Za darmo

Le crime de l'Opéra 2

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– Quelle est cette vénérable personne? demanda-t-il tout bas.

– Une femme qui, je crois, a été la nourrice de madame Cambry et qui gouverne maintenant sa maison, répondit Darcy. Elle lui est très dévouée.

– Je n’en doute pas. J’en doute si peu que, si j’avais l’honneur d’épouser madame Cambry, je congédierais cette duègne le lendemain de mon mariage.

– Est-ce que tu deviens fou?

– Non, je deviens sage.

Ce dialogue bizarre prit rapidement fin. On annonça les deux amis, et la belle veuve vint à leur rencontre avec une grâce empressée.

– Je vous sais un gré infini d’être venu, monsieur, dit-elle à Nointel en lui tendant une main qu’elle retira aussitôt parce qu’elle vit que le capitaine ne faisait pas mine de la prendre.

– Merci, mon cher Gaston, reprit-elle en s’adressant à Darcy, merci d’avoir accompagné votre ami. J’ai vu ce matin votre chère Berthe, et j’ai mille choses à vous dire. Votre oncle sait-il que je vous ai prié de passer chez moi?

– Oui, madame, nous venons de le quitter. Il allait au Palais.

– Vous a-t-il dit que je lui avais écrit? demanda la veuve en s’asseyant et en invitant les deux visiteurs à prendre place.

– Oui, répondit Gaston d’un air embarrassé; je me propose même de vous parler de certaines idées qui lui sont venues après avoir lu votre lettre et que vous m’aiderez, j’espère, à combattre. Nointel va être obligé d’aller le rejoindre et…

– Vous êtes trop discret, mon cher Gaston. Je n’ai rien à cacher à M.  Nointel, et même je tiens beaucoup à lui faire part de la résolution que j’ai prise, car je suis certaine qu’il l’approuvera. Il a, comme moi, horreur de toutes ces lugubres procédures qui absorbent en ce moment votre oncle, et il trouvera que j’ai raison de remettre mon mariage aux vacances.

– Oui, certes, dit vivement le capitaine, et je conçois, madame, qu’il vous répugne d’entendre parler sans cesse de ce crime de l’Opéra. Les journaux en sont pleins. Dans les cercles et dans les salons, on ne s’aborde plus sans se demander si on a enfin trouvé la personne qui a fait un si mauvais usage du poignard japonais. C’est écœurant. Mais je puis vous rassurer. L’instruction touche à son terme.

– M.  Darcy l’abandonne?

– Non, mais elle a fait un pas immense. On a découvert… dans le collet d’une pelisse qui avait appartenu à Golymine… c’est presque miraculeux… on a découvert une lettre écrite à ce Polonais par sa troisième maîtresse, celle qui a tué Julia…

– Une lettre… signée?

– Non, mais l’écriture a un caractère si particulier qu’on finira par la reconnaître… M.  Roger Darcy n’en doute pas.

– Et… la lettre est entre ses mains?

– Pas encore, mais je la lui remettrai dans une heure.

– Vous!

– Oui, madame; c’est à moi qu’est échue l’heureuse fortune de mettre la main sur ce précieux papier. J’ai acheté la pelisse à l’hôtel des ventes. Je l’ai fouillée, et j’en ai tiré trois billets doux que ce Golymine avait mis de côté, probablement pour exploiter un jour les imprudentes qui les ont écrits. L’un est de cette malheureuse madame Crozon, l’autre de madame la marquise de Barancos, l’autre enfin d’une femme très distinguée et très adroite qui a pris toutes les précautions imaginables pour qu’on ne la reconnût pas. Seulement, elle a oublié qu’il faut toujours compter avec le hasard. Et le hasard pourrait faire qu’un de ceux qui ont lu ou qui liront sa prose aient déjà vu quelque pièce de son écriture.

