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Le crime de l'Opéra 2

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Et, plantant là Nointel, madame Majoré s’élança dans le couloir qui aboutit aux loges de ces demoiselles de la deuxième division.

Nointel ne songea point à courir après madame Majoré. C’eût été peine perdue, car l’accès des loges du corps de ballet est interdit, même aux abonnés. D’ailleurs, il en avait assez dit à l’ouvreuse, puisqu’il l’avait calmée et rassurée sur sa situation vis-à-vis de la justice.

Il ne tenait pas non plus à assister à l’examen des coryphées de la première division, classe de madame Dominique. Il se glissa donc tout doucement vers l’escalier de sortie, et il gagna la rue sans tambours ni trompettes.

Sa conversation avec l’ouvreuse n’avait pas duré une heure. Il était encore temps d’aller au Français, et il y alla avec d’autant plus d’empressement qu’il venait de se mettre dans un cas qui l’obligeait à avoir le plus tôt possible un entretien sérieux avec M.  Roger Darcy. Tout ce qu’il avait annoncé comme fait était encore à faire, et si madame Majoré était prête à déposer, M.  Roger Darcy ne s’attendait guère à recevoir la déposition de cette femme qu’il avait déjà interrogée sans pouvoir en tirer aucun renseignement utile. Nointel sentait la nécessité de le préparer aux nouveautés qu’il allait entendre, et craignait de s’être un peu trop avancé en affirmant que ce magistrat prendrait en bonne part l’intervention d’un intrus dans l’instruction d’un procès criminel. L’histoire du bouton de manchette n’était pas très facile à présenter, et le capitaine ne se dissimulait pas qu’en confisquant, même momentanément, une importante pièce à conviction, il avait endossé une responsabilité assez lourde. M.  Majoré, homme sévère sur les principes, exagérait en disant que son imprudente épouse pourrait être poursuivie comme faux témoin; mais le fait d’avoir tenu la lumière sous le boisseau n’en était pas moins répréhensible au point de vue où devait se placer le juge.

Après tout, cependant, Nointel avait agi dans une bonne intention; il s’était toujours proposé de remettre un jour ou l’autre à qui de droit le bijou dont il s’était emparé, et d’ailleurs il avait pour complice en cette affaire le propre neveu de M.  Roger Darcy, lequel neveu avait été autorisé par son oncle à essayer de justifier mademoiselle Lestérel.

– Je n’ai fait tort à personne en gardant ce bouton, se disait-il, et la justice est encore à même d’en tirer parti. On ne peut pas suspecter mes intentions, puisqu’on va savoir par la déclaration de la marquise ce que je voulais faire de la trouvaille de l’ouvreuse. De plus, au début, les recherches se seraient probablement égarées, tandis que maintenant on sait que l’objet ne peut appartenir ni à mademoiselle Lestérel, ni à madame de Barancos. Au fond, j’ai rendu service à l’instruction.

Nointel plaidait les circonstances atténuantes devant le tribunal de sa conscience, mais il n’était pas absolument tranquille sur le résultat de la démarche qu’il allait tenter auprès de M.  Darcy. Il s’agissait surtout de lui expliquer la conduite de la marquise et de pressentir ses dispositions à l’endroit de cette créole qui avouait sa liaison avec Golymine, et sa visite à Julia d’Orcival, au bal de l’Opéra, sans parler de la balle qu’elle venait de loger dans la tête d’un bandit. Il s’agissait de lui faire accepter comme vraies beaucoup d’affirmations qui n’étaient pas prouvées, et le décider à ordonner l’épreuve que réclamait madame de Barancos: l’épreuve des dominos en présence de l’ouvreuse.

Et, en arrivant au Théâtre-Français, le capitaine commençait à se demander si le lieu était bien choisi pour aborder un sujet si grave. Mais il se promit de ne rien risquer, d’agir suivant les circonstances, et il entra.

