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Le crime de l'Opéra 2

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– Soyez bénie, madame, dit Gaston, car il n’y a que vous qui puissiez la sauver, et vous la sauverez.

L’orchestre couvrit sa voix en l’appelant à une dernière promenade cadencée qui ne fut pas longue, et bientôt l’accord final invita les cavaliers à reconduire leurs danseuses.

– Je vous écrirai demain pour vous dire à quelle heure vous pourrez vous présenter rue de Ponthieu, murmura madame Cambry en regagnant sa place au bras de Gaston. Nous ne nous reverrons sans doute pas ce soir, car je suis fort engagée, et je me propose de partir bien avant le cotillon. À demain donc et comptez sur moi.

Darcy, en saluant pour prendre congé de la belle et bonne veuve, avait les yeux humides, et il la remercia d’un regard reconnaissant qui en disait plus que de longues phrases. La provision d’espérances qu’il emportait allait l’aider à patienter jusqu’à la fin du bal, mais il lui tardait d’être seul avec ses pensées. Il venait de s’acquitter, en dansant un quadrille, de la dette que contracte tacitement envers la maîtresse de la maison tout jeune homme qui accepte une invitation de bal. Il avait donc gagné le droit de s’exempter des corvées et de fuir la compagnie des indifférents et des importuns, en se cantonnant dans quelque coin bien choisi. Il ne tenait même pas à rejoindre le capitaine qui n’avait encore rien de nouveau à lui apprendre et qui d’ailleurs devait être fort affairé.

Un massif de fleurs et d’arbustes placé à l’entrée de la galerie du buffet lui offrit un asile commode. Il s’y établit et il n’en bougea plus. De ce refuge, il voyait tout ce qui se passait dans le salon immense, et s’il avait eu l’esprit plus libre, il aurait pu se distraire à regarder le changeant tableau du bal et à récolter des observations amusantes.

Il y avait là des originaux venus de toutes les parties du monde et les types parisiens les plus variés: gommeux lorgnant dédaigneusement, politiciens gonflés de leur importance, jeunes coureurs de dot en quête d’une héritière oubliée sur sa chaise, désœuvrés encombrant les portes et guettant un nouveau venu pour s’accrocher à son bras, valseurs prétentieux cherchant des attitudes, grandes coquettes exhibant leurs épaules et les modes de demain, ingénues s’exerçant à reconnaître les bons partis sans lever les yeux, mères surveillant leurs couvées, l’invariable personnel qu’on retrouve dans toutes les fêtes, comme on revoit les mêmes comparses dans toutes les pièces d’un théâtre.

L’Espagne, la Russie et l’Amérique brochaient sur le tout, mais les autres pays étaient représentés aussi. On aurait pu étudier là toutes les races humaines et on y médisait de la maîtresse de la maison dans toutes les langues.

Les valses succédaient aux mazurkas, entrecoupées par de rares quadrilles, et madame de Barancos n’en manquait pas une. Darcy ne la perdait pas de vue, et il suivait aussi le manège de Nointel qui la serrait de près. Il eut même une fois un agréable spectacle: le capitaine enlevant la marquise de haute lutte, Prébord essayant de les suivre et criant: C’était ma valse! Il vit aussi madame Cambry partir, comme elle le lui avait annoncé, au bras du juge qui, certes, en ce moment-là, ne pensait pas du tout à l’instruction. Il vit les gourmands s’acheminer sournoisement vers la salle où le souper était dressé parmi les buissons de camélias, sur de petites tables de six couverts. Il vit la foule s’éclaircir peu à peu, le cercle de la danse s’élargir. Il vit les teints se bistrer, les fleurs se faner sur les épaules haletantes.

L’heure approchait où la marquise, sentant que le moment psychologique était arrivé, allait donner le signal du cotillon qui exalte les intrépides et ranime les défaillants. On faisait déjà des préparatifs significatifs. On accouplait deux par deux les chaises dorées. Des zélés disparaissaient sur un signe de la maîtresse de la maison, et revenaient chargés d’accessoires baroques. Chaque cavalier se mettait à la recherche de l’aimable personne qui avait consenti à lier son sort au sien pour une heure ou deux. Debout, au milieu du salon, madame de Barancos donnait des ordres à ses aides de camp qui se multipliaient pour la satisfaire.

