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Le crime de l'Opéra 2

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– Je ne te comprends plus, dit tristement Darcy.

– Il n’est pas nécessaire que tu me comprennes, répliqua Nointel avec un calme parfait. Tu peux me soupçonner de manquer de zèle, mais, à coup sûr, tu ne suspectes pas mes intentions. Eh bien, laisse-moi manœuvrer comme je l’entends. Je te donne ma parole d’honneur qu’à très bref délai, je t’expliquerai tous mes actes, et je suis certain que tu les approuveras.

– Tu oublies que, pendant que tu prépares des combinaisons savantes, mademoiselle Lestérel est en prison.

– Je n’oublie rien, et pour te prouver que je pense à sa situation, je puis, dès à présent, t’apprendre que son innocence éclatera peut-être d’ici à vingt-quatre heures, et que je ne serai pas tout à fait étranger à ce résultat.

– Comment éclatera-t-elle? Parle donc!… à moins que tu ne prennes plaisir à me torturer.

– Il s’agit d’un point à établir, un point sur lequel je me suis permis d’attirer l’attention de M.  Roger Darcy qui n’y avait pas attaché d’abord assez d’importance.

– Quoi! tu as vu mon oncle!

– Non pas. J’ai prié quelqu’un de voir un témoin qui a déjà été entendu, et d’engager ce témoin à déposer de nouveau et à préciser cette fois sa déposition. Cela a dû être fait hier ou avant-hier, et si, comme je l’espère, le témoignage a été favorable à la prévenue, elle est sauvée. L’alibi est démontré.

Le cœur de Darcy battait à l’étouffer. Il se rappelait la lettre de son oncle, et il se demandait si ce n’était pas là cette bonne nouvelle que devait lui annoncer madame Cambry; mais il gardait encore rancune au capitaine, et il trouva bon d’imiter vis-à-vis de lui la discrétion exagérée qu’il lui reprochait. Au lieu de lui confier ses espérances, il se borna à lui répondre:

– Ce serait trop beau. Je n’y compte pas.

– Il ne faut jamais compter sur rien, reprit tranquillement Nointel. Et si nous manquons ce succès, je vais exécuter mon plan, qui est simple et pratique. Mon plan, tu le sais, consiste à convaincre la Barancos d’avoir poignardé de sa jolie main la pauvre Julia. Si elle est coupable, mademoiselle Lestérel ne l’est pas. C’est clair, et cela vaut tous les alibis du monde. Or, je tiens Simancas et Saint-Galmier. Je connais les coquineries de ces deux drôles qui se sont implantés chez la marquise et qui voulaient m’empêcher d’y entrer. J’y suis, tu le vois, et j’y resterai jusqu’à ce que je possède son secret. Les bandits transatlantiques ont baissé pavillon, et je les ferai mettre à la porte quand il me plaira. Je tolère provisoirement leur présence pour des raisons à moi connues, mais il n’est pas impossible que cette nuit même, j’arrache un aveu à la Barancos. C’est à cause de cela que je t’ai prié de venir.

– Toujours des énigmes, murmura Gaston.

– Des énigmes dont tu auras le mot, si tu as le courage de ne pas aller te coucher avant l’heure du cotillon.

– Je comprends de moins en moins.

– Raison de plus pour rester. Je conçois que tu n’aies pas le cœur à la danse, mais le quadrille n’est pas obligatoire, et, pour te désennuyer, tu auras la conversation de ton oncle qui ne peut manquer d’être intéressante. Il t’apprendra peut-être du nouveau et, dans tous les cas, il te parlera de son mariage qui est décidé. Quatre-vingt mille livres de rente que tu perds. Je ne te blâme pas. J’aurais, je le crains, agi comme toi. Rien ne vaut l’indépendance. Et en vertu de cet axiome, tu m’excuseras de te quitter. Madame de Barancos va bientôt avoir fini de recevoir son monde, et toute maîtresse de maison qu’elle est, elle ne donnera pas sa part de sauterie. C’est une valseuse enragée. Elle préfèrerait peut-être la cachucha, mais les castagnettes sont mal portées, et elle n’est pas Espagnole au point d’exécuter en public un pas national. Elle se rattrape sur la valse, et je compte valser avec elle tant que je pourrai, sans parler du cotillon qui m’est promis. C’est au cotillon que je frapperai le grand coup, et, si tu m’en crois, tu m’attendras jusqu’à ce que cet exercice final soit terminé.

