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La Liberté et le Déterminisme

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CHAPITRE QUATRIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE

I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.

II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.

III. Conséquences psychologiques. – L'indéterminisme de la pensée et du jugement dans la délibération. – Prétendue impossibilité de la certitude dans le déterminisme.

Pour échapper à ces inconvénients, un nouvel éclectisme, qui se donne le nom de «criticisme phénoméniste,» s'est efforcé de juxtaposer le phénoménisme de Hume, les lois à priori de Kant et le libre arbitre sans lois du spiritualisme. Dans la question qui nous occupe, il a proposé des arguments en partie empruntés à Descartes, en partie nouveaux. La méthode de ce criticisme réduit aux phénomènes consiste, comme nous le verrons, soit à reporter la difficulté plus haut, soit à la répandre sur tous les points, soit enfin à la voiler par le moyen d'une fusion systématique entre les idées. Nous avons à examiner si ce n'est pas là simplement déplacer ou déguiser l'indifférence en croyant la supprimer.

I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.– Jules Lequier commence par déclarer qu'il rejette absolument la liberté d'indifférence. «Si la liberté des résolutions humaines est réelle, dit-il, la liberté s'applique au dernier jugement qui motive l'acte libre, et non pas seulement à l'acte proprement dit d'une volonté; car il n'y a pas de volonté indifférente en matière d'actes réfléchis… Il faut que l'essence de la liberté remonte jusque-là38.» Ainsi, c'est bien en faisant remonter la difficulté que Lequier espère la résoudre. M. Renouvier, à son tour, admet que la volonté suit le dernier jugement, «que la volonté est conforme au motif sous la représentation duquel se produit l'acte39»; mais il nie «le caractère de nécessité des jugements qui s'enchaînent dans une délibération.» «Si l'acte n'est pas nécessaire… c'est que le dernier jugement n'est pas non plus nécessaire… En un mot, dans une vraie délibération où tout l'homme est en exercice, les jugements sont aussi des actions.» – «Admettons qu'un motif est toujours voulu, c'est-à-dire évoqué maintenant parmi d'autres motifs également possibles; et l'argumentation du déterminisme est à l'instant renversée.»

A l'instant nous semble un peu rapide: suffit-il de reculer la difficulté pour qu'elle soit à l'instant supprimée? On songe ici involontairement au raisonnement indien: – Qui soutient la terre dans l'espace? – Une tortue. – Mais qui soutient la tortue?.. Les motifs expliquent la volonté, mais qui explique les motifs? De deux choses l'une: ou ces motifs auxquels la résolution se conforme toujours sont les résultats de lois mentales nécessaires, et alors la résolution même tombe sous ces lois; ou ils sont le résultat d'une détermination de la volonté; dans ce second cas, ils deviennent des actions comme d'autres, puisque «les jugements sont aussi des actions;» on peut donc leur appliquer le même raisonnement. Étant donné un certain ensemble de motifs et de mobiles, qui expriment l'état de l'agent à un moment donné, vous reconnaissez qu'il n'en peut sortir «qu'une seule action40»; de même, ajouterons-nous, il n'en peut sortir qu'un seul motif nouveau, puisque le motif est lui-même une action. Si on le nie, au cercle vicieux s'ajoute une contradiction.

Les motifs sont comme les côtés d'un parallélogramme de forces, l'action en est la diagonale; on nous concède que la diagonale est la résultante nécessaire des côtés, mais on soutient que les côtés eux-mêmes peuvent être libres et modifier spontanément leur direction. Soit; mais avez-vous montré que les côtés ne sont point eux-mêmes des diagonales et des résultantes d'un parallélogramme caché plus profondément, par cela même invisible?

Pour sortir de ce cercle, il ne suffit pas de recourir à l'image de l'«évocation», qui précisément ne représente qu'une fiction de l'esprit. La volonté, nous dit-on, se conforme toujours à ses motifs, mais elle a le pouvoir d'«appeler», d'«évoquer» ces motifs mêmes; elle n'est donc pas indifférente, puisqu'elle agit selon ses motifs; et elle est libre, puisqu'elle se donne à elle-même ses motifs. «Le philosophe qui croit sérieusement à la liberté… prendra la volonté pour le nom donné à la propriété qu'a l'homme de créer, de faire sortir en certains cas, des mêmes précédents donnés, un fait ou le contraire de ce fait, ambigument, sans prévision possible, même imaginable; enfin de délibérer de manière à conférer à ses motifs, à ceux qu'il possède, à ceux qu'il repousse, à ceux qu'il évoque, des puissances inégales, imprévisibles… Voilà ce qu'on doit croire quand on croit à la liberté41.» Nous doutons que la foi vienne de cette manière. On ne peut, en effet, sortir de ce dilemme: – Si la volonté a un motif pour «appeler» tel motif et non tel autre, ou pour le «repousser», ou pour le «maintenir», c'est le motif antécédent qui explique les motifs subséquents, et ainsi de suite jusqu'à ce que la succession des motifs et jugements, qui est la délibération, aboutisse à l'action finale. Si au contraire la volonté évoque sans motif un motif plutôt qu'un autre, nous voilà revenus à la liberté d'indifférence, avec cette aggravation qu'elle s'applique aux jugements mêmes, aux phénomènes intellectuels et passionnels, à la «raison et aux passions», c'est-à-dire aux choses les moins indifférentes qu'il y ait au monde. C'est la raison qui, après avoir suivi une série de raisons, se met tout d'un coup à dévier; c'est la passion qui, après avoir suivi une ligne de passions, se met tout d'un coup, pour ainsi dire, à dérailler: au lieu du clinamen de la volonté, on a le clinamen de la raison et de la passion. Or, s'il est difficile d'admettre une volonté irrationnelle, que sera-ce quand il faudra admettre une raison irrationnelle? La première hypothèse violait simplement le principe de causalité; la seconde violera le principe de contradiction. Au lieu de supprimer l'indifférence, l'indéterminisme phénoméniste la place au fond de la raison même et de la passion. «Le libre arbitre est la passion même, mais une passion qui se fait.» Les motifs «automotifs», ainsi que les passions, se mettent en mouvement par une puissance absolue et «commencent absolument» sans dériver ni d'un noumène, ni d'une substance, ni d'une loi. Cette puissance de s'évoquer eux-mêmes qui appartient aux motifs et aux mobiles, à de simples phénomènes, est une évocation magique encore plus étonnante que celle de Robert le Diable; ici, en effet, ce sont les motifs qui s'appellent et se répondent du fond de leur non-être antérieur42.

