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Le crime de l'Opéra 2

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Nointel se posait ces questions au beau milieu de la rue Caumartin, et, à son air, les passants devaient le prendre pour un amoureux bayant aux étoiles.

– J’y suis! s’écria-t-il en se frappant le front, ni plus ni moins qu’un poète qui vient de trouver une rime longtemps cherchée. La mère n’a plus de nouvelle de l’enfant, depuis que mademoiselle Lestérel est sous clef. Mademoiselle Lestérel seule sait où est la nourrice. Peut-être a-t-elle poussé le dévouement jusqu’à dire que l’enfant était à elle. Dans tous les cas, elle s’est bien gardée de donner l’adresse de madame Crozon; le mari était de retour, et cette nourrice aurait pu faire la sottise de venir au domicile conjugal. De sorte que maintenant les communications sont interrompues. Cependant, comment se fait-il que mademoiselle Berthe n’ait pas dit à sa sœur où elle a mis cet enfant?

Ici Nointel fit une nouvelle pause. Il perdait la piste. Mais son esprit sagace la retrouva bientôt.

– Eh! oui, reprit-il, après avoir examiné une idée qui lui était venue tout à coup, l’aventure s’arrange très bien ainsi… madame Crozon savait que son jaloux cherchait le malheureux petit bâtard. Elle était surveillée de près. Elle a prié Berthe de se charger du déménagement de l’enfant. Et Berthe a opéré ce déménagement dans la nuit du samedi. Elle a été arrêtée le dimanche avant d’avoir pu voir sa sœur. Voilà l’emploi de cette fameuse nuit expliqué du même coup… et le silence obstiné de la prévenue aussi; car, pour se justifier, il faudrait qu’elle dénonçât la conduite de madame Crozon. Il ne reste plus qu’à trouver la nourrice… et elle doit demeurer dans les parages de Belleville, puisque c’est de ce côté-là qu’on a ramassé le domino. Parbleu! je la dénicherai…

Le capitaine s’arrêta encore pour donner audience aux réflexions qui naissaient les unes des autres. Et la fin de cette méditation fut qu’il lâcha un gros juron suivi de ces mots:

– Triple sot que je suis! je l’ai eue sous la main et je l’ai laissée partir. C’est la grosse femme qui m’a accosté au Père-Lachaise pour me demander si mademoiselle Lestérel était en prison. Elle m’a dit qu’elle habitait tout près du cimetière, et elle a bien l’encolure d’une nourrice. Je me souviens même que j’en ai fait la remarque. Comment la rattraper maintenant? Courir Belleville et ses alentours? J’ai d’autres chiens à fouetter… Simancas, par exemple. Elle a ma carte… par bonheur, je la lui ai remise et je lui ai dit que j’étais en mesure d’être utile à l’incarcérée… elle ne manque pas de finesse, la commère, car elle a inventé pour me dérouter une histoire de blanchissage… peut-être se décidera-t-elle un jour ou l’autre à venir me trouver… ne fût-ce que pour toucher son dû… au bout du mois.

»Eh bien j’attendrai, conclut Nointel, et en attendant je ne manquerai pas de besogne, car il ne suffira pas de démontrer tout ce que je viens de découvrir, à force de raisonnements… quelle belle chose que la logique!… L’oncle Roger est un juge exigeant. Il lui faut une coupable, et c’est moi qui la lui amènerai. Je sais où elle est, mais je ne peux pas encore aller la prendre dans son hôtel. Et puis, j’ai un compte à régler avec un gredin que je vais forcer à me servir de limier pour chasser la marquise. Allons, mon siège est fait maintenant.

Sus au Simancas!

Il y avait bien dix minutes que Nointel monologuait ainsi sur le pavé boueux de la rue Caumartin, mais il n’avait pas perdu son temps, car un plan de campagne complet venait de jaillir de son cerveau.

Il tira sa montre, et il vit qu’il était à peine cinq heures. Crozon avait fait irruption au cercle bien avant l’instant du rendez-vous. La conférence au parloir et la visite à madame Crozon n’avaient pas été longues. Avant d’aller dîner pour achever une journée si bien remplie, Nointel avait encore le temps de commencer ses opérations.

