Za darmo

Le pouce crochu

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Il est bon qu’elle le sache, dit la comtesse, en se rapprochant de l’escalier et en élevant la voix.

– Madame m’appelle? cria la camériste.

– Non. Monsieur vient d’arriver. Dépêche-toi d’apprêter ce qu’il faut pour m’habiller, répondit madame de Lugos.

– Est-ce pour avertir le valet de cœur que tu parles si haut? demanda en souriant Alfred.

– Mon cher, je ne veux pas de scènes de jalousie. Je n’ai pas d’amant, vous le savez fort bien; le jour où il me plaira d’en prendre un, je ne me gênerai pas pour vous le dire. Et je vous déclare dès à présent que j’en ai assez de la solitude où vous me confinez. Vos amis doivent penser que vous avez honte de moi, et j’entends que vous me les présentiez… en commençant par celui qui était avec vous lorsque je vous ai rencontré au café des Ambassadeurs.

– Gémozac! s’écria Fresnay. En voilà un dont la société ne te procurerait aucun agrément!

– Pourquoi donc? demanda la comtesse. Le soir où je l’ai vu, il m’a paru charmant, et à moins que vous ne soyez jaloux de lui, je ne vois pas pourquoi vous ne me l’amèneriez pas.

– Je ne demanderais pas mieux, mais il n’y a plus rien à faire de ce garçon-là. Il est amoureux. Encore si c’était pour le mauvais motif! mais il veut épouser l’objet. C’est un homme à la mer.

– Et de qui donc est-il si épris?

– D’une orpheline… comme dans les drames de M. d’Ennery.

– La fille de l’inventeur Monistrol. Vous m’avez parlé d’elle au restaurant des Ambassadeurs.

– Peste! quelle mémoire!

– Je n’oublie jamais rien de ce que vous dites, mon cher. Je ne suis pas comme vous, qui ne vous souvenez plus d’une foule de choses que vous m’avez promises.

– Le cheval de selle? tu l’auras demain.

– J’y compte; mais vous vous étiez engagé à me tenir au courant des faits et gestes de votre camarade Gémozac et depuis que j’ai consenti à habiter rue Mozart, vous n’avez pas une seule fois prononcé son nom devant moi.

– Si je m’étais douté que l’histoire de ses amours vous intéresserait, je vous en aurais rebattu les oreilles.

– Comment ne m’intéresserais-je pas à une jeune fille malheureuse et à votre meilleur ami?

– Ils ne sont à plaindre ni l’un ni l’autre. La petite aura des millions qui ne lui coûteront rien, et si elle ne correspond pas à la flamme de Julien Gémozac, il a de quoi se consoler, car il sera encore plus riche qu’elle. Vous allez me dire que l’argent ne fait pas le bonheur. Moi, je vous répondrai qu’il y contribue diablement, et vous conviendrez que j’ai raison.

– Alors, mademoiselle Monistrol n’aime pas ce jeune homme?

– Il paraît que non.

– Il est pourtant fort bien de sa personne.

– Oui, mais l’amour, c’est comme la foi, ça vient ou ça ne vient pas. Le soir où je t’ai rencontrée, ça m’est venu tout de suite.

– Ne dites donc pas de bêtises. Vous avez eu un caprice pour moi, mais de l’amour, allons donc! Vous n’êtes même pas jaloux.

– Comme un tigre!

– Si vous l’étiez, vous ne blagueriez pas tant… et vous auriez commencé par monter pour voir s’il n’y avait pas quelqu’un là-haut, dit madame de Lugos en regardant à la dérobée par la fenêtre qui donnait sur la rue Mozart.

– C’est que je crois à ta vertu, ô Stépana! Vas-tu pas me reprocher d’avoir confiance en toi?

– Avec vous, il n’y a pas moyen de parler sérieusement. J’y renonce et je vais m’habiller pour sortir avec vous.

