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Le crime de l'Opéra 2

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– Il faut, se disait-il en endossant son pardessus dans le couloir de l’orchestre, il faut que j’avertisse cette aimable et intelligente veuve du danger auquel l’expose la sotte méprise de Claudine. C’est une démarche assez délicate, mais il y a moyen de tout dire. Maintenant, je n’ai rien de mieux à faire que de calmer Gaston. Il doit être dans un état! Je le vois d’ici, et je parierais qu’il me donne à tous les diables. Ce garçon-là est affligé d’une imagination qui lui joue de bien mauvais tours. Il commence par s’affoler d’une jeune fille qu’en d’autres temps il n’aurait pas seulement regardée. L’année dernière, il ne s’occupait que des demoiselles à huit ressorts; pour lui plaire, il fallait qu’une femme eût équipage. Il a bien fait de se convertir, c’est évident. Fera-t-il bien d’épouser? C’est une question. Mais soupçonner mademoiselle Lestérel d’être la mère d’un enfant clandestin, c’est de la haute insanité. Je vais tâcher de le guérir par un traitement énergique. La question est de savoir s’il voudra se laisser traiter. Et il regimbera quand je déclarerai que la marquise est aussi innocente que Berthe. Ce serait bien pis encore s’il savait que je suis amoureux de madame de Barancos, mais je me garderai bien de le lui dire.

Il était onze heures passées, lorsque le capitaine sortit du Théâtre-Français. C’était un peu tôt pour aller au cercle, puisqu’il y avait donné rendez-vous à minuit au malheureux ami qu’il voulait réconforter. Mais sa journée était faite, comme on dit vulgairement, et il n’était pas fâché de se reposer de ses travaux dans un excellent fauteuil, au coin d’un bon feu. Il prit un cab, et il se fit conduire tout droit à son club.

Quand il y arriva, le salon rouge était désert. Pas de causeurs autour de la cheminée; pas de joueurs aux tables de whist. Deux ou trois habitués sommeillant sur les divans capitonnés; de ceux qui viennent tous les soirs par économie, pour être éclairés et chauffés gratuitement. Nointel, étonné de cette solitude, pensa qu’on devait jouer dans quelque salle écartée. Il se renseigna auprès d’un des dormeurs qui venait de se réveiller, et il apprit que, depuis plusieurs jours, on s’était remis au baccarat avec ardeur. Dans tous les cercles, la partie s’arrête de temps en temps. Un gros joueur a raflé l’argent des petits, et les pontes écœurés s’éloignent mélancoliquement du tapis vert. Mais leur sagesse n’est jamais de longue durée, et un beau soir, sans qu’on sache pourquoi, le troupeau revient se faire tondre.

Nointel tenait à sa laine et l’exposait le moins possible. Mais il était toujours au courant des gros événements du jeu, et il savait qu’on y avait à peu près renoncé, tout récemment. Les banques avaient fait table rase et ne trouvaient plus d’adversaires. C’était donc un événement qui, d’ailleurs, ne l’intéressait guère. Il demanda si on avait vu Darcy, et il ne fut pas médiocrement surpris quand on lui dit que son ami était occupé à tailler une banque. Darcy était né joueur. Une mauvaise fée qu’on avait sans doute oublié d’inviter à son baptême l’avait doté de quelques vices qui nuisaient essentiellement à ses qualités. Mais une passion chasse l’autre, et, depuis qu’il était amoureux, Darcy ne jouait plus. Pourquoi retombait-il dans son péché d’habitude? Le capitaine craignait de deviner la cause de cette rechute, et il pensa que son apparition produirait sur son ami un effet salutaire.

Il se transporta donc incontinent dans la salle consacrée au baccarat. Elle était située dans le coin le plus retiré des appartements du cercle. La déesse fortune veut qu’on l’adore avec recueillement. Elle exige de ses fidèles silence et mystère, mais elle ne tient pas aux vains ornements. La pièce où on célébrait ses rites n’était garnie que des meubles indispensables à l’exercice de son culte. Une immense table de forme oblongue, échancrée au milieu – la place du banquier – et creusée au centre – la cuvette où l’on jette les cartes après chaque coup – des chaises, beaucoup de chaises pour les patients, quelques divans pour les décavés, et des râteaux à foison.