– Où trouverai-je mon Simancas? se demanda-t-il d’abord. Il ne mettra pas les pieds au cercle, tant qu’il n’aura pas de nouvelles du duel préparé par ses soins. Il sait qu’il m’y rencontrerait, et il ne se soucie pas de me donner des explications sur la prétendue indisposition de madame de Barancos; et ces explications, il espère que je ne les lui demanderai jamais, car il compte que le baleinier me tuera demain… Je suis à peu près sûr qu’à cette heure il est chez la marquise, mais ce n’est pas sur ce terrain-là que je veux le rencontrer. Il faut pourtant que j’attaque immédiatement. Je me sens un entrain de tous les diables. Ce serait dommage de ne pas en profiter.

Ce jour-là était décidément pour Nointel le jour aux idées, car il lui en vint encore une au moment où il tournait l’angle de la rue Saint-Lazare.

Il se souvint que Saint-Galmier demeurait tout près de là, rue d’Isly, et qu’il donnait des consultations de cinq à sept. Tout le cercle savait cela, le docteur ne se faisant pas faute de le dire bien haut, chaque fois qu’il y venait. Et cette réclame parlée ne lui réussissait pas trop mal, car bien des gens le prenaient pour un médecin sérieux. Le major Cocktail prétendait même avoir été guéri par lui d’une névrose de l’estomac, due à un usage trop fréquent des liqueurs fortes, et le major Cocktail n’était certes pas un naïf.

Nointel ne croyait ni à la science, ni à la clientèle de ce praticien du Canada, mais il supposait qu’on le trouvait chez lui à l’heure où il était censé recevoir ses malades, et il s’achemina, sans tarder, vers la rue d’Isly. Saint-Galmier devait être associé à toutes les intrigues de Simancas, Saint-Galmier devait posséder, comme Simancas le secret de la marquise, car il était avec lui, pendant cette mémorable nuit du bal de l’Opéra. Décidé à aborder immédiatement l’ennemi, le capitaine résolut, puisque le chef se dérobait, de tomber d’abord sur le lieutenant qui se trouvait à sa portée. Ce n’était que peloter en attendant partie, mais il pensait que cette première escarmouche lui ferait la main avant d’engager la bataille.

Saint-Galmier occupait tout le premier étage d’une belle maison neuve, et à la façon dont le portier lui répondit, Nointel vit tout de suite que le docteur était bien noté dans l’esprit de ce représentant du propriétaire. Cela ne le surprit pas, car il savait que les gredins d’une certaine catégorie paient exactement leur terme et ne marchandent pas les gratifications aux subalternes. Ce qui l’étonna davantage, ce fut de voir que ce gradué de Québec avait des pratiques. On prenait des numéros pour être reçu dans son cabinet, des numéros que distribuait un nègre en livrée rouge et verte. Ce nègre semblait destiné à battre la grosse caisse sur la voiture d’un charlatan, mais il faut bien passer quelques fantaisies de mauvais goût à un savant exotique, et d’ailleurs l’appartement avait bon air. Rien n’y sentait l’opérateur.

Nointel fut introduit dans un salon d’attente, sévèrement meublé. Bahuts en vieux chêne, tenture de papier imitant le cuir; au milieu, une grande table chargée d’albums, armoires en faux Boulle dans les encoignures, tapis d’Aubusson, vaste cheminée avec un bon feu de bois, tableaux anciens de maîtres inconnus, fauteuils en tapisserie, imitation de Beauvais. Pas de vulgarités. La classique gravure qui représente Hippocrate refusant les présents d’Artaxercès brillait par son absence.