– Je ne te promets rien.

– Soit! mais tu resteras, car moi, je te promets de revenir avec toi, dans ton coupé, et de te rendre un compte exact et circonstancié de mes opérations. Plus d’énigmes, plus de cachotteries; tu sauras tout. Est-ce dit?

– Oui, mais…

– Cela me suffit, et je vais à mes affaires. Gare-toi de Lolif, qui cherche quelqu’un à ennuyer, et si Saint-Galmier ou Simancas t’abordent, sois poli tout juste et coupe-les impitoyablement.

– Tu n’as pas besoin de me recommander cela. Ces deux gredins me répugnent.

– Ah! il y a aussi Prébord, qui a réussi à s’introduire ici, malgré l’affront que madame de Barancos lui a fait l’autre jour aux Champs-Élysées. Je pense qu’il filera doux devant toi, mais évite-le. L’heure n’est pas venue de lui chercher noise. Sur ce, cher ami, je vais… Ah! parbleu! tu ne resteras pas longtemps sans avoir à qui parler. Voici M.  Roger Darcy donnant le bras à madame Cambry. Elle est un peu pâle, mais comme elle est jolie! Et son futur a rajeuni de dix ans. L’oncle a succession s’est transformé en jeune premier. Adieu l’héritage! Avant qu’il soit longtemps, tu auras une demi-douzaine de petits cousins et de petites cousines. Et c’est toi qui l’as voulu. Au revoir, après le cotillon. Je cours me mettre aux ordres de la marquise.

Ayant dit, le capitaine laissa son ami réfléchir et se perdit dans la foule qui encombrait la salle.

L’orchestre s’était tu; le quadrille venait de finir, et les cavaliers reconduisaient leurs danseuses. Au même moment, d’autres couples nouvellement arrivés faisaient leur entrée, et de ces deux courants contraires, il résultait une certaine confusion qui se produit presque toujours à chaque entracte d’un grand bal. Gaston chercha des yeux son oncle et ne l’aperçut point. Il lui fallut fendre les groupes pour le rejoindre, et il eut beaucoup de peine à y parvenir. Après de longues manœuvres, il le découvrit enfin debout devant madame Cambry qui venait de s’asseoir et qui était déjà fort entourée. Sa beauté attirait les hommes, comme la lumière attire les papillons. On faisait cercle devant sa chaise; elle avait fort à faire pour inscrire sur son carnet toutes les valses sollicitées par les jeunes et pour répondre aux compliments des amis plus mûrs qui la félicitaient discrètement sur son prochain mariage. M.  Roger Darcy recevait force poignées de main et se tirait en homme d’esprit d’une situation assez délicate à son âge, la situation du futur agréé, déclaré, escortant la jeune femme qu’il va épouser: l’école des maris avant la cérémonie.

Gaston ne se souciait pas de se mêler à ces courtisans plus ou moins sincères; il avait à dire à la charmante veuve toute autre chose que des fadeurs, et il attendit, pour s’approcher d’elle, que l’essaim des galants se fût envolé. Et, en attendant, il se mit à la regarder de loin, dans l’espoir de lire sur son doux visage la nouvelle qu’elle avait à lui annoncer. Il n’y lut rien du tout. Une femme au bal cache ses tristesses sous des sourires; les joues pâlies par les chagrins se colorent, les yeux qui ont pleuré étincellent. Impossible de deviner si le cœur est de la fête ou si la joie qu’on a affichée n’est qu’un masque. Gaston ne vit qu’une chose, c’est que madame Cambry était ravissante.

