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La Liberté et le Déterminisme

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«Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l'espace une certaine courbe,» poursuit M. Delbœuf, mais cette courbe «n'est continue que dans la supposition où les forces qui détachent la pierre sont les mêmes forces qui ont formé la montagne. Or il n'en est plus ainsi quand vous modifiez librement cette forme en ôtant un simple caillou85. – Encore un coup, c'est précisément cette liberté qu'il faudrait démontrer, et nous tournons toujours dans un cercle vicieux. L'intelligence universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre et moi nous sommes solidaires dans la gravitation universelle; elle aurait pu lire aussi ma crainte d'être blessé par la pierre et le mouvement de mon bâton pour l'écarter de ma tête, parce que les forces de mon cerveau et celles de la pierre sont solidaires. Bien plus, elle aurait pu lire tout cela même dans la pierre en repos. On connaît l'histoire plus ou moins authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du gouvernement des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d'un malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre aux boulets les trajectoires. En fait, les trajectoires étaient déjà d'avance dans les boulets, et l'Intelligence universelle de Laplace ou de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delbœuf reconnaît que la bille d'un billard, tant que la liberté humaine n'intervient pas, donne les autres billes, les bandes du billard, le billard entier, la terre et les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité se manifeste «au moment où un joueur pousse une bille.» Et si c'est le vent, ici encore, qui la pousse, comment distinguerez-vous la trajectoire continue de la trajectoire discontinue, à moins que vous ne soyez l'Intelligence universelle?

Il est vrai que M. Delbœuf nous répondra: Le billard est lui-même l'œuvre de la liberté. «Une machine parfaite réalise des mouvements discontinus,» par exemple celui du piston dans la machine à vapeur. «Si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du déterminisme… venait nous opposer l'un ou l'autre de ces ingénieux appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de lui répondre: La liberté a passé par là.» – Mais supposez, dans une montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire ayant la forme d'un billard, et des cailloux arrondis qui y roulent et s'y choquent; la liberté aura-t-elle passé par là? Encore une fois, comment démontrerez-vous que le mouvement, ici, est continu, et que, dans le billard, quand c'est vous qui jouez, le même mouvement est discontinu? «Si la constitution matérielle des billes, dit M. Delbœuf, révèle la présence d'un joueur à une place déterminée, elle n'indique cependant pas, pour le cas où ce joueur aurait la faculté de choisir son moment pour intervenir, quel sera ce moment86.» – Oui, mais la question est encore de savoir si cette faculté de choisir le moment est réelle; nous aurons beau regarder le billard, les boules, la main du joueur: nous n'en pourrons rien savoir. Si la quantité d'énergie est constante dans l'univers, le cerveau du joueur est dans un certain état déterminé de tension et de chaleur; il a telles idées déterminées, il aura à tel moment tels motifs d'agir, et il ne pourra «suspendre son action» que par un déploiement de force, non par une simple «disposition» platonique du temps. Tout cela est donc écrit dans la bille, si les principes posés par M. Delbœuf sont vrais.

Nous ne saurions, dès lors, adhérer à la conclusion trop confiante de M. Delbœuf: il est maintenant établi que ce simple dessin: une ligne droite, une lacune, une courbe, – je pourrais dire plus simplement encore une courbe et sa tangente, – ne peut émaner d'un système de forces initiales ayant agi dans son intégrité dès l'origine du tracé. On est donc forcé d'admettre l'existence d'un principe de discontinuité, d'un principe libre.» M. Delbœuf a tout au plus démontré que, s'il y avait des êtres libres, il y aurait des mouvements discontinus; il n'a même pas démontré que, s'il y avait des mouvements discontinus, il y aurait nécessairement des êtres libres87; encore moins ses raisonnements et son crayon ont-ils pu démontrer qu'il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou des êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette liberté avec la conservation de l'énergie, par l'intermédiaire du temps, elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le principe de la conservation de l'énergie, soit; mais, si on l'admet, le temps est déterminé autant que l'intensité, la direction et le point d'application des forces; quand deux et trois sont présents, cinq ne peut être ni absent, ni en retard; il n'a point à choisir son heure: il est, lui aussi, immédiatement présent.

En général, et pour conclure, il nous semble que chercher la démonstration de la liberté dans la mécanique, c'est poursuivre l'impossible et qu'il faut, dans cette question, s'élever au point de vue psychologique et métaphysique. Les mathématiques, d'ailleurs, ne s'appliquent qu'aux rapports extérieurs des choses, sans nous en révéler l'intérieur. Elles ressemblent à ces bouliers dont on se sert pour apprendre le calcul aux enfants: ceux-ci se bornent à compter les boules, sans se préoccuper de savoir si elles sont noires ou blanches, si elles sont en bois ou en fer. Tous les arguments mécaniques que nous avons passés en revue sont donc une série de paralogismes. On ne trouverait d'ailleurs dans cette voie que la liberté d'indifférence, c'est-à-dire le hasard, c'est-à-dire au fond la nécessité. Ce n'est pas en remuant le bras à droite ou à gauche, ni en dessinant des arabesques fantastiques, qu'on peut démontrer l'existence ou la non-existence d'un pouvoir tout moral. Ce n'est pas plus à la mécanique qu'à la logique et aux intérêts de la science qu'il faut demander la preuve de ce qui serait, par définition même, un miracle au point de vue de la mécanique comme de la logique: le libre arbitre.