Et ce salon n’était pas vide, tant s’en fallait. Seulement, il n’y avait que des femmes. Saint-Galmier cultivait la spécialité des névroses, et le sexe fort est beaucoup moins nerveux que l’autre. La névrose prend des formes variées et sert à une foule d’usages. La névrose est commode. On peut en user partout, même en voyage. Elle n’enlaidit pas. Et puis, le nom est joli. C’est une maladie qu’on avoue dans le monde et qui n’empêche pas d’y aller. Mais, pour bien établir qu’on la possède, il faut avoir l’air de la soigner, et rien n’est plus facile. Saint-Galmier se chargeait de la traiter au goût des personnes. Il prescrivait le régime qui plaisait le mieux à la consultante, et, par ce procédé extramédical, il obtenait des résultats très satisfaisants. C’était ce qu’il appelait sa méthode diététique, et ses clientes s’en trouvaient à merveille. Nointel vit là des grasses, des maigres, des blondes, des brunes, des jeunes, des vieilles qui paraissaient être en voie de guérison, car elles causaient modes et nouvelles du jour: toutes fort élégantes d’ailleurs; le célèbre docteur ne donnait de conseils qu’aux riches et se faisait payer fort cher.

– Il ne manque à cette réunion de folles que la marquise de Barancos, se dit le capitaine en s’asseyant modestement dans le coin le plus obscur du salon. Du diable si je me doutais que cet aide de camp civil d’un général péruvien exerçait pour tout de bon la médecine. Je découvre un Saint-Galmier que je ne soupçonnais pas. À moins que ces dames ne soient de simples figurantes, louées à l’heure. Parbleu! ce serait drôle… mais ce n’est pas probable. Il y a toujours à Paris une clientèle féminine pour les marchands d’orviétan qui viennent de l’étranger. Saint-Galmier a compris qu’il lui fallait une enseigne pour qu’on ne pût pas l’accuser de vivre uniquement de malfaisances, et il a choisi une profession qui lui laisse beaucoup de liberté et qui lui rapporte beaucoup d’argent. Le drôle est aussi fort que Simancas, et le voilà médecin en titre de la marquise. Mais je vais déranger un peu ses combinaisons. Il ne s’attend guère à me voir dans son cabinet, et il s’attend moins encore à la botte que je vais lui pousser pour commencer.

L’entrée de Nointel avait produit une certaine sensation parmi les nerveuses. Sans doute elles n’étaient point accoutumées à rencontrer chez leur docteur préféré des cavaliers si bien tournés. Les conversations cessèrent, les mains qui feuilletaient les albums s’arrêtèrent, et les yeux se tournèrent tous vers le beau capitaine. Mais il fit mine de ne pas s’apercevoir qu’on le regardait. Il ne venait pas là pour chercher des bonnes fortunes, et d’ailleurs les clientes de Saint-Galmier ne le tentaient pas du tout.

 

Il eut bientôt le plaisir de constater que les consultations n’étaient pas longues. Il ne se passait pas dix minutes sans que la porte du cabinet s’ouvrît discrètement, et sans que le docteur se montrât sur le seuil; mais Nointel était si bien établi au fond d’une encoignure que Saint-Galmier ne pouvait pas l’apercevoir, car le salon était assez faiblement éclairé par des lampes recouvertes d’abat-jour. À chaque apparition de l’illustre praticien, une de ces dames se levait, appelée par un geste gracieux, et pénétrait dans le sanctuaire qui avait deux issues. On ne la revoyait plus, et, après un peu de temps, une autre lui succédait. Chacune passait à son rang, sans contestation et sans bruit, car Saint-Galmier ne recevait que des personnes bien élevées, et son nègre ne distribuait des numéros que pour la forme.

