Za darmo

Le pouce crochu

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VI. Camille Monistrol, brisée par la fatigue et par les émotions…

Camille Monistrol, brisée par la fatigue et par les émotions, se leva fort tard après cette nuit accidentée qui pour elle avait failli ne pas avoir de lendemain.

Brigitte, qu’elle avait dû réveiller à deux heures du matin, pour l’envoyer payer le fiacre, s’était abstenue de la questionner sur ses aventures et même de lui demander pourquoi Courapied et Georget ne rentraient pas avec elle.

Brigitte ne regrettait pas leur absence et se félicitait surtout d’être débarrassée de Vigoureux, l’horrible dogue qui menaçait de tout dévorer, les provisions et les gens.

Elle espérait aussi que sa jeune maîtresse allait renoncer à ses chimériques projets de vengeance, et qu’elle ne recommencerait plus à courir les rues en mauvaise compagnie, à des heures indues.

Camille, après avoir dormi, ne prit pas la peine de détromper sa brave nourrice, qui ne pouvait ni l’aider de sa personne, ni même lui donner un bon conseil dans le mortel embarras où elle se trouvait depuis les graves événements de la nuit. Encore moins pouvait-elle confier à Brigitte qu’un homme occupait maintenant sa pensée, qu’elle n’espérait plus qu’en lui et qu’elle l’attendait avec impatience.

Camille en était là. Il lui tardait de revoir le courageux défenseur qui, au péril de sa vie, l’avait arrachée des mains de deux abominables bandits. Elle lui devait plus que la vie; elle lui devait d’avoir échappé au sort infâme que ces misérables lui réservaient. Et elle avait à peine eu le temps de lui exprimer sa reconnaissance. Il s’était dérobé à ses remerciements avec une modestie qui ajoutait encore au prix du service rendu.

Il avait promis de venir au boulevard Voltaire prendre des nouvelles de sa protégée. Mais tiendrait-il sa promesse? Camille en doutait presque. Elle se disait qu’un homme du monde se fait un devoir de secourir une jeune fille attaquée par des scélérats, dans une plaine déserte, mais qu’il ne se croit pas tenu pour cela de rester en relations avec cette jeune fille rencontrée par hasard. Et ce sauveur était évidemment un homme du monde, du meilleur monde même. Le nom qu’il portait, sa tournure, sa figure, ses façons distinguées indiquaient assez qu’il appartenait à l’aristocratie de naissance.

Pourquoi aurait-il donné suite à une aventure bizarre, qui sortait évidemment de son genre de vie habituel? Le peu que Camille lui avait dit de sa situation personnelle et de son expédition à la recherche d’un assassin n’était pas fait pour engager un élégant gentleman à lui continuer sa protection, et encore moins à la seconder dans son entreprise. Ils sont rares, les gens disposés à se faire agents de police pour obliger une femme.

Et cependant, mademoiselle Monistrol ne pouvait avoir recours qu’à ce jeune homme pour tâcher de retrouver non seulement l’odieux Zig-Zag, mais encore et surtout Courapied et son fils qui venaient de payer si cher leur dévouement. Étaient-ils morts ou avaient-ils survécu à leur terrible chute? Quoi qu’il en fût, Camille ne pouvait pas les abandonner. Elle se reprochait déjà d’avoir suivi les avis de M. de Menestreau qui lui conseillait de rentrer chez elle et de ne pas s’exposer à partager le sort de ses malheureux auxiliaires, en retournant cette nuit-là à la maison maudite.

Il avait eu cent fois raison de l’empêcher de courir à sa perte, mais il ne l’empêcherait certainement pas de tenter l’aventure dans des conditions plus favorables: à la clarté du jour et avec des armes plus sérieuses qu’un pistolet de poche, avec un ami surtout, un ami brave et sensé qui ne reculerait pas devant un danger, mais qui ne se risquerait qu’à bon escient.

Et cet ami ne pouvait être que le même M. de Menestreau. Camille ne voyait que lui qui fût en état de remplir ce rôle difficile et périlleux. S’il ne venait pas, elle n’avait plus qu’à s’adresser à cette police dont elle avait eu si peu à se louer après la mort de son père et qui ne lui inspirait plus la moindre confiance.

