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La Liberté et le Déterminisme

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On peut maintenant apprécier le syllogisme que M. Renouvier nous a opposé à nous-même et par lequel il a espéré acculer le déterminisme à l'impuissance. «La distinction du vrai et du faux, dans la conscience, est impossible, dit-il, en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme imposés par la nécessité.» – Après les explications qui précèdent, nous avons le droit de nier cette majeure, où on prend pour accordé ce qui est en question. De ce que les jugements sont tous également les effets nécessaires de leurs antécédents, il n'en résulte point que, dans la conscience, on ne puisse comparer un jugement avec un autre ou avec un ensemble de jugements, et établir ainsi, dans la conscience même, d'autres rapports aboutissant à une distinction de valeur. La conclusion n'est donc point contenue dans les prémisses: le second rapport, qui est celui du sujet à l'objet, ne se déduit pas du premier, qui est simplement le mode subjectif de formation des jugements. Conclure ainsi sans moyen terme de l'un à l'autre, ce peut être un acte de «libre arbitre»; mais la conclusion est inadmissible pour qui veut être logiquement «nécessité». Du reste, de cette majeure qui affirme précisément la chose à démontrer, M. Renouvier passe commodément à la conclusion: «Or, dit-il, la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible autrement qu'au moyen de la distinction comme vrais ou faux des jugements contradictoires entre eux, dans la conscience. Donc la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible dans la conscience en tant qu'on regarde les jugements contradictoires entre eux comme imposés par la nécessité.» – Remarquons la généralité de la conclusion; M. Renouvier ne fait ici aucune distinction entre les vérités scientifiques ou les vérités philosophiques; il parle d'un objet externe, ce qui peut signifier ou un objet de nos sens ou, plus universellement, un objet quelconque extérieur au sujet. Et en effet, si la majeure est exacte, elle doit s'appliquer à tout. Et c'est précisément parce qu'elle prouve trop qu'elle ne prouve rien.

Il y a plus. On peut retourner le syllogisme tout entier contre les criticistes eux-mêmes. Non seulement le déterminisme ne supprime pas dans la conscience tout moyen de discerner l'objectif du subjectif; mais c'est l'hypothèse même du libre arbitre dans les jugements qui supprime ce moyen. – La distinction du vrai et du faux, dans la conscience, peut-on dire, est impossible en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme évoqués indépendamment de leurs antécédents par le libre arbitre de chacun, «sans prévision même imaginable.» Donc la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible, dans la conscience, en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme «également produits par le libre arbitre.» Cela est vrai pour les objets externes proprement dits: par exemple, pour l'accord d'un instrument par «l'accordeur» muni d'oreilles et de liberté, dont parle M. Renouvier. Si un accordeur juge, par un acte du libre arbitre, de la consonnance ou de la dissonance, ce n'est pas à lui que nous confierons le soin d'accorder un piano; nous préférons celui dont les oreilles et le jugement sont nécessités. Cela est vrai aussi pour les objets invérifiables de la métaphysique: en tant qu'invérifiables, égaux en probabilité intellectuelle et affirmés par un acte de libre arbitre, ils sont parfaitement «indiscernables comme vrais ou faux dans la conscience.» Votre affirmation ne porte plus alors sur ce qui est, mais sur ce que vous voulez librement ou nécessairement (car le problème subsiste toujours); vous voulez une chose ou vous en voulez une autre, voilà tout57.

IV. L'attribution au moi dans le criticisme phénoméniste.– L'attribution au moi, psychologique ou morale, est encore plus inexplicable dans la doctrine des commencements absolus que dans l'indifférentisme. L'attribution, nous le verrons plus loin58, suppose un lien entre moi et mes actes; elle suppose l'unité et la continuité du moi. Or, dans le criticisme phénoméniste, il y a des commencements encore plus absolus que dans l'indifférentisme. Comment les attribuer au moi, avec lequel ils ne sont pas liés? Ce sont des commencements absolus en moi, admettons-le; mais supposons des commencements absolus (réels ou apparents) dont je serais simplement le théâtre, par exemple une sensation imprévue; en quoi se distingueront-ils des commencements absolus dont je serais la cause? Puis-je même dire que moi j'en suis la cause? Moi, c'est «le groupe de phénomènes et de lois59;» or les phénomènes commençant absolument n'ont leur cause ni dans les autres phénomènes antérieurs ou simultanés, ni dans les lois; ils ont leur cause en eux-mêmes ou, si l'on préfère, ils sont eux-mêmes causes.