Darcy avait assez de pratique pour comprendre les arrangements préparatoires de cet exercice compliqué. Il reconnut bien vite que Prébord venait d’être promu au grade important de conducteur, et que la marquise avait choisi Nointel comme partner attitré pour toute la durée du cotillon.

– Que va-t-il faire? se demandait Darcy en observant son ami qui conduisait la marquise à une place, évidemment choisie par lui avec intention, très loin de l’orchestre, qui aurait gêné la causerie, et tout au bout du cercle, dans un angle où il devait être facile de s’isoler. Quel est ce grand coup qu’il veut frapper, et comment va-t-il s’y prendre pour foudroyer madame de Barancos? Je n’y compte guère, et je fais beaucoup plus de fond sur les promesses de madame Cambry que sur les siennes. Mais je voudrais bien savoir à quel moment et dans quelle figure il va intercaler son effet.

Ce n’était pas facile à deviner, car le cotillon comporte les épisodes les plus variés, et le chorégraphe ingénieux qui l’inventa s’est plu à laisser une grande latitude à la fantaisie du couple dirigeant. En quoi il a fait preuve de génie, car aucune danse réglée à l’avance ne peut, comme celle-là, contenter tous les goûts. Le cotillon sert à coter la beauté et aussi la dot des demoiselles à marier; on n’a qu’à compter les tours de valse qu’on lui a demandés pendant cette épreuve dansante pour savoir ce que vaut une jeune personne. Il permet aussi aux cavaliers qui ne s’y adonnent pas pour le bon motif de poser hardiment leur candidature auprès des dames. Il leur procure le plus long et le plus commode des tête-à-tête, et il est certain qu’à trois heures du matin, une femme écoute quelquefois sans trop se fâcher des choses qu’on n’oserait pas lui dire à trois heures de l’après-midi.

Et puis, le cotillon aide ceux qui le conduisent magistralement à se pousser dans le monde. Un bon conducteur de cotillon est un oiseau rare que choient à l’envi les maîtresses de maison et qui profite d’une foule de revenants-bons. Il est vrai qu’il les gagne bien, car il lui faut veiller à tout, montrer de l’imagination, du coup d’œil, et du tact, sans parler du jarret qui doit être infatigable.

Prébord était né conducteur, et il devait à ses talents bien connus d’avoir été désigné pour ces importantes fonctions par madame de Barancos, qui ne l’aimait guère. Et, comme il avait toujours quelque visée conquérante, il s’était arrangé pour qu’on lui adjoignît, en qualité de conductrice, une jeune fille dont le père avait récolté un million de dollars en vendant du lard salé.

D’autres couples, connus de Gaston Darcy, figuraient parmi ceux qui allaient évoluer sous la direction du don Juan brun. Tréville en était, et Sigolène, et Verpel, et Lolif; toute la jeunesse du cercle. Saint-Galmier, quoiqu’il raffolât de la danse, s’était prudemment abstenu. Il redoutait les coups de boutoir de Nointel. Quant à Simancas, sa grandeur l’attachait au rivage. On ne cotillonne plus quand on a été général au Pérou.

La marquise était radieuse. Débarrassée de ses devoirs de maîtresse de maison, elle ne pensait plus qu’au plaisir. Un sous-lieutenant n’est pas plus gai quand il dépose le harnais après avoir été de semaine. Elle allait enfin pouvoir s’amuser comme une pensionnaire au premier bal où on la conduit après sa sortie du couvent, et même beaucoup plus, car une pensionnaire se croit obligée de baisser les yeux et de répondre par monosyllabes aux cavaliers qui lui parlent de la chaleur et du parquet glissant, tandis que madame de Barancos regardait hardiment le capitaine et causait avec ce brillant partner de tout et de quelques autres choses encore. Elle passait de la raillerie au sentiment, de la mélancolie douce à la gaieté exubérante, des remarques sur les toilettes aux tirades passionnées. Sa conversation bondissait comme une Andalouse qui danse le boléro. Et Nointel, ravi, lui donnait la réplique avec une parfaite désinvolture. Il comptait beaucoup sur les caprices du dialogue pour en venir à ses fins.

