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Camille poussa un cri, un seul. Elle sentit qu’on lui jetait une courroie autour du cou et elle crut qu’elle allait mourir comme son père, étranglée. L’idée que cet assaillant était Zig-Zag lui traversa l’esprit; mais elle s’aperçut, presque aussitôt que ces gens-là n’en voulaient qu’à son argent.

L’homme qui tenait d’une main les deux bouts de la courroie et de l’autre une trique, se retourna vivement et enleva Camille qui perdit pied et resta suspendue comme un paquet sur les épaules du bandit, pendant que le second détrousseur commençait à la fouiller.

Elle étouffait et cependant elle conservait le sentiment de l’existence, parce que le lien de cuir ne pesait que sur sa nuque, au lieu de lui serrer la gorge.

La pauvre enfant avait affaire à deux de ces voleurs qui pratiquent le charriage à la mécanique. L’opération est très simple et réussit toujours. Elle se termine assez souvent par la mort du patient, quand il a été enlevé dos à dos, parce que, dans cette position, la courroie porte sur le larynx et supprime complètement la respiration.

Cette fois, les deux coquins avaient employé le procédé le plus doux, et leur victime n’était encore que suffoquée.

Camille sentait de grosses mains se promener dans ses poches, et elle entendait des mots d’argot bourdonner à ses oreilles.

– Il y a gras!… de l’or dans sa montante…, une toquante dans son gilet… en v’là un drôle d’apprenti!… faut que ça soit un rupin qui s’est camouflé en ouvrier pour aller voir une largue de la haute… il a les mains blanches comme une fille.

Tiens! c’en est une! dit tout à coup le fouilleur.

Le béret dont Camille était coiffée, venait de tomber, ses cheveux, qu’elle avait rassemblés sur le haut de sa tête, venaient de se dénouer et ses longues tresses pendaient sur sa blouse.

– Comment! vrai? c’est une largue? demanda l’autre, le porteur.

– Oui, mon vieux… et une chouette encore!

– Eh! ben! finis le barbot… après, nous l’emporterons dans le champ de fèves… et on pourra rigoler.

– Elle va crier.

– Je m’en bats l’œil. Les roussins sont couchés et les biffins de la cité du Soleil ne passent jamais par ici.

– Ça ne fait rien. Je vas la museler.

Et le coquin, détachant le cache-nez crasseux qui lui servait de cravate, l’appliqua sur la bouche de la jeune fille, lui entortilla la tête avec cette loque de laine et la bâillonna en un clin d’œil.

Cette fois Camille, à moitié asphyxiée, s’évanouit.

– C’est fait. Lâche-la! reprit l’homme après avoir vidé et retourné toutes les poches.

L’autre ouvrit ses mains qui tenaient la courroie et mademoiselle Monistrol tomba comme une masse sur le macadam de la route.

– Bien! elle a son compte. Prends la gonzesse par les épaules, moi je vais la prendre par les pieds. Et enlevons!… c’est pesé… je connais, pas loin d’ici, un endroit où nous ne serons pas dérangés.

– Je ne dis pas non, mon vieux. Mais, minute!… je demande à compter d’abord… les bons comptes font les bons amis.

– Tu crois donc que je veux te refaire?

– Je n’en sais rien, mais je n’ai pas d’yeux derrière la tête et je n’ai pas pu te surveiller pendant que tu la barbotais… Maintenant, je demande à voir… et à partager.

– Voilà, frangin!… quatorze louis de vingt balles qui se baladaient dans la poche de gilet… une montre en or avec sa chaîne… une montre de femme… deux écus de cent sous et neuf francs de monnaie blanche que j’ai péchés dans la poche du pantalon.

– Aboule-moi cent cinquante francs et la toquante… je te tiens quitte du reste.

– Ah ben! non, par exemple! C’est moi qui serais refait… Rien que sur la montre, on prêterait cent francs au clou… Part à deux… je la garde, et je vas te coller deux cents francs en tout: c’est ce qui te revient.

– Donne toujours… c’est pas le moment de nous disputer… nous réglerons demain définitivement.