Il eut beaucoup de peine à se procurer un fauteuil d’orchestre, quoiqu’il fût un habitué fidèle. La salle était pleine. Chacun sait que, le mardi et le jeudi, il est de bon ton de venir entendre les chefs-d’œuvre de l’ancien répertoire. Quelques belles dames ont dû à cette mode heureuse l’avantage de connaître Racine et Molière. Et les mondains intelligents sont charmés de venir écouter en belle compagnie une bonne langue parlée par d’excellents comédiens. C’est un plaisir assez rare, par le temps qui court, et Nointel l’appréciait infiniment. Mais, ce soir-là, il n’était pas disposé à goûter la tragédie classique. Le hasard l’avait fait spectateur et presque acteur d’un drame plus émouvant que Mithridate. Monime l’intéressait beaucoup moins que madame de Barancos.

Il était arrivé pendant un entracte, et après s’être casé comme il put dans un coin de l’orchestre, il se mit à étudier la salle. L’assemblée était choisie. Les loges regorgeaient de femmes en grande toilette. Les bouquets d’héliotropes et de gardénias s’étalaient sur le devant des avant-scènes transformées en corbeilles de fleurs. On causait doucement comme dans un salon; les vieux abonnés regrettaient Rachel, les élégantes discutaient les Fourchambault, et personne ne parlait politique.

Le capitaine n’aperçut point M.  Roger Darcy. En revanche, il découvrit sans peine, aux premières de face, Claudine Rissler, flanquée de son Russe. Elle avait arboré une robe de satin hortensia qui attirait tous les regards, et elle ne cessait d’agiter sa jolie tête brune pour faire scintiller les diamants pendus à ses oreilles. Wladimir était vraiment superbe avec ses longs favoris argentés et sa prestance de tambour-major. On les lorgnait beaucoup, et il y avait des gens qui se moquaient de ce couple mal assorti.

Nointel ne s’arrêta point à les examiner et continua de passer en revue les loges. Quoiqu’il allât peu dans le monde, il connaissait assez son Paris pour pouvoir mettre les noms sur les figures, et il retrouva là tout le personnel ordinaire des réunions du high-life. Il n’y manquait guère que la marquise, et plus d’une spectatrice remarqua son absence, car elle était fort assidue à ces fêtes de l’esprit.

Le capitaine cherchait des yeux M.  Darcy parmi cette foule parée, et il finit par le trouver. Le magistrat occupait avec madame Cambry une loge de côté.

C’était la première fois que Nointel rencontrait au théâtre la charmante veuve de l’avenue d’Eylau, et les habitués du mardi n’étaient point accoutumés à l’y voir; aussi était-elle le point de mire de toutes les lorgnettes. Vêtue de noir, comme toujours, elle portait sur sa robe une profusion de vieilles dentelles. Pas un bijou. Une vraie toilette de deuil qui lui seyait à merveille. Elle causait avec M.  Darcy, et à l’expression de leurs figures, on devinait que le sujet de leur conversation était sérieux.

L’occasion parut bonne au capitaine pour aborder l’oncle de Gaston. Le gracieux accueil que madame Cambry lui avait fait au bal l’autorisait suffisamment à l’aller saluer dans sa loge et même à lui demander des nouvelles de sa protégée. Ce devoir une fois rempli, Nointel comptait sortir en même temps que Darcy, qui peut-être n’était là qu’en visite, lui proposer de faire un tour au foyer et attaquer la question délicate, non loin du buste de Regnard.

Pour mettre à exécution sur-le-champ ce projet rapidement conçu, il se hâta de quitter l’orchestre et de monter aux premières. Le trajet lui prit un peu de temps, parce que les escaliers et les corridors étaient encombrés. Il eut aussi quelque peine à retrouver la loge dont il ne connaissait pas le numéro. Il lui fallut même pour cela entrer à la galerie, et de là il vit que madame Cambry était seule. M.  Roger avait abandonné la place pendant que Nointel circulait dans les couloirs, et Nointel, qui regrettait de ne pas l’avoir rencontré en chemin, se serait volontiers mis à sa poursuite; mais la veuve l’aperçut et lui adressa un sourire qui équivalait à une invitation. Il ne pouvait plus se dispenser d’entrer dans la loge, et il y alla sans hésiter. Madame Cambry le reçut avec un empressement qui lui parut de bon augure, et elle en vint d’elle-même où il souhaitait l’amener.

