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Le crime de l'Opéra 2

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– Qu’as-tu vu?

– Qu’elle a pâli et qu’elle a pris un objet que tu tenais à la main. En es-tu à lui glisser des billets doux?

Nointel réfléchit un instant, et dit à Darcy en le regardant en face:

– Tu me soupçonnes. Tu as tort. Je ne puis rien te dire ce soir, sinon qu’en effet j’ai eu avec la Barancos une petite scène préparatoire. La scène finale se jouera très prochainement, et dès qu’elle sera jouée, tu sauras tout. Un drame comme celui que je machine a plusieurs actes, et les situations se retournent plus d’une fois. As-tu vu la Tour de Nesle?

Darcy fit un geste d’impatience.

– Oui, tu as dû la voir, dans ta jeunesse. Eh bien, figure-toi que je suis Buridan, que la Barancos est Marguerite de Bourgogne, et pense à la fameuse phrase: À toi la première manche, Marguerite. À moi la seconde.

»Sur cette phrase, la toile tombe, si j’ai bonne mémoire. Allons-nous-en.

III. À qui n’est-il pas arrivé de se demander où va la femme qui passe comme un oiseau passe dans l’air…

À qui n’est-il pas arrivé de se demander où va la femme qui passe comme un oiseau passe dans l’air, la femme qu’on admire au vol et qu’on ne reverra plus? Quand elle est à pied, on a la ressource de la suivre, et de caresser, en la suivant, mille chimères, jusqu’au moment où elle entre prosaïquement dans une boutique, ou dans une maison à panonceaux, chez sa modiste, ou chez son avoué. Mais quand elle est en voiture, c’est l’étoile filante qui brille une seconde et qui disparaît. Où vont les étoiles filantes? Les astronomes prétendent qu’ils le savent, et les poètes les laissent dire. Les poètes ont plus tôt fait d’inventer un roman. Ils imaginent que le vulgaire fiacre où ils ont aperçu une taille fine et un doux visage emporte précisément leur bonheur, le bonheur rêvé, la maîtresse idéale, celle qu’on désire toujours et qu’on ne rencontre jamais, et ils en ont pour trois mois à se griser du souvenir d’une vision.

À neuf heures du matin, en hiver, dans le faubourg Saint-Denis, les poètes sont rares, mais les passants abondent, et, parmi ceux qui allaient à leurs affaires, le lendemain du bal de la marquise, plus d’un se retournait pour regarder une jeune fille blottie au fond d’une victoria découverte. Elle avait relevé sa voilette, et elle aspirait à pleins poumons l’air frais d’une des seules belles journées que le ciel ait accordées à la terre vers la fin de cet affreux hiver. La brise matinale fouettait ses joues roses et soulevait les boucles de ses cheveux mal rangés sous une capote brune. Ses grands yeux regardaient les maisons, les enseignes, les étalages, les ouvrières courant à l’atelier, les charretiers conduisant les lourds camions, les gamins filant comme des rats entre les jambes des chevaux, les moineaux picorant sur la chaussée et s’envolant par bandes. Elle tendait l’oreille aux cris des cochers, aux chants cadencés des vendeurs ambulants, aux voix prochaines, aux roulements lointains. On eût dit qu’elle assistait pour la première fois au spectacle mouvant de la grande ville, et qu’elle prenait plaisir à s’enivrer de lumière et de bruit.

D’où venait-elle? Où allait-elle?

– Une provinciale fraîchement débarquée par le chemin de fer du Nord; plus de beauté que de bagages, disaient les vieux Parisiens qui remarquaient un petit paquet posé à ses pieds dans la voiture.

– En voilà une qui s’est levée de bonne heure pour déjeuner avec son amoureux, ricanaient les marchandes des quatre saisons.

Mais nul ne devinait que cette charmante voyageuse sortait d’une prison.