 

II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.– Une difficulté reculée n'est pas une difficulté résolue. L'indéterminisme phénoméniste, il est vrai, ne se borne pas à reculer la difficulté: il l'enlève du point précis où l'on aurait pu la saisir et la répand sur l'ensemble des phénomènes internes en disant que la volonté libre est déjà dans tous les motifs et mobiles43. C'est ce qu'il appelle une synthèse naturelle, par opposition à l'analyse «artificielle» des indifférentistes et des déterministes, qui, à l'en croire, brisent également l'unité humaine. – Parler ainsi, répondrons-nous, c'est confondre l'analyse factice et fausse des Écossais ou des éclectiques, qui aboutit à des «facultés», avec l'analyse naturelle et scientifique des déterministes, qui aboutit à des lois. Dire avec les Écossais que l'intelligence conseille la volonté, c'est sans doute personnifier des abstractions; mais montrer, avec les déterministes, que les lois de la succession des désirs et idées sont identiques aux lois de la succession des actes et mouvements, ce n'est pas briser l'homme en «facultés». La direction suivie par un mobile a beau être une: le mécanicien n'en a pas moins le droit de décomposer les forces composantes qui l'entraînent; on ne l'accusera pas pour cela de séparer et de «personnifier» des forces inséparables. Vous refusez de considérer à part les éléments et les lois d'une volition, sous prétexte que c'est le «tout» qui est libre; mais on aura toujours le droit d'opposer l'analyse à cet artifice de synthèse. Cette fusion trop voisine d'une confusion ne fait que déguiser la difficulté en mêlant les termes du problème. Supposons, pour prendre un exemple sensible, qu'il y ait dans un vase une couche d'eau et au-dessus une couche de vin plus légère qui surnage: un chimiste conclut, après analyse, que le vin ne peut provenir de l'eau, ayant une composition et des propriétés différentes, pas plus qu'un vrai libre arbitre ne peut venir de la passion ou de la raison. Son contradicteur, aussitôt, agite le vase et mêle intimement pour les yeux les deux liqueurs: de cette apparente «synthèse», aura-t-il bien le droit de conclure que le vin est déjà dans chaque particule d'eau et en est inséparable, comme le libre arbitre serait déjà dans les motifs?