– M.  Darcy me quitte à l’instant, dit-elle. Il eût été charmé de vous rencontrer. Il vous cherche depuis deux jours. Mais il est dans la salle, aux fauteuils d’orchestre, et vous le verrez certainement avant la fin de la représentation.

– J’y ferai tous mes efforts, madame, et je suis désolé de l’avoir manqué. Je suis allé hier à la chasse…

– Chez madame de Barancos, sans doute?

– Oui, madame, et je suis revenu ce soir.

– Seul?

– Absolument seul. Madame de Barancos avait beaucoup de monde, et elle ne rentrera que demain. J’ai abrégé mon déplacement parce qu’il me tardait de revoir mon ami Gaston.

– Lui aussi vous cherche. Il a un service à vous demander.

– J’ai trouvé un mot de lui en arrivant, et j’ai couru chez lui. Il était sorti, et je ne savais pas où le joindre. Je suis venu ici dans le vague espoir de l’y trouver. Mais j’espère qu’il passera au cercle vers minuit.

– Je ne sais si vous l’y verrez. Il est si triste qu’il fuit le monde.

– Triste! mais il me semble qu’il aurait plutôt sujet de se réjouir. Mademoiselle Lestérel est libre. L’ordonnance de non-lieu va être signée.

– Elle ne l’est pas encore. M.  Darcy hésite à la rendre. Il lui faut une coupable. Il est juge avant tout, et il a des idées que je ne partage pas. Mais ce n’est pas seulement ce retard qui afflige son neveu. Il s’est passé tout récemment des choses… auxquelles personne ne pouvait s’attendre.

– Qu’est-il donc arrivé?

– Vous connaissez le beau-frère de Berthe?

– M.  Crozon. Parfaitement.

– Vous n’ignorez pas qu’averti par des lettres anonymes, il accusait sa femme de l’avoir trompé.

– Entre nous, il n’avait pas tort. Je puis bien le dire maintenant, et il faut que M.  Roger Darcy le sache, car là est la justification complète de mademoiselle Lestérel.

– Il le sait. J’ai pris sur moi de lui apprendre ce que Berthe m’avait avoué. La pauvre enfant s’est sacrifiée pour sa sœur. C’est pour ravoir les lettres de cette sœur qu’elle est allée au bal de l’Opéra, c’est pour mettre l’enfant de cette sœur à l’abri des recherches de je ne sais quel misérable qu’elle a couru les rues pendant cette fatale nuit.

 

– J’avais deviné toute cette histoire. Gaston l’avait devinée aussi, et il a dû être ravi d’acquérir la certitude que mademoiselle Lestérel est innocente. Tout est donc pour le mieux, car j’ai réussi à calmer le mari, et la paix est revenue dans le ménage Crozon.

– Vous ne pouviez pas prévoir le coup qui a frappé votre ami. J’ai vu Berthe le jour où elle est sortie de prison, je l’ai accompagnée chez sa sœur. Et là… c’est une fatalité inouïe… la nourrice à laquelle Berthe avait confié l’enfant est arrivée… il y a eu une scène épouvantable… Le mari a voulu tuer l’enfant, et, pour le sauver, Berthe a dit que l’enfant était à elle.

– C’est sublime! c’est héroïque!

– Hélas! cet héroïsme lui coûtera cher. Elle a été obligée de pousser le mensonge jusqu’au bout… de faire tout ce qu’elle aurait fait si elle eût été vraiment mère… là voilà condamnée à élever cet enfant. C’est le déshonneur en perspective.

– En effet… je n’avais pas songé à cela. Mais rien n’empêche que le secret soit gardé. Crozon n’a aucun intérêt à perdre sa belle-sœur. Il se taira. D’ailleurs, il ne sera pas toujours à Paris. Il est marin, et maintenant qu’il ne soupçonne plus sa femme, il reprendra la mer un de ces jours. Alors, on avisera. Pourquoi n’enverrait-on pas l’enfant à l’étranger? Pourquoi n’écrirait-on pas à Crozon qu’il est mort? Madame Crozon trouvera un moyen. C’est à elle de sauver l’honneur de mademoiselle Lestérel qui lui a sauvé la vie.