Berthe Lestérel avait été réveillée à l’aube par la supérieure des Sœurs de Marie-Joseph qui lui avait annoncé, en l’embrassant, qu’elle allait être remise en liberté, et Berthe Lestérel avait failli s’évanouir de joie en recevant cette nouvelle inespérée. Un peu plus tard, comme elle achevait de remercier Dieu à genoux, le directeur était venu lui expliquer avec ménagement que cette liberté qu’on allait lui rendre n’était que provisoire, qu’il n’y avait pas d’ordonnance de non-lieu, et que, par conséquent, elle restait à la disposition de la justice. La pauvre enfant avait pleuré à chaudes larmes, et peu s’en était fallu qu’elle refusât de profiter d’une si triste faveur. La vie qui attendait hors de la prison une détenue relâchée par pitié n’était-elle pas plus amère encore que la vie de la cellule? Mais elle n’avait pas le choix. L’ordre était formel. Elle dut subir les formalités de la levée d’écrou, reprendre le peu d’argent qu’elle avait au greffe, le linge et les vêtements envoyés par une amie anonyme dont elle devinait le nom, dire adieu aux religieuses qui l’avaient consolée, pendant sa réclusion, et partir en voiture, une voiture de place qu’un gardien était allé chercher, et qu’il avait eu soin de choisir découverte pour des raisons que Berthe devina en voyant un homme de mauvaise mine monter dans un fiacre à la porte de la prison, au moment où elle en sortait.

Elle allait être surveillée, on le lui avait laissé entendre. La surveillance commençait.

Alors elle résolut de supplier le juge de revenir sur sa décision, et de la renvoyer à la maison d’arrêt, s’il ne consentait pas à la délivrer de cet espionnage incessant qu’on prétendait lui imposer. Elle ne voulait pas de la liberté à ce prix. Qu’en eût-elle fait? Comment rentrer dans ce petit appartement de la rue de Ponthieu où elle avait vécu si calme et si honorée, comment y rentrer suivie par un agent de police qui allait monter la garde devant sa maison? C’était la honte en permanence, et Berthe, qui s’était sacrifiée sans hésiter et sans se plaindre, Berthe, qui était résignée à donner sa vie, ne se sentait pas le courage de supporter cette humiliation de tous les instants.

Et puis que devenir? Elle sortait du secret le plus rigoureux. Savait-elle s’il lui restait une amie? Savait-elle seulement si son beau-frère lui permettrait de voir sa sœur? Quel accueil lui réservait le monde qui ne pardonne pas à une femme d’avoir été accusée, alors même que l’innocence de cette femme a été reconnue? Toutes les portes ne devaient-elles pas se fermer devant une malheureuse, renvoyée de Saint-Lazare par grâce et menacée d’y rentrer? Au bout de cette trêve qu’on lui accordait, il y avait la misère, le désespoir, les heures sombres où le fantôme du suicide hante la pauvre âme désolée.

Et Berthe se faisait conduire au Palais de justice où elle pensait rencontrer M.  Roger Darcy, qui seul avait le pouvoir de décider de son sort.

Elle savourait pourtant cette heure de liberté que Dieu lui envoyait; elle se reprenait à vivre; sa jeunesse éclatait, son sang remontait à son visage; elle respirait les souffles encore indécis du printemps, elle regardait avec une joie enfantine les nuages emportés par le vent, elle cherchait dans l’azur pâle du ciel une hirondelle absente, elle trouvait les passants beaux, et il lui semblait que Paris était en fête.

Ce fut comme un enchantement jusqu’au boulevard du Palais, où elle descendit, à la profonde stupéfaction de l’agent qui la suivait. D’ordinaire, ce n’est pas là que vont les prisonniers qu’on relâche.

Un planton qu’elle interrogea la renvoya à un huissier qui lui apprit que M.  Roger Darcy n’était pas à son cabinet et qu’il n’y viendrait pas de toute la journée. Elle n’osa pas lui demander où il demeurait, et elle revint fort déçue à sa voiture, que le policier ne perdait pas de vue. Elle pensa alors à aller trouver la seule protectrice qui lui restât peut-être. Elle ignorait que madame Cambry eût fourni la caution fixée par le juge, elle ignorait même que la loi exigeât cette caution, mais elle savait, ou du moins elle supposait que madame Cambry s’était occupée d’elle, et elle espérait que madame Cambry, qui connaissait M.  Roger Darcy, consentirait à la recevoir et à se charger de lui transmettre sa prière.