Le fouilleur mit dix louis, un à un, dans la main de son acolyte, qui les empocha en disant:

– Maintenant, ne flânons pas ici. Aide-moi à charrier le colis. Elle ne doit pas peser lourd, c’te p’tiote-là. Et elle me fait l’effet d’être rudement gentille. Nous ne nous embêterons pas, tout à l’heure, dans la cahute que le père Alexandre avait bâtie avec des pots cassés et qu’il a quittée pour déménager depuis qu’il a le sac.

Camille, étendue sur la route, commençait à reprendre ses sens; elle entendait confusément cet édifiant dialogue entre deux scélérats qui disposaient d’elle et elle devinait quel sort ils lui réservaient. Elle était résolue à ne pas le subir et pour y échapper, elle n’avait qu’un moyen, c’était de les forcer à la tuer.

Ses mains étaient libres: elle s’en servit pour se débarrasser du bâillon qui lui fermait la bouche, et au moment où les deux misérables se baissaient pour l’enlever, elle appela:

– À moi! au secours! à l’assassin!

Elle n’espérait pas qu’on viendrait à son aide; elle espérait que pour la faire taire, ses bourreaux l’achèveraient.

Et ils ne manquèrent pas de lui crier tous les deux:

– Si tu continues à piauler comme ça, on va te faire passer le goût du pain.

Ferme ta margoulette, ou je t’assomme.

En même temps, ils l’empoignaient, comme c’était convenu entre eux, et ils l’emportaient déjà, lorsqu’en passant le fossé qui bordait la route, celui qui la tenait par la tête dit à l’autre:

– Méfions-nous… il me semble qu’on court, là-bas, sur le trimar.

– Eh ben! après? C’est un biffin qui va à son ouvrage et qui se dépêche parce qu’il est en retard. Tu sais bien que les roussins, en ronde de nuit, ne courent jamais.

Camille entendait aussi ce pas précipité, et se demandait si c’était le pas d’un sauveur ou celui d’un ennemi.

Camille, heureusement, sut bientôt à quoi s’en tenir.

Les deux gredins la lâchèrent encore une fois. Elle tomba sur le dos, et, pendant qu’elle cherchait à se relever, un homme, qu’elle ne fit qu’entrevoir, se rua sur eux et commença à jouer d’une canne qu’il avait à la main.

Il en joua si bien que les bandits reculèrent tout d’abord.

Celui qui tenait un bâton essaya de se défendre. Un coup vigoureusement appliqué le désarma, et ce coup fut suivi d’une grêle de horions impartialement distribués. Le fouilleur en reçut un à travers la figure et s’enfuit en hurlant; l’autre, atteint au crâne, n’eut que le temps de suivre son camarade pour éviter d’être assommé.

L’inconnu qui arrivait si à propos resta maître du champ de bataille. Il lui avait suffi de quelques secondes pour disperser ces lâches coquins et il dédaigna de leur donner la chasse. Il savait qu’ils ne reviendraient pas à la charge et il voyait que leur victime avait grand besoin qu’il la secourût. Il vint à elle, et il lui tendit la main pour l’aider à se remettre sur pied.

– Eh bien! mon garçon, lui dit-il, nous n’avons rien de cassé, à ce qu’il me paraît. C’est égal, il était temps que je vinsse à votre secours, et j’ai eu une heureuse idée quand j’ai pris ce chemin pour rentrer dans Paris. Mais aussi, que diable cherchez-vous par ici à des heures pareilles? Si vous y êtes venu pour dépenser votre paye dans les cabarets, vous avez fait un mauvais calcul, car ces drôles ont dû vous prendre votre argent et je m’étonne qu’ils ne vous aient pas assassiné par-dessus le marché. Vous avez eu peur, hein? Remettez-vous… et appuyez-vous sur moi… vous ne tenez pas debout.

– Oh! monsieur, murmura Camille, vous m’avez sauvé la vie.

Et elle se dégagea doucement du bras de son défenseur, qui la soutenait pour l’aider à reprendre son aplomb.

Le timbre féminin de la voix qui le remerciait l’étonna sans doute, car il recula de deux pas et il se mit à dévisager cet apprenti qui parlait comme une demoiselle.