Nointel était arrivé le dernier, mais son tour ne pouvait guère tarder à venir, et il l’attendait en rêvant à une chose qui le préoccupait depuis la veille et à laquelle il n’avait pas encore eu le temps de penser sérieusement. Saint-Galmier et Simancas vivaient dans la plus étroite intimité, ce n’était pas douteux. Ils avaient eu des intérêts communs avec Golymine, ce n’était pas douteux non plus. Quels intérêts, et sur quoi se fondait cette union qui avait survécu au Polonais? À quelle œuvre ténébreuse avaient travaillé ensemble ces trois aventuriers? S’étaient-ils toujours bornés à exploiter des secrets féminins, ou existait-il entre eux des liens créés par des complicités plus graves? La dernière de ces deux suppositions semblait improbable, et pourtant Nointel ne la rejetait pas absolument, car il avait fort mauvaise opinion de toute cette bande étrangère.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, le salon se vidait rapidement. Il n’y restait plus qu’une petite personne, rondelette et fraîche comme une rose, qui n’avait pas du tout la mine d’une femme tourmentée par les nerfs, quoiqu’elle s’agitât beaucoup sur son fauteuil. Le capitaine pensa qu’elle venait demander au docteur une recette pour se faire maigrir, et il s’amusait à l’examiner à la dérobée, lorsqu’il entendit dans l’antichambre des voix d’hommes, celle du nègre probablement, et une autre plus forte et plus rauque. C’était le bruit, facile à reconnaître, d’une altercation, et dans cet appartement, silencieux comme une église, ce tapage faisait un effet singulier. La dame grasse écoutait d’un air scandalisé. Tout à coup, la porte fut ouverte violemment, et un individu se rua dans le salon en criant au valet de couleur:

– Je te dis que j’entrerai, espèce de mal blanchi. J’en ai assez de poser dans la rue, et je veux voir le patron. Je suis malade, je viens le consulter.

Le nègre n’osa pas poursuivre cet étrange client, qui alla se camper à cheval sur une chaise, à l’autre bout du salon, sans regarder personne. C’était un grand gaillard vêtu comme un ouvrier endimanché, coiffé d’un chapeau mou qui paraissait être vissé sur sa tête, et affligé d’une figure patibulaire: nez rouge, bouche avachie par l’usage continuel de la pipe, teint terreux. Un vrai type de rôdeur de barrières.

– Oh! oh! pensa le capitaine, Saint-Galmier a de jolies connaissances. Il ne dira pas que ce chenapan a une névrose. C’est un homme qui a des affaires à régler avec lui. Quelles affaires? Je serais curieux de le savoir… et je le saurai. Il faut que je le sache… dussé-je entrer en conversation avec ce goujat.

La dame s’était prudemment rapprochée de la porte, et aussitôt que cette porte fut entrebâillée par le docteur, elle s’y précipita avec une telle impétuosité que Saint-Galmier n’eut pas le temps d’envisager le nouveau client qui venait de lui arriver. Nointel était invisible dans son coin et s’y tint coi, si bien que le Canadien n’eut aucun soupçon de sa présence.

L’homme n’avait pas fait de tentative pour passer avant la consultante obèse, mais il jurait entre ses dents, il se balançait sur sa chaise comme un ours en cage, et il finit par se lever pour aller s’embusquer à l’entrée du cabinet.

– Bon! se dit Nointel, la scène promet d’être amusante et instructive. Je n’en perdrai pas un mot. Décidément, je suis en veine aujourd’hui. Tout m’arrive à point. Je vais franchir du premier coup le mur de la vie privée de ce cher Saint-Galmier.

Et il se tapit du mieux qu’il put dans son angle. La place était excellente pour voir sans être vu, et le client au nez rouge ne paraissait pas s’être aperçu qu’il y avait là quelqu’un. Il piétinait d’impatience et il poussait de temps en temps des grognements sourds.

– Il a soif, pensa le capitaine qui connaissait ce tic d’ivrogne, il a soif, et il vient sommer Saint-Galmier de lui donner de quoi s’humecter le gosier.

La cliente joufflue n’abusa pas des instants du docteur, car, au bout de quatre minutes, celui-ci vint jeter un coup d’œil dans le salon où il s’attendait sans doute à ne plus trouver personne; mais, au moment où il soulevait la portière de reps brun, sa face réjouie se trouva nez à nez avec celle du visiteur à la trogne rubiconde, et le dialogue suivant s’engagea aussitôt, sur le mode majeur:

– Comment! c’est encore vous! Qu’est-ce que vous venez faire ici? Je vous ai défendu de vous y présenter aux heures où je reçois.

– Possible, mais je ne peux pas vous mettre la main dessus depuis deux jours, et je n’ai plus le sou. Pour lors, comme je ne vis pas de l’air du temps, je me suis dit: En avant les grands moyens! Je vais chercher ma paie.