Elle avait adopté une mode nouvelle qui sied à merveille aux blondes cendrées, quand elles ont la peau très blanche. Elle était entièrement habillée de satin noir. Sa robe, très serrée aux hanches, faisait admirablement valoir sa taille souple et ronde. Pas de blanc, pas d’agréments de couleur sur ce fond sombre. Rien que des fleurs clairsemées, des fleurs d’une seule espèce, d’énormes pensées d’un violet bleu, que le jardinier qui les a créées a appelées des yeux Dagmar, parce qu’elles rappellent la nuance extraordinaire des yeux d’une adorable princesse.

C’était le deuil, un deuil de bal. La belle veuve aurait pu avoir la mort dans l’âme et s’habiller ainsi pour mener ses douleurs dans le monde.

Elle n’avait pas mis de diamants, quoiqu’elle en eût de superbes, des diamants de famille que ses aïeules avaient portés. L’unique bijou dont elle s’était parée se cachait sous un bouquet de jasmin qu’il fixait au corsage tout près de l’épaule: un petit serpent de rubis dont on ne voyait que les yeux.

– Elle aime Berthe, elle la défend, pensait Gaston. Que de femmes à sa place auraient renié la pauvre orpheline injustement accusée! Et qui sait si, à force de plaider sa cause auprès de mon oncle, elle n’a pas réussi à la sauver?

Il lui tardait de l’aborder, et il maudissait les empressés qui l’accablaient de saluts et probablement d’invitations.

– On va danser. Elle doit être déjà engagée pour toute la nuit, et Dieu sait quand je pourrai lui parler, se disait-il avec inquiétude. Mon oncle est là, mais je préfèrerais ne pas m’adresser à lui.

Enfin, il y eut une éclaircie. L’orchestre préludait déjà, et les notes isolées des instruments qui cherchaient l’accord rappelaient les cavaliers dispersés dans la salle. Le cercle se rompit, et Gaston put s’approcher. Justement, M.  Roger Darcy venait d’être accaparé par un magistrat de ses amis, et il ne voyait pas son neveu. La veuve l’aperçut au premier pas qu’il fit vers elle, et sa figure changea d’expression. Elle l’appela d’un signe imperceptible, quoiqu’elle fût encore assiégée par le joli lieutenant Tréville, qui insistait pour obtenir une valse, fût-ce la treizième. Et Gaston ne se fit pas prier pour venir couper court aux galantes obsessions de cet aimable hussard.

– Je vous cherchais, dit madame Cambry en lui tendant le bout de ses doigts effilés.

Tréville comprit qu’il était de trop, et battit en retraite, après avoir adressé à la veuve un salut ponctué d’un sourire expressif et un bonsoir amical à Darcy, son camarade de cercle.

– C’est moi qui vous cherchais, madame, murmura Gaston, et je vous supplie de m’excuser d’avoir tant tardé à me présenter. Jugez de mon impatience. Vous étiez si entourée que je ne pouvais pas approcher, moi qui ne suis venu que pour vous…

 

– Pour elle et pour moi, n’est-ce pas? Je regrette de ne pas vous avoir rencontré plus tôt. Je ne me serais pas engagée, et maintenant je vais être obligée de vous quitter quand nous avons tant de choses à nous dire. Mais je vous ai gardé un quadrille. Ne vous éloignez pas.

– Je n’aurai garde, et je ne saurais trop vous remercier.

– C’est votre oncle qu’il faut remercier. Lui seul a tout fait. Mais j’entends le prélude d’une valse que j’ai promise. Je vous laisse à M.  Roger qui vous dira…

– Ce que j’aimerais cent fois mieux apprendre de votre bouche, interrompit Gaston, ému au point d’oublier qu’il est malséant de couper la parole à une femme.

Madame Cambry se pencha à son oreille et lui dit à demi-voix:

– Je suis bien heureuse. Demain, Berthe nous sera rendue.

– Demain! s’écria Gaston; ai-je bien entendu? Demain elle sera libre!

– L’ordre a été signé ce matin, murmura madame Cambry. Votre oncle vous dira le reste. En ce moment, voyez, je ne m’appartiens plus.

Le valseur favorisé accourait, un beau jeune substitut, tout fier de l’honneur que lui faisait la future madame Darcy. Elle prit son bras et se laissa entraîner.