Elle reprit, en se levant, ses habits de deuil et Brigitte la fit déjeuner sans parvenir à la distraire des sombres préoccupations qui l’assiégeaient. Camille comptait les heures et se promettait de ne pas attendre indéfiniment. Elle ne tenait plus en place et pour tromper son impatience, elle descendit dans ce qu’elle appelait son jardin, c’est-à-dire dans l’enclos qui entourait la maisonnette. Elle y cultivait quelques plates-bandes où elle avait semé des graines qui commençaient à pousser et qu’elle ne manquait pas d’arroser matin et soir. Elle allait s’y mettre, lorsque le bruit d’une voiture qui s’arrêtait la fit tressaillir.

Elle tourna vivement la tête, et au lieu de celui qu’elle attendait, elle vit descendre d’un joli coupé madame Gémozac et son fils.

Ils ne pouvaient pas arriver plus mal à propos, mais il n’était plus temps de les éviter, et Camille vint à leur rencontre. Julien la salua et madame Gémozac l’embrassa sur les deux joues, en lui disant du ton le plus affectueux:

– Je viens vous chercher, ma chère enfant, puisque vous ne venez pas nous voir. On ne parle que de vous à la maison, et mon mari m’aurait accompagnée, si sa journée n’était pas prise par les affaires. Julien, qui n’est pas dans le même cas, a voulu absolument venir avec moi.

Camille balbutia quelques mots de remerciement, mais on voyait bien que son esprit était ailleurs.

– Comment avez-vous passé votre temps hier, après nous avoir quittés? continua madame Gémozac. J’ai eu grand tort de vous laisser seule dans cette maison, qui ne vous rappelle que de tristes souvenirs. Et, en vérité, je suis obligée d’insister pour que vous la quittiez le plus tôt possible. Nous vous aimons tous, et j’espère que vous vous considérez comme étant de notre famille. Ne nous faites pas le chagrin de vivre si loin de nous.

– Je vous suis bien reconnaissante, madame, murmura la jeune fille, mais je vous ai dit pourquoi je désire rester comme je suis. J’ai un devoir à remplir, et tant que je n’aurai pas retrouvé le meurtrier de mon père…

– Quoi! vous persistez dans cette idée, ma chère Camille! mais c’est de la folie… une folie généreuse, j’en conviens…

– Oui, madame, et je n’en changerai jamais.

– Alors, mademoiselle, dit Julien, permettez-moi de vous rappeler que vous avez accepté mon concours.

– Je le sais, monsieur, et je ne m’en repens pas. Mais je dois agir de mon côté, et j’ai maintenant des raisons de croire que je découvrirai ce misérable. Je sais qu’il a renoncé au métier qu’il faisait et qu’il n’a pas quitté Paris.

– Il est donc impossible qu’il échappe aux recherches, si elles sont bien dirigées. On le reconnaîtra à la forme et à la dimension de ses mains, et je vais commencer par donner aux agents que j’emploierai ce signalement particulier. Je me joindrai à eux, s’il le faut, pour traquer ce misérable.

– Je vous remercie, monsieur, de vos bonnes intentions.

Camille pensait:

– Ce n’est pas vous qui retrouverez Zig-Zag. Et le seul homme qui soit capable de le retrouver ne vient pas.

Madame Gémozac ne voulait pas contredire son fils, mais elle trouvait qu’il s’engageait très à la légère et elle se réservait de lui parler raison lorsqu’elle serait seule avec lui.

La visite que cette mère prudente faisait en ce moment à mademoiselle Monistrol, n’était pas seulement une marque d’intérêt qu’elle voulait donner à l’orpheline; cette visite avait un but. Madame Gémozac s’était fort bien aperçue que son fils était pris, et le matin même, elle l’avait confessé. Julien, qui ne lui cachait rien, n’avait fait aucune difficulté d’avouer que Camille lui inspirait un amour sérieux. Et madame Gémozac, sans repousser absolument l’idée d’un mariage avec la très riche héritière de l’inventeur Monistrol, jugeait qu’avant de l’approuver, son devoir était de se renseigner sur cette jeune fille qu’elle connaissait à peine.

