place d'une chose dans le temps et dans l'espace doit pouvoir être assignée par rapport à celle de toutes les autres, et les séries de successions doivent former un système de simultanéités. Il doit y avoir quelque chose par quoi A détermine à B sa place dans le temps, et réciproquement B à A. Par conséquent, selon Kant, tout objet doit comprendre en soi la loi qui assigne à certaines déterminations leur place dans d'autres objets; et ceux-ci, à leur tour, doivent assigner à certaines déterminations leur place dans le premier. Par là les choses sont en une réciprocité universelle. Le consensus des choses fait que chacune influe sur toutes, et toutes sur chacune. C'est la réciprocité du déterminisme entre tous les êtres. Alors seulement l'intelligence a vraiment pour objet un univers intelligible, c'est-à-dire un tout lié et déterminé en toutes ses parties.

On reconnaît dans cette doctrine de Kant les trois lois que Leibnitz avait déjà imposées au monde: principe de la persistance de la force, principe de la raison suffisante, principe de l'harmonie préétablie. A vrai dire, Kant aurait dû ramener ces trois lois à une seule: la loi de causalité phénoménale. En effet, réciprocité des causes, c'est toujours causalité universelle; quant à la substance matérielle et phénoménale, nous ne la concevons que comme l'ensemble des choses qui se conditionnent dans l'espace et dans le temps selon la loi de causalité: c'est la totalité phénoménale et causale. Kant n'en a pas moins le mérite d'avoir montré dans les lois du monde un organisme où les parties et le tout s'impliquent mutuellement, et, dans cet organisme, l'expression de la pensée même ou les conditions de sa possibilité, c'est-à-dire de son unité consciente.

Ces conditions produisent un double résultat. En même temps qu'elles rendent la pensée possible pour le sujet pensant, elles la rendent aussi objective, c'est-à-dire qu'elles lui donnent une portée, une valeur, une vérité. A quelles conditions, en effet, se demande Kant, devons-nous considérer le rapport des phénomènes et leur liaison comme ayant lieu dans la réalité, non pas seulement dans nos représentations106? «Les représentations ne sont toujours que des représentations, c'est-à-dire des déterminations intérieures de l'esprit dans tel ou tel rapport de temps. D'où vient donc que nous faisons de ces représentations un objet, ou qu'indépendamment de leur réalité subjective comme modifications, nous leur attribuons encore je ne sais quelle réalité objective? La valeur objective ne peut consister dans le rapport avec une autre représentation; car autrement reviendrait la question: comment cette représentation sort-elle d'elle-même et acquiert-elle une valeur objective, outre cette valeur subjective qui lui est propre comme détermination ou état de l'esprit? – Si nous cherchons quelle propriété nouvelle le rapport à un objet donne à nos représentations, et quelle importance elles en retirent, nous trouvons qu'il ne fait que rendre nécessaire une certaine liaison des représentations et la soumettre à une règle. Réciproquement, par cela seul qu'un certain ordre de nos représentations est nécessaire sous le rapport du temps, elles ont une valeur objective… comme si une règle servant de principe nous forçait à garder cet ordre de perceptions plutôt qu'un autre. Cette contrainte est proprement ce qui rend enfin possible la représentation d'une succession dans l'objet, et non plus seulement dans notre imagination. En premier lieu, je ne puis intervertir une série de choses objectives, comme les diverses positions d'un bateau sur un fleuve, – en mettant avant ce qui vient après. En second lieu, étant posé l'état antérieur, l'événement déterminé arrive immanquablement et nécessairement107

 