– Le fait est que, dans ce costume, tu es à croquer. Mais il serait peut-être insuffisant pour aller dîner à Madrid ou au Pavillon d’Armenonville. C’est dommage? Tu aurais un succès!… Ce n’est pas la petite bourgeoise du boulevard Voltaire qui pourrait s’exhiber en maillot.

– Qu’en savez-vous? demanda vivement la comtesse.

– Oh! ce n’est de ma part qu’une appréciation, mais elle doit être juste. Je déshabille une femme du premier coup d’œil et je ne me trompe jamais. Affaire d’habitude. Je n’ai fait qu’entrevoir la demoiselle en question, le soir où elle s’est fait mettre à la porte d’une baraque, à la foire au pain d’épice, mais ça m’a suffi. Elle appartient à la grande catégorie des maigres qui promettent. Elle engraissera plus tard, mais pour le moment, elle n’est pas encore à point, tandis que toi, ma Stépanette!…

– Moi, j’ai vingt-huit ans, mon cher. Et mademoiselle Monistrol m’est très sympathique. Où en est-elle de sa campagne contre l’assassin de son père? Si j’étais à la place de M. Gémozac, j’aurais déjà retrouvé ce bandit.

– C’est possible. Tu as de l’initiative, toi, et de l’audace et de l’entregent… tandis que ce pauvre Julien n’est pas débrouillard. Croirais-tu qu’il s’est adressé à une agence de renseignements?… célérité, discrétion… il paie très cher des drôles qui font semblant de chercher Zig-Zag et qui boivent au cabaret l’argent de mon naïf ami. Du reste, je suis convaincu que ce Zig-Zag est un personnage fantastique. Ce saltimbanque au pouce crochu n’a jamais existé.

– Comment! au pouce crochu?

– Ah! c’est vrai, tu ne sais pas… eh! bien, la jeune Monistrol déclare qu’elle n’a vu de lui que sa main et que cette main est faite de telle sorte que personne n’en possède une pareille. Julien me l’a décrite, d’après ce qu’elle lui en a dit et rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule. Figure-toi une patte de homard, une main d’orang-outang, velue, crochue, avec des ongles recourbés comme des griffes…

– Mais c’est absurde… cette pauvre enfant, troublée par la peur, aura mal vu et si elle fonde sur ce détail l’espoir de retrouver le meurtrier, elle n’y parviendra jamais.

– Je le crains et je t’avoue que ça m’est parfaitement égal. Mais Julien n’en dort pas… il en sèche sur pied. Sa mère qui le voit pincé a beau le chapitrer, il va tous les jours au boulevard Voltaire et quand la demoiselle ne le reçoit pas, il passe des heures entières à contempler la maison. Un de ces soirs, il ira jouer de la mandoline sous les fenêtres de sa belle.

Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il a un rival.

– Vraiment? je croyais que cette jeune fille était sage.

– Oh! ce doit être un rival pour le bon motif. Elle ne songe qu’à se marier. Et le monsieur qu’elle reçoit est sans doute animé des intentions les plus pures.

– Quoi! elle reçoit un monsieur!

– Mon Dieu, oui. Et elle le reçoit en cachette. Julien, qui le guette, n’a pas encore pu apercevoir son visage. Il arrive en voiture fermée, et Julien n’a pas encore eu la chance de se trouver là au moment où il débarque. Quand le galant préféré est entré, on ne reçoit pas l’amoureux transi et mon toqué d’ami n’a pas la patience d’attendre que ce monsieur sorte.

Du reste, alors même qu’il le verrait, il n’en serait pas beaucoup plus avancé; car, vraisemblablement, il ne le connaît pas.

– Qui sait? murmura la comtesse, pensive.

– Est-ce que ça t’intrigue?

– Pourquoi pas? Je suis très curieuse et les problèmes à résoudre m’attirent toujours. Je m’imagine que si j’étais en relations avec mademoiselle Monistrol, je lui donnerais de bons conseils.