Il ne tarda guère à remarquer les longues tresses qui pendaient sur la blouse et il s’empressa de changer de langage.

– Excusez-moi, madame, dit-il; je ne pouvais pas deviner que sous ce costume d’ouvrier…

– Il y avait une jeune fille, acheva mademoiselle Monistrol. Je vous expliquerai pourquoi je me suis déguisée ainsi… mais avant tout, je vous en supplie, monsieur, aidez-moi à secourir mes amis…

– Vos amis? vous n’étiez donc pas seule?

– Non, je suis venue ici avec un brave homme et un enfant…

– Eh bien, que leur est-il arrivé?

– On leur a tendu un piège… une trappe ouverte… ils y sont tombés… et je doute qu’ils aient survécu à cette chute effroyable.

– Une trappe?… dans cette plaine?… demanda l’inconnu en souriant d’un air incrédule.

– Non… dans une maison en ruines…

– En ruines, mais habitée sans doute, puisque vous dites que le piège était préparé.

– Oui… par des scélérats que je cherchais pour les livrer à la justice… un assassin et sa complice.

Le sauveur ne broncha point, mais il crut probablement que Camille était folle.

– Comment se fait-il qu’ils vous aient épargnée? dit-il en la regardant avec une attention mêlée de pitié.

– Parce que j’ai fui. J’aurais dû mourir avec mes amis, mais je ne pouvais plus rien pour eux et j’ai voulu vivre pour les venger.

– Et les brigands vous ont poursuivie jusque sur la route où je viens de vous rencontrer?

– Non, monsieur; les gens dont vous m’avez délivrée sont des voleurs que je ne connais pas et qui m’ont attaquée comme ils auraient attaqué un autre passant.

– Mais… ceux de la maison, vous les connaissez?

– L’un des deux a tué mon père.

– Alors, répondit froidement le monsieur, vous auriez dû vous faire accompagner par des agents de police.

– J’avais, pour agir seule, des motifs que je vous expliquerai. Mais, au nom du ciel, ne perdons pas de temps… deux malheureux se sont sacrifiés pour moi et si je les abandonnais…

 

– Pardon, mademoiselle, vous venez de dire vous-même qu’ils ont dû se tuer en tombant dans une cave. Vous vous exposeriez inutilement. Les coupables sans doute n’ont pas quitté la place et, à nous deux, nous ne serions pas les plus forts, si nous les attaquions dans la maison où vous les avez laissés. Pour ma part, je ne m’y risquerais pas et cependant je crois vous avoir prouvé que je ne suis pas un lâche.

– Oh! certes!… je ne sais comment vous prouver ma reconnaissance, mais faut-il donc laisser mes défenseurs à la merci de ces misérables?

– Il faut d’abord vous mettre en sûreté, et vous n’y serez qu’en rentrant dans Paris. Si nous restions ici, nous serions infailliblement attaqués et, cette fois je ne serais peut-être pas aussi heureux que je viens de l’être contre deux rôdeurs de barrières.

– Je ne veux pas vous exposer à de nouveaux dangers, dit vivement mademoiselle Monistrol.

– Alors, permettez-moi de vous escorter jusqu’à votre domicile. Demain, si vous m’y autorisez, j’irai exposer les faits au chef de la sûreté.

– Non… il ne ferait rien, murmura Camille, qui ne croyait plus à l’intelligence, ni au bon vouloir des agents de la Préfecture, depuis qu’ils avaient relâché Zig-Zag.

– Préférez-vous que j’agisse seul? reprit l’obligeant inconnu. Je suis tout à votre disposition. Ce qui serait impraticable cette nuit, je le tenterai en plein jour et je vous jure de vous renseigner non seulement sur le sort de vos amis, mais encore sur les agissements de vos ennemis.

Acceptez mon bras, mademoiselle, et ne nous attardons pas ici, je vous en conjure.

À ce moment, un aboiement lointain fit tressaillir Camille.

– Le chien! l’horrible chien! murmura-t-elle. Ils l’ont lancé sur mes traces… il se jetterait sur vous… partons!