– Pourquoi miss Anna Smithson, notre conductrice, a-t-elle mis une robe toute brodée de plumes de paon? disait la marquise en riant sous son éventail. Ne trouvez-vous pas que le paon est un oiseau bête?

– C’est peut-être une allusion à son associé, Prébord. Voyez comme il fait la roue. Elle a de beaux yeux, cette Californienne.

– Les beaux yeux de la cassette. Elle aura cinq millions, et elle traitera son mari comme un nègre. Il faut que je m’amuse à lui faire épouser ce M.  Prébord. Il m’a longtemps fatiguée de ses hommages. Ce sera ma vengeance.

– Une vengeance dont il vous saura gré.

– Oui, cet homme doit être à genoux devant l’argent. Quel malheur pour une femme d’être riche!

– Quand elle est laide, mais lorsqu’elle est belle… comme vous…

– Elle souffre davantage encore, car elle ne sait jamais si on l’aime pour elle-même. Elle soupçonne tous ses amoureux. Au moins, la laide est fixée.

– Alors, vous voudriez être pauvre?

– Si j’étais sûre d’être aimée, oui, cent fois oui. Tenez! voulez-vous savoir ce que je rêve?

La conductrice donna le signal en frappant ses mains l’une contre l’autre – un usage des harems transplanté dans le monde parisien – et Nointel ne fut pas renseigné sur le rêve de la marquise, car Prébord vint la chercher pour la première figure qui avait été choisie tout exprès pour mettre en lumière la reine de la fête.

Elle est classique, cette figure, et on devait l’exécuter dans les cours d’amour aux beaux temps de la chevalerie. La dame assise au milieu du cercle, son pied posé sur un coussin de soie, les cavaliers venant tour à tour fléchir le genou devant elle, jusqu’à ce qu’elle désigne le préféré en avançant le coussin. Quand le pied est joli, il fait alors un effet irrésistible, et le pied de madame de Barancos était adorable.

 

Nointel passa un des premiers et ne fut pas choisi. Le choix, à une première épreuve, eût été trop significatif. La marquise avança le coussin pour le petit baron de Sigolène qui eut l’honneur très envié de faire un tour de valse avec elle. Et l’attentif Prébord commanda aussitôt un nouvel exercice qui rendit la liberté à madame de Barancos.

Il désigna cette fois une Russe aux yeux changeants comme la mer, et il lui amena Tréville et Verpel afin qu’elle imposât à chacun d’eux un nom d’animal. La Moscovite, qui avait un faible pour les bêtes de son pays, appela Tréville: élan, et Verpel: renard bleu, les amena devant l’Américaine à la robe paon, et la pria de choisir. Miss Anna Smithson, ayant du goût pour les belles fourrures, choisit le renard bleu, et fut obligée de valser avec Verpel qui lui déplaisait fort.

– Elle aimerait bien mieux l’autre, dit madame de Barancos à Nointel quand ils se retrouvèrent assis, côte à côte. Tant pis pour elle. Pourquoi n’a-t-elle pas deviné que ce joli officier était l’élan? Moi, si je tenais à confier ma taille au bras d’un des cavaliers qu’on me présente, je suis sûre que je devinerais comment on l’a nommé.

– Auriez-vous le don de seconde vue? demanda en riant le capitaine. Si vous l’aviez, je me sauverais.

– Pourquoi?

– Parce que vous liriez dans ma pensée, et qu’après avoir lu, vous me fermeriez votre porte à tout jamais.

– Vous me détestez donc? Qu’importe? Je vous pardonnerais de me haïr. Ne hait pas qui veut. La haine, c’est une passion, et il n’y a que les forts qui ont des passions.

– Mais si vous découvriez au fond, tout au fond de mon cœur, le sentiment qui est le contraire de la haine?