– Elle n’aurait pas dû accepter le sacrifice, dit vivement madame Cambry. Que pensez-vous d’une femme assez lâche pour souffrir que sa sœur aille en cour d’assises, alors que d’un mot elle pouvait la justifier? Son mari l’aurait tuée? Qu’importe? Il y a des cas où il faut savoir mourir.

– Le courage lui a manqué, c’est vrai, mais je l’excuse, murmura Nointel. Elle est femme.

– Moi aussi, je suis femme, et je vous jure que si j’avais une faiblesse à me reprocher, j’aurais assez d’énergie pour en supporter les conséquences.

Madame Cambry dit cela d’un ton qui surprit un peu le capitaine. Sa voix était agitée. Ses yeux brillaient. On eût dit qu’elle avait la fièvre.

– Mais, reprit-elle avec plus de calme, ce n’est pas de madame Crozon que je devrais vous parler, c’est de ma pauvre Berthe. Elle est menacée dans ce qu’elle a de plus cher… dans son amour. Elle a eu la loyauté de vouloir que M.  Gaston Darcy fût informé de ce qui venait de se passer, et elle a poussé l’abnégation jusqu’à lui rendre sa parole. Gaston a refusé de la reprendre; il proteste que ses sentiments n’ont pas changé, mais le coup est porté. Je lis dans son cœur, et je suis certaine qu’il souffre horriblement… qu’il a des doutes.

– Il a donc perdu l’esprit! s’écria le capitaine. La conduite de mademoiselle Lestérel est claire comme le jour. Il est matériellement impossible qu’elle soit la mère de cet enfant. N’a-t-elle pas paru tout l’hiver dans les salons où elle chantait? Il faut arriver des mers du Sud, comme ce Crozon, pour croire au pieux mensonge qu’elle a mis en avant. Et c’est là qu’est le danger. Si ce baleinier s’avisait de faire lui-même une enquête, il découvrirait bien vite la vérité. Il faut même que j’avise à l’accaparer pour l’empêcher de chercher. J’ai de l’influence sur lui, et je parviendrai peut-être à lui persuader de se remettre à naviguer. Mais que Gaston se fourvoie à ce point, c’est ce que je ne saurais comprendre.

– Vous n’avez donc jamais aimé? demanda madame Cambry.

– Pas jusqu’à épouser, répondit en riant le capitaine.

– Si vous avez aimé, vous connaissez les tourments de la jalousie, les tortures du doute, les soupçons, les défaillances. Votre ami subit en ce moment tous ces supplices. Et Berthe est trop fière pour essayer de se disculper. Bien plus, elle est résolue à déclarer à M.  Roger Darcy, quand il l’interrogera une dernière fois, que l’enfant est à elle, M.  Roger Darcy n’en croira rien, mais il sera bien obligé de prendre acte de cette déclaration.

– C’est un malheur, sans doute. Mais Gaston sait à quoi s’en tenir, et je me charge de le ramener à des idées plus saines.

– Puissiez-vous y réussir! J’aperçois son oncle à l’orchestre. Il vous a vu et il me fait signe qu’il va monter ici. Il tient beaucoup à vous entretenir le plus tôt possible.

Nointel regarda dans la salle et vit en effet M.  Roger Darcy se dirigeant vers la sortie. Il vit aussi que, de sa loge, qui n’était pas très éloignée, Claudine Rissler se livrait à une pantomime singulière. Elle lui lançait des œillades expressives, et elle l’appelait par de petits mouvements de tête répétés. Elle avait l’air de lui dire: Arrive bien vite. J’ai à te parler.

– Quelle mouche la pique? se demandait le capitaine, en regardant avec indifférence le manège auquel se livrait Claudine. Est-ce qu’elle en est encore à sa toquade, et s’imagine-t-elle que je vais arriver pour me faire présenter à Wladimir? Parbleu! j’ai autre chose en tête.

– On va commencer le troisième acte de Mithridate, dit madame Cambry. Vous serez très mal ici si vous avez quelque chose à dire à M.  Darcy. Même en parlant à demi-voix, vous scandaliseriez les gens qui sont venus pour écouter les vers de Racine.