Elle prit le bras que lui offrait son protecteur, qui s’empressa de quitter la place avec elle. Il l’emmena dans la direction qu’elle suivait lorsqu’il l’avait rencontrée, mais un peu plus loin, au lieu de continuer à avancer sur la route de la Révolte, il s’engagea dans un chemin latéral qui ne passait pas trop près des maisons du quartier des Épinettes et qui les conduisit tout droit à la porte de Saint-Ouen.

Ce sauveur pensait à tout, car il avait préalablement ramassé le béret de Camille, et elle s’était recoiffée en marchant, de sorte qu’on pouvait encore la prendre pour un garçon, et qu’elle ne devait plus attirer l’attention des gens qu’ils rencontreraient.

Vigoureux avait cessé d’aboyer, ou du moins on ne l’entendait plus. Mademoiselle Monistrol reprenait peu à peu son sang-froid et ne parvenait pas à se défendre d’un remords en pensant à ses amis. Elle commençait aussi à se préoccuper de ce défenseur providentiel, que le plus étrange des hasards avait amené tout à coup sur le terrain où elle soutenait une lutte inégale.

La nuit était trop sombre pour qu’elle pût voir ses traits, et il lui tardait d’arriver à la barrière où la clarté du gaz lui permettrait d’examiner l’homme à qui elle devait son salut.

Ils avaient marché rapidement, sans échanger une parole, et Camille savait gré à son nouveau compagnon de se montrer si réservé, mais elle ne devinait pas à qui elle avait affaire.

Ils approchaient de la porte de Saint-Ouen et les becs de gaz étaient déjà moins rares. En regardant à la dérobée son défenseur, elle put constater qu’il était grand, mince et élégamment tourné. Elle reconnut aussi qu’il était habillé comme un gentleman: pardessus d’une bonne coupe, chapeau haut de forme, bottines pointues, gants de chevreau. La canne dont il s’était si magistralement servi pour rosser deux drôles vigoureux était un jonc de moyenne grosseur, monté en argent ciselé. On ne se serait pas douté que ce cavalier vêtu à la mode de demain venait de livrer une bataille assez sérieuse. Sa toilette était intacte. Pas un des boutons de ses gants n’avait sauté pendant qu’il s’escrimait comme un bâtonniste de profession.

Que pouvait faire, à minuit passé, dans la plaine Saint-Denis, un personnage qui semblait appartenir au meilleur monde?

Mademoiselle Monistrol se le demandait et s’étonnait de cette anomalie. Il lui passait par l’esprit que la rencontre avait peut-être été préméditée par ce monsieur, d’une tenue si correcte. Mais dans quel but? Le sauveur ne pouvait pas savoir qui elle était et il n’avait assurément aucune accointance avec le clown forain ou la danseuse de corde qui venaient de se débarrasser par un crime du pauvre Georget et du malheureux Courapied.

On aurait pu croire que l’inconnu lisait dans la pensée de Camille, car, à cent pas de la barrière, il rompit le silence où il se renfermait discrètement et ce fut pour dire à sa protégée:

– Vous devez vous étonner, mademoiselle, de m’avoir rencontré à des heures indues sur la route de la Révolte. Je vous prie de croire que je ne fais pas de ce chemin mal famé ma promenade habituelle. Mais j’ai dîné, ce soir, chez de vieux amis à moi qui ont une villa près de Saint-Ouen, et au lieu de rentrer à Paris en voiture, il m’a pris fantaisie de traverser à pied ces régions inconnues qui, dit-on, fournissent très souvent de faits-divers les journaux bien renseignés. Je cherchais vaguement une aventure et je me félicite de celle qui m’est échue.

Remarquez, ajouta-t-il gaiement, que je pourrais m’étonner aussi de vous avoir trouvée perdue dans ces solitudes où les jeunes filles ne s’aventurent guère.

– Vous savez déjà ce que j’y venais faire, murmura mademoiselle Monistrol, assez embarrassée.