Il y eut un silence. Gaston écoutait distraitement et pensait que le capitaine se perdait fort mal à propos dans des digressions inutiles. Madame Cambry était fort attentive, mais elle ne se hâtait point de donner la réplique à Nointel, qui reprit:

– Il est étrange, en vérité, le drame qui va se dénouer d’ici quelques jours, ou d’ici à quelques heures. Ne voyez-vous pas le doigt de Dieu dans ce dénouement inattendu? Et quelles péripéties bizarres! Une première trouvaille fait qu’on accuse mademoiselle Lestérel… le poignard-éventail. Une seconde trouvaille… le bouton de manchette… fait qu’on accuse madame de Barancos. Deux innocentes. Mais la Providence intervient enfin. On trouve la lettre, et cette fois la coupable est prise… ou du moins elle le sera.

– Prise! dit madame Cambry en se redressant. Qu’en savez-vous?

– Oh! ce n’est plus qu’une question de temps. Et puisque cette histoire paraît vous intéresser, voulez-vous me permettre, madame, d’y joindre le récit des perplexités par lesquelles je viens de passer? C’est un peu ridicule, car il s’agit de pures chimères. Mon imagination me joue quelquefois de ces tours-là. Donc, après avoir mis la main sur cette lettre, je me suis mis à supposer qu’une circonstance quelconque allait m’apprendre de qui elle était. Pourquoi pas? Un malheur, dit-on, n’arrive jamais seul. Un hasard non plus. Et pendant que j’étais en veine de conjectures, j’ai supposé encore que j’avais rencontré dans le monde la femme qui l’a écrite, que j’étais en relations suivies avec elle, qu’elle m’inspirait une très vive sympathie…

– Supposez tout de suite que vous étiez amoureux d’elle, dit madame Cambry en riant d’un rire un peu forcé; ce sera plus émouvant. N’est-ce pas précisément votre cas avec madame de Barancos?

– Non, car la marquise n’a tué personne. Et puis, cette fois, il m’est venu d’autres idées. Je me suis rappelé le demi-monde, que vous avez certainement vu jouer au Français; je me suis figuré que la dame en question allait épouser un galant homme de mes amis, et je me suis demandé ce que je ferais en pareille occurrence. Il faut vous dire que le personnage d’Olivier de Jalin m’a toujours paru odieux. Il n’est pas l’ami du sot qui veut se marier avec la baronne d’Ange, et la baronne d’Ange a été sa maîtresse. La situation que j’inventais n’est pas du tout la même. Madame d’Ange n’avait à se reprocher que des galanteries, et la dame a sur la conscience un meurtre très corsé. J’admettais qu’elle n’avait jamais eu pour moi de bontés compromettantes et que son futur époux me touchait de très près, qu’il était, si vous voulez, mon proche parent. Et je me disais: Laissons de côté le devoir social qui m’oblige à livrer à la justice l’auteur d’un crime. Supposons que je ne l’accepte pas, ce devoir, que je me refuse à dénoncer une femme. Restent mes devoirs de parent ou même simplement d’ami. Puis-je permettre qu’on trompe cet honnête homme, qu’il lie sa destinée à celle d’une personne qui a commis un meurtre… fût-ce un meurtre avec beaucoup de circonstances atténuantes?

– Non, articula péniblement madame Cambry.

– C’est aussi mon avis, madame, reprit Nointel toujours calme, mais c’est ici que se présentent les grosses difficultés. Si j’avertis cet honnête homme du danger qui le menace, la femme est perdue… de réputation d’abord, car le monde savait que le mariage était décidé, et le monde découvrirait les causes de la rupture; mais ce n’est pas tout. J’ai oublié de vous parler d’une autre chimère que je me suis forgée. J’ai supposé que le futur était magistrat, forcé par ses fonctions de poursuivre précisément le crime de l’Opéra. Voyez dans quelle épouvantable situation je le placerais en lui apprenant la vérité. Plus épouvantable cent fois que la mienne, et pourtant je vous jure que si j’étais mis à cette épreuve, je souffrirais tout ce qu’on peut souffrir quand on a du cœur. En vérité, je crois que je finirais par prendre un singulier parti… le parti de consulter la femme dont l’honneur et la vie sont en jeu.