– Le seul sentiment que je ne vous pardonnerais pas, c’est l’indifférence. Exécrer ou adorer, je n’admets pas de milieu entre ces deux extrêmes.

– Ni moi non plus, et, entre les deux, mon choix est fait, dit Nointel en regardant madame de Barancos avec ses grands yeux clairs.

– Elle ne baissa pas les siens et elle lui dit sans rougir:

– Alors, vous m’adorez?

– Que faut-il faire pour vous le prouver?

– Devinez, répondit la marquise en riant d’un rire nerveux. Le cotillon a été inventé pour deviner. Tenez! Écoutez M.  Prébord qui conduit deux femmes à ce jeune homme blond et qui lui dit: Rose ou réséda, laquelle préférez-vous? Le blondin choisit le réséda… une fleur incolore.

– Pas si incolore que lui, murmura le capitaine, qui ne voulait pas encore lancer une déclaration décisive.

Il craignait d’être interrompu par un ordre de la conductrice l’appelant à exécuter la ronde, les petits rubans ou le verre d’eau, et il se doutait que madame de Barancos avait tourné court après un mot imprudent, parce qu’elle ne se souciait pas non plus d’enchevêtrer l’amour et les figures du cotillon.

– Il est de votre cercle, n’est-ce pas? reprit-elle pour ramener le dialogue à un diapason tempéré. Il me semble me rappeler qu’il m’a été présenté autrefois par M.  Prébord.

– Cela devait être. Il y a entre eux des affinités électives. Saviez-vous que ce Lolif – il s’appelle Lolif – a acquis récemment une sorte de célébrité? Tous les journaux ont cité son nom.

– À quel propos? demanda la marquise en lorgnant du coin de l’œil le reporter par vocation.

– C’est lui qui, l’autre nuit, au bal de l’Opéra…

– Eh bien?

– C’est lui qui a découvert dans une loge le corps de Julia d’Orcival assassinée.

Le capitaine avait scandé sa phrase tout exprès pour qu’elle portât mieux, et il ne manqua pas son effet.

Madame de Barancos pâlit et se mit à s’éventer par petits coups saccadés.

– Ah! vraiment! dit-elle avec assez de sang-froid. Pourquoi regardez-vous mon éventail avec tant d’attention? Il ne vient pas du Japon, je vous le jure.

– Quoi! vous vous rappelez les circonstances de ce crime bizarre!

– Oui. Je m’intéresse à cette jeune fille qu’on a arrêtée. Savez-vous ce qu’il est advenu d’elle?

– On m’a dit ce soir qu’elle allait être mise en liberté, faute de preuves suffisantes.

– J’en suis ravie, car je ne puis croire qu’elle soit coupable. Il y a là un mystère qui ne s’éclaircira jamais.

– Oh! en France, la justice éclaircit tout. M.  Roger Darcy qui vient de partir se fait fort de découvrir tôt ou tard la vérité. Vous savez qu’il est chargé de l’affaire.

– Non… je l’ignorais. Alors, il est sur la trace de… de la femme… car c’est une femme, à ce qu’il paraît.

– Oui; seulement, il en est venu plusieurs dans la loge de Julia.

– Ah! on est sûr de cela?

– Très sûr. Et on les cherche. On les trouvera, n’en doutez pas. Moi, je parierais que le crime a été commis par une femme du meilleur monde.

– Qui vous fait penser cela?

– Une femme galante n’aurait jamais eu le courage de frapper. Ces demoiselles n’ont pas de passions violentes. Leurs jalousies et leurs colères ne vont jamais jusqu’au meurtre. Il n’y a que les grandes dames qui aiment assez énergiquement pour assassiner une rivale.

– Vous êtes lugubre. Parlons d’autre chose. Aussi bien, voici notre conducteur qui m’apporte une tête en carton. On va exécuter les grotesques. C’est d’une gaieté folle, et j’y veux figurer pour me donner le plaisir de coiffer votre M.  Lolif.