Aussi l'attribution à la conscience est-elle impossible, et il n'y a point, selon le criticisme phénoméniste, «conscience de la liberté.» Mais alors s'élève une nouvelle et insurmontable difficulté: si la liberté est purement phénoménale et non, comme dans Kant, nouménale, on ne voit plus pourquoi elle n'aurait pas conscience de soi. Comment se fait-il qu'un commencement absolu de la conscience ne se saisisse lui-même ni comme commencement ni comme absolu? Dira-t-on que la liberté consiste précisément dans la discontinuité, dans la rupture, dans l'hiatus et le vide entre des séries de phénomènes? – En ce cas, il sera effectivement facile de comprendre qu'on n'ait point conscience d'une discontinuité, d'un vide; mais, que ce vide puisse constituer le libre arbitre, c'est ce qui sera plus difficile à saisir. Dans tous les cas, si le «groupe de phénomènes et de lois» s'attribue les phénomènes qui jaillissent au beau milieu des phénomènes préexistants, c'est par pure hypothèse. Un Grec aurait pu tout aussi bien attribuer ces commencements absolus soit à la Fortune, soit à la Destinée. Un chrétien les attribuera vraisemblablement tantôt à son ange gardien, tantôt à un démon tentateur. En effet, l'apparition d'un motif ou d'un mobile nouveau dans la conscience est une véritable suggestion; de plus, elle est «imprévisible» pour moi tout comme pour autrui, car, si je pouvais prévoir sûrement ce que je vais vouloir, il n'y aurait plus commencement absolu et «liberté imprévisible.» L'idée ou le sentiment «automotifs» qui font subitement leur «apparition» ont donc tous les caractères de choses étrangères: comme je ne puis voir leur raison en moi et dans mes états antécédents, comme aussi le criticisme phénoméniste m'affirme que cette raison n'est pas dans mon cerveau et dans mon organisme, je puis parfaitement supposer un ange ou un démon qui m'inspire.

 

La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,

Quelque diable aussi me poussant.

Jules Lequier, dans les «perspectives de sa mémoire», qu'il prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s'apparut à lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s'il se tournait vers eux un jour, à un moment suprême, en leur demandant pourquoi ils avaient agi de la sorte, pourquoi ils s'étaient arrêtés à telle pensée, «les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres.» – Mais, peut-on répondre, prenons la série en sens inverse, et substituons au déterminisme une série de commencements absolus; ne verrons-nous pas se produire la même perspective? L'homme de chaque instant passé ne pourra-t-il pas rejeter la faute sur l'homme de l'instant suivant, sur «l'homme nouveau sorti de l'homme ancien» par un commencement absolu, et le long de cette nouvelle perspective n'entendrons-nous pas les personnages successifs, qu'aucun lien certain ne rattachait l'un à l'autre, en appeler aussi sans fin les uns aux autres? Tant il est vrai que, dans tous les systèmes, le problème de l'individuation et de la responsabilité offre des difficultés analogues: il faut un lien entre le moi d'aujourd'hui et celui d'hier, et cependant il faut que ce lien soit d'une flexibilité indéfinie pour permettre un continuel renouvellement dans une continuelle identité. Si le lien paraît trop rigide dans le déterminisme ordinaire, en revanche il est supprimé dans un libre arbitre qui fait de la vie morale une suite d'épisodes.

V. Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité.– Une dernière difficulté psychologique et morale, c'est celle des limites, conditions et variations intérieures de la liberté. Quelques auteurs ont admis à la fois le libre arbitre et la solidarité, qui n'est qu'un autre nom du déterminisme; ils sont allés jusqu'à croire: 1o que le libre arbitre est lui-même solidaire; 2o que, tout en s'exerçant dans le monde phénoménal et non dans le monde nouménal, il a «des manifestations phénoménales déterminées par les lois de la nature», comme la liberté nouménale de Kant; enfin qu'il y a des «degrés» et une simple «virtualité» dans le libre arbitre60. Ces assertions ne sont pas faciles à concilier. Aussi M. Renouvier lui-même les rejette; mais n'aboutit-il pas à son tour à l'antinomie du libre arbitre insolidaire et de la solidarité61? Pour lui, la puissance des contraires, dût-elle ne se présenter qu'une fois réellement et dans la vie d'un seul homme, «cette puissance-là passant à l'acte serait toujours un absolu sui generis, échappant à toute solidarité en tant qu'elle s'exerce.» Mais il ajoute que, si le libre arbitre est inconditionnel, il a cependant des «conditions d'existence» qui doivent être «données» et des «conditions d'exercice» qui sont «les éléments, les mobiles et les moyens.» – Que reste-t-il alors en propre à cet «absolu sui generis,» qu'on nous représentait tout à l'heure comme pouvant lui-même au moins se donner ses «mobiles et motifs?» Ce résultat semble d'ailleurs inévitable quand, avec le criticisme phénoméniste, on cherche une liberté inconditionnelle dans les phénomènes, qui sont par essence conditionnés.