Enfin, une considération générale sur laquelle nous avons déjà insisté condamne d'avance à la stérilité tout effort pour produire des changements dans l'espace par l'action d'une pure idée; c'est que toute idée, en fait, est accompagnée d'un mouvement et est une action refrénée, un mouvement suspendu et maintenu à l'état moléculaire: toute idée est en même temps une force.

CHAPITRE SIXIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS

I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans les jeux de hasard.

II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique.

III. Critique de l'idée de contingence des possibles.

I. – La contingence des futurs dans les jeux de hasard

On a soutenu que la loi de causalité empirique, fondement de la science proprement dite, trouve une limite dans quelque indétermination antérieure, dans quelque contingence radicale et rebelle aux prises de la science.

Sur cette contingence s'appuie l'indéterminisme métaphysique dans l'ordre du temps. Pour établir objectivement l'indétermination des possibles et des futurs contingents, on a essayé de montrer, par l'observation et le calcul, que les actions humaines offrent à la science un élément d'indétermination. Presque tous les mathématiciens, avec Laplace, Buckle et Stuart Mill, ont vu dans le calcul des probabilités et dans la statistique un argument, soit déductif, soit inductif, en faveur du déterminisme; quelques-uns cependant ont essayé, comme Quételet, de réserver, à côté de ce déterminisme, une place possible à la liberté et à la contingence; enfin, d'autres ont poussé le paradoxe jusqu'à vouloir faire du calcul des chances une probabilité en faveur de la contingence des futurs, et même une sorte de vérification expérimentale du libre arbitre: en nous faisant tirer au sort «dans les loteries», on s'est flatté de «mettre la liberté en expérience autant que faire se peut88.» – «Les possibles que l'ignorance fait égaux devant l'attente, a-t-on dit, sont vérifiés égaux par le fait89.» – Examinons s'il est vrai, comme on le soutient, que les lois des chances et des grands nombres ne soient pas compatibles avec le déterminisme, et qu'elles soient au contraire favorables à la liberté ou à la contingence.

 

Ce qui a ici donné lieu aux paradoxes et aux paralogismes, c'est la manière ambiguë et même inexacte dont Laplace a posé le principe du calcul des probabilités. Ce principe n'est point facile à bien établir, comme le prouvent les exemples de Laplace même, de Stuart Mill et de Cournot. «La théorie des hasards, dit Laplace, consiste à réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas également possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence, et à déterminer le nombre de cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité.» Cette définition ambiguë, qui semble identifier l'égale possibilité objective de deux choses avec notre égale incertitude devant ces deux choses, est une confusion au moins dans les mots. Supposons que je sois en présence de deux urnes contenant des boules noires et blanches et que j'ignore également, moi, la proportion des boules noires contenues dans la première urne, et la proportion des boules noires contenues dans la seconde, il n'en résultera pas que les chances de sorties pour les noires soient objectivement égales dans les deux urnes en vertu de mon égale ignorance; car la première urne peut se trouver contenir 1 noire seulement sur 100, et l'autre 99 noires sur 100. Il faut donc que notre égale indécision ne soit pas seulement fondée sur l'ignorance subjective, mais sur des raisons objectives d'égalité, soit à posteriori, soit à priori. Sans cela, on tombe sous les objections d'Auguste Comte et sous la définition humoristique du calcul des chances: un calcul qui consiste à regarder l'impossible comme probable et le nécessaire comme incertain. Aux yeux du déterminisme, tout est certain pour qui connaîtrait toutes les causes; quand donc Laplace dit que «les possibilités respectives des événements tendent à se développer», entendons simplement que les rapports respectifs certains des événements tendent à se développer, ou plutôt sont forcés de se développer et de se manifester à la longue, pour la raison bien simple que ces rapports sont constants et durables parmi d'autres moins constants. Si de plus c'est un rapport d'égalité et d'équilibre qui existe, il se manifestera un équilibre, que nous l'ayons attendu ou non.

Tout revient donc à chercher les raisons objectives qui nous permettent, dans certains cas, d'établir un rapport d'égalité entre des possibles.

C'est ici que nous retrouvons en présence les deux hypothèses de la contingence et de la nécessité. Les partisans de la causalité contingente disent: – Vous cherchez un fondement objectif à l'égalité des possibles; il est tout trouvé: ce fondement est l'ambiguïté des futurs, l'indétermination des futurs, qui va se vérifier dans l'indéterminisme de la volonté. Je tire des boules dans une urne où il y a 100 blanches et 100 noires, je les tire tantôt à un moment, tantôt à un autre, selon ma liberté imprédéterminée; tout est alors déterminé, «sauf le temps de l'extraction90,» lequel dépend de mon libre arbitre. Les éléments du calcul sont en conséquence: 1o l'égalité des chances pour tirer une boule blanche ou une noire (toutes choses égales d'ailleurs), puisqu'il y a 100 blanches et 100 noires; 2o l'égalité des chances pour faire l'extraction à un moment ou à un autre, si le moment ne dépend que de ma liberté indéterminée. Or, ces principes posés, il se trouve qu'en fait les chances pour un moment ou pour l'autre se compensent, comme si les extractions étaient en chaque moment également possibles; donc elles le sont en fait; donc les divers temps d'extraction sont également possibles pour ma volonté; donc il est probable que je suis cause libre. «L'homme est alors une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques91