– Libre! murmura Gaston. Ah! je n’espérais pas ce bonheur, et c’est à peine si j’y puis croire. Et on jurerait que madame Cambry n’y croit pas non plus. Elle m’a annoncé cette joie d’un ton presque triste. Et pourtant elle l’a dit… l’ordre est signé. Ah! il me tarde d’interroger mon oncle.

L’oncle était à deux pas, et il avait fort bien vu son neveu, mais, par malheur, il était engagé dans une conversation des plus sérieuses avec un grave collègue, et Gaston ne pouvait guère se jeter à la traverse d’un entretien sur l’inamovibilité de la magistrature. Il dut se borner à lancer des regards suppliants à M.  Roger Darcy, qui lui fit signe de l’attendre, et force lui fut de se réfugier dans une embrasure de fenêtre pour laisser le champ libre aux tournoyantes évolutions de la valse.

Vingt couples, entraînés par un excellent orchestre, tourbillonnaient avec furie sur le parquet ciré. Il y avait là des étrangères qui passaient comme des comètes échevelées. Le beau Prébord emportait dans l’espace une grande Américaine brune qui avait du feu dans les yeux et une boutique de joaillier sur les épaules. Le petit baron de Sigolène conduisait plus sagement une toute jeune Espagnole, pâle comme la lune, quelque arrière-cousine de la marquise. Tréville, renvoyé par la belle veuve à une quatorzième mazurka, se consolait en berçant une Russe aux yeux verts, qui s’appuyait sur lui avec une nonchalance tout asiatique. Et Saint-Galmier, le quadragénaire Saint-Galmier, faisait tourner sur place la cliente rondelette qu’il soignait d’une névrose. La valse rentrait dans sa méthode diététique.

Retenue par ses devoirs de maîtresse de maison, la marquise ne valsait pas, et Nointel était allé la rejoindre dans le premier salon.

Gaston n’avait d’yeux que pour son oncle, et son émotion fut vive quand il le vit se séparer du magistrat qui causait avec lui et s’approcher de la fenêtre. M.  Roger Darcy souriait. C’était de bon augure.

– Eh bien, dit-il, tu dois être content, car je suppose que madame Cambry t’a annoncé la grande nouvelle.

– Oui, répondit le neveu, tout palpitant d’espoir et d’inquiétude, madame Cambry m’a assuré que, demain matin, mademoiselle Lestérel sortirait de prison.

– C’est parfaitement vrai.

– Ah vous me rendez la vie. Je savais bien qu’elle n’était pas coupable. Enfin, son innocence a éclaté! Cette odieuse accusation a été mise à néant… il n’en restera plus de trace, et maintenant…

– Pardon! madame Cambry ne t’a pas dit autre chose?

– Non.

– Les femmes les plus intelligentes manquent de précision dans l’esprit. Elle aurait bien dû compléter sa nouvelle.

– Nous avons à peine échangé quelques mots. On est venu la chercher pour la valse.

– Que tu t’es laissé souffler par un alerte substitut. C’était à toi d’ouvrir le bal avec ta future tante, mais je te pardonne. Les amoureux ne savent ce qu’ils font. Et je suppose que tu es toujours amoureux.

– Plus que jamais, et j’espère que maintenant vous ne désapprouverez pas la résolution que j’ai prise d’épouser…

– Une prévenue. Mais si, je la désapprouve très fort. Pourquoi veux-tu que je change de sentiment, puisqu’au fond la situation n’a pas changé?

– Je ne vous comprends pas, mon oncle. Vous venez de me dire vous-même que mademoiselle Lestérel va être mise en liberté.

– Provisoire. Voilà le mot que madame Cambry aurait dû ajouter pour ne pas te donner une fausse joie. Il est vrai que, toi, tu aurais bien dû le deviner.

– Provisoire… comment?… que signifie?…

– Sous caution, pour parler plus correctement. Cela t’étonne. Tu as donc oublié ton code d’instruction criminelle? Je m’en doutais un peu.