On a beau répondre que l'acte libre est seulement celui qui n'est pas «entièrement prédéterminé,» entièrement solidaire, et que «le fait du commencement absolu,» de l'insolidarité, «est ici resserré dans d'étroites limites;» les limites qui entourent un mystère ne font rien à son énormité intrinsèque; une petite création spontanée sur un petit point de l'univers, un petit fiat lux ou un petit fiat motus est aussi incompréhensible que la création du monde entier; donnez-moi ce pouvoir dans des limites aussi étroites que vous voudrez, et je referai le monde mieux qu'Archimède avec son point d'appui. De plus, nous demanderons de nouveau comment il peut y avoir des limites à un commencement absolu, une relation limitant l'absolu?

Le criticisme phénoméniste croit avoir supprimé le «noumène» en le plongeant dans le «phénomène;» il n'a fait que le mêler à son contraire; au lieu d'un seul noumène au-dessus du monde, on a une multitude de petits noumènes dans le monde, autant que d'actes libres et de commencements premiers: c'est une poussière de noumènes au lieu d'un lingot. Le criticisme phénoméniste rejette la chose en soi, mais il admet ce qui est beaucoup plus étrange: des phénomènes en soi et par soi. Il veut revenir à Hume en gardant Kant; et alors, au lieu de placer dans l'édifice le phénomène au rez-de-chaussée et le noumène à l'étage supérieur, il loge les deux contradictoires, aux prises l'un avec l'autre, sur le même plan: il fait commencer absolument des relations, il fait jaillir des phénomènes par soi, et il croit diminuer la difficulté (pour ne pas dire la contradiction) en ajoutant: – Cela ne se passe que sur un tout petit point, dans d'étroites limites: c'est un petit commencement premier; son exiguïté le rend plus portatif que l'absolu absolument absolu du noumène. – Au choix, nous aimerions mieux ce dernier qu'une philosophie d'hiatus, qui cherche vainement à se maintenir entre le phénoménisme exclusif de Hume et le phénoménisme surmonté du noumène de Kant. Éparpiller la difficulté, ce n'est pas la résoudre: c'est simplement la multiplier.

CHAPITRE CINQUIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE

I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.

II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.

III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.

IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination.

Il s'est produit à notre époque, parmi les moralistes qui se rattachent au spiritualisme ou au «criticisme,» une sorte de réaction antiscientifique dans l'intérêt de la morale, dont nous venons de voir des exemples. Les uns s'efforcent de montrer (chose facile) que la science ne sait pas tout et en concluent qu'ils ont le droit de remplir les lacunes de la science par l'affirmation d'un libre arbitre qui échappe aux lois scientifiques. Où la science se tait, ils se croient autorisés à parler comme bon leur semble et à admettre des miracles. D'autres s'efforcent de tourner la science même au profit du libre arbitre; ce qui s'accommode le moins de ce pouvoir miraculeux, c'est la logique et la mécanique; or ce sont précisément ces deux sciences qu'on a essayé de mettre sous la dépendance du libre arbitre: montrer que sans son secours elles ne sauraient subsister eût été un chef-d'œuvre de tactique. L'entreprise était séduisante et a séduit en effet plus d'un esprit. Ainsi s'introduisent, dans une question toute psychologique et morale, de véritables expédients logiques et mécaniques qui ont pour but de sauver le libre arbitre; ce sont, dans tous les sens du mot, des arguments ex machina. Il y a dans cette question de la liberté, comme dans celle de l'existence de Dieu, toute une nichée de sophismes, comme dirait Kant, et il suffit, pour la faire s'envoler, d'agiter un peu les broussailles logiques ou mathématiques derrière lesquelles ils se cachent.