Une chose inquiète à la lecture de ce raisonnement, qui nous fait gagner à la loterie ce gros lot: la liberté. Un mannequin mû par une girouette qui tourne à tous les vents, et dont le mécanisme serait disposé pour faire sortir et tomber de l'urne une seule boule à la fois, nous apparaîtrait aussi comme «une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques», tranchons le mot, comme un créateur d'actes libres. Sans faire appel à un tel mécanisme, je puis moi-même rendre déterminé le seul élément du problème qui restait indéterminé (le moment de l'extraction), sans que change pourtant ce résultat qui vous semblait contingent. Convenons, par exemple, que je tirerai une boule tous les matins au premier chant du coq, ou, si le coq semble lui-même suspect de libre arbitre, je tirerai la boule toutes les fois qu'une pierre roulera d'un roc voisin où les éboulements sont très fréquents. Mon libre arbitre sera ainsi, autant que possible, éliminé, et cependant le résultat sera le même.

C'est qu'à vrai dire tout est déterminé, même dans les cas de libre arbitre apparent, et, puisqu'on met les déterministes au «défi» d'expliquer cette détermination dans les jeux de hasard, essayons d'en rendre compte par le raisonnement et par l'expérience. Il y a ici une loi intéressante et méconnue, au moyen de laquelle on peut montrer que la poursuite de l'indétermination par la volonté produit précisément une détermination réelle. Quand je tire des boules dans une urne, par cela même que je veux tirer au hasard, j'avance la main tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche, j'épuise dans les deux sens les principales positions possibles grosso modo, et en voulant agir d'une manière indéterminée, je détermine une balance de positions possibles. De même encore, dans une loterie où le temps seul est déterminé, j'essaye de varier les instants et par cela même je saute d'un intervalle à l'autre, d'un nombre a l'autre, entre deux limites plus ou moins distantes, de manière à produire un balancement de nombres. En ayant l'air ici de laisser le temps indéterminé et en le variant dans cette intention, je l'ai encore en réalité déterminé: j'ai voulu et déterminé une bipartition des intervalles de temps en longueurs plus grandes et en longueurs plus petites, mais entre des limites déterminées; j'ai voulu et déterminé un équilibre, une égalité, une compensation92.

Concluons en proposant cette importante loi psychologique: – La prétendue indétermination est une détermination d'équilibre et d'équivalence, c'est-à-dire d'égalité et de bipartition; donc, tout est déterminé jusque dans la volonté en apparence indifférente, qui ne fait que ne pas se rendre compte de ce qu'elle veut déterminément. Plus nous prétendons varier nos volitions pour en montrer l'indéterminisme, plus nous déterminons le milieu et les points d'application, plus nous enserrons notre volonté même dans les lois de ce milieu et de ces points d'application; et ces lois finissent par devenir de plus en plus manifestes. En voulant agir sans rythme et sans symétrie, nous déterminons un rythme et une symétrie. – On voit combien il est faux de prétendre que l'hypothèse du déterminisme ne peut rendre compte de la répartition symétrique, de l'égale possibilité, de l'égale attente qui se manifestent dans les jeux de hasard ou dans les tirages au sort, et que d'ailleurs les mathématiciens ont mal expliquées93.

 

Ce sont au contraire les partisans de la contingence qui ne peuvent rendre compte de l'attente égale répondant à des possibilités égales (comme celle d'extraire une boule blanche et celle d'extraire une noire). Voyons comment ils essayent, eux, de fonder le calcul des probabilités. – Puisque, disent-ils, la loi des grands nombres, qui suppose des possibilités égales, s'applique «aux probabilités des phénomènes soumis à la volonté» dans les tirages au sort, «nous pouvons croire probablement que les phénomènes de cette classe ne sont pas en général prédéterminés94.» – C'est là un paralogisme essentiel: de ce que les phénomènes ne sont pas prédéterminés en un seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent, on conclut indûment qu'ils ne sont prédéterminés en aucun sens. Mais prenons un exemple concret. De ce que les pluies qui tombent sur une ligne de partage des eaux ne sont pas prédéterminées à tomber en une seule direction et sur un seul versant, mais déterminées en deux sens et sur deux versants entre lesquels il est possible qu'elles se partagent également, il n'en résulte pas que les pluies ne soient prédéterminées à tomber en aucun sens, et que chaque goutte soit libre de choisir entre le versant de l'Océan ou le versant de la Méditerranée. Il est au contraire nécessaire: 1o que les gouttes tombent; 2o qu'elles tombent sur un versant ou sur l'autre; 3o que la moitié tombe sur le premier versant et l'autre moitié sur le second si la configuration du sol et la position des nuages entraînent cette répartition égale; 4o que celui qui connaît cette configuration du terrain et des nuages, mais qui ne connaît pas dans le détail la trajectoire des gouttes particulières, attende une chute également répartie à droite ou à gauche; 5o que cette attente de possibilités égales se vérifie sur les grands nombres par deux fleuves de grosseur sensiblement égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au contraire les gouttes d'eau étaient libres ou le nuage libre, c'est alors que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux vers l'Océan ou vers la Méditerranée; par conséquent, nous aurions beau connaître l'égalité matérielle des deux pentes et la répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne pourrions pas conclure à une égale répartition des gouttes d'eau95.

