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Le crime de l'Opéra 2

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– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là? se demandait le capitaine. Il ressemble à un trappeur de l’Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans le Chapeau de paille d’Italie.

– M.  Bernache, premier maître mécanicien à bord de l’Étoile polaire que je commande, dit le baleinier d’une voix rauque, et avec un geste d’automate.

En toute autre occasion, Nointel aurait ri de bon cœur de cette façon de présenter quelqu’un en lui donnant du revers de la main à travers la poitrine; mais il sentit que la situation était sérieuse, et il répondit avec un flegme parfait:

– Je suis charmé de faire la connaissance de M.  Bernache. Veuillez m’expliquer, mon cher Crozon, ce que je puis pour son service… et pour le vôtre.

– Vous ne devinez pas? lui demanda le marin, en le foudroyant du regard.

– Non, sur ma parole.

– Monsieur est mon témoin.

– Ah! très bien. Je comprends. Vous avez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à qui vous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pour vous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a navigué avec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vous en veux pas du tout de m’avoir préféré monsieur, qui vous connaît plus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.

Nointel croyait être fort habile en parlant ainsi. Il craignait que Crozon n’eût l’idée de lui adjoindre ce mécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pour éviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il ne s’attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.

– Ne faites donc pas semblant de ne pas comprendre, lui cria le baleinier. C’est avec vous que je veux me battre, et j’ai amené Bernache pour que nous en finissions tout de suite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, et partons. Nous irons où vous voudrez. J’ai en bas, dans un fiacre, des épées, des pistolets et des sabres.

Le capitaine tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point.

– Pourquoi voulez-vous donc vous battre avec moi? demanda-t-il tranquillement.

Crozon tressaillit et dit entre ses dents:

– Vous raillez. Il vous en coûtera cher.

– Je ne raille pas. Je n’ai jamais été plus sérieux, et je vous prie de répondre à la question que je viens de vous adresser.

– Vous m’y forcez. Vous tenez à m’entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit! c’est un outrage de plus, mais je règlerai tous mes comptes à la fois, car je veux vous tuer, entendez-vous?

– Parfaitement, mais pourquoi?

– Parce que vous avez été l’amant de ma femme.

Nointel reçut cette extravagante déclaration avec autant de calme qu’il recevait autrefois les obus lancés par les canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de se justifier. Il s’y prit d’une façon toute différente, et il fit bien.

– Si je vous affirmais que ce n’est pas vrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sans s’émouvoir.

– Non, et je vous engage à vous épargner la peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie? Vous m’avez déclaré vous-même, il n’y a pas deux heures, qu’en pareil cas un galant homme niait toujours.

– Je l’ai dit et je le répète. Mais vous admettez aussi qu’un galant homme peut avoir été accusé faussement.

– Non. Personne n’a intérêt à vous désigner comme ayant été l’amant de ma femme.

– Qu’en savez-vous? J’ai des ennemis, et je m’en connais un entre autres qui est très capable d’avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sa personne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que je ne discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendre raison.

– C’est tout ce qu’il me faut. Marchons.

– Tout à l’heure. Veuillez me laisser achever. Je ne serai pas long.

»Vous avez reçu, à ce que je vois, une nouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncer votre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner à votre vengeance. J’ai le droit de vous demander si cette lettre est signée, et, si elle l’est, je puis exiger que vous m’accompagniez chez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer en votre présence qu’il m’a lâchement calomnié. Je l’y forcerai, je vous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s’il refuse le duel à mort que je lui proposerai.

– La lettre n’est pas signée.

– Très bien! Alors, je ne peux m’en prendre qu’à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portée contre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pas querelle, c’est moi qui vous demanderais satisfaction, car vous m’insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez été mon camarade, et presque mon ami.

– Ces trahisons-là sont très bien vues dans le monde où vous vivez.

– Cela se peut, mais ce qu’on ne tolèrerait dans aucun monde, c’est le procédé dont j’aurais usé aujourd’hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si je les avais causées. Me croire capable d’une action si basse, c’est m’insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes. Donc, nous allons nous battre.

– À la bonne heure! trouvez vite un témoin et partons.

– Pardon! je n’ai pas fini. Je tiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain, ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m’objecter que je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de me tuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtes d’une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort que vous.

– Nous verrons bien, dit le marin avec impatience.