Nous avons déjà examiné les expédients logiques tirés de la prétendue impossibilité d'établir la vérité scientifique ou métaphysique si tout est déterminé nécessairement. Restent les expédients mécaniques. On peut en compter jusqu'à cinq en faveur du libre arbitre, par lesquels on espère rendre son action compatible avec la conservation de l'énergie: 1o direction possible des mouvements de translation par une force étrangère au mouvement; 2o transformation possible du mouvement moléculaire en mouvement de translation, et rupture possible d'équilibre par une action infiniment petite ou même nulle; 3o emploi du temps au profit de la liberté. Les deux premiers expédients reviennent à des manières de diriger le mouvement dans l'espace; le dernier est une manière de le gouverner dans le temps.

I. La direction possible des mouvements de translation par une force supérieure est, comme on sait, l'hypothèse cartésienne, que Leibnitz a réfutée et qu'a reprise Cournot. Cette thèse peut donner lieu à deux sortes d'objections, les unes tirées de ses conséquences, les autres tirées de ses principes. On connaît d'abord l'objection per absurdum proposée par Leibnitz. «Qui nous empêcherait, demandait-il à Descartes, de sauter jusqu'à la lune?» – Mais on peut contester cette conclusion de Leibnitz sur le pouvoir que nous conférerait le clinamen, et dire que ce pouvoir n'est pas nécessairement indéfini. On pourrait imaginer un certain quantum d'énergie à la disposition des êtres libres; on serait incapable, il est vrai, d'expliquer pourquoi une énergie toute spirituelle et soustraite aux lois de la matière a des bornes. Mais, une fois admise, cette énergie directrice des mouvements n'aurait pas un caractère aussi perturbateur que Leibnitz le suppose, car il faut tenir compte de ce que les mouvements se neutralisent à distance. Une direction nouvelle du mouvement pourrait être neutralisée à une certaine distance de son point de départ et ne rien changer ni à la somme totale des forces et des mouvements, ni même peut-être à la direction totale de l'ensemble. Le poisson qui se meut dans la mer à droite ou à gauche n'empêche pas la mer de se soulever et de s'abaisser selon une loi régulière; il y a compensation des petits effets les uns par les autres quand on considère la masse. Il n'est donc pas entièrement démontré que le pouvoir de diriger un mouvement dans des conditions déterminées et dans une sphère déterminée, comme celle de nos organes, nous donne nécessairement le pouvoir de tout faire et de sauter jusqu'à la lune. Notre action transitive, en un mot, pourrait être réelle, tout en étant limitée. – Voilà ce qu'on pourra objecter à Leibnitz.

Pourtant, il faut le reconnaître, les mouvements se tiennent toujours et sont solidaires. Le petit saut du poisson dans l'eau tient de loin aux mouvements du soleil et des étoiles; la moindre direction nouvelle, quelque limitée qu'elle fût, changerait la formule mathématique de l'univers. Si un seul homme ne pouvait sauter jusqu'à la lune et encore moins changer le centre de gravité du globe, tous les hommes et tous les animaux réunis, en les supposant doués du pouvoir imaginé par Descartes, seraient peut-être capables à la longue de modifier plus ou moins le centre de gravité terrestre et la durée du jour stellaire.

Telles sont les conséquences auxquelles aboutissent logiquement ceux qui admettent le pouvoir directeur; mais, quelque improbables que soient ces conséquences, elles ne suffisent pourtant pas à réfuter la théorie. C'est donc sur les principes mêmes de cette théorie qu'il faut porter l'examen. Ses partisans prétendent admettre à la fois le principe de la conservation de l'énergie et un pouvoir directeur du mouvement, qui, selon eux, n'impliquerait aucune création de force. Nous n'avons donc pas à examiner maintenant le théorème de la conservation de l'énergie ni les vraies raisons sur lesquelles il se fonde; la seule question en ce moment est de savoir si ce théorème, une fois admis, est compatible avec le pouvoir de diriger le mouvement. M. Delbœuf et M. Tannery sont pour la négative; M. Naville et d'autres sont pour l'affirmative. Il nous semble que, pour modifier mécaniquement la direction d'un mouvement et la résultante d'un parallélogramme de forces, il faut de toute nécessité ou détruire un des mouvements composants, ou introduire et créer un mouvement nouveau. Or, comment créer ou annuler du mouvement sans créer ou annuler de la force vive, par conséquent sans faire varier la somme d'énergie qu'on supposait constante? L'indétermination dans la direction du mouvement est contraire au principe de l'égalité entre l'action et la réaction, qui entraîne comme conséquences: 1o la conservation du mouvement du centre de gravité, 2o la constance de la quantité du mouvement, 3o le principe des aires62. Pour admettre avec Epicure et Descartes la possibilité d'un clinamen, il faut donc modifier les thèses fondamentales de la mécanique sur la conservation de l'énergie et attribuer à l'homme une création de force motrice.