– Quoi! ce n’est pas d’une ordonnance de non-lieu qu’il s’agit. Vous n’abandonnez pas cette affaire, alors que tout démontre…

– Fais-moi le plaisir de te calmer et de m’écouter. Je veux bien t’expliquer les motifs de la décision à laquelle je me suis arrêté, après avoir beaucoup hésité, je te le déclare. Tu sais où en était l’instruction. J’ai la preuve que mademoiselle Lestérel était au bal de l’Opéra, qu’elle est entrée plusieurs fois dans la loge de Julia d’Orcival. Elle-même ne le nie pas. Son silence obstiné, ses larmes équivalent à un aveu. Qu’elle ne soit pas restée toute la nuit au bal, je l’admets. Il est même à peu près certain qu’elle est allée ailleurs. Où? Elle refuse de le dire, et ce refus m’est infiniment suspect. Je te le signale en passant, parce qu’il doit te toucher à un autre point de vue que moi. Je ne te parle pas du poignard japonais qui lui appartient, des lettres brûlées, du fragment de billet qu’on a retrouvé dans sa cheminée. Tu connais tout cela et tu conviendras que mon devoir était et est encore d’instruire l’affaire, jusqu’à ce qu’elle soit éclaircie.

Mais il vient de se produire un incident que tu ne connais pas et qui a un peu modifié la situation. Dans la nuit du samedi au dimanche, la nuit du bal, deux sergents de ville qui faisaient leur ronde ont trouvé sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis, un domino et un loup. Ces objets ont été reconnus formellement par une marchande à la toilette qui les a vendus à mademoiselle Lestérel. C’est une preuve de plus que la prévenue est allée au bal… et ailleurs, comme je te le disais tout à l’heure.

– Boulevard de la Villette! répéta Gaston. C’est bien extraordinaire.

– Très extraordinaire, en effet; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est ce que je vais t’apprendre. Les deux sergents de ville que j’ai interrogés avaient déposé d’abord qu’ils avaient fait cette trouvaille à une heure très avancée de la nuit, sans préciser autrement, et je m’en étais tenu à cette déclaration, qui s’accordait fort bien avec les hypothèses de l’accusation. Avant-hier, l’un de ces gardiens de la paix a demandé à compléter sa déposition, et je l’ai fait appeler dans mon cabinet. Or, il est venu me dire que, depuis son premier interrogatoire, il s’était rappelé que, peu de temps après avoir ramassé le domino, il avait entendu sonner trois heures à une des églises de Belleville.

– Eh bien? demanda Gaston qui ne devinait pas où son oncle voulait en venir.

– Eh bien, répondit M.  Roger Darcy d’un air presque goguenard, c’est à cette circonstance que tu devras de revoir mademoiselle Lestérel. Et il faut que tu aies bien peu de pénétration dans l’esprit pour ne pas avoir déjà aperçu la raison suffisante de la mesure que je viens de prendre. Tu n’as décidément pas de vocation pour la magistrature. Réfléchis un peu, et tu te diras que le crime ayant été commis à trois heures par une femme en domino, cette femme ne pouvait pas être celle qui a jeté son domino dans la rue avant trois heures.

– C’est l’évidence même, et, en présence d’une preuve aussi concluante, je m’étonne qu’il vous reste encore des doutes, et que vous ne fassiez pas relâcher définitivement mademoiselle Lestérel.

– Pas si concluante que tu le prétends, la preuve. D’abord, je suis très frappé de ce fait que le témoin ne s’est rappelé qu’au bout de cinq à six jours le fait si important qu’il m’a déclaré. Ce retour tardif de mémoire est dû aux suggestions d’une personne étrangère à la cause.

Gaston pensait:

– C’est Nointel qui a fait cela. Et moi qui l’accusais de tiédeur… de négligence!

– Je dois dire, reprit le juge, que je me suis renseigné sur la moralité de ce sergent de ville, et que j’ai appris qu’il était fort bien noté. Ses chefs le croient incapable d’altérer la vérité et de s’être laissé gagner par une gratification. Il affirme que c’est en causant de l’affaire dans un café avec un inconnu qu’il s’est souvenu de cette circonstance de l’heure sonnée par l’horloge de l’église Saint-Georges, une église nouvellement bâtie, rue de Puebla. Cet inconnu lui a fait remarquer, assure-t-il, que le juge devait tenir à être informé de ce détail et l’a engagé à me demander une audience.