C'est donc à tort que les criticistes infidèles à Kant croient trouver dans le déterminisme, soutenu par Kant lui-même, des personnifications mythologiques. Selon eux, la théorie de la liberté d'indifférence et la théorie des déterministes s'accorderaient à admettre «une volonté nue et séparée du jugement», avec cette seule distinction que, pour les indifférentistes, la volonté peut résister aux motifs, pour les déterministes, elle ne peut que leur obéir. Là une volonté rebelle, ici une volonté docile; mais, dans les deux cas, une volonté séparée de l'intelligence et des sentiments, une volonté «à part», une volonté au fond indifférente. «Ces deux doctrines s'accordent, dans le fond, à donner la volonté comme indifférente de sa nature; seulement l'indifférence est active ici (pour les partisans de la liberté indifférente) et là passive (pour les déterministes qui attribuent toute l'activité aux motifs)44»… «Nous avons vu l'indifférentisme imaginer une volonté séparée du jugement, séparée de l'homme raisonnable, hors-d'œuvre de la conscience réfléchie, impulsion gratuite, pouvoir insaisissable, cause absolue et chimérique introduite dans l'ordre de la réflexion et de la délibération. Mais, chose étrange! le déterminisme s'appuie sur une fiction pareille. Seulement, au lieu de faire la volonté se mouvoir d'elle-même, il suppose qu'elle est là pour céder à des mouvements communiqués, semblable à une balance dont les plateaux… j'omets le détail d'une comparaison consacrée45.» – On pourrait répondre que cette fiction est tout entière de la façon des «criticistes» et n'appartient nullement aux déterministes. Oui, sans doute, les partisans de la liberté d'indifférence admettent une volonté nue et séparée, qui peut résister aux motifs; mais les déterministes, eux, n'admettent aucune volonté nue; ils admettent, à tort ou à raison, une volonté nulle, ce qui est bien différent. Ils nient qu'il existe, en dehors de l'intelligence, de la sensibilité et de la motilité, en dehors des phénomènes intellectuels ou sensibles et de leurs lois, une «faculté» séparée, du nom de volonté, qui aurait une puissance propre. Où a-t-on vu le déterminisme imaginer une volonté différente de la passion et de l'idée, qui serait là uniquement pour leur céder, qui n'aurait d'autre charge que de n'en pas avoir, simple sinécure, simple passivité? C'est là un fantôme qu'on crée pour l'exorciser ensuite, ou plutôt on prête aux déterministes précisément la doctrine de leurs adversaires. Il ne s'agit pas de savoir si la volonté est passive ou active: il s'agit de savoir si nous avons ou non une volonté, une puissance libre différente des phénomènes intellectuels et des phénomènes sensibles. Il ne s'agit pas de savoir, par exemple, si les revenants sont actifs ou passifs, mais s'ils existent. Qu'on appelle la théorie des facultés une «dichotomie» artificielle, une «mythologie», rien de mieux; mais qu'on attribue cette théorie à ceux mêmes qui l'ont renversée, c'est là une sorte de contre-sens historique. La théorie des facultés n'est nullement impliquée dans la comparaison de la balance; cette comparaison est exacte et scientifique comme expression du parallélogramme des forces; seulement, dans le déterminisme, le plateau n'est pas une «volonté» inerte; il est le caractère, le cerveau sur lequel pèsent les inclinations dominantes: la volonté n'est que le nom abstrait donné à la résultante finale des forces inhérentes au cerveau et des forces inhérentes aux mobiles. Comment voir dans cette comparaison «un homme purement passif», recevant l'impulsion d'un «homme purement actif»46?

Cette dichotomie des deux hommes est au contraire le propre de toute théorie du libre arbitre, et non pas seulement de la théorie indifférentiste. C'est précisément le criticisme phénoméniste qui oppose à la vraie synthèse scientifique une division arbitraire et même une séparation absolue entre la volonté et les autres faits intérieurs. Il admet tout le premier deux hommes ou, ce qui revient au même, deux séries de phénomènes absolument irréductibles qui se développent dans l'homme et le coupent en deux tronçons: 1o une série de phénomènes soumis aux lois du déterminisme; 2o des phénomènes non soumis à ces lois et se produisant spontanément, de manière à introduire en nous la discontinuité. Où y a-t-il une dualité, une dichotomie plus radicale qu'entre le nécessaire et le libre, entre l'homme nécessité et l'homme libre? Or ces deux hommes, selon le criticisme phénoméniste, sont en nous: l'homme présent peut se détacher de l'homme passé, au moins sur quelques points réservés à la nouveauté absolue, aux commencements absolus; il peut dire: «Toi et moi, nous sommes deux»; ce n'est pas seulement une dualité, mais une pluralité indéfinie qu'on place ainsi en nous: il y a en effet non pas deux, mais plusieurs commencements absolus; et, comme sous ces commencements le criticisme phénoméniste n'admet point la permanence d'une substance quelconque, il en résulte qu'il n'y a plus seulement un changement en moi, mais une vicissitude (au sens de Kant)47, un «perpétuel devenir», une «suite continue» ou plutôt discontinue «de morts et de naissances», enfin une série de petites créations, qui brisent pour ainsi dire le moi en autant de fragments48. L'analyse des criticistes est donc aussi peu scientifique que leur synthèse: loin de montrer, comme ils l'espéraient, l'identité de l'indifférentisme avec le déterminisme, ils mettent en pleine lumière l'identité de l'indifférentisme avec le libre arbitre. C'est ce que va rendre encore plus évident l'examen des conséquences psychologiques et morales qui découlent de leur théorie.

III. Conséquences psychologiques. – L'indéterminisme de la pensée.– La première question que soulève le criticisme phénoméniste est celle des rapports de la pensée et du libre arbitre. Le jugement, acte essentiel de la pensée, peut-il être le produit d'un libre arbitre échappant d'une part aux lois nécessaires de l'association des idées, de l'autre aux lois nécessaires des sentiments et des désirs?

Le déterminisme, dit-on, nous enlève le moyen de reconnaître la vérité. Si toutes nos opinions, si toutes nos «représentations» intérieures sont également nécessaires, dit M. Secrétan, à quoi reconnaître celles qui sont vraies? Vous ne pouvez sortir de vous-même pour comparer vos représentations avec les objets représentés: le critérium objectif vous manque; il est vrai qu'il nous manque aussi à nous-mêmes, partisans du libre arbitre; mais en revanche nous en avons un équivalent: «C'est le concert des esprits, obtenu par le sincère effort de chacun d'eux pour étendre et pour ordonner le champ de ses représentations.» Cet accord «s'obtient par la vérification, c'est-à-dire par la concordance des résultats d'une méthode avec ceux d'une autre, se reproduisant dans chaque esprit49

 