Darcy se demandait par suite de quelle fantaisie saugrenue son ami s’amusait à disserter ainsi, à imaginer des cas de conscience et à les soumettre à madame Cambry. D’ordinaire, Nointel n’était pas si raisonneur, et il parlait aux femmes sur un autre ton. Et Darcy s’étonnait aussi de voir que madame Cambry ne cherchait point à tourner la conversation vers un sujet moins sérieux et plus personnel. Elle écoutait, avec une patience qu’il admirait, des discours qui ne devaient guère l’intéresser, et ses yeux semblaient chercher à lire sur le visage de Nointel pour savoir où il voulait en venir.

– Oui, reprit le capitaine, j’irais trouver l’imprudente qui a écrit cette lettre à Golymine, cette lettre que j’ai là, dans ma poche…

– Comment! interrompit Gaston, tu viens de dire à mon oncle que tu l’avais oubliée chez toi.

– C’est vrai, je lui ai dit cela, mais je me suis trompé. J’ai la lettre sur moi.

Gaston fit un geste qui signifiait: Décidément, il perd l’esprit; mais madame Cambry dit avec une émotion contenue:

– Achevez, monsieur. Que diriez-vous à cette imprudente?

– Je lui dirais: Madame, votre sort est entre mes mains. Il dépend de moi de vous perdre ou de vous épargner. Je sais que vous êtes coupable, j’en ai la preuve; mais je n’ai pas de haine contre vous, et je suis profondément attaché à l’homme que vous allez épouser. Si je ne vous dénonce pas, je me fais votre complice, et je commets une action indigne. C’est comme si je n’arrêtais pas mon meilleur ami au moment où il marche vers un précipice qu’il ne voit pas, et que je vois. Si je vous dénonce, je vous tue et je le déshonore, car le monde sait que son mariage avec vous est décidé. Le scandale sera effroyable, et je le connais, ce galant homme… il n’y survivra pas. Que faire? quel parti prendre? Donnez-moi un conseil, vous qui avez créé cette terrible situation.

Et, comme madame Cambry se taisait, Nointel continua froidement:

– Je suppose, bien entendu, que cette femme n’est pas une créature avilie, qu’une passion fatale l’a entraînée à commettre un meurtre dans un moment d’égarement, mais qu’elle n’a pas l’âme basse, et qu’elle n’a pas conçu l’odieux projet d’épouser un magistrat pour se soustraire au châtiment qu’elle mérite; je suppose que ce mariage était décidé avant la nuit du crime, et qu’après, elle n’a pas trouvé l’occasion et le moyen de le rompre, je suppose qu’elle s’est repentie et qu’elle n’aspire plus qu’à expier le passé.

 

– Expier! dit madame Cambry d’une voix sourde; il y a longtemps déjà qu’elle expie.

– Je le crois comme vous, madame. Sa vie a dû être affreuse. Entendre accuser une innocente, savoir qu’elle est en prison, qu’elle sera condamnée, et ne pouvoir la justifier sans se livrer soi-même, c’est un supplice que Dante a oublié dans son Enfer. Et la preuve qu’elle s’est repentie, c’est qu’on l’a vue pleurer sur la tombe de cette fille qu’elle a tuée, c’est qu’elle a voulu payer le terrain où repose sa victime. Reste le meurtre. Mais je suis sûr qu’elle ne l’avait pas prémédité. Je devine tout ce qui s’est passé à ce bal de l’Opéra, où elle était bien forcée de se rendre, sous peine de laisser sa correspondance entre les mains d’une d’Orcival. Je la vois, sortant de la loge, troublée, bouleversée par une entrevue dégradante. Elle compte les lettres qui lui ont coûté si cher… elle en sait le nombre… elle s’aperçoit qu’elles n’y sont pas toutes… elle croit que la d’Orcival en a gardé une pour s’en servir contre elle plus tard, pour la tenir à sa merci… elle revient à la loge… elle y entre… la d’Orcival l’insulte, la menace peut-être… elle lui arrache le poignard… elle frappe…

– Assez! murmura madame Cambry.

– Quel plaisir peux-tu trouver à ressasser cette lugubre histoire? s’écria Darcy. Ne vois-tu pas l’impression douloureuse que tu produis?