– Mais tu ne la rencontreras jamais sur ton chemin. Laisse donc là cette persécutée, et va t’habiller pour venir avec moi faire un tour au Bois. Par ce beau temps, il doit y avoir un monde fou. Et si tu mets ta nouvelle toilette, toutes les femmes en auront la jaunisse.

– Tu tiens absolument à aller au Bois! demanda la comtesse, en reprenant tout à coup le tutoiement câlin.

– Non… mais on ne peut guère aller que là… et d’ailleurs, si nous dînons à Madrid…

– Il n’est pas l’heure de dîner. Pourquoi n’irions-nous pas en attendant, faire une visite à mademoiselle Monistrol.

– Faire une visite à mademoiselle Monistrol! répéta Fresnay. Et à quel titre, bon Dieu! Tu ne la connais pas et elle ignore que tu existes.

– Qu’importe? répliqua froidement la comtesse. Tu me présenteras.

– Belle recommandation, ma foi! Je l’ai vue, une seule fois, pendant un quart d’heure, et, si elle ne m’a pas oublié, elle a gardé de moi un très mauvais souvenir, attendu que je l’ai plantée là le soir où on a tué son père. Gémozac m’en a beaucoup voulu et il a dû s’en plaindre à la jeune personne.

– Eh! bien, ce sera une excellente occasion de lui offrir tes excuses. Je les appuierai et elle te pardonnera.

– Tu es folle. Sous quel diable de prétexte veux-tu que je conduise chez cette fillette la comtesse de Lugos?

– Et pourquoi n’irais-je pas la voir? Parce que je suis votre maîtresse?

– Mais, quand il n’y aurait que cela…

– Fort bien. Alors, vous me considérez comme indigne d’être reçue par une honnête femme?

À cette interpellation inattendue la réponse était délicate, et Fresnay essaya de s’en tirer par un biais.

– Eh! s’écria-t-il, elles sont assommantes les honnêtes femmes. Laissons-les confire dans leur vertu et amusons-nous sans elles. Veux-tu que je te lance dans le monde des grandes horizontales? Tu n’as qu’à parler. Je les connais toutes et elles te feront fête. Veux-tu courir les bastringues de barrière ou pénétrer les mystères du bal Bullier et des brasseries du Quartier Latin? Tu en grillais d’envie, quand j’eus le bonheur de faire ta connaissance sur la terrasse du concert des Ambassadeurs. Si cette fantaisie t’a passé, en as-tu une autre? Je me charge de la satisfaire, mais ne me demande pas de te traîner chez une petite sotte dont tu ne te soucies nullement, ni moi non plus.

– Que de phrases pour dire que vous refusez de faire ce que je veux! C’est la première fois; ce sera la dernière.

Alfred, impatienté, allait répliquer vertement, lorsque, la femme de chambre entra en disant:

– Le bain est prêt et il n’y a plus personne là-haut. Il faut croire que…

Olga s’arrêta court. Elle venait d’apercevoir monsieur, et elle regrettait vivement d’en avoir déjà trop dit, par étourderie, car madame de Lugos l’avait avertie qu’il était là.

 

– Il y avait donc quelqu’un? ricana Fresnay.

– Non, monsieur. La langue m’a fourché, répliqua la soubrette, avec une rare impudence.

– Parions que c’était le valet de cœur.

– Bon! monsieur m’a entendue tirer les cartes à madame. Mais le petit jeu et le grand jeu, c’est des bêtises. Je n’y crois pas moi-même. Ce que j’en faisais, c’était pour amuser madame.

– Et-tu m’as amusé aussi sans t’en douter.

– Mon cher, dit la comtesse d’un ton sec, vous n’êtes pas venu ici, je suppose, pour causer en ma présence avec ma femme de chambre, et vous allez me faire le plaisir de me laisser seule avec elle: j’ai besoin de ses soins et je n’ai pas besoin de vous.

– Alors, tu ne veux pas dîner avec moi?

– Pas plus que vous ne voulez me conduire où j’ai envie d’aller.