– Oui, pensait Nointel en suivant des yeux madame de Barancos qui était allée se placer au milieu du cercle, oui, ce sera très gai, mais le cotillon finira mal pour vous, marquise. J’avais encore quelques doutes. Je n’en ai plus l’ombre. Elle est très forte, mais elle s’est trahie quand je lui ai dit que le juge d’instruction cherchait la coupable dans les salons. Il ne me reste plus qu’à tenter l’épreuve décisive, et je vois parfaitement comment elle va tourner. La dame va être atterrée… Si elle allait s’évanouir! cela dérangerait un peu mon plan. Mais non… elle a un aplomb d’enfer, elle recevra le coup sans faiblir. Et alors… nous aurons une explication… orageuse. Je ferai mes conditions… elle les acceptera… Allons! moi aussi, je vais avoir besoin d’énergie, car elle me plaît énormément. Mais il en faut. C’est dommage. Quelle adorable maîtresse j’aurais eue là!

La figure s’achevait au milieu des rires qui saluaient les mascarades ridicules imposées par les dames aux fortunés cavaliers. Prébord avait dû faire trois tours de valse, affublé d’un nez colossal, et Lolif étouffait sous une tête d’âne.

Nointel seul fut épargné, et la marquise, tout à fait remise d’une émotion passagère, regagna sa place à côté de lui. Il se garda bien de reprendre l’entretien où il l’avait laissé. Il tenait à ne pas effaroucher davantage madame de Barancos. Et, comme elle ne tenait pas non plus à revenir sur le crime de l’Opéra, elle se mit à lui parler d’une surprise qu’elle réservait à ses invités.

On exécutait la figure des chapeaux, qui est double. D’abord, les dames déposent dans le couvre-chef masculin un objet à elles appartenant; l’éventail ou le mouchoir sont les plus usités. Chaque cavalier en tire un au hasard et valse avec la propriétaire du gage. C’était fait.

Puis, c’est l’inverse. Les messieurs sont chargés de distribuer aux valseuses des brimborions féminins, et d’ordinaire ces menus cadeaux, fournis par la maîtresse de la maison, n’enrichissent pas celles qui les reçoivent. Mais la marquise n’était pas Castillane à demi, et elle avait suivi une mode qui a fait son apparition cet hiver dans le très haut monde. Les brimborions étaient de vrais et beaux bijoux, bagues, bracelets, broches et le reste.

Nointel avait été averti, et c’était sur ce divertissement princier qu’il comptait pour produire, lui aussi, sa surprise.

Pendant que madame de Barancos allait à la rencontre de son majordome qui apportait un chapeau tout plein de richesses, le capitaine tira sournoisement de sa poche le bouton de manchette à lui confié par la digne épouse de M.  Majoré.

Le moment décisif approchait, et Gaston Darcy, qui l’attendait avec impatience, ne le voyait pas venir, quoique, du fond du massif où il s’était embusqué, il eût suivi très attentivement toutes les évolutions de l’interminable cotillon. La gaieté de Nointel l’affligeait, les airs dégagés de la marquise l’irritaient, et peu s’en fallut que, pour se soustraire à ce supplice, il ne partit sans attendre son ami.

Le capitaine avait fini par l’apercevoir et le prenait en pitié, mais il ne dépendait pas de lui d’abréger ses angoisses. Il n’osait même pas lui faire un signe, de peur d’éveiller la défiance de madame de Barancos.

Elle s’avança au milieu du cercle formé par les dames qui frémissaient d’aise, car elles avaient deviné la surprise; elle s’avança portant toute une joaillerie dans un chapeau, qu’elle remit gracieusement à miss Anna Smithson, conductrice du cotillon, laquelle, de par l’autorité que lui conféraient ses fonctions, devait remettre successivement ce chapeau à chacun des cavaliers, qui allaient être chargés à tour de rôle de distribuer des joyaux aux valseuses de leur choix. Puis elle revint à Nointel qui ne la perdait pas de vue et qui se demandait comment il allait procéder pour frapper son grand coup. Il cherchait sa mise en scène, et il était assez embarrassé, car il ne se rappelait plus très bien comment on exécutait la figure.