– Et moi, je suis chargé de vous dire qu’on n’a plus besoin de vous. Avant-hier, vous avez touché une gratification; ce sera la dernière.

– La dernière! as-tu fini, bouffi! La dernière! ah ben, c’est ça qui serait drôle. Alors je me serais esquinté le tempérament à trimer la nuit dans les rues, j’aurais risqué vingt fois d’attraper un mauvais coup d’un bourgeois pas commode… y en a pas beaucoup, mais y en a… et tout ça pour que vous veniez me donner mon congé, sans crier gare. Un larbin a droit à ses huit jours, quand on le colle dehors. Moi, je veux mes huit mois… à cent cinquante balles par semaine… et ça n’est pas trop.

– Vous êtes fou.

– Non, et la preuve, c’est que si vous ne casquez pas, j’irai conter ma petite affaire au commissaire du quartier. Ça m’est égal d’aller où vous savez, si nous sommes trois pour faire le voyage ensemble. Vous êtes rigolo, le général du Pérou aussi. Je ne m’embêterai pas pendant la traversée.

– Voulez-vous vous taire, malheureux! on peut vous entendre.

– Je m’en bats l’œil. Aboulez, ou je crie plus fort.

– Êtes-vous sûr que nous ne sommes pas seuls ici? reprit le docteur en s’avançant jusqu’au milieu du salon.

– Bonjour, mon cher, dit Nointel qui surgit tout à coup.

Saint-Galmier faillit tomber à la renverse, mais il eut encore la présence d’esprit de revenir à l’homme, de lui glisser quelques louis dans la main et de le pousser vers la porte de l’antichambre en lui disant:

– Revenez demain, mon ami, demain matin… je vous donnerai une ordonnance… ce soir, je suis pressé, et il faut que je reçoive monsieur.

Le réclamant, aussi surpris que lui, ne tenait pas sans doute à continuer devant un témoin cette conversation édifiante. Il se laissa mettre dehors, et le capitaine resta seul avec le docteur.

– Je vous dérange peut-être, dit Nointel. Figurez-vous que je suis là depuis une demi-heure, et que je m’étais endormi au coin de votre cheminée. Au milieu d’une demi-douzaine de jolies femmes, c’est impardonnable, mais il fait si chaud dans ce salon! La voix de votre client m’a réveillé en sursaut.

– Quoi! vraiment, vous dormiez? balbutia Saint-Galmier en cherchant à reprendre son aplomb.

– Mon Dieu! oui. Je n’ai jamais de ma vie pu faire antichambre sans me laisser gagner par le sommeil: deux fois dans ma vie j’ai eu une audience du ministre de la guerre; deux fois je me suis mis à ronfler dans le salon d’attente de Son Excellence, et j’ai laissé passer mon tour. Cette infirmité-là m’a fait manquer ma carrière. Mais qu’est-ce qu’il avait donc votre client? Il ne paraissait pas content.

– C’est un pauvre diable que je soigne pour rien et qui se fâche parce que je lui prescris un régime qu’il ne veut pas suivre. Je lui prêche la sobriété, et il n’entend pas de cette oreille-là. Tous ces alcoolisés sont les mêmes.

– Alcoolisés! comme on invente des jolis mots maintenant! Au 8e hussards nous aurions dit: tous ces ivrognes. Alors, votre malade a un faible pour les liqueurs fortes? Il m’a semblé, en effet, qu’il parlait de boire.

– Ah! vous avez entendu ce qu’il disait?

– Quelques mots seulement… qui m’ont paru très incohérents… plus le sou… boire… traîner la nuit dans les rues… Je n’y ai rien compris, et je n’ai pas cherché à comprendre.

– Ce malheureux est à moitié fou. Il a de plus une névrose de l’estomac, et je désespère de le guérir. Mais vous, mon cher capitaine, est-ce que vous auriez besoin de mes soins?

– Moi, docteur? Non, Dieu merci! J’ai le cerveau en bon état, et quant à l’estomac… vous m’avez vu fonctionner dimanche à la Maison-d’Or. Ce pâté de rouges-gorges était mémorable. Vous devriez bien me donner la recette.