Fresnay avait bonne envie de se fâcher, mais madame de Lugos lui plaisait encore beaucoup, et il appartenait à l’espèce très répandue des amants que la contradiction excite. Il ne voulait pas céder, et il ne lui était pas désagréable d’être maltraité.

– Je te répète, ma chère, que ce serait une extravagance, dit-il vivement. Aie tous les caprices que tu voudras, mais pas celui-là.

– Il n’y a que les extravagances qui me divertissent, et je trouve que je n’en fais pas assez. Si vous croyez que c’est gai, ici! Le dépôt des Omnibus à gauche, les jardins du couvent de l’Assomption à droite! On doit moins s’embêter, au boulevard Voltaire. Je compte m’en assurer un de ces jours.

– J’espère que tu ne t’aviseras pas d’aller là-bas sans moi.

– Non, je me gênerai, peut-être, dit ironiquement la comtesse qui redevenait faubourienne, au grand amusement d’Alfred.

– Même si je te le défendais? reprit-il pour la pousser à bout.

– Surtout si vous me le défendez; on ne me mène pas en laisse comme un toutou, moi.

– Je m’en aperçois. Tu es d’une race qui n’a jamais supporté l’esclavage et je n’ai pas la prétention d’humilier le noble sang qui coule dans tes veines. Mais, moi aussi, je veux être libre.

– À votre aise, mon cher. Maintenant, un peu de place, s. v. p.

Et, après avoir écarté Fresnay d’un revers de main, la descendante des seigneurs magyars saisit le trapèze, s’enleva à la force du poignet, enjamba la barre fixe et, une fois qu’elle y eut pris position, se mit à exécuter les voltiges les plus difficiles et les plus périlleuses.

– Charmant! dit Alfred, qui riait à se tenir les côtes. Tu devrais débuter au Cirque d’Été.

– Faudrait pas m’en défier, riposta la comtesse en lançant son trapèze à toute volée.

– Ça vaudra mieux que de faire des visites ennuyeuses.

– Rangez-vous, si vous ne voulez pas que la barre vous cogne le museau. Je ne réponds pas de la casse.

– C’est juste. Décidément, tu refuses devenir au Bois?

– Gare donc! Si vous restez là, je vais vous abîmer le portrait.

– Diable! j’y tiens à mon portrait. Et je te tire ma révérence… je reviendrai quand tu seras fatiguée de faire de la gymnastique.

– Je n’y renoncerai que pour faire de l’équitation. Ne revenez qu’avec le cheval que vous m’avez promis.

– Demain, alors, adorable Stépanette. Ne quitte pas ton perchoir. Olga va me reconduire jusqu’à ma voiture.

– Olga! je te défends de bouger.

Elle faisait triste mine, la pauvre Olga. Elle se sentait en faute et elle ne savait auquel entendre. Elle se décida pourtant à reculer jusque dans le premier compartiment du salon et, en passant près d’elle, Fresnay put lui jeter ces mots, sans que la comtesse qui se balançait dans les airs les entendît:

– Dix louis pour toi, si tu viens me voir demain dans la matinée. Tu trouveras bien une heure pour t’échapper avant que ta maîtresse soit levée.

La camériste, interloquée, ne dit ni oui ni non, et Fresnay descendit vivement l’escalier.

Un amant d’une autre trempe serait parti navré, et il s’en allait le cœur très gai. Il ne s’était jamais fait illusion sur la noblesse ni sur les sentiments de la soi-disant comtesse de Lugos, et elle se présentait maintenant sous un nouvel aspect qui ne déplaisait pas du tout à ce chercheur de maîtresses excentriques. Le ton canaille qu’elle venait de prendre donnait du piquant à son langage, et le goût qu’elle affichait pour les exercices pratiqués par les saltimbanques ajoutait encore au charme de cette liaison bizarre. N’a pas qui veut une acrobate capable de jouer au besoin les grandes dames.