Ainsi donc, si le lien établi entre les sensations n'était qu'un lien momentané, nous ne pourrions vraiment objectiver: nous retomberions encore dans la confusion primitive où le subjectif et l'objectif sont indiscernables, où il n'y a point de pensée ni de vérité; voilà pourquoi Kant admet un ordre de succession invariable. De plus, il ajoute à la constance la nécessité; les choses, pour être vraies, doivent être tellement liées par un déterminisme universel que nous n'en puissions concevoir la place changée; seul un tel ordre de choses, par sa nécessité, s'opposera au désordre de nos sensations ou à l'arbitraire de notre imagination, et acquerra ainsi une valeur objective, une vérité. Poussant sa thèse jusqu'au bout, Kant construit ainsi un déterminisme absolu et universel, où chaque chose est déterminée dans le temps et dans l'espace par tout ce qui la précède et par tout ce qui l'accompagne, en même temps qu'elle détermine pour sa part toutes les autres choses. Il ne se contente pas, comme l'école anglaise, d'une constance de fait, lien trop fragile et trop superficiel à ses yeux: il veut une nécessité intrinsèque, une loi universelle, qui est le principe de causalité phénoménale. Ce principe est la condition commune de toute intelligence et de toute intelligibilité.

Si la doctrine de Kant s'arrêtait à ce premier point de vue, qui est le déterminisme intellectualiste, on pourrait se poser cette question: – Faisons-nous nous-mêmes partie de ce déterminisme universel, ou sommes-nous en dehors? Si nous en faisons partie, tout étant nécessaire, tout est réellement inséparable; nous n'avons rien en nous qui puisse réellement se séparer de quoi que ce soit; on ne voit donc plus comment distinguer d'une manière réelle le subjectif de l'objectif: cette distinction n'aura qu'une vérité abstraite, non une réalité concrète. La nécessité, en effet, s'appliquant à tout, ne peut s'opposer à rien, et il n'y a plus réellement qu'un seul être, dans lequel tout est indissoluble. Si nos sensations offrent une apparence de désordre et d'arbitraire, qui fonde la distinction purement formelle du sujet et de l'objet, ce n'est là qu'une apparence, que la réflexion doit détruire; et la réflexion, au lieu de fournir une distinction réelle du moi et du non-moi, finira par la refuser. Dans l'universelle nécessité tout est un au fond, le divers n'est qu'à la surface. Aussi le point de vue du déterminisme intellectualiste, quand il est exclusif, aboutit à un système de choses indissoluble où le moi, le sujet, n'est vraiment qu'une forme.

Et l'objet, à son tour, c'est-à-dire le monde de la science, est-il autre chose qu'une forme? Les lois scientifiques sont les rapports des choses dans l'espace et dans le temps; par leur nécessité, elles constituent la vérité logique du monde ou son intelligibilité, mais non sa vivante réalité. Le déterminisme intellectualiste exprime l'ordre dans lequel s'enchaînent tous les anneaux des choses, il peut servir à découvrir les dessins que forme cette chaîne enroulée et nouée de mille manières; mais avec quoi est-elle faite? – Une telle question dépasse le domaine du déterminisme. La nécessité est donc simplement l'ordre logique et mathématique des relations qui unissent les phénomènes dans le temps et dans l'espace.