Camille était charmante, mais les Gémozac ne savaient presque rien d’elle. Ils ne l’avaient jamais vue avant la mort de son père; ils ignoraient comment elle avait vécu et ce qu’elle valait, au fond. Les amoureux ne s’inquiètent jamais des détails, mais les mères tiennent à s’informer.

Madame Gémozac n’était venue que pour cela et si elle avait amené son fils, c’est qu’elle se doutait bien qu’il viendrait sans elle et qu’il irait trop loin dès la première entrevue en tête-à-tête. Or, elle n’entendait pas qu’il se déclarât sans son approbation et elle espérait bien l’empêcher de s’embarquer dans une entreprise extravagante pour plaire à une jeune fille exaltée.

En attendant qu’elle pût le chapitrer à loisir, elle commença par détourner la conversation.

– Voilà donc la maison que vous ne voulez pas quitter! dit-elle. Comment pouvez-vous tenir à un si triste séjour!

– J’y ai toujours vécu, madame, et mon père y est mort, répondit assez sèchement mademoiselle Monistrol.

– Mais ce n’est pas une habitation convenable pour une jeune fille.

– Pourquoi, je-vous prie?

– Mais… parce que vous y êtes trop isolée. Avez-vous au moins, pour vous servir, cette femme dont vous me parliez hier?

– Brigitte. Oui, madame. Elle est là. Voulez-vous la voir? Je vais l’appeler.

– Non, c’est inutile. Montrez-moi plutôt comment vous êtes installée. Votre chambre est là-haut, je le sais. Mais je voudrais la revoir et revoir aussi ce salon où votre pauvre père est mort. Mon fils m’a raconté tout ce qui s’est passé pendant cette horrible nuit.

– Je n’ai pas oublié ce qu’il a fait pour moi, murmura Camille.

– Et moi, mademoiselle, dit vivement Julien, je pense que ce que j’ai fait n’est rien en comparaison de ce que je veux faire. Je n’attends qu’un mot de vous pour agir…

– Allons visiter l’intérieur de la maison, interrompit madame Gémozac, qui voulait couper court aux offres de services de son fils.

 

– Y tenez-vous beaucoup? demanda mademoiselle Monistrol.

– Mais, répliqua madame Gémozac, un peu piquée, je ne suppose pas que vous ayez l’intention de nous recevoir dans cette cour, où tous les passants du boulevard Voltaire peuvent nous voir.

– J’y suis accoutumée, et, comme je n’ai rien à cacher, il m’importe peu qu’on me regarde.

– Fort bien, mademoiselle. Je comprends que je vous gêne, et il ne me reste plus qu’à me retirer.

– Vous vous méprenez absolument, madame. Si je ne vous propose pas d’entrer, c’est qu’il m’est toujours pénible de traverser la pièce où l’on a assassiné mon père. Mais nous pouvons ne pas nous y arrêter.

– Il est encore plus simple de rester ici. J’ai d’ailleurs très peu de temps à moi, et je vais prendre congé de vous. Lorsqu’il vous plaira de venir me voir, vous serez bien reçue, et mon mari m’a chargée de vous rappeler que sa caisse vous est ouverte.

Camille, blessée au vif, fit un mouvement qui n’échappa point à Julien.

– Il ne s’agit pas de cela, dit-il vivement. Vous êtes, mademoiselle, l’associée de mon père, et l’argent que vous toucherez vous appartient. Je voudrais payer de ma personne pour vous servir, et je vous demande en grâce de m’apprendre tout ce que vous savez sur l’homme que vous cherchez. Vous venez d’affirmer qu’il n’a pas quitté Paris.

– Il y était encore cette nuit.

– Vous l’avez vu?

– Non, mais j’en suis sûre.

– Vous êtes donc déjà entrée en campagne? demanda ironiquement madame Gémozac.

– Oui, madame, répondit sans hésiter la jeune fille.

– Vous n’avez pas perdu de temps, à ce que je vois. Et il me semble que vous pouvez vous passer du concours de Julien.