– Donc, tout s’explique de la façon la plus naturelle.

– Hum! il faudrait encore savoir si ce donneur de conseils n’est pas intéressé dans la question. Si c’était, par exemple, un ami de la prévenue, il y aurait encore quelque chose à élucider de ce côté-là. Mais enfin, je tiens le fait pour établi. Malheureusement, ce fait est en contradiction avec plusieurs autres, tout aussi avérés. Pour qu’il innocentât complètement et définitivement mademoiselle Lestérel, il faudrait encore démontrer…

– Quoi? s’écria Gaston, qui piétinait d’impatience.

– Mais, par exemple, que la prévenue n’a pas changé de costume en route, qu’elle n’est pas entrée deux fois à l’Opéra, qu’entre ses deux visites, elle n’a pas été faire à Belleville un voyage dont la cause reste à déterminer, et qu’au cours de ce voyage, elle ne s’est pas débarrassée de son domino pour en revêtir un autre…

– Mais c’est abs… non, c’est inadmissible.

– Tu as failli me dire une impertinence, et tu oublies que la lettre de Julia donnait rendez-vous à mademoiselle Lestérel, à deux heures et demie. Il n’est pas du tout inadmissible que mademoiselle Lestérel ait été exacte. Quant à sa première apparition dans la loge, vers minuit et demi, elle peut s’expliquer de plus d’une façon.

– D’autres femmes qu’elles y sont entrées.

– Tu supposes cela, et c’est évidemment le système que le défenseur mettra en avant lorsque l’affaire viendra aux assises.

– Aux assises! vous pensez donc…

– Que la prévenue sera renvoyée devant le jury. C’est très probable. Cependant, ce n’est pas certain. Je ne nie pas a priori qu’une autre femme, ou même, si tu veux, d’autres femmes aient été reçues de minuit à trois heures par Julia. Mais jusqu’à présent, tout semble prouver le contraire. Le principal témoin sur ce point est l’ouvreuse. Or, cette femme est à moitié folle. C’est une espèce de madame Cardinal qui a deux filles marcheuses à l’Opéra et la tête farcie d’imaginations ridicules. Elle a été jusqu’à prétendre que le crime a été commis par ce M.  Lolif que tu connais et qui n’est qu’un sot inoffensif. Bref, je ne puis rien tirer de clair d’une extravagante que mon greffier a toutes les peines du monde à suivre quand elle se met à divaguer. De ce côté encore, les obscurités abondent.

– Vous en convenez, et cependant vous persistez à soutenir l’accusation, dit Gaston avec amertume.

– Je ne soutiens rien du tout. Je ne suis pas le ministère public. Et j’ai fait pour la prévenue tout ce que je pouvais faire, plus que je ne devais peut-être, répondit sévèrement le magistrat. Il y a des doutes, je le reconnais, et le fait du domino retrouvé avant trois heures constitue une présomption très favorable à mademoiselle Lestérel. Je me suis appuyé sur ce fait pour prendre une mesure qui a été bien rarement appliquée dans une affaire criminelle de cette gravité, mais qui me paraît humaine et équitable. J’instruis, je ne juge pas. Ce sont les jurés qui jugent. C’est pour cela qu’on les a inventés. Mais je puis, sans clore l’instruction, épargner à une jeune fille intéressante des rigueurs inutiles. J’ai donc, après en avoir référé à qui de droit, signé l’ordre de la mettre en liberté sous caution. Cette caution a été versée aujourd’hui, et je n’ai aucune raison pour te cacher que c’est madame Cambry qui l’a fournie.

Je l’avais deviné. Elle la croit innocente, et elle est si bonne!