«Si tout est nécessaire, avait dit déjà M. Renouvier avec Jules Lequier, l'erreur est nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs titres sont pareils, à cela près du nombre des hommes qui tiennent pour l'une ou pour l'autre, et qui demain peut changer. Le faux est donc vrai, comme nécessaire, et le vrai peut devenir faux… Il suit de là que la nécessité n'accorde point de moyens pour discerner le vrai du faux; chacun de nous pense et juge comme il doit penser et juger50.» – «Nie-t-on la liberté, dit à son tour M. Delbœuf, il n'y a plus de bien ni de mal, de vérité ni d'erreur, partant plus de science; tout ce qui est fait et tout ce qui est passé est indifféremment légitime; l'opinion qui se pose comme le champion de la liberté vaut tout autant que celle qui la combat… Le fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps qu'il nie la liberté51

Les adversaires du déterminisme ne songent pas que nos opinions, fussent-elles nécessaires pour nous au moment même où nous les avons, ont toujours un double contrôle; les faits mêmes et les lois de la logique, en d'autres termes les nécessités du dehors et les nécessités fondamentales du dedans. Si j'ai prédit une éclipse pour telle heure et que l'éclipse n'ait pas lieu, j'aurai beau me dire que mon erreur a été produite par des causes nécessaires, je n'en reconnaîtrai pas moins que c'était la nécessité d'une erreur, non d'une vérité. De plus, si je vérifie mes calculs et que j'y découvre, par exemple, une faute d'addition, j'y reconnaîtrai fort bien une violation des nécessités fondamentales de la pensée, quoique cette violation ait été amenée par des nécessités accidentelles: distraction, confusion, fatigue cérébrale, etc.

«Une erreur nécessitée, répète-t-on, n'est pas une erreur; par exemple, si les anciens devaient fatalement juger la terre immobile, rien ne nous autorise à croire que, de leur temps, elle ne l'était pas: car pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la pensée52?» Avec ce raisonnement, on pourrait croire aussi que le bâton qui me paraissait nécessairement courbé dans l'eau l'était en effet et s'est redressé dans l'intervalle, car «pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la perception?» Mais nous ne savons pas où on a vu que les lois de la pensée soient changeantes pour le déterministe. N'est-ce pas au contraire le partisan du libre arbitre qui introduit le caprice dans la pensée et dans la science? Serons-nous plus assurés que la terre était immobile du temps des anciens, si c'est librement qu'il l'ont crue mobile? Ne connaissons-nous pas et les vraies lois qui font nécessairement tourner la terre, et les vraies lois qui produisent nécessairement l'apparence du mouvement solaire, et les vraies lois qui ont rendu nécessaire la découverte de cette illusion? L'indéterminisme dans la pensée est le renversement de la pensée même. Si une volonté indifférente est inintelligible, une pensée indifférente est franchement absurde53.

Bien plus, le critérium tout extérieur du consentement des intelligences, que revendiquent les partisans du libre arbitre, est au contraire la légitime propriété des partisans du déterminisme intellectuel. C'est précisément parce que nos diverses intelligences sont soumises aux mêmes lois, c'est-à-dire aux mêmes nécessités intérieures de la logique et aux mêmes nécessités extérieures de l'expérience, qu'on peut contrôler une intelligence par une autre, les calculs ou les observations d'un astronome par celles d'un autre astronome, comme la pesée d'une balance par celle d'une autre balance. Si au contraire les balances sont libres, comment se fier à leurs pesées et comment les contrôler entre elles? Mille baromètres construits sur le même plan s'accordent à marquer 10 degrés au-dessus de zéro, j'en conclus à la fois que la température est en effet de 10 degrés et que tous les baromètres doivent être justes. Il est douteux qu'un physicien préférât s'en rapporter à des baromètres doués de libre arbitre. Voici deux miroirs dont l'un reproduit exactement l'objet et dont l'autre le déforme; sont-ils de même valeur, comme la vérité et l'erreur dont parle M. Delbœuf, sous prétexte qu'ils sont également nécessités l'un à reproduire l'objet, l'autre à ne pas le reproduire? Toutes les horloges sont-elles également bien réglées parce qu'aucune ne se règle librement, et M. Delbœuf se défie-t-il de sa montre marquant midi parce qu'elle n'est pas libre? La vérité est une harmonie: un piano n'a pas besoin d'être libre pour qu'on juge s'il est d'accord; tout au contraire. De même pour l'esprit. Si les accords ou «représentations» de mon esprit dépendent de ma volonté, si je puis me représenter rouge ce qui est bleu, égal à dix ce qui est égal à cinq, c'est alors que tout critérium sera enlevé à la science. Le jour où il suffirait à un astronome d'un acte de libre arbitre pour voir une nouvelle étoile au bout de sa lunette, l'astronomie n'existerait plus. Les partisans du libre arbitre frappent donc sur eux-mêmes en croyant frapper sur leurs adversaires; l'arme jetée en l'air retombe sur eux. L'intérêt de la science, disons mieux, les nécessités de la science impliquent, quoi qu'en disent MM. Secrétan, Renouvier et Delbœuf, le déterminisme dans les objets et le déterminisme dans les pensées.