– Madame Cambry m’excusera, je l’espère. Et maintenant c’est à elle que j’ose m’adresser pour résoudre une difficulté qui embarrasserait bien des casuistes. J’ose lui dire: Si mon rêve était une réalité, et si vous étiez à ma place, que feriez-vous?

– Je ne sais ce que je ferais si j’étais à votre place, répondit avec effort la protectrice de Berthe Lestérel; mais si j’étais à la place de la malheureuse femme qui a écrit la lettre que vous possédez, je vous dirais: Ne craignez pas que j’entraîne avec moi dans l’abîme l’homme qui voulait me donner son nom. Je ne l’épouserai pas. Et si vous gardez pour vous le secret que le hasard a mis entre vos mains, cet homme ignorera toujours l’épouvantable danger qu’il a couru.

– Qui me garantit que cet engagement serait tenu?

– S’il n’était pas tenu, vous frapperiez la parjure, car l’arme restera entre vos mains. Mais je vais, à mon tour, vous poser une question. Si elle disparaissait pour toujours, cette égarée qui comprend à la fin qu’en ce monde il n’y a plus de place pour elle, si vous appreniez qu’elle est allée se cacher dans une solitude lointaine ou s’ensevelir dans un cloître, que feriez-vous?

– On revient des pays les plus transatlantiques, et la loi française ne reconnaît plus les vœux perpétuels, répondit Nointel, après avoir un peu hésité.

– Vous avez raison, monsieur. Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas, dit madame Cambry d’une voix sourde.

– Vous ne m’avez pas laissé achever, madame. Je n’exigerais pas tant. Il me suffirait que le mariage projeté fût rompu irrévocablement. Un éclat serait inutile. On trouverait sans peine un prétexte plausible pour expliquer la rupture.

– Et quand cette rupture serait consommée, vous brûleriez la lettre?

– Peut-être. Mais assurément je n’en userais pas pour perdre celle qui l’a écrite.

– Vous oubliez que vous ne pouvez plus la conserver. Vous avez dit à M.  Darcy que vous alliez la lui remettre. Il l’attend.

– Je lui dirai que je l’ai perdue ou qu’on me l’a volée. Il me blâmerait si sévèrement, et sans doute il penserait de moi beaucoup de mal, mais ma conscience ne me reprocherait rien. Heureusement, du reste, nous raisonnons là sur des hypothèses, et je pense, comme mon ami Gaston, que j’ai dû lasser votre patience en vous les soumettant. Je suis d’autant plus impardonnable que vous aviez, je crois, à m’entretenir de choses moins tristes.

– Moins tristes, mais très sérieuses pourtant. Je voulais vous parler de ma chère Berthe, vous remercier de tout ce que vous avez fait pour elle, et vous charger d’une négociation délicate. M.  Gaston Darcy est intéressé dans la question, et il refuserait la mission que je veux vous confier à vous, monsieur, qui nous avez donné à tous tant de preuves de dévouement. Je désire me dégager d’une promesse que j’ai faite en d’autres temps à M.  Roger Darcy, et je vous choisis pour lui exposer les raisons qui me décident à rester veuve.

– Ne craignez-vous pas, madame, qu’il s’étonne de ce choix. Mon ami Gaston serait beaucoup mieux placé que moi pour traiter une affaire si intime.

– Je me récuse, dit vivement Gaston.

– Je m’y attendais, reprit en souriant madame Cambry. Votre oncle a dû vous dire que je lui ai écrit pour lui demander de reculer l’époque de notre mariage; je suis sûre qu’il a compris mon intention et qu’il a trop de tact pour hésiter à me rendre ma parole. Je suis sûre aussi qu’il a deviné les motifs d’une décision sur laquelle je ne reviendrai pas. Il m’a fait autrefois des confidences que je n’ai pas oubliées. Il m’a avoué qu’il ne se marierait que si son neveu s’obstinait à rester garçon ou se mariait contre son gré. Son rêve était de laisser sa fortune à ce neveu qui se chargerait de perpétuer dignement son nom. Je veux que ce rêve se réalise, je veux que Berthe jouisse de tout le bonheur qu’elle mérite et qu’elle a si chèrement acheté. Soyez certain que M.  Roger le veut aussi. Je connais son cœur, et je sais qu’il souhaite ardemment de réparer une erreur judiciaire dont les suites ont été si cruelles.