– Voyez donc briller les yeux des femmes, dit à demi-voix la marquise. Elles sont riches, pourtant, toutes celles qui sont là. Eh bien, je crois en vérité que, si je faisais jeter sur le parquet toutes les verroteries que contient ce chapeau, elles se battraient pour les ramasser.

– Parions que vous vous donneriez volontiers ce divertissement et que vous y prendriez un très vif plaisir, répondit en riant le capitaine.

– Peut-être.

– Savez-vous que vous avez des fantaisies d’impératrice romaine?

– Cela tient à ce que j’ai vécu dans un pays où j’avais des esclaves.

– Vous en avez encore.

– Vous, par exemple, n’est-ce pas? Quel sot compliment vous me faites là! Heureusement, ce n’est qu’un compliment, et vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites. Je vous mépriserais, si vous étiez mon esclave.

– M’aimeriez-vous si j’étais votre maître?

– Oui, dit hardiment madame de Barancos, car je n’aurai jamais d’autre maître que l’homme que j’aimerai. Assez de marivaudage. Votre tour va venir. J’espère bien que vous n’allez pas me donner un des bijoux que j’ai achetés pour mes invitées. Ce serait du plus mauvais goût.

– Je m’en garderai bien. Mais je ne me résigne pas à me priver d’un tour de valse avec vous.

– Comment ferez-vous pour l’obtenir? Pas de bijou, pas de valse; c’est la règle du cotillon. Voyez plutôt M.  Prébord. Il tient le chapeau, et il en tire un bracelet qu’il attache galamment au bras de miss Anna Smithson, et miss Anna se pâme en recevant ce cadeau. Il l’épousera, je vous le garantis. Le bracelet est un acompte sur la corbeille. Imitez ce fat ambitieux. Passez une bague en brillants au doigt d’une des héritières qui sont ici… Tenez! cette fille blonde et blanche, là-bas… elle ressemble à une tour d’ivoire… et elle a un million de dot.

– Je ne suis pas à marier, et je tiens beaucoup plus à mon tour de valse qu’à un million. Si je vous donnais…

– Quoi?

– Un bijou qui m’appartient. Il faudra bien alors que vous valsiez avec moi.

– Quelle folie! murmura la marquise en rougissant.

– L’objet n’est pas gros. Je vous présenterai d’abord un joyau quelconque, pris dans le chapeau. Vous l’y remettrez, afin de n’en pas priver ces dames, et ensuite, je vous offrirai le mien…

– Un souvenir de vous… le souvenir forcé.

– Non, car rien ne vous oblige à l’accepter. Je n’exige que ma valse.

– Vous avez des idées étranges.

– J’ai horreur de tout ce qui est banal. Et vous?

Madame de Barancos ne répondit pas. Elle regardait fixement le capitaine, et ses yeux exprimaient tant de choses qu’il était tout à fait inutile qu’elle parlât.

Cependant, le chapeau inépuisable passait de main en main. Lolif l’avait reçu et s’avançait, la bouche en cœur, vers une valseuse rondelette qui l’avait charmé, la ci-devant valseuse de Saint-Galmier, la cliente du médecin des névroses. Avec la gravité souriante d’un préfet distribuant des médailles de sauvetage, Lolif la décora d’une broche en perles et roula avec elle autour du salon. Le parquet gémissait sous le poids de ce couple bien assorti, et les femmes riaient sous leur éventail.

Personne ne s’était encore adressé à la marquise. Prébord avait transmis la consigne à ces messieurs, et ces dames approuvaient beaucoup le désintéressement de madame de Barancos qui ne voulait pas leur faire tort d’un seul bijou. Mais depuis huit jours, Prébord n’adressait plus la parole à Nointel, et, par conséquent, Nointel était fort à l’aise pour violer un ordre qu’il n’avait pas reçu officiellement.