Supposons que nous sommes dans le désert. Vous croyez voir une oasis; moi, placé à une certaine distance de vous, je ne la vois pas. En fait, il y a ou il n'y a pas une oasis réelle; les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme l'admettent également; mais la question est de savoir comment, dans chacune des deux hypothèses, on pourra établir une distinction de valeur entre les opinions. Selon le déterminisme, moi qui ne vois pas l'oasis et vous qui la voyez, nous sommes actuellement nécessités tous deux, moi à ne pas voir, vous à voir. Faut-il en conclure que nous n'ayons «aucun moyen de discerner le vrai du faux?» – Tant que nous en demeurerons là et que nous nous croiserons les bras, la distinction sera sans doute impossible; mais, dans l'hypothèse du libre arbitre, elle sera tout aussi impossible. Il ne suffira pas que vous disiez: – J'affirme librement l'oasis, il me plaît qu'elle soit – , pour que la distinction du vrai et du faux devienne possible; on distinguera simplement par là ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas. Jusqu'ici, nous sommes donc au même point. Maintenant, de deux choses l'une: ou la chose en litige est vérifiable, ou elle ne l'est pas. Si elle est vérifiable, nous marcherons tous les deux vers l'oasis que vous croyez voir; le déterministe n'est pas plus paralysé que le partisan du libre arbitre. En arrivant devant une oasis réelle, la même nécessité qui m'empêchait tout à l'heure de la voir me déterminera maintenant à la voir; nous aurons donc corrigé une nécessité par une autre; si voir ou ne pas voir dépendait de notre libre arbitre, c'est alors que nous serions impuissants à distinguer le réel de l'imaginaire. Supposons maintenant que toute vérification soit impossible; ici encore, l'hypothèse se subdivise. Ou bien, en l'absence de vérification sensible, il y a des raisons soit logiques, soit scientifiques, soit métaphysiques, soit morales et sociales, pour établir des degrés de probabilité; ou bien il n'y en a pas. Dans le premier cas, vous pouvez, par exemple, me faire observer que vous n'êtes pas au même point que moi, que mes yeux sont moins bons, qu'il y a une vapeur entre moi et l'oasis, que j'ai un intérêt à prendre un autre chemin, tandis que vous êtes parfaitement désintéressé, etc. Vous pouvez ainsi arriver à me convaincre que les probabilités sont pour le chemin que vous voulez prendre. Ces probabilités me détermineront à prendre ce chemin, à moins que mon désir ou mon intérêt ne l'emportent sur mon intelligence. N'y a-t-il, au contraire, aucun moyen d'établir des probabilités, ni intellectuelles ni d'aucune sorte? En ce cas, toutes raisons ayant disparu, nous serons réduits à une sorte de pari, à un jeu de hasard. Mais qui empêche un déterministe de jouer et de parier tout comme un autre? Si nous sommes libres, nos paris contraires seront libres; et, faute de vérification possible, on ne pourra discerner quelle décision est ou n'est pas conforme à l'objet. Si nous sommes déterminés, nos deux décisions seront également déterminées, et, en l'absence de vérification possible ou d'appréciation possible des probabilités, on ne pourra non plus discerner leur conformité ou leur non-conformité à l'objet. On ne pourra ici se décider que pour des raisons subjectives à tous les points de vue. Donc, en somme, là où la distinction du vrai et du faux est possible, c'est précisément par le déterminisme intellectuel qu'elle se produit, et là où elle est impossible pour le déterminisme, elle l'est encore bien plus pour le libre arbitre; jouer à pile ou face sur une affirmation ou une négation, ce n'est pas s'éclairer sur ce qui était obscur; dans les cas mêmes où l'on prend inévitablement une décision pratique, cette décision, soit libre, soit déterminée par nos penchants, n'empêche pas les jugements contraires d'être aussi indiscernables qu'auparavant sous le rapport de l'objectivité.

Le «criticisme phénoméniste» représente toujours, suivant la méthode ancienne, l'homme déterminé comme un homme passif et inerte: c'est l'argument paresseux appliqué à l'intelligence. On oublie que, si l'intelligence est un miroir, elle n'est pas un miroir immobile et impuissant: c'est un miroir tournant sans cesse, qui, présentant ses diverses faces aux choses, reflète des tableaux divers et peut ainsi contrôler l'un par l'autre; bien plus, les objets eux-mêmes tournent autour de l'intelligence et lui offrent ainsi successivement leurs différentes faces, ce qui fournit un nouveau moyen de distinction. Outre ce premier paralogisme, on en fait un second en prétendant que l'esprit humain, dans l'hypothèse déterministe, est une intelligence pure uniquement déterminée par des raisons qui lui apparaissent, et qui elles-mêmes s'expliquent uniquement par l'objet inconnu; si bien que, quand les pures intelligences se contredisent, il n'y aurait plus de distinction possible à établir entre elles. – Mais, peut répondre le déterministe, nos opinions ont des raisons déterminantes ou antécédentes qui ne sont pas toujours des raisons intellectuelles et logiques, ni toujours logiquement valables. Donc, de ce que toute opinion est explicable par des raisons, il ne s'ensuit pas que, pour le déterminisme, toutes soient également fondées en raison. Il peut y avoir des raisons de déraisonner comme des raisons de bien raisonner. «Le vrai et le faux», dites-vous, «ont des titres égaux» parce qu'ils «sont également nécessaires». «C'est une manière d'être dans le vrai que de suivre une loi nécessaire en affirmant le faux des autres hommes54.» – Mais un fou est nécessairement fou, un esprit sain est nécessairement sain, et la folie est en harmonie avec l'ensemble des lois de l'univers puisque certaines rencontres de ces lois la produisent; en résulte-t-il que la folie soit en harmonie avec les objets sur lesquels le fou porte des jugements faux? De ce que la folie «est vraie», comme compatible avec le grand tout, mal à propos appelé l'universelle vérité, il n'en résulte pas que les opinions du fou soient vraies comme harmoniques avec les objets particuliers auxquels elles s'appliquent, ni qu'il fasse jour quand le fou le déclare en plein minuit.