La réunion était nombreuse, et Darcy la présidait. Il taillait, et il avait devant lui un tas d’or assez respectable, sans compter un certain nombre de morceaux de carton portant un chiffre et une signature. Il tournait le dos à la porte, et il ne vit pas entrer Nointel qui vint tout doucement se planter derrière lui, au grand mécontentement des pontes. On l’accusait de porter la veine au banquier.

Toutes les variétés de féticherie étaient représentées à ce congrès. Il y avait là des gens qui ne croyaient pas en Dieu et qui croyaient à la vertu d’un cure-dent ou d’une bague en cheveux. Quelques-uns, avant de monter au cercle, s’étaient promenés pendant une heure sur le boulevard à seule fin de rencontrer un bossu et de toucher sa bosse. D’autres ne voulaient jouer que le chapeau sur la tête. Le lieutenant Tréville avait mis des lunettes, quoiqu’il eût d’excellents yeux. Charmol sifflait un air du Caveau pendant qu’on mêlait les cartes. Le colonel Tartaras avalait un verre de rhum après chaque taille. Le jeune baron de Sigolène fermait les yeux avant de regarder son point qui était généralement détestable.

Moins superstitieux et plus redoutables étaient le financier Verpel, le major Cocktail et Alfred Lenvers qui ne jouait jamais que sur sa main. Ils perdaient cependant, car Darcy avait une banque superbe. Les coups les plus extraordinaires se succédaient à son profit. Il abattait neuf quand ses adversaires abattaient huit; il gagnait avec un contre baccarat; il tirait à six, et il amenait un trois. Le tout d’un air indifférent qui exaspérait les pontes. C’était contre lui un véritable concert de malédictions.

– Voilà ce que c’est que d’avoir des chagrins de cœur, pensait le capitaine. Malheureux en femmes, heureux au jeu.

La taille s’acheva sans que Darcy s’aperçût de la présence de son ami, et lorsqu’elle fut terminée, il ne se retourna point. Au lieu de compter son gain ou d’aider à mêler les cartes, il rêvait en mâchonnant un cigare éteint. On voyait bien que sa pensée était à cent lieues du tapis vert.

Cependant, les pontes, pour se délasser, se livraient à des conversations variées. On discutait la grave question du tirage à cinq. Alfred Lenvers était de la grande école de Bordeaux qui tire à cinq, et ce système lui réussissait à souhait. Sigolène se demandait si la somme qu’il avait apportée du Velay pour passer à Paris un hiver agréable suffirait à le mener jusqu’à la fin de la séance. Tréville battait monnaie avec un crayon et de petits carrés de papier Bristol. M.  Coulibœuf, propriétaire foncier, gagnait quelques louis, et, comme on savait qu’il était marié, Charmol expliquait la veine de cet éleveur par des raisons inconvenantes.

Verpel, vexé d’avoir perdu, proposa sur ces entrefaites de mettre la banque aux enchères et offrit de la prendre à cinq cents louis. Le major Cocktail alla aussitôt jusqu’à mille.

– Je mets deux mille louis, dit froidement Gaston.

Le chiffre était rond, et personne n’osa le dépasser, de sorte que la banque resta au dernier des Darcy.

– Il joue un jeu à se ruiner en une nuit, se disait Nointel. Jolie façon de se préparer à entrer en ménage. Il faut qu’il soit devenu fou.

La nouvelle taille commença beaucoup moins heureusement que la précédente n’avait fini. Les trois premiers coups enlevèrent quatre cents louis au banquier, et les pontes qui tout à l’heure maudissaient le capitaine se mirent à lui faire les yeux doux. Décidément, au lieu de porter bonheur, il portait la guigne.