– À ne te rien celer, j’aurais préféré qu’elle ne se mêlât pas de cette affaire, car enfin elle sera bientôt ma femme, et il n’est pas d’usage que les prévenues soit cautionnées par la future du juge qui a leur affaire entre les mains. Mais elle a fortement insisté, et puis, après tout, nous ne sommes pas encore mariés. Elle est libre de ses actions. D’ailleurs, je ne vois pas à qui mademoiselle Lestérel aurait pu demander ce service.

 

– À moi.

– L’inconvénient eût été le même, puisque tu es mon neveu. Et, de plus, ton intervention aurait pu nuire à la prévenue. Elle aurait donné lieu à une foule de commentaires défavorables. La sœur ne pouvait rien faire sans l’autorisation de son mari, qui n’est pas bien disposé pour mademoiselle Lestérel. Je l’ai fait appeler, ce mari. Il a reconnu le poignard, mais il ne sait rien de l’affaire. Sa femme, qui est malade, a été interrogée chez elle en vertu d’une commission rogatoire. Elle ne m’a rien appris non plus.

– Mais… la suite, mon oncle? Quelle va être la situation de mademoiselle Lestérel après sa sortie de prison?

– Mademoiselle Lestérel restera à ma disposition, et je te préviens qu’elle sera l’objet d’une surveillance discrète, mais attentive.

– Du moins, je pourrai la voir?

– Si elle y consent, oui. Je t’engage cependant à être très réservé dans tes rapports avec elle. Madame Cambry aussi la verra, et je l’ai priée d’y mettre beaucoup de prudence.

– Et comment finira cette triste liberté?

– Il arrivera de deux choses l’une: ou l’enquête que je vais poursuivre n’aboutira à aucune découverte nouvelle, et alors, quand je jugerai qu’il n’y a plus rien à espérer, je transmettrai le dossier de mademoiselle Lestérel à la chambre des mises en accusation, qui renverra très probablement la prévenue devant la cour d’assises; ou, au contraire, je trouverai une autre coupable… il m’en faut une, car Julie Berthier a été tuée par une femme…

– Par une femme qui est ici, s’écria Gaston.

– Comment, par une femme qui est ici? demanda M.  Roger Darcy, en lançant à son neveu un regard de juge d’instruction, un de ces regards qui lisent dans les yeux et qui fouillent les consciences. Deviens-tu fou, ou bien te moques-tu de moi?

Le dernier accord de l’orchestre expirait, les valseurs s’arrêtaient, et on voyait poindre au milieu des couples enchevêtrés le substitut haletant qui ramenait madame Cambry.

Au même moment, la marquise apparaissait radieuse à l’entrée de la salle de bal, et s’avançait entourée d’un cortège d’adorateurs, au premier rang desquels brillait Nointel, jeune, fier, souriant, cambrant sa taille et relevant les pointes de ses moustaches.

Gaston, qui allait prononcer le nom de madame de Barancos, se rappela, en apercevant son ami, que l’heure n’était pas venue, et que le lieu eût été mal choisi pour dénoncer une si grande dame.

– Je voulais dire: qui est peut-être ici, murmura-t-il d’un air embarrassé.

L’oncle sourit et lui dit paternellement:

– Mon cher Gaston, tu n’es vraiment pas assez sérieux, et je crains bien que tu ne sois pas d’un grand secours à mademoiselle Lestérel. Tu t’es mis en tête, je le parierais, une foule d’idées saugrenues. Tu t’imagines que Julie Berthier a été tuée par une femme du monde et que tu vas découvrir cette femme par des moyens de comédie. Tu fais du roman, au lieu de suivre pas à pas la réalité. Ce n’est pas en courant après des chimères que tu me démontreras l’innocence de ta protégée.

»Oui, je te le répète, il est possible à la rigueur qu’elle soit victime d’une méprise, qu’une autre soit entrée dans la loge; mais cette autre, ce n’est pas dans ce salon qu’il faut la chercher. La d’Orcival avait des amies, des rivales. Ce côté de sa vie n’a pas été suffisamment élucidé, j’en conviens. Les témoignages manquent. Provoque-les, si tu peux, mais, crois-moi, ne soupçonne plus les marquises… car c’est la marquise que tu regardais tout à l’heure, quand tu as lâché cette énormité.