Non seulement la prédétermination n'exclut pas la répartition égale en deux sens, mais c'est l'imprédétermination qui l'exclut. Les partisans du libre arbitre et de la contingence ne se tirent ici d'affaire que par un second paralogisme. «L'intervention de l'indéterminé et de l'imprévoyable, prétendent-ils, ne peut avoir que des effets qui se détruisent mutuellement» et s'égalisent96; donc l'indétermination fonde seule les attentes égales. – Pétition de principe. Pourquoi les effets contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils précisément déterminés selon un rapport d'égalité? Pourquoi la compensation serait-elle la loi constante, la détermination constante de ce que vous déclarez indéterminé? pourquoi l'équivalence ou la neutralisation mutuelle serait-elle la loi «prévoyable» d'un libre arbitre «qui agit en divers sens imprévoyables»? Si je suis absolument libre de remuer mon bras à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si je le porterai librement autant de fois à gauche qu'à droite? – Oui, dites-vous, puisque vous n'avez pas de raisons pour un côté plutôt que pour l'autre. – Mais l'absence de raisons n'entraîne pas l'égalité de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible. Si, en fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement, je finis par le remuer autant de fois à droite qu'à gauche, ce n'est pas parce qu'il n'y a point de raisons, c'est au contraire parce qu'il y a juste autant de raisons nécessaires pour que le courant oscille tantôt à droite, tantôt à gauche, de manière à montrer ainsi sur les grands nombres et les moyennes la régularité mécanique (et non libre) d'un pendule ou d'une balance. Le balancement n'est pas l'absence de loi, c'est une loi rythmique aussi déterminée que le retour périodique de la terre au même point de son orbite. Est-ce que le rapport = n'est pas un rapport déterminé? De quel droit en fait-on l'expression de l'indéterminisme97?

Oui sans doute, «le tout, dans cette affaire, est de comprendre n'importe comment la neutralisation des causes qui n'entrent pas dans le calcul du probable; il ne faut rien de plus au mathématicien et il n'a le droit de rien demander au delà.» Mais précisément le libre arbitre sans loi peut empêcher la loi de neutralisation des causes.

II. – La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique

Dans la statistique, nous n'avons plus affaire à des possibilités égales, mais à des possibilités inégales, ou plutôt à des rapports respectifs certains d'inégalité, à une proportion constante entre deux séries de faits, par exemple la série des mariages et celle des non-mariages, la série des suicides et celle des morts involontaires, la série des naufrages et celle des traversées sans naufrage, etc.

Examinons successivement le problème au point de vue de la déduction et à celui de l'induction.

Certains déterministes, comme Lange, ont voulu conclure déductivement la détermination des actes particuliers du seul fait que leur moyenne est déterminée; certains partisans du libre arbitre, au contraire, ont voulu déduire l'indétermination réelle et absolue des actes particuliers de ce fait qu'ils restent toujours indéterminés en une certaine mesure relativement aux moyennes statistiques. Ces deux opinions dépassent également les prémisses dont elles partent, et, en tant que déductions, elles ne peuvent être prouvées ni l'une ni l'autre. 1o D'une seule moyenne et même de plusieurs, tant qu'on reste dans la région des moyennes, on ne peut arriver déductivement à un cas particulier. 2o D'autre part, de ce que les généralités mathématiques ne peuvent s'étendre jusqu'aux actions individuelles, il n'en résulte nullement que ces actions soient libres en elles-mêmes: elles peuvent être simplement la résultante particulière d'une composition de lois naturelles, dont la statistique ne mesure que les effets généraux et moyens. Sur le premier point, Quételet a donc raison de dire: – La loi des grands nombres, ne régissant que le collectif, ne détermine pas chaque acte en particulier; «toutes les applications qu'on voudrait en faire à un homme en particulier seraient essentiellement fausses, de même que si l'on prétendait déterminer l'époque à laquelle une personne doit mourir en faisant usage des tables de mortalité.» On ne peut, en effet, appliquer à un individu déterminé, ni même à de petits nombres, la loi statistique qui, par définition est celle des grands nombres. Les lois statistiques ne font que formuler la résultante d'une foule de lois naturelles qui sont les vraies lois déterminantes des phénomènes: on ne meurt pas en vertu des lois de mortalité, mais en vertu des lois naturelles de l'organisme, dont les tables de mortalité enregistrent les résultantes moyennes. Mais, ce premier point accordé, il n'est pas moins faux de conclure à la réelle indétermination des cas particuliers. Par exemple, si vous ne pouvez prédire la mort de tel individu par les tables de mortalité, vous n'avez pas le droit d'en déduire que cette mort n'est point déterminée par un concours ou une composition de lois nécessaires, et que l'individu meurt librement.