– Oh! je ne vous demande pas d’explications. Mais vous me permettrez bien de vous dire qui je suis. Je m’appelle Georges de Menestreau, j’ai trente ans, quelque fortune, et il ne reste plus que moi de ma race. J’ai beaucoup voyagé en Orient, après avoir longtemps habité Paris, où je suis rentré, il y a huit jours, et où je compte me fixer définitivement. Je trouve que j’ai assez couru le monde et je veux me reposer.

Mais mon histoire, je le crains, ne vous intéresse guère, et j’arrête là le chapitre des renseignements.

Maintenant, il faut bien que je vous prie de ne plus vous appuyer sur mon bras. Nous voici à la barrière, et les commis sont curieux par état. Ils pourraient trouver extraordinaire de voir un monsieur en redingote noire remorquant un jeune ouvrier en blouse, et ils s’imagineraient peut-être que nous nous sommes entendus pour frauder l’octroi. S’ils s’avisaient de vous fouiller, ils découvriraient que vous êtes une femme déguisée, et ce serait bien pis.

– Je ne m’exposerai pas à cette mésaventure, dit Camille en s’éloignant de son protecteur. Je vais prendre les devants et vous me rejoindrez quand j’aurai franchi la porte.

Ainsi fut fait. Le protecteur avait un peu exagéré les difficultés du passage, qui s’opéra sans accident. Les commis dormaient à moitié et ne se dérangèrent pas pour regarder sous le nez mademoiselle Monistrol.

Elle enfila rapidement l’avenue de Saint-Ouen, et, à deux cents mètres de la barrière, elle s’arrêta sous un candélabre, dont la lumière allait éclairer enfin les traits de ce M. Georges de Menestreau dont elle venait d’apprendre le nom, mais dont elle avait à peine entrevu le visage.

Il ne se fit pas attendre et il s’empressa de reprendre l’entretien interrompu.

– Nous voilà dans Paris, mademoiselle, dit-il du ton le plus courtois, et je suis tout à vous. Vous plaît-il que je vous reconduise chez vous ou bien préférez-vous rentrer sans moi? Dans ce cas, je vous accompagnerais seulement jusqu’à ce que nous rencontrions une voiture. Mais, j’y pense… les chenapans qui vous ont assaillie vous ont peut-être pris tout l’argent que vous aviez sur vous…

– Mon argent et ma montre, murmura Camille. Mais, peu importe, je payerai le cocher en arrivant à la maison.

En même temps, elle examinait son défenseur et elle constatait avec plaisir qu’il avait une figure agréable et une physionomie sympathique. Il était très brun; ses yeux étaient vifs et doux: sa bouche souriait sous une fine moustache noire et il ne paraissait pas avoir l’âge qu’il venait d’accuser.

Mademoiselle Monistrol était femme et elle aimait mieux avoir été sauvée par un joli garçon, avenant et distingué, que de rester l’obligée d’un rustre mal tourné.

À ce moment, elle vit venir un fiacre attardé qui rentrait dans Paris après une course suburbaine; mais elle ne pouvait pas quitter ainsi un homme qui avait risqué sa vie pour elle et elle lui dit:

– Monsieur, je vais rentrer seule. Ce sera mieux. Mais j’espère vous revoir demain. Je demeure boulevard Voltaire, 292… Mademoiselle Monistrol… et si vous voulez bien faire ce long voyage…

– Vous n’en doutez pas, répliqua vivement le jeune homme. Mais… il me semble que votre nom ne m’est pas inconnu…

– Vous l’avez sans doute lu dans les journaux qui ont parlé de l’assassinat de mon père.

– Quoi! vous seriez…

– La fille de Jean Monistrol qu’on a tué sous mes yeux et que j’ai juré de venger…

– Oh! je comprends maintenant pourquoi je vous ai trouvée dans cette plaine sinistre. Vous cherchiez le meurtrier et il vous a échappé… en se débarrassant par un nouveau crime des amis qui vous secondaient. Je les remplacerai et ce misérable ne se défera pas de moi si facilement. Dites un mot, mademoiselle, et j’entre en campagne dès demain. Je retrouverai cette maison, si vous voulez bien me la décrire… j’y pénétrerai et…

– Elle est bâtie en briques rouges… mais… arrêtez, cocher!