Darcy restait impassible, Verpel se mit à s’engager à fond; il voyait que la chance tournait, et il attendait toujours pour pousser que le banquier fût entamé. On prétendait même que souvent il se couchait à neuf heures du soir, et se faisait réveiller à quatre heures du matin, afin d’arriver frais et dispos au cercle où il ne trouvait plus que des perdants qu’il achevait. Lenvers et Cocktail pratiquaient le même système, et Darcy ne tint pas longtemps contre les attaques vigoureuses de ces vieux routiers du baccarat. La fortune se prononça nettement contre lui. Les huit et les neuf ne lui venaient plus, et les pontes en avaient les mains pleines. Ce fut moins un combat qu’une déroute, et bientôt les munitions manquèrent au banquier.

– Tenez-vous le coup? demanda Verpel en avançant cinq billets de mille francs.

– Je tiens tout, répondit sèchement le neveu du juge d’instruction. Je vais tailler à banque ouverte. Je ne vous demande que le temps de signer des bons.

Le capitaine jugea que l’heure était venue d’essayer d’arrêter Darcy sur le chemin de l’hôpital.

– Ma parole d’honneur, dit-il à haute voix, on se croirait à Charenton. Vous avez donc tous six cent mille livres de rente, comme la marquise de Barancos?

À la voix de son ami, Gaston se retourna vivement.

– Enfin, te voilà! s’écria-t-il.

Et laissant là les petits cartons qu’un valet de pied venait de placer devant lui, il se leva en disant:

– Décidément, je renonce à la banque. À un plus fort, messieurs?

Il y eut des murmures. Les pontes enrageaient de voir partir un gros joueur qu’ils comptaient bien dévorer jusqu’aux os, et ils grognaient comme des dogues auxquels on arrache leur proie.

– C’est dommage, dit tout bas Alfred Lenvers à son voisin le major. Cette fois, nous le tenions bien. Que le diable emporte ce Nointel!

Darcy les laissa crier et emmena vivement le capitaine dans un petit salon où il n’y avait personne.

– Pourquoi joues-tu de façon à te mettre sur la paille? lui demanda d’un ton de reproche l’ex-officier de hussards.

– Pour m’étourdir, répondit brusquement Gaston. Sois tranquille, je ne serai jamais sur la paille; car, avant d’y être, je me brûlerai la cervelle.

– Et tout cela parce que mademoiselle Lestérel a pris sur son compte l’enfant de sa sœur.

 

– Qui te l’a dit?

– Madame Cambry, que je viens de voir au Français.

– Et tu crois que l’enfant est à madame Crozon?

– Parbleu! Comment peux-tu en douter? Le vent qui souffle à travers la rue Caumartin t’a donc rendu fou? Faut-il, pour te ramener à des idées plus saines, que je te conduise chez la sage-femme qui a accouché la femme du baleinier?

– Tu la connais?

– Non, mais l’illustre général Simancas m’a donné son adresse. Elle demeure rue des Rosiers, à Montmartre.

– Et tu me le cachais?

– Mon cher, j’avais raison de ne pas te tenir au courant de mes faits et gestes, puisque tu te montes l’imagination à propos de rien. Si je t’avais informé jour par jour des incidents qui se produisaient, tu aurais perdu la tête complètement, tandis que tu ne l’as perdue qu’à moitié.

– Eh bien, oui, j’étais fou… et je le suis encore… et je le serai tant que nous n’aurons pas trouvé la femme qui a tué Julia. Tu ne te doutes pas de ce que me font souffrir les obscurités de cette terrible affaire. Mon oncle me met tous les jours à la torture. Il ne conteste plus que Berthe soit innocente du meurtre, mais il me répète sans cesse que sa conduite n’est pas claire, que, pour l’éclaircir, il sera forcé d’en venir à interroger sa sœur et le mari de sa sœur.