Quant au projet qu’elle annonçait de se présenter chez mademoiselle Monistrol, Fresnay y attachait peu d’importance, comptant bien que cette lubie passerait vite. Il pensa cependant qu’il ne ferait pas mal d’avertir son ami Julien, afin de le mettre à même de prendre des mesures préventives pour empêcher le vice de violer le domicile de la vertu. Il voulait tâcher de rencontrer Gémozac le plus tôt possible, et il ne tenait pas à dîner au bois de Boulogne.

– Au cercle! dit-il à son cocher en remontant dans sa victoria.

Le cercle où les deux amis, Alfred et Julien, passaient volontiers quelques heures dans la journée et assez souvent la nuit, entière, ne comptait pas parmi les plus aristocratiques de Paris; ce n’était pas non plus un de ces tripots déguisés où on entre comme dans une auberge. On ne s’y montrait pas très difficile pour les admissions; mais encore fallait-il être présenté régulièrement et subir l’épreuve d’un scrutin pour en faire partie comme membre permanent.

Il est vrai qu’on pouvait aussi y dîner comme invité et y passer la soirée après dîner, c’est-à-dire y rester jusqu’au lendemain matin et même y jouer à tous les jeux.

Tolérance dangereuse s’il en fût, et qu’on ne pratique pas dans les grands clubs. On parlait depuis longtemps de la supprimer; mais comme il n’en était encore résulté aucune aventure fâcheuse, le comité n’avait pas pris de décision à ce sujet.

Il arrivait même quelquefois que l’invité prenait les cartes avant le dîner et qu’on fermait les yeux sur cette infraction formelle à un règlement déjà trop peu sévère.

C’est pourquoi Fresnay, en entrant dans la salle consacrée au baccarat, fut médiocrement surpris de voir autour de la table de jeu deux ou trois figures nouvelles.

Il n’était pas venu pour passer en revue les pontes. Il cherchait Julien Gémozac, et il ne l’aperçut pas tout d’abord, par l’excellente raison que Julien, qui tenait la banque en ce moment, tournait le dos à la porte du salon.

En revanche, Fresnay n’eut pas plus tôt passé cette porte qu’il fut accosté par un habitué de la partie, un viveur avec lequel il entretenait depuis longtemps des relations superficielles, mais très familières. Leur liaison était de celles qui se nouent aussi aisément qu’elles se dénouent et qui ne se transforment jamais en intimité sérieuse.

Ces amitiés-là foisonnent à Paris. On se rencontre sur le boulevard, au cercle, au restaurant, chez les demoiselles à la mode, on se prête même au besoin vingt-cinq louis, mais c’est tout.

On ne va pas l’un chez l’autre, et l’un peut disparaître un beau matin, sans que l’autre s’en inquiète le moins du monde.

– Qu’est-ce qu’on fait à la partie? demanda Fresnay à ce camarade de plaisirs qui s’appelait Daubrac en un seul mot et qui écrivait son nom avec une apostrophe.

– Rien d’extraordinaire, répondit ce joyeux garçon. Les gros joueurs ne sont pas encore arrivés, et les petits ont été tellement ratissés dans ces derniers temps qu’ils sont un peu écœurés. C’est notre ami Gémozac qui leur taille une banque assez modeste.

– Tiens! c’est vrai… je l’aperçois maintenant. Gagne-t-il?

– Je crois que oui, car j’entends geindre les pontes.

– Alors, j’attendrai qu’il ait fini. Je ne veux pas couper sa veine. J’ai pourtant bien besoin de lui parler.

– Demandez-lui donc pourquoi, depuis quelques jours, il a l’air lugubre. Il n’a pourtant pas, que je sache, subi une de ces culottes qui assombrissent l’existence d’un homme. D’ailleurs, il est riche… ou du moins, il le sera… Son père a des millions.

– Il a peut-être des peines de cœur. Ça se passera.

– Ça se passe toujours. Et à propos de femmes, savez-vous, mon cher, que vous exhibez maintenant une rousse qui fait fureur partout où elle se montre? Personne ne la connaît. Est-il indiscret de vous, demander d’où elle sort?