– Avenue d’Eylau, dit-elle au cocher.

L’agent n’était pas loin. Il entendit et il fit la grimace, mais il avait l’ordre de suivre sans intervenir; il lui fallut bien remonter dans son fiacre et aller là où il plairait à la jeune fille de le mener. Jamais il n’avait vu de surveillée se comporter de la sorte.

Le voyage qui n’amusait pas cet homme fut charmant, et les ramiers roucoulaient déjà sur les hautes branches des grands marronniers des Tuileries.

Les Champs-Élysées étaient pleins de lumière et de bruit. Des babys roses jouaient dans les quinconces. Des bandes de jeunes Anglaises aux cheveux flottants descendaient vers Paris, le nez au vent, et d’élégants cavaliers montaient l’avenue au grand trot. La vie était partout, et Berthe ferma les yeux en pensant à la cellule noire et froide où elle aspirait à rentrer. Mais le cœur lui battit bien fort quand, après avoir parcouru la moitié de l’avenue d’Eylau, elle aperçut l’hôtel de madame Cambry.

Le hasard fit qu’à la porte de la grille flânait le valet de chambre, un vieux serviteur qui connaissait fort bien mademoiselle Lestérel et qui ne parut pas trop surpris de la voir. Évidemment, il avait entendu des bouts de conversation entre sa maîtresse et M.  Roger Darcy, et il savait que la jeune fille allait quitter la prison. En domestique bien appris, il la reçut poliment et il lui dit que madame était sortie de grand matin, en fiacre – double infraction à ses habitudes – qu’elle devait être allée à quelque messe mortuaire, car elle avait mis des vêtements de deuil, mais qu’elle rentrerait certainement avant midi. Il ne se permit d’ailleurs aucune question, et il proposa à mademoiselle Lestérel d’annoncer à madame Cambry sa prochaine visite. Il ne lui proposa pas d’attendre, et Berthe n’osa pas le demander. Elle se contenta de répondre qu’elle reviendrait dans une heure.

Intimidé sans doute par la belle apparence de l’hôtel, l’agent avait fait arrêter son fiacre assez loin de la grille, et mademoiselle Lestérel ne songeait plus à lui quand elle dit à son cocher de la mener au bois de Boulogne. Il hésita un peu, ce cocher, car cette voyageuse prise à Saint-Lazare ne lui inspirait pas une confiance entière, mais, après réflexion, il pensa qu’elle devait être solvable, puisque la livrée lui parlait avec déférence. Il fouetta son cheval, et la victoria partit, toujours suivie de loin par l’autre voiture, celle qui portait le policier.

 

Pourquoi Berthe allait-elle au Bois? Elle-même n’aurait su le dire. Elle allait où la poussait cette fièvre de liberté, ce besoin d’air et d’espace qui fait que l’oiseau auquel on vient d’ouvrir la porte de sa cage s’envole à tire-d’aile et fuit tout droit devant lui. Elle oubliait peu à peu les douleurs du passé, les angoisses du présent, les incertitudes de l’avenir. Il lui semblait déjà qu’elle était à cent lieues de la prison. Elle se berçait dans un rêve, et il lui semblait que ce rêve ne finirait jamais.

Il finit à la porte Dauphine. Là, elle croisa des cavaliers et des amazones, qui sourirent en la regardant.

C’était l’heure où les amateurs sérieux de l’équitation viennent prendre régulièrement le plaisir de la promenade. Ceux-là ne se montrent guère au Bois l’après-midi, car ils ne cavalcadent pas pour parader devant les demoiselles qui font le tour du lac de trois à cinq ou de quatre à sept, suivant les saisons. Et comme, par hasard, la matinée était belle, toutes les variétés de sportsmen s’y rencontraient.

Il y avait des chasseurs à courre qui s’en allaient au Jardin d’acclimatation voir des chiens courants à vendre, des passionnés pour la haute école en quête d’une allée large où ils pussent faire exécuter à leurs montures des changements de pied en plein galop, des flâneurs équestres tournant, retournant et saluant à tout bout de champ des cavaliers par hygiène, trottant en vertu d’une ordonnance de leur médecin.