– Voilà, bourgeois! répondit le cocher en retenant son cheval. Dans quel quartier que vous allez?

– Place du Trône.

– Ça me va. Je remise avenue Parmentier. Montez!

– À demain, monsieur, dit Camille avec une émotion qu’elle ne pouvait plus contenir.

M. de Menestreau serra la main qu’elle lui tendait, l’aida à monter en voiture et donna au cocher l’adresse qu’il avait parfaitement retenue.

Mademoiselle Monistrol avait désormais, en la personne de ce gentilhomme, un allié plus sérieux que Julien Gémozac, et qui lui plaisait davantage.

V. Après avoir manqué la comtesse de Lugos à la sortie du café des Ambassadeurs…

Après avoir manqué la comtesse de Lugos à la sortie du café des Ambassadeurs, Alfred de Fresnay avait feint d’en prendre son parti, mais au fond, il n’était pas content. Cette énigmatique personne réalisait précisément le type qu’il cherchait et il aurait voulu brusquer l’aventure, car il n’aimait pas les amourettes qui traînent en longueur.

Il s’en alla donc, assez vexé d’être obligé d’attendre au lendemain pour revoir la belle aux cheveux d’or, et lorsqu’il était de mauvaise humeur, il cherchait volontiers des distractions sur le choix desquelles il ne se montrait pas difficile.

Aussi essaya-t-il d’abord d’entraîner son ami Gémozac au café Américain, où les viveurs de sa trempe trouvent toujours à passer quelques heures en joyeuse compagnie.

Ce restaurant de nuit est plein de demoiselles qui y viennent pour souper, sans savoir avec qui elles souperont. Mais Julien était blasé sur les plaisirs qu’on y prend, et, ce soir-là, il tenait moins que jamais à régaler des drôlesses inconnues. Et comme, d’autre part, il n’avait pas envie d’aller se coucher, il déclara qu’il voulait retourner au cercle, où la grosse partie de baccarat devait être en pleine activité. Il était agacé, surexcité, préoccupé, et pour les amoureux inquiets, le jeu est un calmant souverain.

Fresnay ne se fit pas trop prier pour l’accompagner. Il se réservait du reste d’aller finir sa nuit ailleurs, si la fortune continuait à lui sourire, et, comme il se sentait en pleine veine, il comptait gagner, avant le lever de l’aurore, quelques centaines de louis qui arriveraient fort à propos, car il prévoyait que la conquête de la noble Hongroise lui coûterait fort cher. Il l’avait classée, à première vue, parmi les mondaines dévoyées, – les demi-castors – et il savait que les femmes de cette catégorie intermédiaire sont beaucoup plus exigeantes que les horizontales de profession.

Julien, qui n’avait pas de siège à entreprendre, n’avait pas besoin d’argent. Il ne cherchait que des émotions, et pour s’en procurer de plus vives, il n’aurait pas été fâché de perdre.

Il leur arriva ce qui arrive toujours en pareil cas: le contraire de ce que souhaitait chacun d’eux.

Julien tomba sur une série superbe et remplit ses poches, pendant que le présomptueux Alfred, qui jouait sur l’autre tableau, vidait les siennes.

Vers deux heures du matin, il se trouva complètement à sec, et comme il ne se souciait pas de s’endetter à la caisse du cercle, il emprunta dix louis à Gémozac, qui continuait à gagner, et il s’en alla tranquillement souper chez Peters pour se consoler.

 

Rien ne creuse l’estomac comme la perte et il apportait au restaurant un appétit d’enfer, sans compter une ferme volonté de faire connaissance avec toutes les créatures qui lui paraîtraient amusantes.

En fait de femmes, il n’eut que l’embarras du choix.

La grande salle était pleine et le personnel des habituées au grand complet.

Celles-là, à vrai dire, ne le tentaient pas beaucoup. Il les connaissait trop et il savait à quoi s’en tenir sur leur esprit, fait de vieilles plaisanteries qui ont traîné dans les journaux, et de mots plus ou moins drôles attrapés au vol dans les cabarets pseudo-moyen âge où fréquentent les rapins et les reporters.