Sans doute la loi des grands nombres, n'est qu'approximative, et même, en général, toutes les lois de la nature sont approximatives pour nous en tant qu'invérifiables dans leurs derniers détails; déductivement il reste donc dans le détail une place possible à la contingence. C'est ce qui a fait dire à Zeller: – «La science a seulement pour objet les lois générales, et la contingence peut ne porter que sur les faits particuliers. – Mais, inductivement, cette contingence est une hypothèse gratuite. On pourrait, par des raisonnements comme ceux de Zeller et de M. Renouvier, laisser place jusque dans la loi d'Archimède à l'action des anges et des démons, car on ne peut vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute loi est générale, elle semble toujours approximative. N'est-il pas cependant plus logique et plus probable d'expliquer les écarts apparents d'une loi dans les faits particuliers par sa composition avec une autre loi, comme on explique la déclinaison d'une pierre qui tombe par la rencontre d'un obstacle98? On ne peut prédire le temps que d'une manière approximative à l'aide des tables statistiques; mais, si on connaissait mieux toutes les lois particulières qui sont la trame de la statistique, on pourrait prédire tel orage pour tel jour, à telle heure. La statistique est une sorte d'artifice indirect, par cela même insuffisant, pour enserrer les choses dans des lois sans connaître ces lois; mais là où la statistique s'arrête, elle montre elle-même le chemin à l'induction.

Voyons donc quelles sont les inductions les plus légitimes sur la nature réelle de ce résidu qui demeure déductivement en dehors des moyennes statistiques?

1o Par économie d'hypothèses, toutes choses égales d'ailleurs, il est légitime de supposer dans ce résidu la continuation de l'empire des lois, loin d'y admettre avec M. Renouvier l'absence de lois. En effet, supposer le libre arbitre là où les autres lois peuvent suffire à l'explication, c'est faire une hypothèse scientifiquement gratuite, comme si, après avoir expliqué les gelées d'avril par les causes ordinaires, on s'obstinait à maintenir par surcroît l'influence de la lune.

2o Par analogie, les cas de liberté et les cas sans liberté sont assimilables. Les aberrations de mémoire relevées dans la suscription des lettres ne peuvent pas plus être prévues dans le détail individuel que les suicides, quoiqu'elles soient aussi régulières en moyenne; il n'en résulte pas que les erreurs de suscription soient volontaires. De même, l'impossibilité de prévoir les suicides dans le détail n'autorise pas à les croire libres.