– Je ne l’ai pas sollicité et si je l’ai accepté, c’est que je suis déjà l’obligée de monsieur votre fils et qu’il ne m’en coûterait pas de lui devoir encore plus de reconnaissance. Mais je serais désolée qu’il s’exposât pour moi et qu’il risquât sa vie en m’aidant à chercher le meurtrier de mon père.

– Je suis prêt, s’écria Julien.

À cette réponse enthousiaste, madame Gémozac perdit toute mesure.

– Tu es fou, dit-elle à son fils. Je ne souffrirai pas que tu te fasses agent de police pour être agréable à mademoiselle.

– Je suis maître de mes actions, répliqua froidement Julien. Et je dois vous faire observer, ma mère, que le lieu est mal choisi pour discuter sur ce sujet.

– C’est juste. Partons. Tu ne me feras pas, je suppose, le chagrin de me laisser partir seule?

– Non, ma mère; mais j’espère que mademoiselle Monistrol me permettra de revenir bientôt.

Camille s’abstint de répondre. Elle souffrait horriblement, et le zèle maternel de madame Gémozac mettait sa patience à une rude épreuve. Elle ne voulait ni offenser la mère ni rebuter le fils, mais elle était résolue à ne pas céder, dût-elle s’aliéner à tout jamais la femme du généreux associé de son père et décourager les bonnes intentions de Julien, qui s’offrait à la servir.

– Adieu, mademoiselle, dit madame Gémozac. Je regrette de vous avoir dérangée. Vous attendez quelqu’un, sans doute, et il est temps que nous lui cédions la place.

– Vous vous trompez, madame, balbutia Camille en rougissant.

– Je ne me trompe pas. Tenez! on vient vous voir en voiture.

Un fiacre, en effet, s’arrêtait devant la palissade qui formait l’entrée de la cour, et, à la portière, apparaissait une figure que mademoiselle Monistrol reconnut parfaitement et qui disparut aussitôt.

– Nous gênerions ce monsieur, reprit madame Gémozac. Viens, mon fils. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Julien, cette fois, suivit sa mère sans dire un mot et Camille, humiliée, les vit remonter dans le coupé qui les avait amenés.

Le visiteur qui les mettait en fuite avait baissé vivement le store et se cachait au fond de la voiture.

– C’est lui! murmura Camille. Il craint de me déplaire en se montrant. Enfin, je retrouve un défenseur plus sérieux que ce brave jeune homme, qui prétend m’aimer et qui en est encore à compter sur la police pour arrêter Zig-Zag.

Le coupé de madame Gémozac fila rapidement et Camille crut voir que Julien se penchait à la portière pour tâcher de dévisager l’homme qui se dissimulait dans le fiacre.

Elle eut un remords d’avoir chagriné le fils et irrité la mère, alors qu’elle aurait pu, sans rougir, leur nommer ce visiteur et même le leur présenter. Mais pour leur expliquer sa visite, il aurait fallu leur raconter les événements de la nuit et elle sentait que ce récit serait pris en mauvaise part. D’ailleurs, elle jugeait au moins inutile de leur parler d’une expédition qui n’avait eu, jusqu’à présent, d’autre résultat que de porter malheur à un homme et à un enfant.

Du reste, elle était tout à la joie de voir arriver son sauveur. Il lui apportait peut-être des nouvelles des amis disparus et elle avait tant de choses à lui dire!

Il attendit, pour se montrer, que le coupé fût loin et, quand il descendit, mademoiselle Monistrol avait déjà fait la moitié du chemin.

Il l’aborda, le chapeau à la main, et elle put apprécier ses avantages physiques, mieux qu’elle ne l’avait fait à la clarté d’un bec de gaz de l’avenue de Clichy. Il lui parut encore plus charmant. Sa physionomie, naturellement sympathique, avait pris une expression affectueuse et grave. Il souriait à peine, et ses yeux cherchaient à lire dans la pensée de la jeune fille qui le regardait sans baisser les siens.