 

Pour échapper à cette conséquence, M. Naville se réfugie dans une série d'hypothèses et d'analogies; son but est de montrer, contrairement au principe de la mécanique moderne, que toute cause modificatrice d'un mouvement n'est pas nécessairement un mouvement antérieur, ce qui rendrait impossible l'action directrice et libre de la volonté. La cause modificatrice du mouvement, selon lui, peut être une force qui agisse sans l'aide d'un mouvement antécédent et comme du sein de l'immobilité, de manière à n'augmenter et à ne diminuer en rien, par cette action, la somme du mouvement dans l'univers. Malheureusement, les raisons sur lesquelles M. Naville s'appuie pour démontrer cette possibilité sont empruntées, comme nous allons le voir, à de simples fictions mathématiques. Il assimile la volonté à une force qui agit sur le mouvement par sa présence seule, non par le mouvement. Même dans la nature, dit-il, l'explication des phénomènes du mouvement suppose la double base du mouvement et des obstacles qui le modifient; et «les obstacles sont la résistance opposée par des corps, à l'état de repos relatif, aux mouvements des autres corps… Il résulte de là qu'en physique ce n'est pas seulement le mouvement qui est force, mais aussi la présence des corps. Or la présence des corps peut être conçue comme une force qui change la direction du mouvement sans en changer la quantité. Supposons en effet un système de corps en mouvement, et plaçons-y par la pensée un corps considéré comme primitivement immobile; la direction des mouvements du système sera changée sans altération dans la quantité. Il va sans dire qu'il s'agit ici d'une conception purement théorique, puisqu'un corps ne peut pas être introduit sans que son introduction soit un mouvement; mais, en supposant l'apparition spontanée d'un corps dans un système donné, ou sa création proprement dite, ce corps changerait la direction des mouvements antécédents et non leur quantité63.» Le corps immobile imaginé par M. Naville est évidemment une pure fiction géométrique; dans la réalité, tout corps est un système de mouvements, soit visibles, soit invisibles. Ce qui fait que la présence d'un corps modifie le mouvement des autres corps, c'est qu'il est lui-même un ensemble de mouvements. Il ne résiste au mouvement que par son mouvement propre et non par son immobilité, qui est toute «relative» et révèle un mouvement en sens contraire. Nous ne savons si un corps vraiment et absolument immobile ne serait pas indifférent à tout mouvement, et n'opposerait pas une résistance nulle au mobile qui l'entraînerait. Comment donc arguer d'une fiction mathématique, d'une métaphore mathématique, pour démontrer la possibilité d'une action psychologique qui serait celle d'un pur esprit modifiant le mouvement par sa seule «présence», semblable aux anges que le moyen âge préposait au mouvement des astres? Pour démontrer la possibilité d'une chose, il faut, selon le précepte de Kant, s'appuyer sur des réalités, non sur fictions abstraites ni sur des symboles géométriques.

D'ailleurs, admettons qu'un mouvement puisse être produit par un changement n'ayant lieu que dans le temps et non dans l'espace; la difficulté serait reculée sans être résolue. Le déterminisme, en effet, s'applique aussi bien au temps qu'à l'espace. Nos idées se suivent dans le temps selon des lois, ainsi que nos désirs.