– De son pays. C’est une étrangère que j’ai dénichée et que je compte garder pour moi.

– On prétend que vous l’avez enfermée dans une tour d’ivoire, entre Auteuil et Passy… Oh! je ne vous en blâme pas. L’oiseau pourrait bien s’envoler si vous ne le mettiez pas en cage. Je connais des amateurs qui le guettent.

Fresnay ne répondit pas à cette invite aux confidences. Il regardait un monsieur qui venait de s’approcher de la table et de jeter un billet de banque sur le tapis, et il trouvait que ce nouveau ponte ressemblait étrangement à M. Tergowitz, le compatriote de Stépana.

– Connaissez-vous ce bonhomme-là? demanda-t-il en le désignant du doigt à Daubrac, qui répondit, après l’avoir examiné:

– Non. C’est la première fois que je le vois ici. Et je crois bien qu’il n’est pas du cercle. C’est probablement un invité, comme on nous en amène de temps à autre. Voilà une liberté qu’on ferait bien de supprimer! Vous verrez qu’un de ces jours, on introduira ici un bon grec qui raflera l’argent de tout le monde et qu’on ne reverra plus.

– Je serais curieux de savoir qui a présenté celui-là et comment il se nomme.

– C’est facile. Lui et son parrain ont dû s’inscrire sur le registre des dîneurs. Je vais y aller voir. Il a une tête qui ne me va pas.

– Et vous reviendrez me renseigner, dit Fresnay en se dirigeant vers la table de jeu.

Il alla se placer en vis-à-vis du personnage qui l’intriguait et il se mit à le dévisager avec toute l’attention dont il était capable. C’était un homme jeune encore, grand, brun et élégamment tourné, dont les traits rappelaient beaucoup ceux du Hongrois que Fresnay, du haut de la terrasse des Ambassadeurs, avait vu causant au concert avec la prétendue comtesse de Lugos. Mais maintenant il se présentait de face, et Fresnay n’était pas absolument sûr que les deux ne fissent qu’un.

Ce qu’il put constater d’une façon certaine, c’est que ce monsieur était un veinard. Il avait attaqué la banque de Gémozac avec un billet de cinq cents francs et poussé hardiment le paroli jusqu’au coup de trois, de sorte qu’il avait quatre mille francs devant lui.

– Je tiens le coup, dit Gémozac, que cette perte avait presque décavé, car il avait pris la banque à cent louis, et depuis qu’il taillait, il avait à peine doublé ce capital.

– Sacrebleu! pensa Fresnay, il, va se faire enfiler dans les grands prix. Et ce sera mademoiselle Monistrol qui en sera cause, il joue pour se consoler des rigueurs de cette péronnelle. Mais j’y vais mettre ordre.

Le coup fut perdu par Julien, qui fit demander cinquante louis à la caisse du cercle, pour continuer sa banque, enlevée en cinq minutes.

– Il ne sait pas à qui il a affaire, le malheureux! disait Alfred entre ses dents. Si cet individu est le Hongrois de Stépanette, il ne doit inspirer aucune confiance. Il ne triche pas en ce moment puisqu’il ne tient pas les cartes… mais ça viendra!

Il faut absolument que j’avertisse ce nigaud de Julien.

Et il manœuvra pour se rapprocher de son ami auquel il ne pouvait pas décemment faire des signes de loin.

La galerie s’était renforcée d’un certain nombre de gens attirés par les exclamations qui saluaient la veine du nouveau venu, et Fresnay eut quelque peine à se démêler de cet attroupement pour arriver jusqu’au banquier.

En route, il fut arrêté par Daubrac qui lui dit à demi-voix:

– C’est un M. Tergowitz… et il a été présenté comme invité par ce major polonais qui a un nom impossible à prononcer.

– Bon! je suis fixé! grommela Fresnay.

Et il s’en alla frapper sur l’épaule de Gémozac, juste au moment où le tableau sur lequel pontait le Hongrois avait fait banco.