 

– Voyons, se disait-il, mon tour va venir. Il s’agit de bien manœuvrer. Comment montrer à la marquise, sans qu’on le voie, le bouton accusateur? Je regrette de ne pas avoir pris de leçons de prestidigitation. On devrait bien nous enseigner l’escamotage au collège. Bah! je m’en tirerai, quoique ce ne soit pas facile. Au lieu de prendre le chapeau quand on me l’apportera, j’y puiserai avec ma main droite un bijou que j’offrirai à madame de Barancos et qu’elle refusera noblement. Ma pièce à conviction est cachée dans ma main gauche. Après le refus, je demanderai mon tour de valse qui me sera accordé, j’en suis sûr. Personne ne réclamera contre cette infraction aux usages, et le chapeau sera remporté avec accompagnement de murmures flatteurs.

»Alors, j’entoure de mon bras droit la taille souple de la divine Espagnole, je lui fais exécuter sur place un demi-tour de façon à la forcer de tourner le dos à l’assistance, et ma main gauche, en cherchant la sienne, s’ouvre pour lui montrer le bouton de manchette. Elle regardera, car elle s’attend à une galanterie originale. Je l’ai avertie tout exprès. Et d’ailleurs, s’il le faut, j’exagérerai le mouvement pour qu’elle voie de plus près la fameuse initiale, le B majuscule qui la condamne. Elle la reconnaît, elle se trouble. Il y a un temps d’arrêt dont je profite pour empocher l’objet. Diable! je n’ai pas envie de le lui laisser; je ne pourrais plus l’envoyer au juge d’instruction. Il ne me resterait que le témoignage de madame Majoré, un témoignage qui manque d’autorité. La marquise comprend que, si elle hésite, on va nous remarquer. Elle se laisse entraîner, nous partons, le tour s’achève, je la ramène à sa place et… nous causons.

Lolif avait fini de valser. Miss Anna s’en vint tout droit apporter le chapeau au capitaine, qui exécuta de point en point le plan auquel il s’était arrêté.

Peu s’en fallait qu’on n’applaudît quand madame de Barancos remit à une toute jeune fille fraîchement sortie du couvent des Oiseaux le bijou que Nointel lui présentait. Il n’avait pas prévu cette manœuvre de la dernière heure, mais il ne perdit point la tête, et il se tira en homme d’esprit du piège tendu par la malicieuse marquise. L’ami Tréville se trouvait à sa portée. Il le lança sur la pensionnaire et il revint à la noble veuve qui, n’ayant plus de prétexte pour se dérober, abandonna sa taille au bras droit du capitaine. L’instant était venu. L’ami de Gaston tenait le bouton dans sa main gauche, entre le pouce et l’index; il le montra, et la marquise pâlit.

– Vous l’avez porté, murmura-t-elle, je le prends.

Et, d’un geste rapide comme la pensée, elle le cueillit au vol et le fit disparaître dans son corsage.

Ce fut si vite fait que personne n’y vit rien et que Nointel n’eut pas le temps de s’y opposer. Et il lui fallut bien exécuter ce tour de valse si instamment sollicité; l’exécuter, sans réclamer contre l’enlèvement du bijou accusateur. On ne cause pas en valsant, et surtout on ne cause pas de choses sérieuses. Il enrageait de tout son cœur.

– Nous nous expliquerons tout à l’heure, pensait-il pour se consoler de sa déconvenue.

Il comptait sans la marquise. Au lieu de regagner sa place après le tournoiement réglementaire, elle se dégagea doucement, et, laissant là son valseur, elle s’avança vers la conductrice. Chacun comprit qu’elle allait lui demander de vouloir bien clore les évolutions du cotillon. C’était son droit de maîtresse de maison, et personne ne trouva mauvais qu’elle l’exerçât, car l’heure du souper avait sonné, et toutes les valseuses étaient comblées de joyaux. Il en restait encore quelques-uns dans le chapeau. Madame de Barancos les distribua elle-même aux moins favorisées, et s’assit au milieu du cercle pour recevoir, selon l’usage, les salutations des couples qui passèrent successivement devant elle, en s’inclinant.