De plus, toute idée est en fait accompagnée d'un mouvement, est une action réfrénée. M. Naville admet lui-même que tout phénomène psychique a des conditions physiologiques et se traduit dans le cerveau; or cette assertion est en contradiction avec les hypothèses de M. Naville et de M. Renouvier sur une force qui produirait la direction du mouvement sans un autre mouvement antécédent. Concevoir dans notre pensée la direction nouvelle d'un mouvement, concevoir un clinamen, c'est déjà produire un autre mouvement, c'est même commencer déjà la neutralisation du mouvement antérieur par un mouvement en sens contraire; c'est commencer le clinamen. L'idée du mouvement nouveau est comme une main qui s'appuierait légèrement sur une boule en train de rouler et qui serait toute prête à la ramener en arrière. Tant que la main s'appuie légèrement, elle ne produit qu'une résistance insuffisante à arrêter la boule: c'est l'idée; une résistance plus forte est le désir. Quand la main se serre, saisit la boule et la ramène en arrière, quand l'idée présentement dominante contrebalance l'impulsion antérieure, c'est la volonté. Pour modifier un mouvement sans un autre mouvement, il faudrait donc le modifier sans y penser, sans avoir l'idée du mouvement voulu, lequel est déjà une image, conséquemment un système de mouvements cérébraux, premier stade du mouvement final.

II. La thèse de M. Naville présuppose celle de M. Boussinesq. En effet, changer la direction d'un mouvement sans mouvement antécédent et par l'intervention d'une force supérieure ne serait chose possible que s'il y avait un moment d'équilibre et d'indétermination. Il faut préalablement que la balance soit en équilibre et que l'ensemble de forces qui agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette bifurcation de voies qui fait que la balance peut également s'incliner à droite et à gauche. MM. Bertrand, du Bois-Reymond, et plus récemment M. Delbœuf ont répondu avec raison qu'il n'y a pas dans la réalité d'indétermination vraie, et que les différentielles sont des abstractions. Mathématiquement, un cône peut se tenir sur sa pointe; physiquement, non, parce qu'il y a toujours d'un côté ou de l'autre quelque différence qui rompt l'équilibre. La volonté est comme ce cône. D'ailleurs, si l'équilibre était parfait, et si l'être était réellement en équilibre entre une «intégrale singulière» et une «intégrale générale» comme entre deux bottes de foin, il ne se produirait rien, car il n'y aurait pas de raison pour qu'un contraire se réalisât plutôt que l'autre. Ce serait donc une force supérieure qui romprait dans la réalité le prétendu équilibre de l'abstraction.

III. – Dira-t-on que la force mécanique qui rompt l'équilibre peut être infiniment petite et même égale à zéro? – C'est l'hypothèse de Cournot et de M. de Saint-Venant, que M. Renouvier a reproduite. Selon cette hypothèse, la loi de la conservation de l'énergie détermine bien la quantité de mouvement moléculaire qui peut résulter d'un mouvement de translation, ou inversement la quantité de force actuelle qui peut résulter d'une quantité donnée de force potentielle; mais elle ne détermine pas la transformation d'une des deux sortes de mouvement dans l'autre. «La question du déterminisme absolu, dit M. Renouvier, est toute de savoir comment ou par quelles forces s'opèrent les détentes par lesquelles des forces de tension passent à l'état de forces vives, actuelles, sensibles, accomplissant un travail mécanique… Il resterait à comprendre comment une détente, qui est de l'ordre mécanique, pourrait s'effectuer ainsi indépendamment de toute force définie mécaniquement ou, en d'autres termes, sans introduction d'aucun mouvement nouveau dans le système des mouvements donnés. La question se réduit donc maintenant à ce seul point. Elle se résout, croyons-nous, de la manière la plus simple… La question se résout par la méthode des limites. Dès que la moindre force suffit pour rompre un état d'équilibre parfait ou mathématique et mettre en liberté, pour ainsi dire, une quantité quelconque de force vive et accomplir un travail aussi grand qu'on peut l'imaginer64, il s'ensuit que le rapport de la force causant la rupture à la force déployée par l'effet de la rupture peut être supposé aussi petit qu'on le veut, descendre au-dessous d'une quantité assignée, quelque petite qu'elle soit. On peut donc affirmer, passant à la limite, que la détente est possible sans qu'aucune force sensible, aucun mouvement sensible s'introduise dans le système mécanique. Donc enfin le principe de la conservation de la force mécanique peut être maintenu sans que l'on renonce à considérer la force psychique comme la cause du passage de certaines forces de tension de l'organisme à des forces actuelles65