C'est ce que rendra évident une considération plus approfondie de cet ordre nécessaire. Pour mériter vraiment son nom et pour être une véritable unité, l'ordre universel doit être tel que chacun des rapports dont il est l'ensemble puisse être connu par le moyen de tous les autres. En mathématiques, on trouve le quatrième membre d'une proportion par le moyen des trois autres membres donnés. Les rapports des quantités entre elles peuvent être déterminés d'avance par les lois des proportions ou de l'analogie mathématique, et cette analogie est une formule énonçant l'égalité de deux rapports de quantité (par exemple: 2/4 = 3/6). Comme il ne s'agit alors que de quantités, la connaissance de trois termes permet de déduire effectivement le quatrième ou de le construire d'après les règles d'une synthèse mathématique: par exemple l'égalité du rapport de 4 à 8 et du rapport de 3 à x me permet de construire le quatrième terme, 6, d'après la loi de formation des quantités extensives. De même nous pourrions, selon la remarque de Kant, construire et déterminer à priori la quantité intensive de la sensation produite par la lumière solaire, en ajoutant environ deux cent mille fois à elle-même celle de la lune108. Le déterminisme universel, lui aussi, au point de vue de la relation, unit toutes choses par un raisonnement analogique; seulement ce genre d'analogie n'énonce plus, comme en mathématiques, l'égalité de deux rapports de quantité, mais celle de deux rapports de qualité, par exemple lumière et chaleur. Dès lors, trois membres étant donnés, je ne puis plus déduire le quatrième membre lui-même, mais seulement un rapport à ce quatrième, savoir un rapport de temps, un mode de liaison et une place dans le temps: par exemple la concomitance entre la lumière d'une bougie et sa chaleur. Seule la sensation peut m'apprendre à posteriori ce que ce quatrième terme est en fait; je ne puis avoir à priori qu'une règle pour le chercher dans l'expérience et un signe auquel on peut le reconnaître. Voilà pour quelle raison la nécessité porte seulement sur les relations et sur les phénomènes, non sur les choses elles-mêmes: on ne saurait montrer à priori pourquoi, une chose A étant posée, par exemple des vibrations sonores, il est nécessaire qu'il en résulte une chose B toute différente en qualité, par exemple la sensation de la note ut, et comment il serait contradictoire que l'effet ne résultât point de la cause, à laquelle il n'est pas identique.

Même sous sa forme mécanique, qui est plus concrète, la nécessité n'est encore, pourrait-on dire, que la limite commune de l'action réciproque par laquelle les êtres se conditionnent mutuellement; elle n'est, dans ce monde, que la mise en rapport et le conflit des forces, ainsi que des mouvements qui en dérivent. Son type sensible, c'est le choc; ses lois typiques dans le monde sensible, ce sont les lois du choc. Mais, si le choc se retrouve partout dans les objets de notre expérience sensible, il n'est jamais que le plus général des phénomènes physiques et ne peut être érigé en dernier mot de toutes choses. Il ne rend même pas compte de la sensation de choc qui lui correspond. Le physique et le mental s'accompagnent sans qu'on puisse les déduire l'un de l'autre.

Ajoutons que la proposition qui veut que toute causalité soit purement nécessaire devient antinomique si on la prend dans son universalité. Cette proposition était que rien n'arrive sans une raison suffisante et déterminée à priori; or, en remontant la série, on n'aboutit à rien qui suffise, on a une série de raisons insuffisantes; rien de réel ne se trouve vraiment déterminé à priori: la place de chaque terme dans l'espace et dans le temps se trouve seule déterminée par son antécédent. L'explication de la réalité devrait partir d'une donnée réelle qui s'expliquât d'elle-même; mais ici l'explication, qui n'est qu'une mise en ordre et en équation de réalités inconnues, recule et fuit, comme dirait Pascal, d'une fuite éternelle. Dès lors il n'y a plus aucune nécessité réellement primordiale: les choses n'étant conditionnantes qu'après avoir été conditionnées, il n'existe qu'une nécessité de rapports, subie de la part d'autrui et dérivée, non une nécessité en soi et pour soi109. Pourquoi donc les choses se succèdent-elles ainsi sans commencement et sans fin? – On ne peut plus répondre d'une manière intelligible à cette question par une raison de nécessité; d'autre part, le déterminisme exclusif ne peut invoquer une causalité supérieure et absolue. Il ne peut donc répondre que par le fait même; et encore le fait est invérifiable dans sa totalité. On arrive ainsi à cette conséquence: s'il n'y a rien que de nécessaire, rien n'est définitivement et foncièrement nécessaire. Le déterminisme universel et exclusif, conçu en vue de l'unité intelligible, ne peut atteindre ni l'unité ni l'universalité; l'explication qu'il donne est toujours inachevée. La pensée cherchait quelque chose de fixe où elle pût se tenir en équilibre et elle croyait le trouver dans la nécessité; mais cette nécessité, avec sa série de commencements sans commencement, entraîne la pensée dans un mouvement sans fin.