On objectera qu'il y a des questions insolubles où chacun se croit sage, sans qu'on puisse distinguer les vrais sages des fous. – Sans doute; mais, en ce cas, le libre arbitre n'est-il pas tout aussi impuissant que le déterminisme à faire la distinction? Il ne peut que servir à accroître l'embarras, car chacun se jugera librement sage, et cela au moment même où il sera le plus fou. C'est encore le déterminisme qui peut fournir ici ou un critérium ou un succédané de critérium. Supposez, par exemple, qu'il s'agisse du vote d'une chambre de députés relativement à une mesure dont les effets futurs sont actuellement invérifiables et même, par hypothèse, impossibles à prévoir. En l'absence de toute certitude et même de toute probabilité tirée de l'objet, je pourrai encore me faire une probabilité tirée des motifs et mobiles qui ont déterminé le vote. Je penserai que les députés qui ont le plus de chance d'avoir raison sont ceux qui ont le moins cédé aux raisons subjectives, aux passions de parti, aux ambitions personnelles, aux intrigues corruptrices, etc. J'éliminerai autant que possible tout le subjectif, toutes les questions de personnalité, pour avoir une probabilité objective, la plus impersonnelle possible. Je pourrai dire: – Ce vote doit être absurde, parce qu'il a été une œuvre de passion, de légèreté, de haine, de corruption. Le critérium, en ce cas, est justement l'opposé de la méthode subjective que le criticisme phénoméniste préfère à la méthode objective. Si l'on vient me dire que les députés se sont fait librement leurs motifs et mobiles de vote, ma défiance ne fera que s'accroître, tout comme si l'on m'apprenait qu'ils ont voté à la courte paille. Donc, même au point de vue interne, est plus probable ce qui est plus dégagé des penchants subjectifs et des commencements absolus subjectifs. Donc encore, nous ne saurions admettre que l'incertitude produite par les résultats contradictoires des jugements humains «ne se peut lever qu'en reconnaissant que la certitude est un état psychique, résultat d'un acte libre, en une conscience responsable, et non point l'effet d'une nécessité qui se contredit en ses différents produits55.» – Oui, la certitude, la croyance est un état psychique, mais l'hypothèse du libre arbitre n'est nullement la seule possible pour expliquer cet état psychique. On oublie les passions, les instincts, les sentiments, les «perceptions confuses», les mille causes grandes ou petites qui peuvent incliner le jugement, produire ou achever la croyance, alors même qu'il n'y aurait pas le moindre libre arbitre. Les criticistes font une «énumération incomplète» des hypothèses possibles. De ce qu'un objet n'est pas blanc, a-t-on immédiatement le droit d'en conclure qu'il soit noir? Il peut être rouge, vert, etc. De même, de ce que la croyance n'est pas l'œuvre d'une nécessité purement logique ni d'une action nécessaire de la «chose en soi» ou de l'objet sur la pure pensée, il n'en résulte pas immédiatement que la croyance soit libre; elle peut être l'œuvre d'une nécessité passionnelle, sentimentale; elle peut résulter du caractère, des habitudes, de l'éducation, etc.56. Mais c'est alors, répète-t-on, que toutes les croyances seront indiscernables en tant que nécessaires. – Le fussent-elles sous ce rapport, elles ne le seraient pas pour cela sous tous les autres rapports. Les effets sont indiscernables en tant qu'ils ont tous des causes; il n'en résulte pas qu'ils soient indiscernables par ailleurs et qu'une maladie nécessaire soit indiscernable d'une santé nécessaire. Même en l'absence de toute vérification possible, nous avons vu que la méthode de discernement entre le vrai et le faux consiste à calculer, autant que faire se peut, la part du passionnel et du subjectif pour l'éliminer du problème, comme un astronome élimine de ses calculs l'équation personnelle. On peut ainsi dans la conscience même établir une hiérarchie, subordonner une nécessité à une autre moins individuelle, mesurer plus ou moins exactement des degrés de probabilité, comparer une croyance avec l'ensemble des vérités acquises et confirmées, continuer rationnellement le mouvement commencé, etc. Donc les criticistes phénoménistes, en passant de l'analogie d'un seul caractère des jugements, le mode de génération dans la conscience, à l'identité de valeur pour la conscience, passent sans l'ombre d'une preuve d'un rapport à un autre tout différent.