– Vous le verrez, en effet. Je vous blesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à me soupçonner d’une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver que l’accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, et que non seulement je n’ai jamais été l’amant de votre femme, mais que je ne l’ai jamais vue.

»Maintenant, j’ai tout dit et je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire. Permettez-moi seulement d’aller prendre chez lui un ami que je tiens à avoir pour témoin, par la raison qu’il est inutile d’ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.

Le baleinier semblait hésiter un peu. La péroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression, mais il n’était pas homme à reculer après s’être tant avancé, et il fit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicien ne payait pas de mine et n’avait pas l’élocution facile, mais il ne manquait pas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.

– Moi, à ta place, mon vieux Crozon, dit-il timidement, avant d’aller me cogner avec ce monsieur, qui n’a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais de faire avant le coup de torchon ce qu’il te propose de faire après.

– Qu’est-ce que tu me chantes là, toi? grommela le loup de mer.

– Elle est bien facile à comprendre, ma chanson. Monsieur déclare qu’il n’a jamais vu ni connu ta femme, et je mettrais ma main au feu qu’il ne ment pas. Mais, puisque tu refuses de croire à la parole d’un officier, pourquoi ne le pries-tu pas de te montrer qu’il dit la vérité?

– Je suis curieux de savoir comment il s’y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.

– Parbleu! il me semble que c’est bien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne sait rien de ce qui se passe, n’est-ce pas? Tu ne lui as jamais parlé de monsieur?

– Non. Ensuite?

– Elle est chez toi, malade… hors d’état de sortir. Par conséquent, elle n’a pu te suivre…

– Non, cent fois non.

– Eh bien, il me semble que si nous allions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieur est un camarade à toi, tu connaîtrais bien à sa figure si…

– Pardon, monsieur, interrompit Nointel; je ne sais si votre proposition serait agréée par M.  Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à une épreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouer une comédie qui d’ailleurs n’amènerait pas le résultat que vous espérez. Madame Crozon n’éprouverait aucune émotion en me voyant, puisque je lui suis absolument inconnu; mais M.  Crozon pourrait croire qu’elle a dissimulé ses impressions. Ce n’est pas par de tels moyens que je me propose de le convaincre… lorsque je lui aurai donné la leçon qu’il mérite.

Le capitaine avait manœuvré avec une habileté rare, et il avait calculé d’avance la portée de ses discours qui tendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débités tout exprès pour l’exaspérer davantage. Le capitaine connaissait les jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s’était dit que plus il prendrait de haut l’accusation portée contre lui par cet affolé, plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pût lui arriver, c’était d’être forcé d’aller sur le terrain, et cette rencontre ne l’effrayait pas, car il se croyait à peu près certain de mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d’état de tuer sa femme. Il se demandait même s’il ne valait pas mieux que l’affaire finît ainsi.

Mais, pendant qu’il parlait, un revirement s’opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Il hésita longtemps, ce mari malheureux; il lui en coûtait de faire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et de la fermeté que montrait Nointel. Enfin il s’écria:

– Vous ne voulez pas du moyen de Bernache… vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouver que je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.

– À quoi bon? Vous ne l’admettriez pas.

– Dites toujours.

– Non. J’aime mieux me battre.

– Parce que vous savez bien que vous ne me convaincriez pas.

– Je vous convaincrais parfaitement. Mais pour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n’avez pas l’air disposé à attendre. Moi, je n’y tiens pas non plus. Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas?

 

– Du temps? Comment, du temps? Expliquez-vous.

– Vous le voulez? soit! mais avouez que j’y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez de sang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme que vous venez de recevoir. Vous m’avez offert tantôt de me faire voir les autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voir celle-là.

– Sans doute, et quand vous l’aurez vue?

– Quand je l’aurai vue, il arrivera de deux choses l’une: ou je reconnaîtrai l’écriture de votre aimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sans perdre une minute, le forcer à confesser qu’il a menti; ou je ne la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j’ouvrirai une enquête, et cette enquête aboutira, j’en suis sûr, à la découverte du coupable. C’est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et je n’en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l’auteur de la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long. N’en parlons plus.

Crozon hésita encore un peu, puis il tira brusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, qui éprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eût ressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.