3o L'induction en faveur du déterminisme croît en probabilité à mesure qu'on resserre le libre arbitre dans un plus étroit espace: si ce resserrement peut être poussé aussi loin qu'on veut, l'induction deviendra de plus en plus voisine de la certitude. – Supposons, dit M. Renouvier, des boules prenant leur couleur elles-mêmes dans une urne; peu importe qu'elles l'aient d'avance ou la prennent au moment de l'extraction, «pourvu que la proportion du noir et du blanc subsiste.» – Sans doute; mais d'abord, si les boules prenaient réellement elles-mêmes leur couleur, la proportion pourrait-elle subsister? Si le libre arbitre était réel et agissant, il y aurait, ici encore, un point indéterminé, sans loi, qui suffirait peut-être à contrebalancer toutes les autres lois, et vous ne pourriez plus, par exemple, imposer certainement à priori aux boules d'une urne cette loi de proportion: – Sur mille tirages, vous serez dans la proportion de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf blanches et une noire. – De plus, pour nous rapprocher des réalités particulières, il faut compliquer les données: supposons donc une urne où soient des boules de sept couleurs. La statistique m'apprend, je suppose, qu'il sort effectivement de l'urne 60 boules sur 100; vous dites alors: – Pourvu qu'il sorte 60 blanches, part nécessaire du déterminisme, les 40 boules restantes sont libres d'être bleues, jaunes, rouges, etc. – Par malheur, une seconde loi de statistique m'apprend qu'il sort 30 rouges sur 40 boules non blanches. – Mais alors il y a 10 boules qui peuvent choisir entre le vert, le jaune, etc. – Une troisième loi statistique m'apprend qu'il sort 6 boules vertes sur 10 boules non blanches et non rouges. – Alors, il y a quatre boules qui peuvent choisir entre le jaune et le bleu. – La statistique m'apprend qu'il sort 3 boules bleues sur les boules qui ne sont ni jaunes, ni vertes, ni rouges, ni blanches… Et ainsi de suite. Les lois statistiques vont ainsi s'entrecroisant et établissant des proportions de plus en plus déterminées. Elles ne pourront jamais, sans doute, comme les lois naturelles dont elles ne sont que l'enveloppe, aboutir à une déduction individuelle; mais n'a-t-on pas le droit d'induire que, si nous connaissions toutes ces lois naturelles, nous les verrions produire par leur entrecroisement les faits particuliers, résidu de la statistique? Est-il probable que, toutes les proportions des diverses couleurs étant déterminées, les boules demeurent libres d'échanger indifféremment leurs rôles et de se dire entre elles: «Passez-moi la couleur rouge, vous aurez la couleur verte: pourvu qu'on trouve le compte final, nous pouvons nous passer l'une à l'autre nos couleurs.» – Enfin, le déterminisme statistique, quoique ne portant pas sur les derniers détails des choses, acquiert une valeur nouvelle quand il vient s'ajouter au déterminisme plus interne des lois sociologiques, psychologiques, biologiques, physico-chimiques, mécaniques. La liberté que les indéterministes maintiennent alors dans les détails rappelle trop la liberté laissée aux femmes par l'édit humoristique d'un prince d'Orient: – Art. I. Toutes les femmes sont libres de sortir à travers la ville. Art. II. Elles ne pourront sortir que voilées. Art. III. Quiconque aura fabriqué ou vendu des voiles sera puni de mort. – Pour parler sérieusement, la législation de la nature est en elle-même aussi rigide que celle des souverains absolus, et sa rigidité a des résultats trop souvent tragiques. Prenons un exemple. Supposons qu'il y ait un naufrage sur mille personnes qui s'embarquent; il faut, si nous sommes mille à nous embarquer, que l'un de nous fasse naufrage, non pas directement en vertu des lois statistiques, mais en vertu des lois dont la statistique compte et classe les effets. Qui décidera dans ce cas de la victime tributaire? Le concours des circonstances particulières, l'intersection des séries de lois que présuppose la statistique. Si donc je connaissais mieux le détail des circonstances, je pourrais savoir que c'est moi qui suis l'un sur mille, parce que je m'embarque sur une mer plus dangereuse, par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans telle circonstance fâcheuse, etc. Plus j'aurais de tables de statistiques variées à ma disposition, de manière à y faire rentrer toutes les circonstances particulières, plus, par ce moyen indirect, je pourrais me rapprocher, sans y atteindre, d'une prévision portant sur le particulier. Pareillement il faut qu'il y ait, je suppose, un assassin par jalousie sur cent mille jaloux; voici donc déjà, pour les jaloux, la liberté de ne pas assassiner resserrée dans les limites du nombre 999,999. Maintenant, il faut aussi, je suppose, qu'il y ait six cents jaloux sur mille amoureux, et deux cents jaloux jusqu'à la fureur, quatre jusqu'à la folie, etc., etc. Nous resserrons de plus en plus le libre arbitre par une sorte de compression indéfinie. L'induction rend probable, par analogie avec l'autre exemple, que celui qui se trouvera dans des circonstances spéciales de tempérament, d'éducation, d'entraînement, etc., sera la victime prédestinée au minotaure du crime. Quelle différence, en effet, pourrait-on établir entre les deux cas, sinon artificiellement et tout hypothétiquement, quoique le naufrage soit involontaire et l'assassinat voulu? En combinant directement des lois naturelles avec des lois naturelles, on pourrait probablement, sur les mille individus, en éliminer neuf cent quatre-vingt-dix, et les dix restants pourraient dire: – L'un de nous sera assassin. – On pourrait encore pousser plus loin le calcul des circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour les deux restants le dilemme tragique: – Il faut que l'un de nous tue. – Avec un peu plus de connaissance des causes, l'un des deux pourrait enfin s'écrier: «Celui qui doit tuer, c'est moi.» – L'induction et l'analogie n'amènent nullement à croire que cet homme tuerait ou ne tuerait pas en vertu du libre arbitre. Seulement, il lui resterait dans la pensée même de l'avenir une dernière ressource, et la réaction de l'idée sur le fait pourrait l'empêcher de commettre le meurtre.