En résumé, la nécessité, moyen en vue de l'unité, ne saurait suffire à elle seule pour achever l'entière unité de la pensée. Si la nécessité a une valeur scientifiquement incontestable quand on en fait une partie de la réalité et une condition de la science, elle n'a plus métaphysiquement la même valeur quand on en veut faire le tout de la réalité. Le déterminisme, qu'il soit à priori comme chez Kant ou à posteriori comme chez Stuart Mill, est un formalisme intellectualiste. Ce formalisme est inévitable et vrai sans doute, mais il ne rend pas compte de la réalité. Nous avons vu qu'il absorbe notre réalité comme sujets individuels dans le grand tout, dont nous ne sommes plus qu'une des formes. Ce tout lui-même, cet objet, il n'en présente encore que la forme et le plan nécessaire, non le fond vivant et agissant. Dès lors, il n'y a plus de tous côtés que des rapports sans termes.

Leibnitz n'avait donc pas tort de dire que le déterminisme logique, mathématique et mécanique de Descartes est la face extérieure de la réalité, dont la face intérieure doit être plus ou moins analogue à ce que nous trouvons en nous-mêmes. La conscience, en effet, ne semble plus être un extérieur, mais un intérieur, et le seul que nous connaissions; du moins doit-elle nous placer à un point de vue plus central, d'où le mécanisme nous apparaît comme externe. En somme, peut-on dire, c'est avec nos sensations ou nos pré-sensations que nous sommes obligés de construire et d'imaginer le monde mécanique lui-même, et c'est avec notre intelligence que nous concevons ses lois. Tout dépend donc de notre conscience même et de sa constitution.

99Physique sociale, t. Ier, 18.
100«Est-il un homme dont le caractère soit réellement invariable? Est-il une nation dont l'histoire entière soit l'expression d'une seule et même idée?.. Ainsi la variabilité se retrouve jusque dans les profondeurs les plus reculées de la nature humaine.» (M. Boutroux, id., 138, 142.)
101«Que l'on nous montre à priori, a dit M. Janet (Traité de philos., p. 318), en quoi ce que nous appelons le possible est impossible.» – Mais, d'abord, on peut encore bien moins démontrer à priori que ce que nous appelons possible est réellement possible. Il ne suffit pas de dire: démontrez-moi à priori que ce que nous appelons la possibilité d'une chute de la lune sur la terre est impossible pour montrer que cette chute est possible effectivement. De plus, à priori, on peut raisonner ainsi: – Au possible manque quelque chose pour être réel, sans quoi il serait déjà réel; donc le possible, sans cette condition, est impossible. Et cette condition elle-même, elle a dû avoir sa condition de réalité, car sans cela elle eût été aussi immédiatement réelle et non pas simplement possible; elle était donc vraiment impossible sans cette condition, et ainsi de suite. On peut ainsi soutenir à priori que ce que nous appelons possible, comme tel, est identique à l'impossible, et qu'il n'y a de vérité que dans la réalité. On ne sortira pas de ce labyrinthe par des spéculations abstraites sur le possible et l'impossible.
102Raison pure, t. II, p. 296.
103Voir Hegel, Logique, § 143.
104Voir M. Taine, l'Intelligence, t. II.
105Il ne s'agit nullement, en effet, de la substance des métaphysiciens, mais de celle des physiciens et des mécaniciens, qui se réduit à une quantité permanente de matière et de force motrice.
106Critique de la raison pure, p. 217, 218. Tr. Tissot.
107Critique de la raison pure, p. 322.
108Il ne s'agit, bien entendu, que de la quantité, et non de la qualité particulière qui peut appartenir à la sensation.
109Voir notre Philosophie de Platon, t. II, p. 923, 635.