Il y avait aussi de nombreux échantillons du sexe faible. De belles dames, bien montées, bien accompagnées, bien en selle, le corps droit, la main régulièrement placée, les coudes en arrière pour faire valoir le buste, maniant avec aisance des juments de demi-sang; des écuyères de l’avenir, escortées par un professeur chargé de leur inculquer les vrais principes; des escadrons d’étrangères galopant à fond de train et passant comme des volées d’étourneaux à travers les paisibles groupes conjugaux arpentant le Bois au petit pas de deux poneys, vieux amis d’écurie, qui se caressent en marchant côte à côte.

Berthe, effarouchée, pria le cocher de prendre un chemin moins fréquenté, et le cocher s’engagea dans l’allée des fortifications, fort à la mode jadis et fort déserte à présent. Il se réjouissait même de gagner une heure ou deux sans fatiguer sa bête; sa main laissait flotter les rênes, et ses yeux se fermaient peu à peu.

L’agent commençait à se demander comment cette promenade allait finir, et il n’était pas content; mais il suivait toujours, à trente pas.

La victoria s’en allait rasant le taillis, et le cheval abandonné à lui-même s’arrêtait de temps à autre pour brouter un brin d’herbe sur le talus. Il finit par rencontrer une place où le gazon poussait plus dru, et il s’arrêta tout à fait.

Le cocher, mollement bercé, s’était endormi, et mademoiselle Lestérel ne songeait point à troubler son repos. Elle regardait deux pinsons qui voletaient autour d’un buisson d’aubépine, où ils commençaient à bâtir leur nid, et elle pensait au temps heureux où elle courait les bois de Saint-Mandé avec ses compagnes du pensionnat. Elle se souvenait d’une couvée de petits merles, abandonnés par leur mère, qu’elle avait nourris jusqu’à ce qu’ils fussent en état de voler, et qui venaient manger dans sa main quand elle les appelait. L’envie lui prit de descendre et d’entrer dans ce carré, de froisser les feuilles mortes, d’accrocher sa robe aux ronces, de heurter ses petits pieds aux angles des souches, comme elle le faisait quand elle était enfant.

Elle allait sauter à terre, lorsqu’elle entendit sous bois le pas d’un cheval. Un cavalier arrivait lentement par un sentier qui traversait le taillis. Berthe ne pensa qu’à l’éviter. Les pas se rapprochaient. Les pinsons s’enfuirent.

– Marchez, dit-elle au cocher.

Mais le cocher avait le sommeil dur, et il ne bougea point. Avant qu’elle eût le temps de l’appeler plus fort, le cavalier apparut au bord de l’allée.

Elle le reconnut, et elle poussa un cri de surprise.

Gaston Darcy était devant elle, Gaston Darcy pâle d’émotion et de joie, car il l’avait reconnue.

– Vous! s’écria-t-il en poussant son cheval pour venir se placer à côté de la victoria; vous ici!

– Je ne prévoyais pas que je vous y rencontrerais, murmura mademoiselle Lestérel d’une voix étouffée.

– Enfin, je vous revois! vous êtes libre!

– Libre? Regardez.

Elle lui montra l’agent qui était sorti de son fiacre et qui s’avançait à petits pas.

Gaston comprit et se lança vers cet homme qui, en se voyant chargé à fond par un cavalier, sauta prudemment le fossé et se plaça au bord du taillis.

– Pourquoi suivez-vous cette voiture? lui demanda-t-il d’un air menaçant.

– Parce que j’en ai reçu l’ordre. Je veux bien vous l’apprendre, quoique ça ne vous regarde pas.

– Vous avez reçu l’ordre de surveiller cette dame; vous n’avez pas reçu l’ordre de surveiller ceux qui lui parlent, ni d’écouter ce qu’elle dit. Je le sais. Je suis le neveu de M.  Roger Darcy, juge d’instruction. Voici ma carte.

L’agent prit avec une certaine hésitation le morceau de carton que Gaston lui tendait, et le nom qu’il y lut produisit son effet.