85P. 684.
86P. 635.
87L'hypothèse de forces variant brusquement avec la distance suffirait en effet à expliquer ces mouvements discontinus. «Donnons un exemple: un point matériel, attiré par un centre fixe en raison inverse du carré des distances, décrit une section conique. Qu'un suppose la loi d'attraction vraie seulement au delà d'une certaine distance, tandis qu'en deçà l'action serait nulle; si les conditions initiales du mouvement sont telles que le point mobile arrive à se rapprocher du centre fixe jusqu'à la distance donnée, à partir de ce moment il quittera la section conique pour suivre la tangente, puis, lorsqu'il sera revenu à la même distance, il quittera la tangente pour se mouvoir encore sur une conique.» (M. Tannery, Lettre à la Revue philosophique, au sujet de notre étude sur le mécanisme et la liberté, 1883. – Cf. déc. 1883.)
88M. Renouvier, Psych., II, 105, 94 et 95; Logique, II, 384-386.
89Id., Logique, 386.
90M. Renouvier, Id., 97.
91Ibid. Dans la nature entière, et non pas seulement dans l'homme, on s'est demandé s'il n'y avait pas également place pour une contingence analogue des effets. Et la question est logique; si l'homme est libre, le germe de la liberté doit se retrouver chez tous les êtres vivants, peut-être même, comme le croyait Epicure, jusque dans le pouvoir de clinamen qui appartient à l'atome. (Voir, dans la Morale d'Epicure de M. Guyau, le chapitre sur la contingence.) – Est-on bien sûr, a-t-on demandé, qu'il soit possible, même pour une intelligence universelle, de prédire tous les mouvements de la queue d'un chien? (M. Renouvier, Essais de psychologie, II, p. 4.)
92Voici une expérience que nous avons faite: nous avons essayé d'écrire au hasard des séries de chiffres pris indifféremment parmi les 10 chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En additionnant par groupes de dix les chiffres ainsi sortis, nous avons obtenu pour chaque groupe de dix chiffres des valeurs plus ou moins voisines de 45, qui est précisément la somme des 10 chiffres de la numération. Ex.: 1, 6, 5, 4, 8, 9, 7, 3, 2, 0 (total 45); 1, 4, 6, 8, 2, 9, 1, 4, 5, 7 (= 47); 9, 3, 5, 6, 7, 9, 1, 0, 2, 4 (= 46); 5, 6, 7, 9, 8, 0, 3, 4, 1, 6 (= 49); 8, 9, 0, 6, 1, 3, 5, 6, 8, 9 (= 55); 7, 8, 7, 0, 9, 1, 3, 1, 0, 2 (= 38). Ces totaux successifs: 45, 47, 46, 49, 55, 38, ont pour moyenne 46. En additionnant deux groupes à la fois formant vingt chiffres, nous obtenions plus régulièrement encore des valeurs voisines de la somme 90. Pourquoi ces résultats? Parce que, pour agir d'une manière indéterminée en apparence, nous avions inconsciemment déterminé ce premier point: – Je varierai les chiffres. – Ce qui entraîne cette seconde détermination: – Je les écrirai tous. – Ce qui entraîne cette troisième détermination: – J'écrirai des chiffres ayant pour total 45, puisque l'ordre des chiffres dans l'addition n'influe pas sur la somme. Si bien qu'en voulant laisser un point indéterminé, je l'avais précisément déterminé. Par là, j'étais rentré dans les conditions entrevues par le géomètre Lambert et par Cournot, qui ont remarqué que, dans le rapport de la circonférence au diamètre, les totaux de chaque dizaine de chiffres diffèrent peu de 45, «comme si les chiffres étaient amenés successivement, par un tirage au sort, dans une urne les renfermant en proportions égales.» Nous avons expérimenté sur plusieurs quotients de nombres quelconques, et nous avons remarqué une régularité analogue. Par exemple, la division de 145 par 21 donne 6, plus la fraction décimale périodique 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7 (= 47); 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0 (= 43); 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1 (= 45); etc.; les trois premières dizaines ont exactement pour moyenne 45. D'autres fractions non périodiques ont la même moyenne approximative; d'autres ont une moyenne supérieure ou inférieure, mais toujours régulière; par exemple 918 divisé par 421 amène une fraction qui, de 10 chiffres en 10 chiffres, donne pour totaux des nombres voisins de 37. Cela tient à des lois inconnues qui tantôt amènent tous les chiffres, tantôt en excluent certains.
93En quoi, pourrait-on demander aux adversaires du déterminisme, le rapport d'égalité, le rapport de 100 à 100 par exemple, serait-il incompatible avec la nécessité et la certitude? Est-ce qu'il est défendu à la nécessité de produire des effets qui s'équilibrent, comme la puissance et la résistance d'un levier? Est-ce qu'il n'y a pas des effets de neutralisation mutuelle jusque dans les rayons lumineux? Rien de plus compatible avec le déterminisme que l'égalité. Quand on joue à pile ou face (et vous pourriez confier à une machine le soin de jeter les pièces en l'air, comme aux machines dont on se sert aujourd'hui dans les grandes loteries), il est théoriquement certain que la relation d'équilibre et d'égalité s'établira à la longue, et, dans le cas particulier, il est pratiquement logique, eu égard non seulement à notre ignorance subjective du cas particulier, mais encore et surtout à notre connaissance objective du rapport général et constant, d'agir en nous réglant sur cette relation d'égalité qui est la seule chose connue. Nous pourrons nous tromper pour un, deux, trois cas, non pour dix mille.
94Voir, par exemple, Renouvier, ibid., p. 96.