– Excusez-moi d’avoir tant tardé, mademoiselle, dit-il doucement. Je ne suis pas venu ce matin, de peur de troubler votre sommeil. Vous deviez avoir grand besoin de repos. Et je crains d’être encore arrivé trop tôt, car je vous ai dérangée… vous n’étiez pas seule.

– J’étais avec madame Gémozac et son fils. Mon père, quand il est mort, venait de s’associer avec M. Gémozac pour exploiter un procédé dont il était l’inventeur et le jeune homme que vous avez aperçu en arrivant m’est venu en aide le soir du crime. Mais je vous parle de choses que vous ignorez, car, cette nuit, je n’ai pas pu vous raconter mon histoire.

– Vous m’avez dit seulement que vous poursuiviez l’assassin de votre père.

– Elle est simple et courte, mon histoire. Un misérable s’est introduit, un soir, dans notre maison. Il s’est jeté sur mon père, il l’a étranglé et il a pris la fuite. Je l’ai poursuivi jusqu’à la place du Trône où je l’ai vu se glisser dans une baraque de saltimbanques. J’y suis entrée, j’ai voulu le faire arrêter. Personne ne m’a écoutée et peu s’en est fallu qu’on ne m’arrêtât moi-même. M. Julien Gémozac se trouvait là par hasard et il m’a protégée sans me connaître… Mais quand je suis rentrée ici avec lui, j’ai trouvé mon père mort.

– C’est affreux! Comment n’avez-vous pas dénoncé l’assassin?

– Je suis restée plusieurs jours entre la vie et la mort. Quand j’ai pu agir, il était trop tard. On avait interrogé un clown que j’avais signalé et on l’avait relâché. C’est hier seulement que j’ai pu retrouver sa trace… et vous savez comment a fini le voyage que j’ai entrepris…

– Sur les indications des deux personnes qui vous accompagnaient, je suppose.

– Oui…, un homme qui faisait partie de la troupe de ce Zig-Zag.

– Quel singulier nom!

– L’assassin en a un autre, mais je ne connais encore que son nom de guerre. Le misérable s’est sauvé avec la femme d’un de ses camarades…, celui qui m’a renseignée. Ce pauvre homme a un fils de douze ans, que nous avons emmené avec nous et qui a disparu comme son père. Mais, pardonnez-moi, monsieur… Je ne songe pas à vous prier d’entrer chez moi.

Elle se dirigea vers la maisonnette, M. de Menestreau l’accompagna et ils trouvèrent à la porte Brigitte qui, s’étonnait de l’absence prolongée de mademoiselle Monistrol et qui resta tout ébahie en la voyant revenir avec un beau monsieur.

La brave femme aurait pu s’étonner aussi que sa jeune maîtresse consentît à mener ce monsieur dans le salon où elle venait de refuser d’admettre madame Gémozac. Mais elle n’avait pas assisté à l’entretien de Camille avec la mère et le fils et, d’ailleurs, elle n’entendait rien aux nuances de la politesse.

Camille conduisit tout droit son défenseur au premier étage et lui fit traverser la salle à manger, où elle ne mangeait plus depuis le crime.

– C’est là que l’assassin s’est caché, dit-elle.

– Comment s’y était-il pris pour y pénétrer? demanda M. de Menestreau. Votre domestique n’avait donc pas fermé la porte de la maison?

– Nous n’avions pas de domestique. Celle que vous venez de voir n’est ici que depuis peu de jours. Mon père ne songeait guère à se garder. Nous ne possédions rien qui pût tenter un voleur. Malheureusement, nous avions reçu, ce jour-là, vingt mille francs de M. Gémozac. Comment l’assassin l’a-t-il su? Je l’ignore, mais il est certain qu’il le savait.

Et voici comment l’horrible scène s’est passée: mon père était assis devant cette table. Il achevait un dessin qu’il devait remettre à son associé. Moi, j’étais ici, et je travaillais à l’aiguille. À la place où vous êtes, les rideaux étaient fermés, comme ils le sont encore. Tout à coup, entre les deux portières j’ai vu passer une main qui les écartait…

– Comme ceci, dit M. de Menestreau en se reculant un peu.