Julien se retourna, vit son ami et se leva en disant:

– À un autre! la banque est levée.

Les pontes murmurèrent, car ils n’avaient eu qu’une bien petite part de la banque de Gémozac enlevée par le nouveau venu, en quatre coups, dont un dernier, où il jouait tout seul. Mais comme ils ne pouvaient pas forcer Gémozac à continuer, le silence se fit promptement; et comme on parlait de mettre la banque aux enchères, l’invité dit tranquillement:

– Je la prends à mille louis.

C’était le comble de l’aplomb pour un oiseau de passage qui n’était pas membre du Cercle, mais personne ne réclama contre cette illégalité, parce que chacun espérait se refaire sur ce vainqueur qui exposait une grosse somme avec tant de désinvolture.

 

Fresnay s’était aussitôt emparé de Gémozac, et il s’empressa de l’entraîner dans un coin du salon.

– Tu es donc fou! lui dit-il à demi-voix. Gagner péniblement deux cents louis et les reperdre en trois coups, c’est absurde.

Julien, pour toute réponse, haussa les épaules.

– Parbleu! reprit Alfred, je te conseille, maintenant, de me reprocher d’avoir meublé l’hôtel de feu mon oncle pour y installer ma Hongroise.

– Tu en as le droit, et moi j’ai le droit de jouer. Quand on fait des sottises, peu importe que ce soit pour une farceuse ou pour l’amour de la dame de pique.

– Soit! mais sais-tu contre qui tu viens de perdre ton argent?

– Non, et ça m’est parfaitement égal. Je joue pour me distraire… et je n’ai même pas regardé l’individu qui m’a fait sauter.

– Eh bien! regarde-le, maintenant qu’il a pris ta place. À qui trouves-tu qu’il ressemble?

– Je crois l’avoir déjà vu quelque part, mais…

– Je vais te dire où tu l’as vu. Te rappelles-tu le noble étranger qui faisait des signes à ma comtesse de Lugos, le soir où elle est venue s’asseoir à notre table sur la terrasse du café des Ambassadeurs?

– Très bien… et, en effet, celui-ci a une tête dans le même genre.

– Je suis à peu près certain que c’est lui. Et je suis fixé sur un autre point; ma douce amie me trompe avec ce gentilhomme qu’elle appelle du joli nom de Tergowitz. Elle m’a juré qu’il était retourné dans son pays. Or, je le retrouve ici, et je soupçonne que tout à l’heure il était chez elle. Il ne perd pas son temps, ce Magyar… depuis qu’il a pris la banque, il abat à tous les coups… et là-bas, rue Mozart, il prend ma place quand je n’y suis pas.

– Eh bien! ne joue pas contre lui et mets cette drôlesse à la porte, puisqu’elle se moque de toi.

– Je finirai par là, certainement, quoiqu’elle m’amuse beaucoup, mais je vais bien t’étonner en t’apprenant qu’elle est très occupée de toi… et d’une autre personne.

– Que veux-tu dire?

– Mon cher, je viens de me quereller avec cette toquée parce qu’elle voulait me forcer à la présenter à mademoiselle Monistrol.

– Voilà, par exemple, un excès d’impudence! et je serais curieux de savoir comment cette fille a pu…

– Tu as oublié que le jour où nous l’avons rencontrée, nous avons parlé devant elle de l’assassinat du père Monistrol. Et il faut croire que notre conversation l’a frappée, car elle y revient sans cesse. C’est à ce point que je me demande si elle ne connaît pas le gredin qui a fait le coup. Si c’est vraiment ce saltimbanque de la foire au pain d’épices, je ne m’étonnerais pas trop qu’elle l’eût rencontré dans ses voyages, car je la soupçonne d’être du métier. Je viens de la surprendre exécutant sur un trapèze des tours d’une haute difficulté.

Elle a dû faire partie d’une troupe de Bohémiens acrobates.