Tout le monde était ravi, excepté Nointel. Il eut, de plus, le crève-cœur de voir, après le défilé, la marquise prendre le bras d’un personnage chamarré de cordons et constellé de plaques, un grand d’Espagne qui devait être de sa parenté et qui se trouva là tout à point pour la conduire au souper annoncé par le majordome. Le capitaine n’obtint d’elle qu’un regard, mais quel regard! Le soleil des Antilles y avait mis sa flamme. Il la laissa s’éloigner. Le moyen de la retenir? Au bal on ne peut ni réclamer, ni innover. Le cérémonial est là. Il faut s’y conformer. Mal en avait pris d’ailleurs à Nointel d’y introduire une variante.

– Allons! pensait-il mélancoliquement, je me suis laissé battre comme un enfant. Je n’ai pas su garder mon gage. J’avais tout prévu, excepté ce coup d’audace. Me voilà désarmé. C’était bien la peine de me faire remettre ce bouton par la Majoré, pour me le laisser escamoter à la première exhibition. Et c’est moi-même qui ai fourni à la Barancos un prétexte pour me l’enlever. J’ai joué l’amoureux excentrique… j’ai parlé d’un souvenir que je voulais lui faire accepter de force… elle a saisi le joint… et le bouton de manchette. Ah! c’est une comédienne incomparable. Quand elle m’a dit de sa voix chaude: «Vous l’avez porté, je le prends», on aurait juré qu’elle était folle de moi.

»Si c’était vrai, pourtant? Si elle m’aimait? Ce coup d’œil qu’elle m’a lancé en partant… j’en ai eu comme un éblouissement. Oui, mais alors, ce ne serait donc pas elle qui a tué Julia… et c’est elle, j’en suis sûr… elle a pâli quand je lui ai montré le bijou. Et puis, l’un n’empêche pas l’autre. Elle a bien pu poignarder la d’Orcival et s’éprendre ensuite de ma personne. Ce serait complet, et du diable si je sais comment je m’en tirerais. Si je lui prouvais qu’elle est coupable, elle me répondrait: Je t’adore.

»Et pourtant je ne veux pas abandonner la partie. Je tiendrai bon, quand ce ne serait que pour voir comment elle la jouera, et je suis engagé d’honneur à aller jusqu’au bout. Darcy compte sur moi.

»Pauvre Darcy! que lui dire? Rien, ma foi! il ne savait pas ce que j’allais tenter au cotillon. Pourquoi lui apprendrais-je que la tentative n’a pas réussi, puisque je veux recommencer? Je serai plus heureux une autre fois, et alors il sera temps de lui faire des confidences. D’ailleurs, mademoiselle Lestérel va sortir de prison. Elle l’aidera à patienter. Bon! le voici. Il va vouloir m’emmener. Au fait, je n’ai plus rien à faire ici. La marquise a choisi les soupeurs de sa table, et je n’en suis pas. Mais elle m’a invité à chasser chez elle, en Normandie. C’est là seulement que je rouvrirai les opérations.

Darcy, en effet, s’avançait pour rejoindre son ami. La foule lui avait d’abord barré le passage, et il avait été obligé d’attendre qu’elle se fût écoulée. Nointel alla à sa rencontre, l’entraîna vers la sortie et lui dit, en s’efforçant de prendre un air gai:

– Mon cher, elle m’a glissé entre les doigts. Elle a esquivé l’épreuve. J’ai cotillonné pour rien.

– Je m’en doutais, murmura Darcy, en haussant les épaules.

– Cela signifie que tu n’as jamais cru au succès de mes combinaisons.

– Que j’y aie cru ou non, elles ont avorté.

– Momentanément; mais je te jure que tu aurais tort de désespérer.

– Je ne désespère pas depuis que j’ai causé avec madame Cambry.

– Elle t’a promis son appui?

– Oui.

– C’est le meilleur que tu puisses avoir auprès de ton oncle. Ne le néglige pas. Moi, qui n’ai pas d’influence sur M.  Roger Darcy, je travaillerai pour toi chez la marquise.

– Alors tu persistes à penser qu’elle est coupable?

– Je persiste.

– Pourquoi donc me caches-tu la vérité? Pourquoi ne me dis-tu pas franchement ce qui s’est passé entre cette femme et toi, au moment où tu as valsé avec elle? J’ai vu.