– S’il fait cela, au lieu d’un meurtre, il y en aura deux et peut-être trois. Crozon tuera la mère et probablement l’enfant. Mais ton oncle ne fera pas cela. Il te tient ce langage pour t’amener à réfléchir avant de conclure un mariage qui lui déplaît. Et en cherchant à t’en détourner, il est dans son rôle d’oncle. Parlons d’autre chose. J’arrive du château de madame de Barancos…

– Eh bien? demanda vivement Gaston.

– Eh bien, mon cher… Allons, bon! voilà encore qu’on vient nous déranger.

Un valet de pied venait d’entrer, il s’avançait, et il avait tout l’air d’un homme qui apporte un message verbal ou écrit.

C’était un message écrit, une lettre posée sur le plateau argenté qui remplace dans certains cercles la boîte du facteur.

– La personne qui l’a apportée n’a pas voulu attendre la réponse, dit le valet de pied en la présentant à Nointel, mais elle a recommandé qu’on la remît à monsieur aussitôt qu’il arriverait.

Le capitaine la prit en haussant les épaules, renvoya le domestique et se mit en devoir de la décacheter.

– C’est curieux, murmura-t-il après avoir jeté un coup d’œil sur l’enveloppe. Nous parlons de Crozon, et je crois reconnaître son écriture. Que diable a-t-il de si pressé à m’apprendre? Pourvu qu’il n’ait pas tué sa femme!

– Lis donc, dit Darcy avec impatience. J’ai hâte de savoir ce que tu as fait chez la marquise.

– Oh! oh! reprit Nointel après avoir lu rapidement. Voici du nouveau, et je ne croyais pas prédire si juste. Écoute ce que m’écrit le beau-frère de mademoiselle Lestérel:

«Mon cher capitaine, à quelque moment que vous receviez ce billet, venez chez moi immédiatement, je vous en prie au nom de l’amitié. Ma femme se meurt, et elle veut vous voir avant de mourir. Elle veut voir aussi M.  Gaston Darcy; amenez-le si vous pouvez. Je compte sur vous. N’abandonnez pas.

«Votre malheureux ami,

«Jacques Crozon
«Capitaine au long cours.»

– Elle veut me voir, moi! s’écria Darcy. Elle veut me voir en présence de son mari qui ne me connaît pas! Qu’est-ce que cela signifie?

– C’est peut-être sa sœur qui lui aura demandé de te faire venir, répondit Nointel.

Puis, après avoir réfléchi:

– Non, reprit-il. Il me vient une autre idée. Madame Crozon, sentant sa fin approcher, veut te recommander mademoiselle Lestérel, te supplier de l’épouser et te jurer qu’elle est toujours digne de toi. Hum! devant l’homme qu’elle a trompé, ce serait fort. Quoi qu’il en soit, j’y vais, et tu ne peux guère te dispenser de m’accompagner.

– Partons, dit sans hésiter Gaston.

Ils descendirent vivement sur le boulevard, et ils sautèrent dans le coupé de Darcy qui attendait à la porte du cercle, et qui les mena rue Caumartin en quelques minutes.

Ils parlèrent peu pendant le trajet, car ils étaient tous les deux absorbés par de graves préoccupations. Cependant, au moment où ils descendaient de voiture, Gaston demanda brièvement:

– La marquise est coupable, n’est-ce pas?

– Innocente, mon ami; aussi innocente du meurtre que mademoiselle Lestérel.

– Que dis-tu?

– La vérité. Quand nous sortirons d’ici, je te raconterai tout.

Ce n’était pas le moment d’insister. Darcy se tut et suivit le capitaine qui dut parlementer avec le portier, car il était une heure indue. Cet homme leur apprit que madame Crozon avait été prise subitement d’une crise si grave qu’on avait envoyé chercher un médecin et un prêtre. Ils venaient de partir, et le médecin avait dit que la malade ne passerait pas la nuit. Le prêtre devait revenir pour donner l’extrême-onction. On l’attendait, et l’escalier était éclairé.