– On m’a chargé de filer le fiacre, grommela-t-il. Je ne fais que mon devoir, et je le ferais quand même vous seriez le président de la République. Mais vous pouvez causer avec la demoiselle si ça vous fait plaisir. Je mettrai la chose sur mon rapport, et puis v’là tout.

Gaston comprit vite qu’il était inutile de discuter une consigne et revint à mademoiselle Lestérel.

– Monsieur, lui dit-elle, je vous supplie d’aller trouver M.  Roger Darcy et de lui demander de m’autoriser à rester en prison, jusqu’à ce que mon sort soit décidé.

– Quoi! s’écria Gaston, vous voulez…

– La prison vaut mieux que la liberté qu’on m’accorde. Je viens du Palais de justice. Je n’y ai pas rencontré M.  Darcy, malheureusement, car, sans doute, il eût écouté ma prière… alors, je suis allée chez madame Cambry. J’espérais qu’elle ne me refuserait pas de parler pour moi. Elle était sortie… son valet de chambre m’a dit de revenir dans une heure. C’est alors que j’ai eu l’idée de me faire conduire ici pour attendre qu’elle fût de retour…

– Vous le regrettez!

– Oui… je ne devrais pas me montrer, je le sais. Je devrais fuir le monde. Mais je n’ai pas pu résister à la tentation. Il y a si longtemps que je n’ai vu le soleil, et peut-être ne le reverrai-je plus.

– Aussi, vous n’avez pas pensé à ceux qui vous aiment?

– Ceux qui m’aiment! où sont-ils? on peut encore me plaindre; on ne peut plus m’aimer.

– Moi, je vous aimais, vous le savez, et mes sentiments n’ont pas changé. Je n’ai jamais cru à l’odieuse accusation qui a pesé sur vous, et pour vous prouver que je n’y ai jamais cru, je vous supplie encore de consentir à être ma femme.

»Vous ne répondez pas… vous êtes choquée de m’entendre tenir ce langage… ici… devant l’agent qui vous espionne… devant le cocher qui vous conduit. Que m’importent ces hommes? Je voudrais que tous ceux qui me connaissent fussent là pour m’écouter. Ce que je viens de vous dire, je suis prêt à le répéter en présence de madame Cambry, qui m’approuvera, car elle souhaite ce mariage presque aussi ardemment que moi.

– Madame Cambry! s’écria Berthe. Non… c’est impossible. Je sais qu’elle ne m’a pas oubliée, mais elle ne doit pas désirer…

– Elle veut que vous deveniez sa nièce!

– Sa nièce?

– Oui, son mariage avec mon oncle est décidé, et elle lui a déclaré qu’elle ne l’épouserait pas tant que vous ne seriez pas complètement libre, tant que l’ordonnance de non-lieu ne serait pas rendue.

À ces mots, mademoiselle Lestérel fondit en larmes. Elle avait réussi d’abord à se contenir, mais son émotion éclatait enfin.

– Et c’est au moment où mon cœur déborde de joie, où nous touchons au terme de nos malheurs, c’est à ce moment que vous songez à retourner en prison! Vous n’avez donc pas pitié de moi qui ne vis plus depuis que je vous ai perdue? Oh! je devine ce que vous allez me dire. Vous ne voulez pas accepter l’humiliation qu’on vous impose. Elle va cesser, n’en doutez pas. Madame Cambry obtiendra qu’elle cesse. Mon oncle n’a pas entendu que vous seriez gardée à vue. Les ordres qu’il a donnés ont été mal compris, j’en suis sûr. Il les modifiera. Il va les modifier aujourd’hui même.

– Si je pouvais espérer cela…

– Je vous le promets. Hier encore… cette nuit… il m’a parlé d’une surveillance discrète. Il ne veut pas, il ne peut pas vouloir que vous soyez suivie pas à pas; qu’un agent s’établisse à la porte de votre maison…

– C’est parce que je craignais cela que je n’y suis pas rentrée.

– Il faut que vous y rentriez, car vous allez y recevoir la visite de madame Cambry. Mon oncle sait qu’elle va venir vous voir. Croyez-vous donc qu’il souffrirait qu’elle mît le pied chez vous, si elle devait rencontrer sur son passage des gens de police?