»Et maintenant souffre que je te quitte pour aller reprendre mon rôle de futur mari. Madame Cambry ne t’a-t-elle pas promis un quadrille? En dansant avec elle, tu pourras lui demander son avis sur le meilleur moyen de voir mademoiselle Lestérel sans la compromettre. Et je t’engage à te conformer à ses recommandations, car elle est de bon conseil.

Gaston mourait d’envie de répondre: Suivez-le donc, son avis. Si vous la consultiez, elle vous conseillerait de rendre une ordonnance de non-lieu. Mais il savait bien que cette verte réplique ne produirait aucun effet sur ce juge incoercible, et il se tut.

L’oncle Roger se rapprocha de madame Cambry qui revenait plus charmante après cette valse ailée, cette valse dont les tourbillons emportent la mélancolie, comme le vent disperse les cendres d’un incendie. Et le neveu, blessé au cœur par la ruine d’une espérance prématurément conçue, s’en alla vers Nointel qu’il lui tardait de rejoindre pour lui confier ses chagrins, mêlés d’un peu de joie. Berthe allait être libre. Il allait la revoir. Mais qu’était ce semblant de bonheur au prix des dangers qui la menaçaient encore? La revoir! Et puis, la perdre ensuite pour toujours. La seule pensée de cet avenir le faisait frissonner, et il se reprenait à accuser de légèreté son ami le capitaine qui paradait en ce moment devant la Barancos et qui perdait son temps à préparer des pièges où elle ne tomberait jamais.

Il manœuvra pourtant de façon à suivre de loin la superbe marquise. Elle s’en allait, passant la revue de ses invitées et distribuant à la ronde des sourires et des mots gracieux, nuancés avec un parfait discernement, suivant l’âge ou la qualité. Une reine ne se serait pas mieux acquittée de cette distribution de gracieusetés obligatoires. On voyait bien qu’elle avait naguère gouverné à la Havane.

Gaston observa qu’elle comblait madame Cambry et même M.  Roger Darcy, quoiqu’elle les connût fort peu. Elle les avait souvent rencontrés dans le monde, mais c’était la première fois qu’elle les recevait chez elle. Ils fuyaient les grandes fêtes, et il avait fallu une circonstance particulière pour que madame Cambry se décidât à se produire devant le tout-Paris qui recherche les raouts cosmopolites. Son mariage était décidé depuis peu de jours, et elle avait saisi volontiers cette occasion pour donner une sorte de consécration officielle à un projet qui allait se réaliser à bref délai. Mais on eût dit qu’elle se sentait un peu déplacée parmi ces étrangères à fracas qui formaient le fond de la société habituelle de la marquise. Et quoiqu’il y fît très bonne figure, le juge d’instruction avait un peu l’air de penser ce que disait le doge de Gênes à Versailles: «Ce qui m’étonne le plus ici, c’est de m’y voir.»Un nuage passa sur le front de madame Cambry, lorsque madame de Barancos s’arrêta devant elle pour la remercier d’être venue et pour la complimenter en termes exquis.

– On jurerait qu’elle soupçonne que Berthe doit son malheur à cette femme, pensait Gaston Darcy.

Mais le nuage passa vite, les compliments furent rendus avec une courtoisie fine, et pendant quelques instants les hommes purent jouir d’un tableau fait à souhait pour le plaisir des yeux: les deux plus ravissantes femmes de ce bal où brillaient toutes les merveilles des deux mondes, échangeant de doux propos et se faisant vis-à-vis, comme pour mieux mettre en lumière le contraste de leurs deux beautés: l’éclatante Espagnole au teint doré, aux regards de feu; la Parisienne au charme doux et pénétrant comme l’odeur du thé. Un rubis et une perle.

Gaston bénissait la perle autant qu’il l’admirait, et Nointel avait bien l’air d’adorer le rubis. Cependant, dès qu’il aperçut Darcy, il s’arrangea pour laisser passer la marquise et sa cour, et il l’aborda en lui disant tout bas:

– Eh bien, as-tu causé avec ton oncle?