Munis de ces renseignements, les deux amis grimpèrent en toute hâte au quatrième étage, et furent reçus par Crozon lui-même qui se jeta dans les bras de Nointel et qui tendit la main à Darcy. L’accueil était de bon augure, et le capitaine essaya d’obtenir une explication préalable, mais le marin lui dit brusquement:

– Entrez vite. Dans un instant peut-être, il serait trop tard.

Et il les poussa dans une chambre à peine éclairée par une lampe recouverte d’un abat-jour. La pâle figure de la mourante tranchait comme une tache blanche sur le fond sombre des rideaux. Mademoiselle Lestérel priait, agenouillée au pied du lit. Elle ne releva point la tête au léger bruit que firent les deux visiteurs amenés par son beau-frère. Mais Madame Crozon se redressa sur les oreillers qui la soutenaient et leur fit signe d’approcher.

– Vous aussi, murmura-t-elle en adressant à son mari un regard suppliant.

Crozon obéit, et elle commença ainsi:

– Je viens de me réconcilier avec Dieu. J’ai reçu l’absolution, et en la recevant, j’ai promis de confesser publiquement mes fautes. J’ai promis de demander pardon à mon mari que j’ai offensé et à ma sœur bien-aimée qui a exposé sa vie et son honneur pour me soustraire au sort que je méritais.

»Oui, j’ai été coupable; oui, j’ai indignement trompé le meilleur, le plus généreux des hommes.

Nointel ne put s’empêcher de regarder à la dérobée le malheureux Crozon, et il vit, à ses traits contractés, qu’il faisait des efforts inouïs pour contenir l’expression des sentiments qui le bouleversaient.

Berthe sanglotait.

– Je suis sans excuse, continua la mourante; mon mari ne pensait qu’à me rendre heureuse. C’était pour me faire riche qu’il bravait les dangers de la mer, et si je suis restée seule, pendant cette fatale année, s’il a entrepris une dernière campagne, c’est parce qu’il pensait que je souffrais de la médiocrité où nous vivions. Dieu m’est témoin que je ne l’ai pas poussé à partir, que je n’ai pas prémédité d’abuser de son absence et de la confiance qu’il avait en moi. Le hasard a tout fait… le hasard et ma faiblesse… je n’ai pas su résister aux entraînements d’une passion criminelle… je suis tombée dans le piège qu’un séducteur m’a tendu… il est mort, et je vais mourir… le châtiment ne s’est pas fait attendre.

La voix manqua à la malheureuse qui s’accusait ainsi, et il se fit dans la chambre où elle agonisait un silence lugubre. Mademoiselle Lestérel dévorait ses larmes et regardait sa sœur avec angoisse.

– Je ne regrette pas la vie, reprit madame Crozon; mais avant de paraître devant le juge suprême, je veux réparer, autant qu’il est en moi, le mal que j’ai causé, et je prie humblement mon mari de me permettre de dire la vérité en sa présence. L’enfant que Berthe a réclamé pour lui sauver la vie, cet enfant est le mien. Il est innocent, lui, et j’implore sa grâce.

Crozon fit un geste qui signifiait évidemment: Je l’accorde, et sa femme lui adressa un regard reconnaissant qui le remua jusqu’au fond de l’âme.

– Ma fille vivra donc, murmura-t-elle. Je voudrais vivre aussi pour racheter mes torts, à force de soumission et de dévouement. Je voudrais vivre pour être votre esclave. Mais Dieu a disposé de moi, et mes heures sont comptées. Je le remercie de m’avoir donné le temps de me repentir et de réhabiliter ma sœur. Le magistrat qui lui a rendu la liberté n’est pas ici, mais son neveu lui redira mes paroles… il lui dira qu’au moment de mourir, j’ai juré sur mon salut éternel que Berthe n’a pas commis le crime horrible dont elle était accusée. Berthe est allée au bal de l’Opéra pour reprendre mes lettres, Berthe n’y est pas restée. Berthe a couru chez la nourrice. Berthe était bien loin au moment où une misérable femme poignardait madame d’Orcival… une femme qui avait écrit, elle aussi, et qui, pour empêcher madame d’Orcival de parler, n’a pas reculé devant un crime. Elle n’échappera pas à la justice. L’innocence de Berthe éclatera un jour, mais qui lui rendra le bonheur perdu? Qui la protègera contre la calomnie?