– Quoi! madame Cambry vous a dit…

– Qu’elle vous verrait aujourd’hui. Oui, certes. Vous venez de m’apprendre qu’elle est sortie. Qui sait si ce n’est pas chez vous qu’elle est allée?

– Oh! mon Dieu, murmura mademoiselle Lestérel, et moi qui osais à peine me présenter à son hôtel!

– Vous avez en elle une amie, plus qu’une amie, une sœur.

– Une sœur! répéta tristement Berthe, qui pensait à madame Crozon.

– Oui, une sœur, à laquelle vous pouvez tout confier. Vous ne craignez pas qu’elle vous trahisse, et moi, je vous jure qu’elle vous servira avec un dévouement sans bornes.

»Et maintenant, me permettrez-vous de me joindre à elle pour vous défendre, me permettrez-vous de l’accompagner quand elle viendra?

– Je voudrais… oui, je voudrais d’abord la voir seule, balbutia la jeune fille.

– Je vous comprends, mademoiselle, s’écria Gaston, et avant tout, je vais vous délivrer d’une persécution intolérable. Je cours chez mon oncle; je vais lui demander d’écrire sur-le-champ pour qu’on éloigne cet agent. Ayez le courage d’aller rue de Ponthieu. Peut-être y trouverez-vous madame Cambry. Je vais passer devant son hôtel, et si elle est de retour…

– Mieux vaut en effet que je ne m’y présente pas. Je me remets à vous, monsieur, qui m’avez rendu un peu d’espérance. Je suivrai votre conseil, et vous pouvez dire à ma généreuse protectrice que je l’attendrai chez moi.

Berthe avait deviné ce que Darcy n’osait pas lui avouer. Elle sentait que la future femme du juge d’instruction ne pouvait guère la recevoir, et elle était décidée à supporter l’épreuve qui l’effrayait tant. Les sympathies qu’elle retrouvait relevaient son énergie. Elle se reprenait à vouloir lutter contre les fatalités qui l’accablaient, et elle ne dédaignait plus la demi-liberté qu’on lui accordait.

Gaston, lui, comprit que cette scène avait assez duré. Un amoureux est fort mal placé à cheval pour exprimer ce qu’il ressent, et la présence du cocher le gênait très fort, quoi qu’il en dît, sans parler de l’agent qui était aussi un témoin assez incommode. Il lui tardait d’ailleurs d’obtenir de son oncle un adoucissement aux mesures de précaution qu’on avait cru devoir prendre contre une jeune fille qui ne songeait pas à fuir. Et il n’attendait pour partir qu’un mot de Berthe, un mot qui le payât de ses souffrances.

Mademoiselle Lestérel ne le prononça pas, mais elle lui tendit la main. Il la prit, cette main, et il la couvrit de baisers si ardents que la jeune fille la retira bien vite.

– Comptez sur moi, dit-il, en éperonnant son cheval qui partit à fond de train.

Berthe le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu au tournant de l’allée des fortifications, et, dominant son émotion, elle dit au cocher, qui était resté fort indifférent à ce qu’on disait derrière lui, de la mener rue de Ponthieu. Il maugréa bien un peu, mais il partit.

L’agent remonta en fiacre. Il s’apercevait qu’il avait affaire à une prévenue exceptionnelle, et il suivit de moins en moins près.

La victoria n’allait pas vite, et le voyage dura bien près d’une heure, plus de temps qu’il n’en avait fallu à Darcy pour aller rue Rougemont, en passant par l’avenue d’Eylau.

En arrivant à la porte de sa maison, mademoiselle Lestérel vit avec plaisir l’espion passer outre, descendre de voiture à cinquante pas plus loin et entrer dans la boutique d’un marchand de vin; entrer n’est pas précisément le mot, car il se tint sur le seuil. Il surveillait toujours, mais il commençait à y mettre des formes.