38Voyez les fragments de Lequier dans M. Renouvier, Essais de critique générale (Psychologie), t. II, p. 411.
39Voir la réponse de M. Renouvier à nos objections contenues dans l'Idée moderne du droit (Critique phil., 1879, no 31).
40Id., p. 148. —Ibid., p. 119. —Essais de psych., II, ibid., p. 71.
41Critique phil., 25 septembre 1873, p. 124.
42M. Lachelier a avancé, lui aussi, que dans la nature, hors de nous comme en nous, la production des idées «est libre dans le sens le plus rigoureux du mot, puisque chaque idée est, en elle-même, absolument indépendante de celle qui la précède, et naît de rien, comme un monde.» (L'induction, page 109.) Sans doute, M. Lachelier ne se plaçait qu'au point de vue des causes finales: il considérait seulement les formes nouvelles que prend un mécanisme toujours soumis aux mêmes lois de causalité. Supposez un kaléidoscope que l'on tourne: les images qui se succèdent seront chacune, en ce sens, une création formelle, une forme indépendante de celle qui la précède; pourtant ce seront toujours les mêmes lois mécaniques et géométriques qui produiront ces formes changeantes. Telle semble cette liberté que M. Lachelier représente, non sans exagération, comme un monde né de rien et absolument indépendant, comme une liberté «au sens le plus rigoureux du mot;» si c'est là une liberté, ce ne peut être, selon nous, qu'au sens le plus large. Bien plus étonnante est la liberté dont parle M. Renouvier: c'est une création d'idées sous le rapport de la causalité même et non pas seulement de la finalité. J'avais en moi tels et tels motifs ou passions en conflit: tout à coup jaillit spontanément un nouveau motif, une nouvelle passion, une image de kaléidoscope non seulement nouvelle en sa forme, mais indépendante en son origine du mouvement qui fait tourner le kaléidoscope, des lois géométriques de ses images.
43«Contestons qu'au delà des impressions reçues et passives il se pose jamais, dans la délibération proprement dite, un motif où ce qu'on appelle volonté n'entre déjà comme élément.» (Renouvier, Essais, ibid., p. 71.)
44M. Renouvier, id., p. 71.
45M. Renouvier, Essais, p. 68.
46En général, nous trouvons légitime en philosophie l'emploi de la comparaison scientifique; si elle ne constitue pas, comme on a dit, «une double raison» parce qu'elle montre une double vérité, du moins peut-elle être une raison, pour ce motif bien simple que toute raison est elle-même une comparaison. La métaphore (le mot l'indique) ressemble à l'induction, qui transporte d'un objet à l'autre une relation semblable. Aussi les anciens appelaient-ils les figures expressives les lumières des pensées, lumina sententiarum. La science elle-même, qui n'atteint que les relations des choses, est un tissu de comparaisons, une métaphore perpétuelle et réglée. C'est ce qui fait que certaines images scientifiques, comme celle de la balance, ont fini par être «consacrées,» et que les images mythologiques, comme celles de l'«évocation,» sont inadmissibles.
47«On peut (remarque Kant) dire, au risque d'employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent, la substance change, et que le variable n'éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d'autres commencent.» (Raison pure, trad. Barni, I, 248.)
48Jules Lequier, dans M. Renouvier, Essais, ib., p. 377.
49Revue philosophique, janv. 1882, page 38.
50Renouvier, Essais de critique générale (psychologie), t. II, p. 58 et 343.
51Revue philosophique, nov. 1881, p. 519. «Faire avancer la science, a dit encore M. Secrétan, c'est amener l'uniformité des représentations. Maintenant, comment les opinions divergentes pourraient-elles se modifier et se rapprocher si chacune d'elles était nécessaire? Comment puis-je proposer à quelqu'un de changer d'avis, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse penser que ce qu'il pense?» – Remarquons en passant ce nouvel exemple du λογος αργος dont la philosophie ne parvient pas à se délivrer. C'est comme si l'on disait: – A quoi bon rapprocher des yeux de quelqu'un un objet cubique qu'il prend de loin pour une sphère, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse voir que ce qu'il voit? – Dans une leçon de M. Penjon, publiée par la Critique philosophique du 10 mars 1883, on lit: «Il n'y a rien à objecter à celui qui tient tout pour nécessaire: il vous dirait que vous ne pouvez pas ne pas lui adresser vos critiques et qu'il ne peut pas vous répliquer lui-même autrement qu'il ne fait.» L'auteur met ainsi au compte des déterministes un paralogisme qui est tout entier de l'invention des indéterministes. «Ce que nous disons de l'espèce, continue M. Secrétan, et de la science objective, universelle, il faut le dire également de l'esprit individuel et des croyances personnelles… Quoi qu'il en soit du déterminisme pris en lui-même, la croyance au déterminisme intellectuel briserait évidemment le nerf de l'esprit. Les fatalistes du système ne sont point d'accord avec eux-mêmes, et ils le savent. Ils oublient leur philosophie et se dirigent suivant la doctrine opposée dans leur cabinet d'étude et dans la discussion savante, aussi bien que dans les affaires et dans la société.» (Revue philosophique, janvier 1882, p. 37.) M. Victor Egger, dans un travail sur la certitude scientifique, publié par les Annales de la faculté de Bordeaux, dit à son tour en s'inspirant de M. Renouvier: «La pensée et le sentiment réunis facilitent l'œuvre de la liberté; mais, sans la liberté, il n'est point de certitude scientifique. (P. 9.) – M. Brochard dit dans sa thèse sur l'Erreur: «L'homme n'est capable de science que parce qu'il est libre; c'est aussi parce qu'il est libre qu'il est sujet à l'erreur.» (P. 47.) – M. Renouvier et Jules Lequier avaient dit: «La thèse de la nécessité, si elle est admise, interdit d'aspirer à la possession d'un critère de la certitude.»