– Si mademoiselle Lestérel vous entendait, madame, s’écria Gaston, elle joindrait ses prières aux miennes pour vous supplier de ne pas sacrifier votre bonheur à des intérêts dont elle ne s’inquiète pas plus que moi. Que nous importe la fortune de mon oncle? Nous serons toujours assez riches puisque nous nous aimons. Et nous aussi, nous avons notre rêve. Nous rêvons de vivre près de vous, près de mon oncle qui m’a servi de père, de resserrer par votre mariage avec lui les liens qui nous unissent déjà.

– Ce rêve a été le mien, mon cher Gaston, dit madame Cambry en se levant, mais le réveil est venu, et j’ai oublié le rêve. Oubliez-le aussi et soyez heureux. M.  Nointel voudra bien vous épargner la peine d’apprendre à M.  Roger Darcy que je renonce à l’honneur de l’épouser.

Le ton était si ferme, l’attitude si nette, que Gaston, abasourdi, n’osa pas insister et se prépara à prendre congé. Le capitaine était déjà debout, mais il semblait attendre, pour se retirer, un dernier mot de madame Cambry.

– Je compte sur vous, monsieur, reprit-elle; vous pouvez compter sur moi.

Puis, s’adressant à Gaston:

– Quand vous verrez Berthe, dites-lui que, s’il fallait que je mourusse pour qu’elle fût heureuse, je mourrais sans regret.

Et comme Gaston, stupéfait, cherchait une réponse à cette déclaration fort inattendue, elle ajouta simplement:

– Adieu, messieurs.

– Madame, dit Nointel très ému, permettez-moi d’espérer que nous nous reverrons, et que nous ne parlerons jamais d’un passé dont je ne veux plus me souvenir.

Et il entraîna son ami qui faisait une singulière figure, car il ne comprenait rien à tout ce qu’on avait dit devant lui.

– M’expliqueras-tu l’étrange comédie que tu viens de jouer? dit Darcy, dès qu’il fut assis dans son coupé à côté du capitaine.

– Quelle comédie.

– Cette consultation ridicule…

– Mon cher, il m’est venu des scrupules. Je me demande si j’ai le droit de livrer à la justice une femme qui ne m’a jamais fait de mal. Madame Cambry est fort intelligente. J’ai eu l’idée de lui soumettre le cas… en le dramatisant à ma façon. Et tu as vu qu’elle ne s’est pas offensée de ma hardiesse. Il se trouve même qu’elle est de mon avis. Elle pense qu’il vaut mieux laisser la coupable à ses remords.

– Mon oncle ne pensera pas ainsi. Il réclamera ces lettres. Si tu ne voulais pas les lui remettre, il ne fallait pas lui en parler.

– C’est vrai, j’ai eu tort. Et je subirai les conséquences de ma légèreté. Mais, si tu m’en crois, tu ne te mêleras plus de cela, et tu laisseras madame Cambry faire à sa guise. Elle est bien libre de ne pas se marier, et je parierais que M.  Roger Darcy ne cherchera pas à vaincre son refus. Résigne-toi à hériter de lui un jour, et rappelle-toi que le silence est d’or. Si tu veux m’être agréable, tu ne me parleras jamais et tu ne parleras jamais à personne de ce qui vient de se passer. Occupe-toi de mademoiselle Lestérel et oublie le crime de l’Opéra. L’instruction est close. Et je veux que le diable m’emporte si on me reprend à marcher sur les brisées de Lolif.

– Nous voici dans les Champs-Élysées. Fais-moi le plaisir de me déposer au rond-point.

– Tu sais que mon oncle t’attend.

– Parfaitement. Je le verrai, mais il ne trouvera pas mauvais que j’aille d’abord prendre des nouvelles de madame de Barancos. J’irai au Palais en passant par l’avenue Ruysdaël.

Darcy se tut. Il était choqué des réponses énigmatiques du capitaine, mais il n’osait pas le presser. Il sentait vaguement que ces réticences cachaient un mystère qu’il valait mieux ne pas chercher à éclaircir. Il laissa descendre son ami qui lui promit de le revoir le lendemain et qui sauta dans un fiacre pour se faire conduire au parc Monceau.