 

Il y eut bien quelques exclamations dans la loge, quand on vit apparaître la locataire absente; mais elle avait toujours été si bonne et si affable avec les petites gens, qu’on ne lui fit pas mauvais accueil, et qu’on ne lui adressa pas trop de questions. Le portier, qui était fort bavard, lui raconta, avec force détails, que le jour même de l’arrestation, une dame était venue dans un bel équipage demander mademoiselle Lestérel; Berthe, qui, à cette description, reconnut madame Cambry, ne manqua pas de dire que cette dame allait probablement se présenter encore, et de recommander qu’on la laissât monter. Elle reconquit ainsi du premier coup, par un heureux hasard, la considération du concierge. Il poussa l’obligeance jusqu’à se charger du paquet que sa locataire rapportait et jusqu’à se déranger pour lui ouvrir l’appartement où personne n’était entré depuis la perquisition qu’y avait faite M.  Roger Darcy.

La pauvre Berthe pleura en revoyant ce modeste logis où elle avait passé de si heureux jours. Tout y sentait déjà l’abandon. Une épaisse couche de poussière couvrait les meubles. Les fleurs qu’elle cultivait dans une jardinière étaient mortes. Le piano était ouvert, et Berthe pâlit en reconnaissant sur le pupitre le cahier de musique où était gravé l’air de Martini, le dernier qu’elle eût chanté avec Gaston. Elle l’avait répété souvent, depuis la soirée de madame Cambry, cet air tristement prophétique, et elle le retrouvait là comme un avertissement que Dieu lui envoyait pour la préparer à de nouveaux malheurs.

Elle n’eut pas le temps de s’arrêter à cette pensée décourageante, car on sonna; elle courut ouvrir, et madame Cambry se jeta dans ses bras.

Ce fut pendant quelques instants un échange de baisers et de mots entrecoupés. Mademoiselle Lestérel suffoquait d’émotion, et la belle veuve était presque aussi émue qu’elle.

– Vous voilà donc! dit-elle affectueusement. Ah! je suis bien heureuse de vous revoir, car je n’ai pas cessé un seul instant de penser à vous.

– Je sais que vous m’avez défendue, protégée, murmura Berthe, je sais que je vous dois tout.

– Vous ne me devez rien. Vous êtes innocente, j’en suis sûre. Comment ne me serais-je pas efforcée de plaider votre cause! Dieu a permis que je la gagnasse. Vous êtes sauvée.

– Hélas! je n’ose le croire. On m’a rendu la liberté par pitié… parce que M.  Roger Darcy est bon, et parce que vous avez intercédé pour moi… On peut me la retirer demain.

– Non, car nous prouverons que vous n’êtes pas coupable.

– Comment le prouver, tant qu’on n’aura pas trouvé la femme qui a commis cet horrible meurtre?

– Et qu’importe qu’on la trouve? N’y a-t-il pas des crimes qui restent impunis? La justice frappera-t-elle une innocente parce qu’elle n’aura pas su découvrir la vraie coupable? Non, ce serait une iniquité. Justifiez-vous, Berthe. Cela suffira.

– Me justifier! que puis-je dire que je n’aie déjà dit? Les apparences m’accusent.

– Pas toutes, dit vivement madame Cambry. Vous ne savez pas ce qui s’est passé depuis quelques jours; vous ne savez pas à quelle circonstance heureuse vous devez d’être sortie de prison.

– Non… je ne sais rien.

– Venez, je vais vous l’apprendre, reprit la veuve en attirant Berthe vers un canapé où elle la fit asseoir près d’elle. Mais, auparavant, permettez-moi de vous parler à cœur ouvert. Oui, les apparences vous accusent, oui, votre silence obstiné a faussé les convictions de M.  Darcy. Vous avez de graves raisons pour vous taire, j’en suis persuadée, et si les aveux que vous feriez devaient compromettre une autre personne, je ne vous blâme pas de les retenir. Mais je vous défendrais mieux si je savais ce que vous avez caché à votre juge.

»Berthe, je suis votre meilleure amie. Berthe, vous avez confiance en moi, n’est-il pas vrai? Eh bien, pourquoi ne me diriez-vous pas toute la vérité?

– J’ai dit tout ce que je pouvais dire, murmura mademoiselle Lestérel.