– Je suis heureux de constater que tu ne la prends plus pour une vraie comtesse, dit ironiquement Gémozac. Quant à ses relations avec le scélérat que je cherche, je n’y crois pas du tout.

– Si pourtant je parvenais à découvrir que ce beau M. Tergowitz n’est autre que Zig-Zag?…

– Regarde donc ses mains.

– J’avoue qu’elles sont blanches et que le pouce crochu n’y est pas. Il s’en sert avec une dextérité remarquable. Les cartes glissent entre ses doigts comme des anguilles… Et elles lui sont propices, car il rafle tout. Le major polonais qui l’a invité à dîner pourrait bien nous avoir amené un grec.

– Laisse là les conjectures et fais-moi le plaisir de me dire ce que tu as répondu à ta Hongroise, quand elle a eu l’audace de te demander de la conduire chez mademoiselle Monistrol.

– Je lui, ai répondu: jamais! Et elle s’est fâchée tout rouge. Là-dessus, je suis parti, parce que je n’aime pas les scènes. Mais sa proposition m’a donné à réfléchir. Il y a là un petit mystère à éclaircir et je l’éclaircirai demain matin. La femme de chambre de Stépana viendra me voir chez moi. Deux billets de cent francs lui délieront la langue et elle me renseignera complètement sur sa maîtresse… peut-être même sur M. Tergowitz.

Et toi? où en es-tu, au boulevard Voltaire?

– Toujours au même point. J’y vais tous les jours et on me reçoit une fois sur quatre… quand la place est libre.

– Et tu ne te décourages pas? Il faut que tu sois bien pincé.

– Aujourd’hui encore, je me suis juré de n’y plus retourner. Et j’y retournerai demain!… c’est plus fort que moi. Tu ne comprends pas ça, toi, parce que tu n’as jamais aimé sérieusement.

– Non, mais si ce malheur m’arrivait, je ne resterais pas dans l’incertitude. Je voudrais au moins connaître mon rival et je m’expliquerais avec lui, car enfin, permets-moi de te le dire, tu joues en ce moment un rôle ridicule. Que n’attends-tu ce monsieur sur le boulevard et que ne l’abordes-tu carrément, puisque tu n’as pas le courage d’obliger mademoiselle Monistrol à te dire ce que c’est que ce personnage?

– Elle me l’a dit hier. Il se nomme M. de Menestreau.

– Le nom ne nous apprend rien. Comment l’a-t-elle connu?

– Il lui a rendu un service, parait-il. Elle m’a laissé entendre qu’il se faisait fort de retrouver l’assassin du père Monistrol.

– C’est quelque intrigant qui aura flairé qu’elle est riche et qui cherche à se mettre dans ses bonnes grâces, afin de l’épouser. Tu ne dois pas souffrir qu’elle se laisse circonvenir par un homme qui n’en veut qu’à son argent. Pourquoi n’avertirais-tu pas ton père de ce qui se passe? Il n’est pas officiellement son tuteur, mais c’est lui qui administre la fortune, et il a le droit de donner au moins des conseils. Qu’il aille voir la jeune personne et qu’il la mette en demeure de lui présenter ce M. de Menestreau. Quand tu sauras à quoi t’en tenir sur cet individu, tu aviseras. Épouse ou n’épouse pas, c’est ton affaire; mais commence par déblayer le terrain.

– Tu as raison, je verrai mon père demain matin. Il n’est pas absolument opposé à mon projet de mariage qu’il a deviné, tandis que ma mère n’en veut pas entendre parler.

– Je comprends ça. Mais fais ce que je te dis; moi de mon côté, je vais m’informer, et à nous deux, nous finirons bien par savoir à quoi nous en tenir sur ton rival et sur l’origine de ses relations avec mademoiselle Monistrol.

Tiens! Tergowitz a levé la banque et il fait Charlemagne. Il s’en va les mains pleines d’or, de plaques et de jetons. Je raconterai ça demain à ma Hongroise. En attendant, viens faire un tour aux Champs-Élysées, en voiture. Ça t’éclaircira les idées.