En même temps, il se dégantait et de sa main nue, il soulevait le rideau, une main blanche et fine, une main aristocratique avec des doigts effilés et des ongles taillés en amande, juste le contraire de ce pouce crochu terminé par une griffe, que Camille avait revu plus d’une fois dans ses rêves.

– Oui, murmura mademoiselle Monistrol, c’est là qu’elle était et c’est tout ce que l’assassin m’a montré de sa personne.

– Quoi! vous ne connaissez pas son visage!

– Non… En se jetant sur mon père il a renversé la lampe… elle s’est éteinte, et…

– Alors, comment espérez-vous le retrouver?

– Il a des mains de gorille, et il me suffira de les voir pour dire «C’est lui!» sans me tromper.

– En effet, voilà une particularité qui pourra nous aider… si nous parvenons à le rencontrer.

– Vous en doutez donc?

– Je crains que l’expédition de cette nuit ne l’ait décidé à décamper… si tant est que ce soit lui qui occupât la maison en ruines dont vous m’avez parlé.

– N’importe! mes amis y sont restés. Je ne les y laisserai pas.

– Je viens vous chercher pour vous y conduire. J’y serais bien allé seul, mais je ne sais au juste où est situé ce coupe-gorge. Vous me le montrerez et nous aviserons.

– Merci. Je n’attendais pas moins de vous, et je suis prête à vous suivre.

– Le fiacre qui m’a amené ici nous transportera à la porte de Saint-Ouen. Une fois là, nous continuerons à pied, et c’est vous, mademoiselle, qui m’indiquerez le chemin.

– Le chemin? répéta Camille. Oui, j’espère que je le reconnaîtrai… et cependant, hier, je ne suis pas passée par la porte de Saint-Ouen.

– N’importe, mademoiselle, dit Georges de Menestreau. Je me charge de vous conduire à l’endroit où je vous ai rencontrée. Quand nous y serons, vous me signalerez la maison. Elle ne doit pas être très loin de là.

– À quelques centaines de pas, tout au plus.

– Alors ce sera facile… et je suis heureux de constater que vous avez confiance en moi, puisque vous voulez bien m’accepter comme compagnon de voyage.

– Oh! de grand cœur. Que pourrais-je craindre de vous, qui m’avez sauvée?

– Rien, assurément. Et si vous pensez que personne n’y trouvera à redire…

– Qui donc pourrait me blâmer? Depuis que j’ai perdu mon père, je suis seule au monde et nul n’a le droit de contrôler mes actions.

– Quoi! vous n’avez pas même un tuteur?

– Non. Si j’en avais un, ce serait M. Gémozac, le commanditaire et l’associé de mon pauvre père. Mais, à quoi bon le faire nommer? Il est mon tuteur de fait, puisqu’il a entre les mains tout ce que je possède. C’est lui qui encaissera l’argent que produira le brevet d’invention dont j’ai hérité, c’est lui qui administrera mon revenu…

– Raison de plus pour vous mettre en règle avec la loi. Vous n’êtes pas majeure et il faut, de toute nécessité, qu’on vous nomme un tuteur ou qu’on vous émancipe. Mais pardonnez-moi, mademoiselle, de me mêler ainsi de vos affaires. L’intérêt que je vous porte est ma seule excuse. Et puis, j’ai l’expérience qui vous manque et si elle peut vous être utile, je serai tout à votre disposition, en toute circonstance.

Pour le moment, il ne s’agit que de nous mettre en campagne et je vous demande la permission de préciser l’objet de notre expédition. Vous vous proposez d’abord de retrouver ce clown que vous accusez et qui porte un surnom bizarre…

– Zig-Zag. C’est l’assassin, j’en suis sûre.

– Je le crois, puisque vous le dites. Mais je doute fort qu’il nous attende dans la maison où vous avez inutilement essayé de le surprendre cette nuit. La tentative que vous avez faite a dû le mettre en défiance, et il se sera empressé de changer de domicile. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est qu’il aura laissé des traces de son passage dans cette masure… des indices que nous utiliserons pour continuer la poursuite.

 

– C’est cela, murmura Camille, qui n’espérait guère mieux.