Nointel n’eut pas plus tôt refermé la portière du coupé numéroté qui l’emmenait chez la marquise, qu’il tira de sa poche les fameuses lettres.

– Celle-ci est bien d’elle, dit-il entre ses dents. Il m’a suffi de jeter les yeux sur le billet que Gaston m’a montré pour reconnaître l’écriture. La charmante et vertueuse madame Cambry a été la maîtresse de Golymine et a poignardé Julia d’Orcival. Elle l’a poignardée virilement de ses propres mains, comme disait Brantôme en parlant de je ne sais quelle belle et honneste dame de son temps qui avait dagué un amant infidèle. De nos jours, ces actions viriles conduisent en cour d’assises celles qui les commettent, et madame Cambry l’a échappé belle. Si j’avais vu une minute plus tard son billet à Gaston, elle était perdue, je livrais au juge d’instruction l’autographe tiré de la pelisse de Golymine.

»M.  Roger Darcy aussi l’a échappé belle. Il y avait de quoi le tuer net. Et s’il savait qu’il me doit de ne pas s’être trouvé forcé de faire arrêter la femme qu’il allait épouser, il me pardonnerait bien volontiers l’irrégularité que je vais commettre. Car je ne lui remettrai pas la lettre. Le mariage est rompu, c’est tout ce qu’il faut. Si je la lui remettais, j’aurais l’estime des gens qui n’admettent pas qu’on désobéisse à la loi; je n’aurais pas la mienne, car pour atteindre une coupable qui se punira elle-même, je frapperais un innocent.

»Oui, mais il ne sait rien, et il prendra fort mal l’histoire que j’inventerai pour lui expliquer comment je ne possède plus les papiers que je lui ai promis. J’aurai beau dire qu’on me les a volés, il n’en croira pas un mot, et il doit se trouver dans le Code pénal un article applicable à mon cas. Si j’étais en définitive le seul condamné dans cette affaire, ce serait drôle. Eh bien, je m’y résignerais plutôt que de briser le cœur de M.  Darcy en lui dénonçant madame Cambry. Et puis… pourquoi ne m’avouerais-je pas à moi-même que cette malheureuse m’inspire de la pitié, presque de l’intérêt? Ce qu’elle a dû souffrir, ce qu’elle souffrira encore rachète en partie son crime. Quelle force de caractère il lui a fallu pour ne pas se trahir tout à l’heure quand je lui ai posé la question! Elle a compris au premier mot, et elle n’a pas faibli. Si j’avais été seul avec elle, je crois que je lui aurais rendu sa lettre. Et de quel air elle m’a dit: Adieu! Je ne serais pas étonné qu’elle disparût pour s’en aller finir ses jours dans quelque couvent. S’il y avait une Chartreuse ou une Trappe pour les femmes, elle courrait s’y enfermer. Provisoirement pourtant, je garderai l’arme que j’ai contre elle, mais je suis à peu près sûr que ce sera une précaution inutile.

Ces réflexions menèrent Nointel jusqu’à la porte de l’hôtel de la marquise. En y arrivant, il vit la grille ouverte et des valets de pied rassemblés dans la cour. Ces gens causaient entre eux avec une animation qui lui parut de mauvais augure. Il descendit en toute hâte et il s’informa. Le concierge lui apprit que madame de Barancos venait de partir en chaise de poste, sans dire où elle allait. Elle avait emmené son majordome et n’avait laissé en partant aucun ordre à ses autres domestiques.

Le capitaine pensa qu’une grande dame dix fois millionnaire ne se sauve pas comme une petite actrice poursuivie par ses créanciers. La marquise ne pouvait pas être encore en route pour l’Amérique, et l’idée vint à Nointel qu’elle devait avoir pris le chemin du château de Sandouville dans l’intention de s’isoler pendant quelques jours.