95Le premier paralogisme auquel nous venons de répondre pourrait être invoqué et l'a été de fait en faveur des miracles divins, tout comme pour le miracle intérieur du libre arbitre. «J'admets, – dit Joseph de Maistre pour justifier les prières en faveur de la pluie, – que dans chaque année il doive tomber dans chaque pays précisément la même quantité d'eau: ce sera la loi invariable; mais la distribution de cette eau sera, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la partie flexible de la loi. Ainsi, vous voyez qu'avec vos lois invariables nous pourrons fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses, des pluies générales pour le monde, et des pluies d'exception pour ceux qui ont su les demander… Déjà, dans les temps anciens, certains raisonneurs embarrassaient aussi les croyants de leur époque en leur demandant pourquoi Jupiter s'amusait à foudroyer les rochers du Caucase et les forêts inhabitées de la Germanie… Mais le tonnerre, quoiqu'il tue, n'est cependant point établi pour tuer; et nous demandons précisément à Dieu qu'il daigne, dans sa bonté, envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui suffit sans doute à l'accomplissement des lois physiques.» L'auteur d'un Essai sur les lois du hasard, M. de Courcy, dit que tout au moins Dieu peut nous envoyer une pensée qui nous détourne de l'endroit où va tomber soit la foudre, soit une pierre. «Que le lieu et l'instant où tombe la pierre, dit-il, soient précisément le lieu et l'instant où passait un homme qui la reçoit et en est écrasé, voilà certainement une coïncidence fortuite, à laquelle on ne peut ni assigner ni même comprendre aucune cause(!)… Sans violer les lois naturelles, sans les interrompre, Dieu ne pourra-t-il pas m'inspirer la pensée de ralentir librement mes pas ou d'en changer la direction? Et, si la prière de ma mère n'est venue éveiller sa sollicitude qu'au moment où j'étais arrêté déjà sur le lieu menacé, ne pourra-t-il pas influencer ma volonté toujours libre, de manière que je m'éloigne avant la catastrophe? Ainsi toutes les lois seront observées: celles de la nature physique ne recevront aucune atteinte; ma liberté sera entière, et c'est par un acte libre que je me serai éloigné si à propos. Dieu aura seulement influencé ma volonté sans l'asservir, de la manière propre à sa providence.» On a demandé avec raison à M. de Courcy, «assureur émérite,» s'il ne devrait pas, en assurant quelqu'un contre les accidents, mettre comme clause principale de la police d'assurances l'obligation de prier, puisque les hommes religieux sont moins exposés aux accidents que les impies. Nous lui demanderons à notre tour si ce ne serait pas un bon calcul pour une compagnie d'assurances de faire dire des prières pour ses assurés: ce serait tout profit pour ces derniers comme pour la compagnie. Peut-être alors la statistique constaterait-elle une différence édifiante entre la proportion des accidents ou de la mortalité dans les compagnies religieuses et dans les compagnies non religieuses. – On le voit, avec de petites exceptions, de petits «interstices dans les lois de la nature» comme ceux de M. Renouvier, ou même avec de simples petites ambiguïtés, comme celles qui existent dans les bifurcations d'intégrales de M. Boussinesq, on peut assurer à l'intervention miraculeuse de Dieu un domaine fort respectable et concilier (en apparence) la contingence avec la mécanique elle-même.
96M. Renouvier, Crit. phil., 5 août 1880, p. 36.
97On insiste et on dit: – L'égalité est, sinon la loi des faits supposés libres, au moins celle de notre attente devant les actes libres. – Parler ainsi, c'est revenir à l'erreur de Laplace, qui confond l'attente dans l'ignorance avec l'attente fondée sur l'égalité connue des chances; la loi de notre attente, devant des actes de libre arbitre, n'est pas 1/2; elle est x. Si, en fait, notre attente est 1/2, c'est précisément parce que nous éliminons toute hypothèse de liberté subjective pour considérer seulement les rapports objectifs des chances, qui nous apparaissent dans ce cas aboutir à un rapport nécessaire d'égalité. Ce rapport d'égalité, loin de se fonder sur la présence de la liberté, se fonde au contraire sur son absence. S'il y avait réellement libre arbitre, il pourrait y avoir un point, ne fût-ce qu'un seul, un point absolument indéterminé, sans loi, qui suffirait à contre-balancer toutes les autres lois, à les frapper d'inexactitude, et qui en particulier permettrait, toutes choses étant égales d'ailleurs, de produire cependant des effets non égaux en nombre, par exemple des mouvements à gauche plus nombreux que les mouvements à droite, en dépit de l'équilibre des muscles et de l'équilibre des courants cérébraux.
98«Toute constatation expérimentale, a dit excellemment M. Boutroux, se réduit en définitive à resserrer la valeur de l'élément mesurable des phénomènes entre des limites aussi rapprochées que possible. Jamais on n'atteint le point précis où le phénomène commence et finit réellement… Ainsi nous ne voyons en quelque sorte que les contenants des choses, non les choses elles-mêmes.» Mais M. Boutroux ajoute: – «Nous ne savons pas si les choses occupent dans leurs contenants une place assignable. A supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une certaine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser invinciblement la portée de nos grossiers moyens d'évaluation, les apparences n'en seraient pas moins exactement telles que nous les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe suivant lequel tel phénomène est lié à tel autre phénomène» (p. 28). – Il nous semble que l'ingénieux métaphysicien se place ici au contre-pied de la vérité, et qu'on pourrait lui dire: – C'est précisément votre hypothèse de l'indétermination qui est: «1o inintelligible, 2o purement hypothétique, 3o contraire à toute induction.» En effet, si je puis, même expérimentalement, «resserrer la valeur» de l'élément prétendu indéterminé entre des limites aussi rapprochées qu'il est possible, c'est le cas de passer à la limite en disant que l'indétermination supposée est comme si elle n'existait pas; de même, si je vérifie une loi de physique entre des limites indéfiniment rapprochées, il ne me viendra jamais à l'esprit de supposer qu'en allant plus loin la loi cesse, à moins qu'elle ne se compose avec une autre loi.