Les écritures n’ont pas toujours un caractère particulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, les cursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes; les anglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes filles apprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme était très grosse, très espacée et très régulière, une écriture du bon vieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’elle ne lui était pas inconnue; seulement, il ne se rappelait pas encore où ni quand il l’avait vue.

– Eh bien? lui demanda Crozon.

– Eh bien, répondit-il sans se départir de son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur de cette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôt de qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.

– Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas de secrets pour Bernache.

Le capitaine prit le papier que Crozon lui tendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueille pour rassembler ses souvenirs.

La lettre était ainsi conçue:

«L’ami qui vous écrit regrette de ne pas être encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dont votre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cet enfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé de domicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre service était sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu vent des recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcher d’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Mais on est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on la trouvera.»

– Convenez, dit Nointel, convenez que s’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin. Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble; mais enfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un ami trompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votre caractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit être qui est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser à commettre un crime.

– Faites-moi grâce de vos réflexions, interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Si tel est le but que se propose cet homme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé au bagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage de Nouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’a pas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventé cette histoire à seule fin de vous entretenir dans un état d’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont ses projets? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’il veut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.

– Lisez! mais lisez donc!

– M’y voici:

«En attendant qu’il puisse vous montrer la preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tient aujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désigner l’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux.»

– S’il continue, il finira par en découvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.

Et, comme il vit que ce commentaire n’était pas du goût de Crozon, il reprit:

«Le premier, celui qui l’a détourné de ses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était un aventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendait être noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans le grand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamais été qu’un chevalier d’industrie.»

À ce passage, le capitaine s’arrêta court, non parce que l’indication l’étonnait – il avait toujours pensé que les lettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu – mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, lui revenait tout à coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belle écriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billet qu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don José Simancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas ce jour-là.

Il avait en poche la pièce de comparaison, et un autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler au mari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritable personnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cette occurrence, montra un sang-froid et une présence d’esprit extraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisager toutes les conséquences d’une déclaration immédiate: Crozon se lançant aussitôt à la poursuite du Péruvien, le sommant de fournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeant brutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout au détriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne lui fallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent fois garder pour lui seul le secret de cette découverte qui lui fournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir ce gredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis, quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au bras séculier de Crozon, en démontrant à ce mari peu commode que son correspondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force de se taire, de sourire, et de s’écrier:

– Parbleu! le drôle qui vous écrit a d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Ce personnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé la semaine dernière.

– Oui, la veille de mon arrivée à Paris, dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque de nerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.

Nointel se disait:

– Je crois que j’aurai de la peine à lui persuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là que je veux en venir.

Et il se remit à lire:

«Le soi-disant comte Golymine a été obligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir ses créanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cette époque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris, où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en se donnant volontairement la mort.

– Comme finissent tous ses pareils! pensait Nointel; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phrase est un chef-d’œuvre.

– Lisez jusqu’au bout, tonna le marin.

– Très volontiers, répondit doucement le capitaine.

«Elles ne se sont pas renouées parce que votre femme avait pris un autre amant.

– Bon! je commence à comprendre.

«Cet amant a mis autant de soin à cacher sa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.

– Bien trouvé, cela!

«L’ami qui vous écrit…

Il tient à sa formule.

«L’ami qui vous écrit a eu beaucoup de peine à la découvrir.

– Je le crois aisément.

«Cependant, il y est parvenu, et maintenant il est sûr de son fait.

– Je suis curieux de savoir comment il s’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’explique pas sur ce point.

«Il s’empresse donc de vous nommer l’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier de cavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse. Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît à porter le trouble dans les ménages.»

– Voilà un portrait bien ressemblant! s’écria Nointel. Si c’est de moi qu’il s’agit, comme je n’en doute pas, je déclare que votre anonyme est un imbécile. Mais voyons la fin.

«Ce lovelace s’appelle Henri Nointel. Il habite rue d’Anjou, 125, et il va tous les jours, dans l’après-midi, au Cercle de…

– Il tient essentiellement à ce que vous m’exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu’il ne vous indique pas aussi le moyen de m’assassiner sans courir aucun risque. Mais, non… il se borne à la jolie appréciation que voici:

«Le sieur Nointel est universellement haï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisien aura l’approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pas de juges pour le condamner.

– Hé! hé! cette conclusion ressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout? Non. Il y a un post-scriptum:

«Les recherches se poursuivent. Dès que le nouveau domicile de la nourrice sera connu, l’ami vous avertira. Sa tâche sera alors remplie, et il se fera connaître.»