Du Bois-Reymond et M. Delbœuf ont fait justice de cet expédient des limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant à la question de la liberté. De quoi s'agit-il en effet? D'expliquer mécaniquement par la méthode des limites une rupture d'équilibre produite par une cause mentale. Or, mécaniquement, une force aussi petite qu'on veut n'est pas une force nulle. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi produire tous les effets possibles par une cause appropriée aussi petite que possible, c'est-à-dire nulle. Si l'infiniment petit égalait le nul, on pourrait produire l'avalanche non seulement par un mouvement aussi petit que possible et nul, mais même par un vouloir aussi petit que possible et nul. En se croisant les bras ou en dormant un somme, on pourrait «décrocher» la lune et les étoiles. C'est avec la même rigueur mathématique que le Père Gratry démontrait la création: «Zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque; le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque.» En poussant plus loin l'artifice mathématique, on pourrait même se contenter, dans certains problèmes, d'un multiplicateur égal au néant, ce qui dispenserait de Dieu. Mais toutes ces spéculations sont illusoires. Il est essentiel, au «décrochement» et à la «détente», comme le remarque du Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée soient indépendantes l'une de l'autre; il est donc inexact de dire d'une manière absolue que leur rapport tend à la limite zéro. «Loin de pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas descendre au-dessous d'un quantum déterminé66.» Une impulsion déterminante égale à zéro résoudrait du même coup, si elle était jamais admissible, l'énigme de l'origine du mouvement, «car une impulsion égale à zéro n'a jamais manqué.» On a beau répondre que «ceci n'est pas juste», que «le décrochement suppose des forces accumulées dont la distribution n'est due mécaniquement qu'à des mouvements antérieurs», qu'il est donc «inapplicable à une matière uniformément répartie dans laquelle le mouvement n'aurait pas encore commencé67;» nous ne tenons pas au mot de décrochement; remplaçons-le par le mot plus exact de rupture d'équilibre, l'argument des limites, emprunté par M. Renouvier à Cournot et à M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. La «chiquenaude» de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement dans l'univers et à rompre l'équilibre de la matière uniformément répartie, des forces agissant en sens opposé, peut être aussi petite qu'on voudra; elle peut donc être nulle. Si on dit que l'équilibre est une neutralisation de mouvements qui présuppose le mouvement, on a raison; mais, si un excédent infiniment petit et nul suffit à rompre la neutralisation mutuelle des mouvements, il n'y a pas plus de difficulté à admettre qu'une action quelconque infiniment petite et nulle suffirait à produire un premier mouvement. Et alors un Dieu nul suffira pour le produire par une action nulle. Au reste, M. Renouvier admet lui-même des commencements absolus, des espèces de créations ex nihilo per nihilum, avec un dieu nul. Dès lors, pour produire les ruptures soudaines d'équilibre dans notre organisme, pourquoi ne suffirait-il pas d'un commencement absolu qui permettrait de supposer un libre arbitre infiniment petit ou un libre arbitre nul?