 

Il voulait à tout prix la revoir avant qu’elle quittât la France, et il aimait autant ne pas rentrer chez lui ce jour-là, car il craignait que le juge d’instruction ne vînt l’y chercher. Il se fit conduire au chemin de l’Ouest, et il monta dans le premier train qui partit sur la ligne de Rouen.

Quand ce train s’arrêta à la station de Bonnières, la nuit tombait, et il eut quelque peine à trouver une voiture de louage pour se faire conduire au château. Il y parvint pourtant, et, trois quarts d’heure après son arrivée, il roulait en carriole sur ce chemin qu’il avait parcouru peu de jours auparavant, dans un équipage beaucoup plus brillant. L’homme qui le menait ne put lui dire si la marquise était à Sandouville. Elle y venait toujours en poste, et la route ne suit pas la même direction que le chemin de fer. Nointel resta donc jusqu’à la fin du voyage dans une incertitude pénible, et son cœur battit quand il vit briller des lumières au bout de la grande avenue qui précédait la cour d’honneur.

Ces lumières n’étaient point immobiles comme celles qui éclairent les fenêtres d’une maison habitée. Elles allaient et venaient dans la cour. Le capitaine fit arrêter sa voiture en dehors de la grille, et commanda au conducteur de l’attendre. Il n’était pas certain que la marquise fût arrivée, il ne savait même pas si elle viendrait, et il voulait se renseigner avant de décider de l’emploi qu’il ferait de sa soirée.

Dans la cour, il rencontra des domestiques affairés, qui répondirent à peine aux questions qu’il leur adressa; mais il finit par trouver près du perron l’intendant de la marquise, un vieux serviteur qu’il connaissait fort bien pour l’avoir vu à l’hôtel et au château. Cet homme ne parut pas trop surpris de l’apparition du capitaine, et ne fit aucune difficulté de lui apprendre que madame de Barancos était arrivée à Sandouville dans la journée, qu’elle y avait passé quelques heures, employées principalement par elle à s’informer des suites de l’enquête ouverte sur la mort accidentelle d’un de ses rabatteurs, et qu’elle venait de partir, toujours en poste, pour une destination inconnue. Le majordome ajouta que madame la marquise avait annoncé à ses gens le projet de quitter la France, et qu’il était chargé, lui personnellement, d’administrer ses propriétés en attendant son retour, dont l’époque paraissait devoir être fort éloignée.

Nointel comprit qu’il serait inutile d’insister pour en savoir davantage, et il reprit tristement le chemin de Bonnières. Il aurait pu rentrer à Paris par un train du soir ou de la nuit, mais il se doutait que les Darcy, oncle et neveu, devaient le chercher, et il aimait tout autant ne les revoir que le lendemain. Il se décida donc à coucher dans une auberge de village où il ne dormit guère. La marquise ne lui sortait pas de l’esprit. Il ne pouvait pas se dissimuler qu’elle était partie subitement, et presque clandestinement, pour éviter une scène d’adieux qu’elle redoutait sans doute, et qu’il ne la reverrait peut-être jamais. Cette pensée l’affligeait d’autant plus que son amour n’avait fait que grandir, et qu’il n’espérait pas que l’absence le guérît. Aussi était-il de fort mauvaise humeur quand il arriva rue d’Anjou, le lendemain de grand matin. Son groom lui apprit que M.  Darcy était venu trois fois dans la soirée, et lui remit deux lettres reçues pendant son absence.

L’une était de Gaston, qui lui disait: «Mon oncle t’a attendu toute la journée au Palais. Il est furieux contre toi, et j’ai eu toutes les peines du monde à le calmer. Je te conseille de l’aller voir le plus tôt possible, et j’espère que tu as renoncé à ton extravagante idée de ne pas lui remettre la lettre de cette misérable femme qui a tué Julia. Si tu détruisais ce billet, tu te mettrais dans un très mauvais cas et tu me ferais beaucoup de peine, car je ne suis pas de ton avis, et je souhaite ardemment que la coupable soit punie.»

– Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne sait pas ce qu’il dit, murmura Nointel. S’il se doutait que la coupable, c’est madame Cambry, il chanterait une autre gamme. Et quant à son oncle, il fera ce qu’il voudra; mais dût-il m’envoyer en police correctionnelle, il n’aura pas le billet de Golymine.