– Tout ce que vous pouviez dire à un juge d’instruction, et je m’explique fort bien que vous ayez refusé d’en dire davantage. Un juge est un homme, et il y a des choses que nous ne confions jamais à un homme, cet homme fût-il notre meilleur ami. Mais, moi, ma chère enfant, je ne suis pas un magistrat, je suis une femme, et en ma qualité de femme, je comprends toutes les faiblesses, je les excuse, je suis prête à les défendre. Avouez-moi les vôtres, comme vous les avoueriez à votre avocat, si, ce qu’à Dieu ne plaise, cette absurde accusation avait des suites.

– Je n’ai pas eu de faiblesses, dit Berthe en relevant la tête.

– Je le crois. Je me suis mal exprimée, et je vais préciser. On vous impute le crime commis sur… sur cette femme. C’est insensé. Pourquoi l’auriez-vous tuée? Vous la connaissiez à peine, et vous n’aviez contre elle aucun grief. Si on vous a soupçonnée, c’est que l’arme dont le meurtrier s’est servi vous appartient.

– Je ne l’ai jamais nié.

– Non, mais vous niez que vous soyez allée au bal de l’Opéra, ou, du moins, quand on vous interroge sur ce point, vous refusez de répondre. Vous ne voulez pas mentir, et vous vous taisez. Et cependant, vous y êtes allée, c’est l’évidence même.

Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Elle pleurait.

– Je vous en supplie, ma chère Berthe, continua madame Cambry d’une voix émue, ne supposez pas que je veuille vous arracher vos secrets pour les livrer à M.  Darcy. Je vais l’épouser, je l’estime, je l’aime, mais je le mépriserais et je me mépriserais moi-même s’il eût osé me charger de vous faire parler et si j’avais accepté cette vilaine mission.

– Cette pensée est bien loin de moi, madame, je vous le jure.

– Eh bien, puisque vous reconnaissez que je vous suis loyalement dévouée, ne me traitez pas comme si j’étais votre ennemie, ou votre juge. Confessez-moi la vérité. Ai-je besoin d’ajouter que, si je tiens à la connaître, c’est afin de mieux servir vos intérêts, c’est afin de pouvoir affirmer à M.  Darcy que vous êtes innocente? Peut-être craignez-vous de me compromettre vis-à-vis de lui; peut-être craignez-vous qu’il ne me somme d’expliquer mon affirmation, et qu’il ne tire du silence que je lui opposerai de nouvelles inductions contre vous. Si vous redoutez cela, vous vous trompez. M.  Darcy est magistrat, mais c’est un galant homme. Il n’exigera rien de moi, et il tiendra grand compte de mon opinion. Peut-être aussi ne savez-vous pas que ses pouvoirs sont illimités, qu’un juge d’instruction n’obéit qu’à sa conscience, et que s’il était convaincu que vous n’êtes pas coupable, il pourrait, de son propre mouvement, et sans en référer à personne, rendre une ordonnance de non-lieu.

– Je sais que je lui dois d’avoir été mise en liberté pour quelques jours.

– Mais vous ignorez pourquoi il a pris cette mesure. Eh bien, ma chère Berthe, je vais vous l’apprendre, car je veux vous montrer à quel point M.  Darcy est juste, avec quel scrupule il remplit les délicates fonctions qu’il exerce. Vous avez été informée que le domino et le masque dont vous vous êtes servie ont été trouvés dans la rue, et reconnus par la marchande à la toilette qui vous les a vendus.

– On m’a confrontée, en effet, avec cette femme…

– Et vous n’avez pas démenti ses affirmations. Vous vous êtes bornée à vous taire, comme vous l’avez toujours fait. M.  Darcy n’a vu là qu’une preuve de plus de votre présence au bal. Mais, peu de jours après, l’homme qui avait rapporté le domino et le loup, – un sergent de ville, je crois, – est venu déclarer qu’il les avait trouvés avant trois heures du matin. Or, il paraît que cette femme a été tuée à trois heures. M.  Darcy n’a pas hésité à reconnaître que c’était là un indice en votre faveur, et que votre innocence, à laquelle il ne croyait plus, pouvait encore être démontrée. Et, pour vous épargner des rigueurs inutiles, il a signé immédiatement l’ordre auquel je dois le bonheur de vous revoir.