52M. Delbœuf, page 611.
53M. Delbœuf appelle jugements récurrents ceux qui peuvent être à eux-mêmes leur propre objet, par exemple: Il n'y a pas de règle sans exception. Parmi les jugements récurrents, selon M. Delbœuf, quelques-uns peuvent être vrais, d'autres n'ont pas de sens, d'autres sont nécessairement faux. Dans cette dernière catégorie rentre ce jugement qu'il n'y a pas de règle sans exception, car ce jugement est lui-même une règle et à ce titre devrait être sujet à exception. Ceci posé, M. Delbœuf prétend que «la proposition l'esprit n'est pas libre forme, elle aussi, un jugement récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l'esprit affirme le contraire, il n'est encore en cela que l'écho de la fatalité. La fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps que la liberté.» (Revue philosophique, déc. 1876 et nov. 1881.) Ce nouvel expédient logique ne nous semble pas plus heureux que les autres, car il n'y a aucune contradiction à dire: L'esprit est nécessité, tantôt à se croire libre sous certaines conditions, tantôt à se reconnaître nécessité. – Mais, quand l'esprit affirme sa liberté, il n'est encore, dit M. Delbœuf, «que l'écho de la fatalité.» Soit; de ce que tous les états subjectifs sont soumis à des lois nécessaires, peut-on en conclure qu'ils soient tous également conformes à la réalité objective et qu'il n'y ait plus de science? Fatalité n'est pas nécessairement vérité. Le dormeur dort fatalement, et l'homme éveillé est fatalement éveillé; il n'en résulte pas que tous les deux se vaillent au point de vue de l'adaptation des idées aux objets extérieurs. Une hallucination nécessaire et une vision nécessairement exacte ne sont pas pour cela scientifiquement équivalentes. M. Delbœuf aurait donc pu laisser à Jules Lequier et à M. Renouvier leur argument logique en faveur du libre arbitre qui est un pur paralogisme: «Si tout est nécessaire, les erreurs aussi sont nécessaires, inévitables et indiscernibles.» Ainsi, de ce que le myope ne voit pas les étoiles que voit l'homme doué de bons yeux, il en résulte que leurs deux états sont, comme dit M. Renouvier, «indiscernibles.» «La distinction du vrai et du faux manque de fondement, continue M. Renouvier, puisque l'affirmation du faux est aussi nécessaire que celle du vrai.» Par exemple, deux photographies dont l'une est ressemblante et dont l'autre ne l'est pas se valent, puisque l'une et l'autre sont l'œuvre des mêmes lois nécessaires de l'optique. «L'affirmation que tout est nécessaire, conclut M. Renouvier d'après Jules Lequier (et on reconnaît là le jugement récurrent de M. Delbœuf), est elle-même impossible, n'y ayant point de moyen de la distinguer de sa contradictoire, en tant que donnée par la nécessité.»
54M. Renouvier, Essais, id., III, 302.
55M. Renouvier, Critique philosophique, 1883, id.
56M. V. Egger, remarquant que, dans l'induction scientifique, nous affirmons au delà de ce que peut atteindre la «démonstration complète,» en conclut que la certitude n'est obtenue qu'à l'aide d'une «force irrationnelle,» qui achève ce que la raison a commencé. Jusque-là, l'opinion peut se soutenir, quoiqu'il n'y ait rien d'irrationnel à admettre que, si j'ai vérifié la loi de Mariotte pour 2, 3, 5, 6, 7 atmosphères, elle ne doit pas cesser brusquement dans l'intervalle de 2 atmosphères à 3 ou de 4 à 5. Admettons pourtant une force irrationnelle; pourquoi ne serait-ce pas simplement la vitesse acquise, comme quand on dépasse le but en s'élançant avec énergie? pourquoi ne serait-ce pas le besoin de conclure, de prendre un parti, etc.? ou plutôt, au lieu d'une force irrationnelle, pourquoi ne serait-ce pas une application rationnelle soit de la loi de continuité, soit de la loi d'économie, etc.? M. Egger, lui, conclut à la liberté. «L'esprit se résout, dit-il, à négliger les dernières objections qu'il conçoit encore: il ne veut plus les considérer.» – Soit; mais se résout-il librement? Veut-il librement? C'est ce qu'il faudrait démontrer. «La certitude en matière de science inductive, ajoute M. Egger, n'est jamais que la limite préconçue et préadoptée de la probabilité croissante.» Définition ingénieuse, mais d'où ne résulte pas que, pour passer à cette limite, qui n'est point donnée objectivement, la seule force objective et psychique soit un acte de libre arbitre. Dans toute cette discussion, on ne sort pas du λογος αργος qui prétend nous réduire à l'inertie intellectuelle. M. Egger répond que les mobiles, comme le besoin de repos et l'amour de l'ordre, seraient insuffisants à asseoir l'esprit dans la certitude, tandis que la liberté peut seule anéantir l'objection en n'y pensant plus. Le procédé est trop expéditif. Il ne suffit pas à un général de fermer les yeux devant une armée d'adversaires pour l'anéantir. La foi seule, et surtout la foi aveugle, se cache la tête, comme l'autruche dans le sable, pour ne pas voir ce qui la menace; qu'on appelle cette méthode foi, nous y consentons; mais nous ne pouvons voir là «la certitude scientifique.»