– Moi, si elle veut bien consentir à être ma femme, dit vivement Darcy.

– Ah! je puis mourir maintenant, soupira madame Crozon.

– Et votre enfant sera le nôtre, reprit Darcy avec une émotion qui faisait trembler sa voix.

– Mon enfant!… Vous l’adopteriez!…

– Je vous le promets.

– Soyez béni, vous qui m’apportez les seules consolations qu’il me fût permis d’espérer en ce monde. Je prierai pour vous dans l’autre, si Dieu me fait miséricorde.

La moribonde s’arrêta. L’effort l’avait épuisée. Sa tête retomba sur l’oreiller; ses yeux se fermèrent; sa bouche murmura encore quelques paroles inintelligibles. Était-ce l’agonie qui commençait? Berthe le crut. Elle se leva et courut à son infortunée sœur.

– Viens, souffla Nointel, en serrant fortement le bras de son ami. Viens, notre place n’est plus ici.

Darcy résista un peu, mais Crozon intervint.

– Venez!

Et il les entraîna hors de la chambre.

– Du courage! lui dit le capitaine.

– J’en ai, répliqua le marin. Il m’en a fallu pour écouter ce que je viens d’entendre. Il m’en a fallu pour pardonner. Mais je ne regrette pas ce que j’ai fait.

En parlant ainsi, il relevait la tête, et son visage énergique exprimait la conviction du devoir accompli. Ses yeux étincelaient. Il était presque beau.

– Vous êtes un brave homme, s’écria Nointel.

– Merci, répondit simplement Crozon. Dans des moments comme ceux-là, l’approbation d’un véritable ami fait du bien.

– Merci à vous aussi, monsieur, qui avez la générosité de tendre la main à Berthe, et de ne pas abandonner l’enfant de sa sœur.

– Vous ne pensez plus à le tuer, j’espère, dit vivement le capitaine.

– Pas plus que je ne pense à tuer sa mère, si elle échappait à la mort qui s’approche. Il n’y a sur la terre qu’un être dont je veux me venger.

– Le misérable qui a causé tant de malheurs, le lâche drôle qui vous a écrit des lettres anonymes! Eh bien, vous pourrez le tuer. Maintenant, je le connais.

– Son nom?

– C’est un Américain Espagnol qui prétend être général au service du Pérou et qui s’appelle, ou se fait appeler Simancas.

– Bien. J’aime mieux que ce ne soit pas un Français. Vous serez mon témoin. Adieu.

Les deux amis ne cherchèrent point à prolonger un dialogue pénible. Il leur tardait de pouvoir échanger librement leurs impressions.

– Pauvre femme! dit Nointel, dès que Crozon eut refermé sur eux la porte de l’appartement. Elle vient de racheter en cinq minutes tout son passé. Si elle n’avait pas fait cette héroïque confession, tu en serais encore à douter de la vertu de mademoiselle Lestérel. C’est grand dommage que le juge d’instruction ne les ait pas entendus, ces aveux d’une mourante. Lui aussi, il serait fixé sur l’innocence de la prévenue. Mais il faut qu’il le soit, et il le sera dès demain. Nous n’avons plus de ménagements à garder, maintenant que le mari sait tout. Nous raconterons à M.  Darcy la scène à laquelle nous venons d’assister, et nous le prierons d’appeler Crozon en témoignage.

– Oui, murmura Darcy, j’espère que mon oncle consentira enfin à reconnaître qu’il s’est trompé. Mais il n’en viendra jamais à approuver mon mariage avec mademoiselle Lestérel.