57L'indéterminisme phénoméniste retombe donc sous toutes les objections qu'il adresse à Clarke. Il lui objecte qu'une volonté indifférente «détache l'acte de tout motif» et par suite de tout «facteur intelligible» (Critiq. philos., 25 sept. 1879, p. 123); mais Clarke, en revanche, pourrait répondre: – Selon vous, la volonté détache un motif de tout motif, un jugement de tous les autres, ce qui est encore moins intelligible. – «Vous mettez un intervalle incompréhensible et une solution de continuité entre le dernier jugement et les volitions!» (Critiq. philos., id., p. 118.) – Et vous, un intervalle encore plus incompréhensible entre un jugement et un jugement consécutif sur les mêmes objets. – «Dès que la volonté, principe indifférent, produit des actes déterminés, c'est au hasard qu'elle les détermine.» – C'est aussi au hasard que vous déterminez vos jugements. – «Dès que l'homme agit différemment dans les cas où son jugement est identique, ou identiquement dans ceux où son jugement varie, l'homme n'est plus un être raisonnable.» – Est-il un être raisonnable quand il juge différemment avec des données et des passions identiques ou identiquement avec des données et passions différentes? Ce que l'homme ne peut nier, selon vous, c'est seulement la vérité de ce qu'en même temps il juge vrai; mais vous admettez qu'il peut nier la vérité de ce qu'à l'instant précèdent il a jugé vrai. Un tel pouvoir serait précisément ce qu'on est convenu d'appeler inconséquence et déraison. Un homme qui a perdu la raison ne nie pas et n'affirme pas en même temps; seulement, après avoir affirmé qu'il fait jour, il crée et fait sortir de «précédents» identiques cette négation: il fait nuit. Les moments successifs de son raisonnement ne sont pas plus enchaînés que ne le sont, selon vous, les moments successifs d'une délibération; il appelle tour à tour la représentation du jour et celle de la nuit. A chaque instant, il est d'accord avec soi; il ne se contredit que d'un instant à l'autre; la folie est une raison discontinue. Bref, vous reprochez aux partisans de la liberté indifférente que, «le jugement rendu, la volonté reste, qui, étrangère à tous ces motifs et cause non causée, peut aussi bien casser ce jugement que l'exécuter, et agir d'elle-même sans raison et contre la raison» (p. 64); mais vous, vous admettez que, le jugement rendu, la volonté peut aussi bien, «cause non causée,» maintenir ce jugement ou le changer en son contraire, et juger ainsi arbitrairement «sans raison et contre la raison.» Répondre que la volonté se crée un motif de juger et de vouloir différent avec des motifs précédents identiques et que par conséquent elle ne juge ou ne veut jamais sans motif, c'est doubler la difficulté au lieu de la résoudre; car alors de motifs identiques sort non seulement une volition différente, mais encore un motif et un jugement différent, comme si d'une majeure et d'une mineure identiques sortait tout d'un coup une conclusion différente. C'est l'arbitraire installé non seulement en pleine volonté, mais en pleine intelligence, là où précisément sont le plus inévitables toutes les lois soit de la cérébration inconsciente, soit de la pensée consciente.
58Voir IIIe partie.
59Renouvier, Essais, id., p. 360.
60Voir la Solidarité morale, par M. Marion. – Cf. M. Secrétan, loc. cit.
61Id., 14 oct. 1880, p. 169, 172.
62Voir M. Tannery, La théorie de la connaissance mathématique (Revue phil., 1879, t. II, 482). Voir aussi l'étude de M. Delbœuf: Déterminisme et liberté, 1er article, 1862.
63Ibid., p. 280.
64Par exemple produire une avalanche et écraser un village par un petit mouvement du doigt qui détache une boule de neige.
65Critique philosophique, 17 oct. 1878.
66– Mais, dit M. Renouvier, nous nous appuyons sur ce que la «détente» des nerfs ou décrochement nerveux peut être produite par une force mécanique aussi petite qu'on veut, «pour conclure, passant à la limite, qu'elle peut être conçue comme n'exigeant aucune force mécanique, si d'ailleurs on peut lui supposer une cause d'un autre genre, une cause mentale. Nous répondons: – C'est déplacer la question ou plutôt c'est la fuir. La méthode des limites n'a pas pour but de substituer à une cause appropriée une cause étrangère, mais d'expliquer comment la cause appropriée peut être diminuée indéfiniment, sans cependant être vraiment nulle. Je puis, dites-vous, produire une avalanche avec une boule de neige infiniment petite, ou même nulle, si d'ailleurs il y a une autre cause, par exemple un petit mouvement de mon pied. – A la bonne heure! Et maintenant, vous allez pouvoir aussi employer un mouvement de pied infiniment petit et même nul, à condition, d'ailleurs, d'y substituer un petit mouvement de doigt, – et à celui-ci un autre. C'est une prestidigitation et une fuite. Mais, de ce que les mouvements peuvent se substituer indéfiniment l'un à l'autre, il n'en résulte pas que, passant encore à la limite, vous puissiez substituer à tout mouvement, quel qu'il soit, pour rompre l'équilibre, une cause d'un autre genre qui ne serait plus un mouvement. C'est là un nouvel escamotage. Il s'agit, en effet, de savoir si une chose est mécaniquement compréhensible et vous faites intervenir «une cause non mécanique;» à quoi alors sert votre argument mécanique? Supposez-vous que votre cause mentale produit son effet dans le mécanisme nerveux par une action qui elle-même n'est en rien mécanique et qui n'est pas un quantum quelconque de force mécanique ou de mouvement; alors vous n'avez pas besoin de nous faire illusion en invoquant l'artifice mécanique des limites: dites simplement que le fiat intérieur de la volonté suffit, comme celui de Dieu, et ne mettez plus en avant une prétendue explication mécanique de la possibilité du libre arbitre, mais avouez que son action sur l'organisme est mécaniquement exceptionnelle et incompréhensible, car elle suppose une création de mouvement. Produire un décrochement, une avalanche nerveuse par une force mécanique très grande ou infiniment petite, c'est toujours le même miracle mécanique, puisque la force mécanique infiniment petite ne peut être posée comme mécaniquement nulle.
67M. Renouvier, Id., 27 mai 1882.