– Mais, reprit M. de Menestreau, vous vous proposez aussi de retrouver vos deux auxiliaires que vous avez été forcée d’abandonner sous peine de partager leur sort.

– Oui, monsieur, eux surtout. Ils se sont sacrifiés pour moi, et j’ai déjà beaucoup trop tardé à les secourir.

– Vous n’avez pas à regretter le temps perdu, car, de deux choses l’une: ou ce bandit les a enfermés dans la cave où ils sont tombés, m’avez-vous dit, et dans ce cas, nous les délivrerons, car ils doivent y être encore – on ne meurt pas de faim en dix-huit heures – ou ils sont morts, soit que Zig-Zag les ait assassinés, soit que la chute terrible qu’ils ont faite les ait tués. Et, je ne vous le cache pas, cette dernière hypothèse est probablement la vraie.

– Ils ont dû tout au moins se blesser en tombant.

– S’ils ne sont que blessés, nous pourrons les retirer de ce caveau et les ramener chez vous, sans mettre qui que ce soit dans la confidence de cette étrange aventure. Mais, s’ils sont morts sur le coup, laisserons-nous là leurs cadavres?

– Non, certes. Ce serait odieux.

– Il faudra donc, alors, faire une déclaration au commissaire de police, lui raconter de point en point votre expédition nocturne, lui expliquer comment vous êtes entrée en relation avec ces gens-là, qui étaient des saltimbanques, camarades de l’assassin. Il se peut qu’on doute de la vérité de ce récit, et, si on y croit, la justice s’emparera de l’affaire. Vous serez mise de côté et vous ne pourrez plus poursuivre vos recherches.

– Il m’en coûterait d’y renoncer; il m’en coûterait aussi d’être accusée de mensonge. Mais je souffrirai tout, plutôt que de laisser sans sépulture le corps de mes malheureux amis.

– Je vous approuve, mademoiselle, dit chaleureusement M. de Menestreau, et, quoi qu’il advienne, je serai là pour vous conseiller et pour vous soutenir.

Maintenant que nous sommes d’accord sur ce que nous devons faire, nous n’avons plus qu’à partir.

– Je suis à vous, monsieur, répondit Camille. Veuillez aller m’attendre dans la voiture, je vais vous y rejoindre.

Le chevalier de mademoiselle Monistrol s’inclina et sortit pendant que sa protégée montait au second étage pour se mettre en tenue d’expédition.

Quelques instants après, Brigitte, consternée, la vit passer devant la cuisine, et n’osa pas lui faire une objection sur ce départ improvisé, pas même lui demander où elle allait ainsi, escortée par un beau jeune homme.

Et Camille ne jugea point à propos de le lui dire. Elle monta sans hésiter à côté de M. de Menestreau et le cocher, qui avait reçu les ordres de son voyageur, fouetta ses chevaux immédiatement.

En prenant place, la jeune fille sentit sous ses pieds un paquet assez volumineux.

– J’ai pensé à tout, lui dit son nouvel ami. Je serai sans doute obligé d’explorer des lieux souterrains. Je me suis donc précautionné d’une corde et de quelques outils qui pourront nous servir, là-bas.

– Je vous remercie, monsieur, répondit Camille, et j’entends vous accompagner partout.

– Je ne m’y oppose pas, à condition pourtant que vous ne vous exposerez pas inutilement.

– Vous vous exposez bien, vous qui n’avez personne à venger.

– Je pourrais vous répondre que c’est pour l’amour de l’art. J’adore les aventures et le danger m’attire toujours. Mais j’aime mieux vous avouer que c’est surtout par sympathie pour vous, mademoiselle. Vous m’inspirez un sentiment particulier que je ne sais comment définir. Vous vous moqueriez de moi si je vous disais que l’amour m’est venu subitement quand je vous ai rencontrée dans la plaine Saint-Denis, en blouse d’apprenti. Je ne crois pas plus que vous, aux coups de foudre. Mais la sympathie peut naître d’une circonstance comme celle qui nous a rapprochés. Je ne songeais pas à vous et vous ne songiez point à moi. Vous êtes seule au monde; moi, je suis seul aussi. Je m’imagine que nous avons à peu près le même caractère. Il n’en faut pas davantage pour que nous nous entendions, et sans doute il était écrit que nous devions nous trouver un jour face à face.