Fresnay aurait voulu du neuf et il n’apercevait que des farceuses absolument incapables de le divertir.

Il resta donc planté au milieu du salon, cherchant un voisinage à sa convenance et passant de loin la revue des soupeuses qui ne se faisaient pas faute de lui adresser d’engageantes œillades.

Il n’y avait là que des seigneurs sans importance qui ne gênaient pas ces dames, et l’entrée d’un homme sérieux avait fait sensation.

Il finit par aviser dans un coin une fille qu’il n’avait jamais vue là et qui ne ressemblait pas aux autres. Elle était seule à une table et elle soupait modestement d’une tranche de jambon d’York qu’elle arrosait avec une demi-bouteille de Médoc ordinaire, mais on devinait sans peine qu’elle aurait préféré des truffes, des primeurs et du vin de Champagne frappé.

Il y avait justement une place libre à côté d’elle et Fresnay s’empressa de l’occuper.

Il avait trouvé ce qu’il cherchait.

Ce n’était pas que la donzelle fût très jolie, ni vêtue avec beaucoup de goût. Mais elle avait un teint de Bohémienne et une toilette à l’avenant, et il n’en fallait pas plus pour exciter la curiosité d’un blasé, en quête d’aventures bizarres. Après la comtesse rousse, cette espèce de mulâtresse bistrée, cuivrée et attifée à la diable, se présentait tout à point pour compléter la journée d’Alfred.

Il ne prit pas de détours pour entamer la conversation.

– Ce n’est pas bon, ce que vous mangez, dit-il en regardant le jambon; et ce que vous buvez ne doit pas être meilleur.

– C’est possible, mais ça ne vous regarde pas, répliqua la dame. Est-ce que vous vous êtes mis là pour débiner mon souper?

– Non, bel ange brun. Pour vous en offrir un meilleur…

– Alors, vous pouvez rester.

– À condition que vous le commanderez.

– Ça me va. Un poulet sauté, une salade de légumes, des fraises et du vieux bourgogne. Le Champagne me fait mal.

Fresnay appela le garçon et répéta la commande. Il s’aperçut à ce moment, que les autres femmes le regardaient en ricanant. Évidemment, elles n’approuvaient pas le choix qu’il venait de faire et surtout elles en crevaient de jalousie. Sur quoi, il prit la résolution de se moquer d’elles et il se mit à traiter son invitée avec toutes les apparences d’un profond respect.

– Pardon, chère madame, d’en user avec vous si familièrement, dit-il, du même ton que s’il avait parlé à une femme du meilleur monde; vous devez me trouver bien indiscret.

– Non, je vous trouve drôle, répondit la brune sans le moindre embarras; et j’aime les messieurs sans façon. Seulement, vous savez… si vous croyez que vous me reconduirez après le souper, vous vous abusez, mon cher.

– Oh! madame, vous me prêtez là une arrière-pensée que je n’ai pas, je le jure.

– Tant mieux! vous seriez volé, mon garçon. Je ne suis pas comme toutes ces mijaurées qui me regardent comme une bête curieuse, et qui viennent ici chercher des hommes.

– C’est sans doute la première fois que vous y mettez les pieds?

– Oui, et la dernière aussi. Je suis arrivée à Paris ce soir et j’avais faim. Alors, je suis montée ici comme je serais montée ailleurs. Mais demain ce sera fini de rire. On se mettra au travail et on gagnera sa vie honnêtement.

– À quoi? demanda Fresnay d’un air innocent.

– Vous êtes bien curieux.

– Non; je m’intéresse à vous, voilà tout. Alors, vous exercez une profession… lucrative.

– Je suis somnambule, répondit la dame en se rengorgeant.

– Somnambule! répéta Fresnay. Mais ce n’est pas un métier, c’est une maladie. Alors vous vous promenez en dormant, les yeux ouverts? Est-ce que par hasard, cette nuit, vous seriez…

– Non, mon petit, dit la dame en riant. Je ne dors pas; je suis même parfaitement éveillée. Et il faut que vous sortiez de votre village pour ignorer qu’une femme peut gagner sa vie quand elle a le sommeil extralucide.