– Bon! cette fois, c’est complet, et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement le capitaine en présentant au marin le papier accusateur.

– Essayez donc au moins de vous justifier, s’écria Crozon.

– Je m’en garderai bien. Si vous êtes aveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareilles absurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dans mon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foi à de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire ne servirait à rien. J’aime mieux vous répéter que je suis à vos ordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J’espère que vous ne me tuerez pas. J’espère même que plus tard vous reviendrez de vos préventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui, sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque ligne de cet odieux billet. «Votre femme a un amant», il n’a que ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, si j’étais marié et qu’un homme m’écrivît de ce style, je n’aurais pas de repos que je ne l’eusse éventré.

– Nommez-le-moi donc alors, dit le baleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.

– Je vous le nommerai, soyez tranquille; je vous le nommerai avant qu’il vous ait indiqué l’endroit où on cache ce prétendu enfant qui n’est pas né.

– Pourquoi ne le nommez-vous pas maintenant, si vous avez reconnu son écriture?

– Je ne l’ai pas reconnue, dit hardiment Nointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m’ont jamais écrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J’en soupçonne deux ou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignes de leur main. Pour cela, je n’aurai même pas besoin de comparer les pièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimés dans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vous laisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il le mérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d’abord, et de l’embrocher ensuite, si tant est qu’on puisse l’amener sur le terrain.

Mais je m’amuse à faire des projets, et nous perdons un temps précieux. Les jours sont très courts au mois de février, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nous allons être obligés de remettre notre affaire à demain.

– Il est déjà trop tard. On n’y verrait pas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maître mécanicien. D’ailleurs, je suis d’avis que ça ne presse pas tant que ça.

– Comment! grommela Crozon, toi aussi, Bernache! tu te mets contre moi.

– Je ne me mets pas contre toi, mais je trouve que monsieur dit des choses très sensées. D’abord, un homme qui dénonce quelqu’un sans signer est un failli gars. Et on voit bien ce qu’il veut, ce chien-là. Il a une rancune contre M.  Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendu dire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et il lui tarde que tu t’alignes, car il a soin de te dire où tu trouveras monsieur, l’endroit, l’heure et tout.

– Oh! il connaît mes habitudes, dit en riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre à cinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donné rendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que nous sommes d’anciens camarades. Sa combinaison pèche en ce point. Et c’est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu’il y a treize ans j’étais embarqué avec vous sur le Jérémie. C’est parce qu’il ignorait cette particularité de ma vie militaire qu’il s’est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.

 

Nointel parlait d’un air si dégagé, son ton était si franc, son langage si clair, que l’intraitable baleinier entra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardait alternativement le capitaine et l’ami Bernache. On devinait sans peine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence, il dit brusquement:

– Nointel, voulez-vous me donner votre parole d’honneur que vous n’avez jamais vu ma femme?

Nointel resta froid comme la mer de glace, et répondit, en pesant ses mots:

– Mon cher Crozon, si vous aviez commencé par me demander ma parole, je vous l’aurais donnée bien volontiers. Nous n’en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m’accusez de très vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité. J’ai supporté de vous ce que je n’aurais supporté de personne. Mais vous trouverez bon que je n’obéisse pas à une sommation de jurer. Vous pourriez ne pas croire à ma parole d’honneur, et, ce faisant, vous m’offenseriez gravement. Je préfère ne pas m’exposer à ce malheur. Souvenez-vous aussi que vous regrettez d’avoir ajouté foi à un serment fait dans une circonstance identique…

– Par ma belle-sœur! Ce n’est pas du tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurer à faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d’honneur, et si vous vouliez…

– Oui, mais je ne veux pas.

– Eh bien, s’écria le marin convaincu par tant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n’est pas vrai, que vous n’êtes pas…

– L’amant de madame Crozon. Mais, mon cher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, dit Nointel, en éclatant de rire.

Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sang lui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvres tremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, sa large main, en disant d’une voix étranglée:

– Je vous ai soupçonné. J’étais fou. Il ne faut pas m’en vouloir. Je suis si malheureux.