Mais je m’aperçois que j’ai l’air de vous faire une déclaration. Ce serait tout au moins prématuré, et je vous prie de n’en rien croire.

– Je crois que vous êtes le plus loyal et le plus généreux des hommes, dit mademoiselle Monistrol très émue.

– D’ailleurs, reprit gaiement Georges de Menestreau, si je me permettais de vous adresser une déclaration, ce ne serait que pour le bon motif. Et je ne saurais à qui demander votre main, puisque vous n’avez ni père ni mère, ni tuteur. Je serais obligé, faute de mieux, de m’adresser à M. Gémozac, et ce fabricant serait homme à s’imaginer que je n’en veux qu’à votre fortune.

– Je ne sais s’il vous prêterait des sentiments qui ne sont pas les vôtres, interrompit mademoiselle Monistrol, mais je ne dépends pas de M. Gémozac, et si jamais je me marie, je choisirai moi-même celui que j’épouserai. Pour le choisir, il faudra que je le connaisse bien…

– Et vous ne me connaissez pas du tout. Aussi je ne vous demande, quant à présent, que de me laisser espérer qu’après cette expédition, quel qu’en soit le résultat, nos relations n’en resteront pas là.

– J’en serais très fâchée, dit vivement Camille; vous serez toujours le bienvenu chez moi. Et, d’ailleurs, comment me passerais-je de votre appui? Nous n’en finirons certes pas aujourd’hui avec ce misérable Zig-Zag… et je n’ai que vous pour m’aider à le découvrir.

– M. Gémozac connaît cependant vos projets?

– Oui, mais il les désapprouve.

– Et puis, il est trop vieux; mais son fils?… ce jeune homme que j’ai aperçu dans votre jardin, lorsque je suis arrivé?

– Il les approuve, lui…, ou du moins il feint de les approuver… malheureusement il est incapable de s’y associer utilement… tout à l’heure encore il me parlait d’employer des agents de police.

– Qui ne trouveraient rien du tout. Ils tenaient le coupable, et ils l’ont laissé échapper. On ne peut pas compter sur eux. Et à nous deux, mademoiselle, nous ferons de meilleure besogne. Mais ayez donc la bonté de me renseigner avant que nous n’arrivions sur le terrain. Vous n’avez vu de ce Zig-Zag que ses mains, mais vous m’avez parlé d’une femme qu’il a enlevée. Comment est-elle?

– Grande et brune. Je l’ai vue un instant sur les tréteaux, où elle faisait la parade, et je l’ai reconnue cette nuit, quand elle s’est montrée à la fenêtre de la maison où nous allons.

– Bon! vous la reconnaîtrez encore bien mieux ailleurs. Mais n’a-t-il pas été aussi question d’un chien?

– Oui, le chien de Zig-Zag. Le brave homme qui me servait l’a attrapé sur la place du Trône, au moment où il tenait dans sa gueule une cassette qu’il rapportait à son maître. Courapied l’a muselé, enchaîné…

– Courapied, c’est le mari de la maîtresse de Zig-Zag, n’est-ce pas?… tous ces gens-là ont des noms étranges.

– La femme s’appelle Amanda.

– Ça, ce n’est que ridicule. Alors, c’est le chien qui vous a guidés?

– Oui, jusqu’à la maison en ruines. Il s’y est précipité. Courapied a voulu le suivre…

– Et il a fait la culbute dans le trou. Maintenant, mademoiselle, me voilà suffisamment informé. C’est comme si j’avais fait partie de l’expédition. Et je suis en mesure d’éviter les fausses manœuvres. Nous ne tarderons guère à entrer en action. Ce fiacre, par miracle, a un cheval qui va comme le vent et nous approchons de la porte de Saint-Ouen.

– Il me tarde d’y être, dit simplement Camille.

La conversation tomba et un quart d’heure après, la voiture s’arrêta dans l’avenue, à la place même où la jeune fille s’était expliquée la veille avec son sauveur au pied d’un bec de gaz.