– Ah! bon, je comprends. Vous dites la bonne aventure.

– Quand on me le demande, je tire les cartes et je lis dans le marc de café. Mais ma spécialité, c’est de prédire l’avenir, de deviner le passé et de retrouver les objets perdus.

– Tout ce qui concerne votre état, alors.

– Oui, et je n’en ai pas encore rencontré une qui me dégote.

– Comme ça se trouve. J’ai toujours eu envie de savoir comment je finirai, et si vous pouviez me l’apprendre…

– C’est pas difficile. Vous finirez dans la peau d’un mauvais sujet. Mais je ne donne pas de consultations au restaurant.

– Alors, donnez-moi… votre adresse.

– Peux pas. Faut d’abord que je m’installe. Et ce n’est pas commode de trouver un bon local.

– Vous logez bien quelque part, en attendant?

– Il est sûr et certain que je ne coucherai pas à la belle étoile. Mais vous n’avez pas besoin de savoir où.

C’est égal, voilà un petit Bourgogne qui se laisse boire, dit incidemment la soupeuse.

– C’est du Musigny. Dites-moi au moins votre nom.

– Je m’appelle Olga.

– Olga, c’est gentil. Mais Olga quoi?

– Olga tout court. Faut-il pas que je vous montre mes papiers de famille… mon extrait de naissance et mon acte de mariage!

– Vous êtes donc mariée!

– Qué que ça vous fait?… Le poulet sauté est tendre, mais il n’y a pas assez de truffes. Vous n’en mangez pas?

– Non, je n’aime pas les viandes blanches…

– Ni les femmes noires, hein?

– Au contraire, je les adore, les femmes noires.

– Oh! vous n’espérez pas me faire croire que vous êtes amoureux de moi. Je vous avertis que je ne la goberais pas, celle-là.

– Permettez! permettez! Vous n’êtes pas noire. On vous a dorée avec un rayon de soleil, tout simplement.

– Des fadeurs! avec moi, ça ne prend pas. Mais, dites donc… vous devez être riche, vous?

– Je ne connais pas ma fortune. Seulement, ce soir, je n’ai pas le sou.

– Vous avez toujours bien de quoi payer le souper, dit vivement Olga. Ça ne m’amuserait pas de rester en plan.

– Pour qui me prenez-vous? J’ai en poche plus d’argent qu’il n’en faudra pour régler la note. D’ailleurs, je suis connu dans cet établissement, et on me ferait crédit, si je voulais.

Olga se remit à souper, mais elle y allait de moins bon cœur, et on voyait bien qu’elle craignait d’être tombée sur un farceur qui la planterait là avec la carte à payer; et cette carte s’annonçait comme ne devant pas être mince, car justement le garçon, qui connaissait les goûts du baron de Fresnay, mettait sur la table la moitié d’un homard, une énorme tranche de pâté de foie gras et une bouteille de Rœderer, carte blanche.

Ledit baron, tout en attaquant avec entrain ce menu plantureux, observait du coin de l’œil son invitée qui commençait à l’amuser beaucoup.

Il ne s’étonnait pas qu’elle fût devineresse de son état, car elle avait le physique de l’emploi et, certes, à en juger par sa conversation bigarrée, elle n’était pas sorcière à demi. Il songeait déjà au parti qu’il pourrait tirer d’une si agréable connaissance, et il se disait que madame de Lugos, par exemple, trouverait charmant d’aller avec lui consulter une somnambule, à laquelle il se réservait de faire préalablement la leçon en lui graissant la patte.

Quant à obtenir des faveurs plus intimes, c’était le moindre de ses soucis. Elle lui plaisait beaucoup moins comme femme que comme diseuse de bonne aventure, et il ne comptait pas insister pour la retenir après le souper.

Encore fallait-il, cependant, se ménager la possibilité de la revoir, et il prit immédiatement ses précautions.

– J’y pense, dit-il tout à coup; vous ne pouvez pas me donner votre adresse, ou vous ne voulez pas. Mais rien ne m’empêche de vous donner la mienne.

– Allez-y! répondit Olga en vidant son verre, rubis sur l’ongle. Ça ne m’engage à rien.