– Serait-ce pour me la demander que vous m’avez fait l’honneur de venir chez moi?

– Pas précisément. Je viens pour avoir avec vous une petite explication.

– Tout ce que vous voudrez. Prenez donc la peine d’entrer dans mon cabinet, l’heure de ma consultation n’est pas encore tout à fait écoulée, et si nous restions ici, nous courrions le risque d’être dérangés.

– Par l’alcoolisé?

– Non; par une cliente attardée. Vous n’imaginez pas à quel point les femmes sont inexactes.

Le cabinet était vaste et moins éclairé encore que le salon. D’épaisses tentures de drap vert y amortissaient le son de la voix. Il eût été difficile de rêver un endroit plus propice aux confidences. Un médecin est un confesseur, et Saint-Galmier, qui pratiquait religieusement cette règle professionnelle, ferma la porte au verrou après avoir introduit Nointel. Il le fit asseoir ensuite tout près de lui, et il lui dit de son air le plus gracieux:

– Me voici tout prêt à vous fournir le renseignement dont vous avez besoin. Excusez-moi de ne pas vous offrir un cigare. Vous comprenez… je ne reçois guère ici que des femmes nerveuses… extranerveuses même… l’odeur du tabac les ferait tomber en syncope. C’est bien d’un renseignement qu’il s’agit?

– J’avais dit: une explication, mais je ne tiens pas à mon mot. Je tiens seulement à savoir pourquoi vous êtes allé, mardi dernier, il y a juste huit jours, faire une visite à Julia d’Orcival, en son hôtel du boulevard Malesherbes.

Le docteur eut un léger tressaillement qui n’échappa point à l’œil attentif du capitaine.

– Je suis indiscret, n’est-ce pas? reprit Nointel.

– Nullement, nullement, répondit Saint-Galmier, avec une parfaite courtoisie. Permettez-moi de rassembler mes souvenirs. C’était, dites-vous, mardi dernier?

– Oui, le lendemain de la mort du comte Golymine.

– En effet, je me souviens maintenant. Eh bien, mais c’est très simple. Je suis allé chez cette pauvre femme parce qu’elle m’avait fait appeler pour me consulter.

– Elle était donc malade?

– Oh! rien de grave. Une légère névrose de… oui, de la face. Ce suicide avait produit sur elle une impression très vive: la secousse avait déterminé des accidents nerveux…

– Et comme elle savait que vous êtes le premier médecin du monde pour soigner les nerfs surexcités, elle s’est adressée à vous. Rien de plus naturel. Vous ne la connaissiez pas avant cette visite?

– Pas autrement que de vue.

– Et depuis, vous n’êtes pas retourné chez elle?

– Mon Dieu, non. C’eût été tout à fait inutile. Le traitement que j’avais prescrit a guéri la malade en vingt-quatre heures. Et je regrette amèrement d’avoir réussi trop vite à la débarrasser d’une incommodité qui, si elle se fût prolongée, l’eût empêchée sans aucun doute d’aller à ce bal de l’Opéra, où la mort l’attendait.

– Que voulez-vous, docteur! C’était écrit là-haut sur le grand rouleau. Quand la fatalité s’en mêle, il n’y a rien à faire. La destinée de Julia était de finir au bal masqué. La vôtre est peut-être de m’aider à découvrir la scélérate personne qui l’a tuée.

– Moi! mais je n’en sais pas plus que vous sur ce triste sujet, dit Saint-Galmier avec une vivacité qui fit sourire le capitaine. J’étais à l’Opéra avec Simancas, dans une loge contiguë à celle de madame d’Orcival, mais nous n’avons absolument rien vu. Le juge d’instruction a cru devoir nous faire appeler hier: nous lui avons déclaré qu’à notre grand regret, nous n’étions pas en mesure de le renseigner.

 

– Je conçois cela; mais peut-être pourrez-vous me dire, à moi qui ne suis pas juge d’instruction, pour quel motif, lorsque vous êtes allé mardi dernier chez Julia, vous vous êtes présenté de la part de mon ami Gaston Darcy.