Les idées du capitaine étaient fort arrêtées, mais elles prirent bientôt un autre cours, car la seconde lettre qu’il ouvrit, sans regarder l’écriture de l’adresse, était de madame de Barancos. Elle ne contenait qu’une ligne:

«Je vous aime, je souffre le martyre et je pars.»

C’était presque la répétition d’une phrase historique, celle que dit Marie Mancini à Louis  XIV, à l’heure où se rompirent ces royales amours qui avaient failli finir par un mariage; mais on peut croire que ce rapprochement ne vint point à l’esprit de Nointel. Il reçut un coup au cœur et il se mit à commenter, à la façon des amoureux, les laconiques adieux de la marquise. C’étaient bien des adieux; ce n’était pas un congé. Ils ne se terminaient pas par le classique: «Oubliez-moi.»Elle disait: Je pars, sans dire où elle allait, mais elle ne défendait pas au capitaine de chercher à découvrir le pays où elle se retirait; elle ne lui défendait pas de l’y rejoindre. Et il se promettait déjà de ne pas s’en tenir à ce dénouement écourté.

Il n’eut pas, ce matin-là, le loisir d’y songer longtemps. Son groom entra comme il finissait de lire la lettre de madame de Barancos et lui annonça qu’une femme en deuil demandait à lui parler de la part de madame Cambry. Très surpris et encore plus intrigué, il donna l’ordre de la faire entrer, et dès qu’elle parut, il reconnut dame Jacinthe.

Elle était vêtue de noir, et elle marchait lentement comme la statue du Commandeur. Sans prononcer une parole et sans attendre que Nointel l’interrogeât, elle lui remit un pli cacheté.

Nointel, un peu troublé par ces façons solennelles, l’ouvrit précipitamment et lut ces mots tracés d’une main ferme par madame Cambry:

«Vous m’avez dit hier: On revient de l’exil, on sort du cloître. Je vous ai répondu: Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. Je vais mourir. Pardonnez-moi comme je vous pardonne et sauvez ma mémoire. Brûlez ma lettre.»

– Morte! s’écria le capitaine. Elle s’est tuée!

– Cette nuit… à trois heures, dit madame Jacinthe d’une voix sourde.

– Comment?

– Elle a pris du poison… un poison foudroyant et qui ne laisse pas de traces. Si vous vous taisez, nul ne saura qu’elle s’est tuée.

– Mais… M.  Darcy?

– M.  Darcy apprendra dans quelques instants que ma maîtresse est morte de la rupture d’un anévrisme. Il dépend de vous qu’il la pleure ou qu’il la maudisse.

– J’ai promis, je tiendrai ma promesse.

– Tenez-là donc. Qu’attendez-vous?

Dame Jacinthe en parlant ainsi regardait fixement Nointel, et ses yeux caves brillaient d’un feu sombre.

Nointel comprit. La lettre était à la place où il l’avait mise la veille, sur sa poitrine. Il la prit, la tendit à Jacinthe et lui dit:

– La reconnaissez-vous?

– Oui.

Une bougie brûlait sur la cheminée. Nointel approcha le papier de la flamme et le tint entre ses doigts jusqu’à ce que la dernière parcelle fût consumée.

– Merci, dit simplement Jacinthe. Et l’autre?

L’autre, c’était le billet que sa maîtresse avait écrit avant de mourir. Le capitaine comprit et le livra aussi au feu de la bougie.

– C’est bien, reprit Jacinthe. Ma mission est terminée. Adieu, monsieur.

Et elle sortit sans que Nointel cherchât à la retenir.

– Pauvre femme! murmura-t-il. Elle s’est fait justice, mais elle méritait un meilleur sort. Julia est trop vengée… et si j’avais pu prévoir que le drame finirait ainsi, j’aurais rendu la lettre hier. Le juge ne saura jamais à quel danger il a échappé, et il est homme à me reprocher encore ma conduite en cette affaire… il faut que je m’explique avec lui sans perdre une minute… à cette heure, il doit être informé de l’événement… c’est le moment de me présenter… il sera trop ému pour me chercher noise.