– Enfin! s’écria le capitaine, je vous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir, mon cher Crozon! Ah! parbleu! non. Je vous plains trop pour vous garder rancune. Et j’ai déjà oublié tout ce qui vient de se passer ici. Il n’y a qu’une chose dont je me souviens… l’écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec un vieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vous réponds qu’il paiera cher cette canaillerie.

– Voulez-vous sa lettre pour vous aider à le trouver?

Nointel mourait d’envie de dire: oui. Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terrible contre Simancas; mais il se contint, car il sentait la nécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et il répondit vivement:

– Merci de ne plus vous défier de moi. Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j’aurai trouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d’assister à l’explication que j’aurai avec lui et de lui mettre vous-même sous le nez la preuve de son infamie.

»Permettez-moi maintenant de remercier aussi M.  Bernache. C’est en partie à son intervention que je dois de ne pas m’être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le prie de croire que je suis désormais son obligé et qu’il peut compter sur moi en toute occasion.

Le mécanicien balbutia quelques mots polis, mais Nointel n’avait pas besoin qu’il s’expliquât plus clairement. Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme lui étaient acquises à jamais. Et la conquête de M.  Bernache n’était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influence sur Crozon, et le capitaine n’en avait pas fini avec le baleinier. Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaient exposées, l’une aux violences de son mari, l’autre aux incartades de son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d’un instant à l’autre être pris d’un nouvel accès de fureur, motivé par une nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelque démarche imprudente et aggraver involontairement les charges qui pesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas le lâcher, et il commença sans plus tarder à le travailler; ce fut le mot qui lui vint à l’esprit, et ce mot exprimait très bien ses intentions.

– Mon cher camarade, reprit-il, du ton le plus affectueux, puisqu’il ne reste plus de nuages entre nous, je puis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vous avez été victime d’une abominable machination. Ce drôle qui vous a écrit s’est fait un jeu d’empoisonner votre existence et celle de madame Crozon.

– Pourquoi? demanda le baleinier, dont le front redevint sombre. Je n’ai pas d’ennemis… à Paris surtout.

– C’est-à-dire que vous ne vous en connaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D’ailleurs, cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon. Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d’une femme, parce qu’elle a dédaigné leurs hommages.

– Si c’eût été le cas, Mathilde m’aurait désigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.

– Vous ne songez pas qu’en le désignant elle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femme n’expose pas, même pour se défendre d’une accusation injuste, la vie d’un mari qu’elle aime.

– Qu’elle aime! répéta le mari en secouant la tête.

– Mais, reprit Nointel, sans relever cette expression d’un doute qu’il partageait, ce n’est pas ainsi que j’envisage la situation. L’anonyme, à mon avis, n’en veut ni à vous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d’autres.

– À qui donc?

– À moi, d’abord. Il est évident que je le gêne et que n’étant probablement pas de force à me supprimer lui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cher Crozon.

– C’est possible, mais… ce n’est pas vous seul qu’il accuse.

– Non, et c’est précisément pour cela que je suis presque sûr de ce que j’avance. Si vous voulez bien m’écouter avec attention, vous allez voir comme tout s’enchaîne logiquement.

– L’autre, c’est le comte Golymine. J’ai connu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous dire en passant qu’étant donné la vie qu’il menait, il est à peu près impossible qu’il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dans un monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieurs gredins très capables d’écrire des lettres anonymes, et de cent autres infamies. Supposez qu’un de ces gredins ait eu intérêt à se défaire d’un complice dangereux, un complice qui était Golymine. Supposez encore que ce gredin soit un étranger; c’est très possible, puisque Golymine n’était pas Français. Tous les aventuriers exotiques forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, par exemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou, en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans ces pays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputation d’être un homme qui n’a pas froid aux yeux, comme vous dites, vous autres marins. On sait que vous n’êtes pas d’humeur à supporter un outrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujours tué ou blessé vos adversaires. On sait encore… ne vous fâchez pas si je vous dis vos vérités… on sait que vous avez un caractère très violent, et qu’il vous est arrivé quelquefois d’agir avant de réfléchir.

Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot. Évidemment, il s’avouait à lui-même que l’appréciation du capitaine était juste.

– Sur ces indications, reprit Nointel, mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu’en dénonçant le Polonais, il ferait de vous une manière d’exécuteur des hautes… non, des basses… œuvres; que, n’écoutant que votre colère, vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication, attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit en duel, soit autrement. C’était précisément ce qu’il voulait, et, pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier une femme.