La botte était droite autant qu’imprévue, et le docteur fut pris hors de garde. Il rougit jusqu’aux oreilles, et répondit d’une voix étranglée:

– C’est une erreur… vous êtes mal informé, capitaine.

– Parfaitement informé, au contraire. Vous avez dit à Julia, qui ne vous avait pas fait appeler, par l’excellente raison qu’elle n’était pas malade, vous lui avez dit que Darcy vous envoyait prendre de ses nouvelles. Vous avez ajouté que vous étiez l’ami intime du même Darcy. Et, pardonnez ma franchise, ces deux affirmations étaient… inexactes.

– Je proteste, balbutia Saint-Galmier en s’agitant sur son fauteuil; madame d’Orcival n’a pas pu vous raconter cela.

– Non, car je ne l’ai pas vue, mais j’ai vu sa femme de chambre.

– Sa femme de chambre, répéta machinalement le docteur qui commençait à perdre la tête.

– Oui, une certaine Mariette, une fille très intelligente ma foi! Elle est venue chez Gaston Darcy, hier matin… vous entendez que je précise… je me trouvais là, et elle a dit devant moi tout ce que je viens de vous redire. Vous me ferez, je suppose, l’honneur de me croire.

– Je vous crois, mon cher capitaine, mais… cette femme a pu inventer…

– Elle n’a aucun intérêt à mentir. Du reste, si vous contestiez ses affirmations, il y a un moyen bien simple de vider le débat, c’est de vous mettre en présence. Je vais aller la chercher, vous vous expliquerez, et…

– C’est inutile… ses propos ne valent pas la peine que je les réfute… et j’espère que vous voudrez bien vous en rapporter à moi.

– Je vois que vous ne comprenez pas la situation, dit froidement Nointel. S’il ne s’agissait que de savoir qui de vous ou de cette soubrette a altéré la vérité, je ne me serais pas dérangé. Vos affaires ne sont pas les miennes, et il m’importe fort peu que vous vous soyez introduit chez la d’Orcival sous un prétexte ou sous un autre. Mais mon ami Darcy n’est pas dans le même cas que moi. Il trouve mauvais que vous vous soyez servi de son nom sans son autorisation; il est blessé de l’usage que vous en avez fait, et vous devinez sans doute que c’est lui qui m’envoie.

Ce dernier coup désarçonna tout à fait Saint-Galmier. L’infortuné praticien n’était pas belliqueux, et la perspective d’un duel l’effrayait considérablement. À tout prix, il voulait éviter la bataille, et il cherchait un moyen de satisfaire Darcy sans exposer sa peau.

– Donc, reprit le capitaine, je vous prie de me désigner, séance tenante, un de vos amis, afin que nous puissions arrêter ensemble les conditions de la rencontre. Darcy désire que tout soit terminé d’ici à vingt-quatre heures. S’il vous plaisait de choisir le général Simancas, je m’entendrais facilement avec lui, et nous irions très vite.

Pendant que Nointel parlait ainsi, le docteur avait déjà trouvé un biais pour se tirer du mauvais pas où il s’était mis.

– Jamais, s’écria-t-il, jamais je ne me battrai avec M.  Darcy qui m’inspire la plus vive sympathie. J’aime mieux convenir que j’ai eu tort d’user de son nom.

– Pardon! cela ne suffit pas. Il faudrait encore m’apprendre pourquoi vous en avez usé, ou plutôt abusé.

– Vous l’exigez? Eh bien, quoi qu’il en coûte à mon amour-propre médical de vous faire cet aveu, sachez que je désirais depuis longtemps compter madame d’Orcival au nombre de mes clientes; elle avait de très belles relations, et elle pouvait m’être fort utile pour me lancer dans un monde où les névroses sont très fréquentes. Malheureusement, je ne la connaissais pas et je n’osais pas demander à M.  Darcy de me présenter. Quand j’ai appris qu’elle venait de rompre avec lui, j’ai eu la fâcheuse idée d’essayer d’une supercherie qui me semblait innocente. J’ai été doublement puni de mon imprudence, car je n’ai pas obtenu mes entrées chez la dame, et j’ai offensé un homme que je tiens en grande estime. Veuillez lui dire que je suis désolé de ce qui s’est passé, et que je le prie d’accepter mes excuses.