– Eh bien! tant pis pour lui. Moi, je t’approuve pleinement, depuis que je sais ce que vaut mademoiselle Lestérel, et je te déclare que, si j’étais à ta place, je ferais tout ce que tu veux faire. J’épouserais à midi, au grand autel de la Madeleine, et je me moquerais parfaitement des sots propos. Je trouve même que tu as raison d’élever l’enfant de Golymine; seulement, j’espère bien que tu ne cultiveras plus le baccarat quand tu auras charge d’âmes. Ta fortune est déjà bien assez entamée, et tu n’as plus d’héritage à attendre.

 

– Il s’agit bien de cela! Parle-moi donc de cette marquise. Mon oncle ne s’arrêtera pas avant d’avoir trouvé une coupable. Je croyais que cette coupable, c’était elle. Tu le croyais aussi. Et tu viens de me déclarer que tu as complètement changé d’avis, qu’elle n’a rien à se reprocher…

– Mon cher, je ne puis pas en vérité parler contre ma conscience et dénoncer madame de Barancos pour être agréable à ton oncle. D’ailleurs, je l’ai vu ce soir et je lui ai dit ce que je pensais d’elle. De plus, elle se présentera chez lui demain, et elle lui fera une confession aussi complète que celle de madame Crozon. Elle lui dira qu’elle est allée dans la loge de Julia pour reprendre les lettres qu’elle avait écrites à Golymine.

– Elle avoue cela!

– Absolument. Elle avoue même que Golymine a été son amant et qu’elle a été folle de lui. Ah! ce Polonais a été un heureux coquin. Madame Crozon a dû être une charmante maîtresse. La marquise est adorable. Et l’autre la valait peut-être.

– L’autre! quelle autre?

– La troisième femme qui est entrée dans la loge, celle qui a tué Julia. Je suis sûr qu’elle est ravissante et qu’elle appartient au meilleur monde. Madame de Barancos l’a vue, masquée, il est vrai; mais elle donnera le signalement de sa taille et de sa tournure. J’ai causé aussi ce soir avec madame Majoré. Ses souvenirs commencent à se réveiller. Elle se rappelle maintenant l’inconnue; elle sera mise en présence de la marquise, et je te garantis qu’après la séance qui se prépare, M.  Roger Darcy sera parfaitement convaincu que l’assassin femelle est encore à trouver. Le trouvera-t-il? Je n’en sais rien. Mais il devra des excuses à mademoiselle Lestérel, et comme c’est un galant homme, il lui offrira peut-être, à titre d’indemnité, son consentement à ton mariage. Tout sera donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il n’y aura que moi qui souffrirai.

– Toi!

– Oui, moi. Je n’ai aucun motif pour te cacher que j’aime la marquise, qu’elle m’aime, et que le dénouement de cette lamentable histoire va nous séparer à tout jamais. Je ne puis ni ne veux l’épouser, non seulement à cause de Golymine, mais à cause des millions qu’elle possède. J’aurais pu succéder de la main gauche à cet aventurier, si sa mort n’avait pas eu de si terribles conséquences. Maintenant tout est changé. Il y a des catastrophes entre madame de Barancos et moi. Mais je t’en ai dit assez sur mes affaires de cœur, et nous voici au bas de l’escalier. Tu vas te faire ramener chez toi. Je vais rentrer à pied; j’éprouve le besoin de marcher un peu.

– Ainsi tu es amoureux de madame de Barancos, murmura Darcy en passant la porte qui venait de s’ouvrir.

– Mon Dieu! oui, répondit franchement Nointel. C’est la première fois que m’arrive pareille mésaventure. Espérons que je m’en tirerai sans trop de dommage. Et surtout ne va pas t’imaginer que la passion m’aveugle sur la conduite de la marquise. J’y vois encore très clair, trop clair même. Elle a eu un amant inavouable, mais elle n’a tué personne.

– Et ce bouton trouvé près du cadavre, il n’est donc pas à elle? demanda vivement Darcy, saisi tout à coup d’une ressouvenance.

– Pas plus à elle qu’à mademoiselle Berthe. Je viens de le remettre à ton oncle. Puisse-t-il découvrir à qui il appartient! Moi, j’y renonce.

»Bonsoir. Nous nous reverrons demain.