– C’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. Darcy vous demandera des excuses écrites.

– Je les écrirai sous votre dictée, si vous jugez que ce soit nécessaire pour effacer toute trace de mésintelligence entre votre ami et moi.

En ce moment, le docteur imitait les marins qui jettent une partie de la cargaison à l’eau pour alléger le navire battu par la tempête, et le sacrifice de son honneur ne lui coûtait guère, pour éviter de dire la vérité sur le motif de sa visite à Julia. Il aurait accepté bien d’autres humiliations, plutôt que de livrer le secret de ses anciennes relations avec Golymine. Mais il se trompait en croyant qu’il en serait quitte à si bon marché.

Nointel pensait:

– La platitude de ce drôle passe tout ce que j’imaginais, et je ne tirerai rien de lui par les moyens détournés. Il ment avec un aplomb superlatif et une désinvolture étonnante. Pour l’abattre, pour le mettre sous mes pieds, il faut que je frappe plus fort.

– C’est dit, n’est-ce pas, capitaine? reprit Saint-Galmier; je ferai amende honorable, sous telle forme qu’il vous plaira, et vous vous chargerez de me remettre dans les bonnes grâces de M.  Darcy.

– Non pas, répliqua Nointel. Darcy se contentera de la lettre que vous allez lui écrire, Darcy ne vous forcera point à vous battre, – ce serait trop difficile, – il gardera même le silence sur cette affaire, qui, si elle venait à s’ébruiter, nuirait beaucoup à votre clientèle… et à votre considération, mais ne vous flattez pas qu’il l’oubliera. Entre nous, docteur, je crois qu’il ne vous saluera plus.

– Quoi! il attacherait tant d’importance à une légèreté de ma part! Je ne me consolerai jamais d’avoir perdu, par ma faute, des relations dont je m’honorais. J’espère que, du moins, vous, cher monsieur, vous ne me tiendrez pas rigueur.

Le capitaine, au lieu de répondre, se leva et se mit à se promener dans le cabinet, en sifflant l’air de la Casquette. Saint-Galmier, surpris et inquiet, se leva aussi et essaya d’une diversion.

– Vous regardez cette Madeleine au désert, dit-il en montrant une grande toile qui faisait vis-à-vis au buste d’Hippocrate, père de la médecine. C’est une belle œuvre, quoiqu’elle ne soit pas signée. On l’attribue au Carrache. Une de mes clientes m’en fit cadeau l’année dernière.

– Pour vous remercier de l’avoir guérie d’une névrose. Ah! c’est une agréable profession que la vôtre, et je conçois que vous teniez à l’exercer. Mais, dites-moi, est-ce que Simancas les soigne aussi, les névroses?

– Simancas! comment?… je ne comprends pas.

– Je vous demande cela parce que votre alcoolisé de tout à l’heure avait l’air de le connaître.

– Vous plaisantez, capitaine.

– Pas du tout. Ce client récalcitrant parlait d’un Péruvien. Or, il n’y a pas beaucoup de Péruviens à Paris. Je me rappelle même très bien ce qu’il disait en maugréant contre vous et contre ce Péruvien qui ne peut être que votre ami Simancas. Il disait: On me renvoie, on me casse aux gages, mais ça ne se passera pas comme ça. J’irai trouver le commissaire, et je lui raconterai tout.

– Il est impossible que vous ayez entendu cela… et d’ailleurs ce sont des paroles qui n’ont pas de sens…

– Mais si, mais si. L’aimable ivrogne a tenu encore d’autres discours. Il a ajouté qu’on l’enverrait sans doute au-delà des mers, mais qu’il n’irait pas tout seul. Il prétend que vous serez trois à faire la traversée.

– Vous savez bien que cet homme est fou, s’écria Saint-Galmier qui verdissait à vue d’œil.

– S’il l’est, je vous conseille de le faire enfermer le plus tôt possible, dit tranquillement Nointel. Si vous laissez ce gaillard-là en liberté…