Nointel prit la balle au bond.

– Je pense, répondit-il vivement, que je ferai bien d’aller à la rencontre de M.  Darcy, à moins cependant que vous ne teniez à le recevoir immédiatement.

– Pas le moins du monde. Nous ne sommes pas encore mariés, et il ne serait pas très convenable qu’il s’établît dans ma loge pendant toute la durée de la représentation. Je ne puis guère l’y admettre qu’en visite. Il vient de m’en faire une assez longue, et je compte qu’il reviendra au prochain entracte. D’ici là, vous avez le temps de vous entretenir d’un sujet qui vous intéresse tous les deux, et j’espère qu’il vous ramènera ici quand votre conversation sera terminée.

– Alors, puisque vous m’y autorisez, madame, je vais prendre congé de vous pour quelques instants.

Madame Cambry approuva d’un sourire, et le capitaine profita aussitôt de la permission qu’elle lui accordait.

Il n’eut pas plus tôt fait dix pas dans le corridor qu’il rencontra le juge d’instruction.

– Je suis heureux de vous trouver, monsieur, lui dit courtoisement ce magistrat. J’ai quitté ma salle tout exprès.

– Et moi la loge de madame Cambry, où je m’étais présenté tout à l’heure dans l’espoir de vous y rejoindre, riposta le capitaine. Nous nous sommes croisés en route.

– C’est probable. Madame Cambry a pris une loge. J’ai mes entrées à l’orchestre, et je m’y suis casé. J’enterre ma vie de garçon. Tenez-vous beaucoup à entendre le troisième acte?

– J’aime infiniment mieux causer avec vous.

– Alors, allons au foyer.

C’était précisément ce que voulait Nointel, et il suivit M.  Roger Darcy. En passant devant la loge occupée par Claudine Rissler, il vit que la porte était entrouverte, et que cette folle le guettait au passage. Peu soucieux d’entamer un colloque avec elle, il détourna la tête et elle eut la discrétion de ne pas l’appeler, quoiqu’elle en mourût d’envie.

Le foyer était désert, autant qu’on pouvait le souhaiter pour un entretien particulier.

– Monsieur, commença le magistrat, vous êtes l’ami le plus intime de mon neveu, et vous avez bien voulu l’aider dans la tâche qu’il a entreprise, tâche difficile et délicate puisqu’il s’agissait de démontrer l’innocence d’une prévenue que toutes les apparences accusaient. Il y a réussi. Il est prouvé que mademoiselle Lestérel n’était plus à l’Opéra au moment où le crime a été commis. Il n’en reste pas moins établi qu’elle y est allée, pour retirer des lettres compromettantes qui se trouvaient entre les mains de Julie Berthier, et cela devrait suffire à empêcher Gaston de donner suite à un projet de mariage que je désapprouve. Mais il est maître de ses actions, et je ne prétends pas lui imposer ma volonté. Ce n’est pas de lui que j’ai à vous parler, c’est d’une autre personne.

– Moi aussi, j’ai à vous parler d’une autre personne, dit doucement le capitaine.

– Mon neveu m’a fait hier une étrange confidence, reprit M.  Darcy; plusieurs fois déjà, il m’avait dit que vous croyiez être sur la trace de la femme qui est entrée dans la loge après mademoiselle Lestérel. Il était même allé jusqu’à m’apprendre que vos soupçons se portaient sur une personne du meilleur monde. J’avoue que je n’avais pas pris ces insinuations au sérieux. Mais Gaston a fini par me révéler un fait grave. L’ouvreuse que j’ai interrogée au début de l’affaire, et dont je n’ai pu tirer que des déclarations incohérentes, cette ouvreuse aurait, paraît-il, trouvé dans la loge, près du cadavre de Julie Berthier, un bouton de manchette portant une initiale, et vous vous seriez fait remettre cet objet.

– C’est parfaitement exact, répondit Nointel sans s’émouvoir.

Le magistrat fit un haut-le-corps, et sa figure prit une expression de sévérité très accentuée.

– Ainsi, monsieur, dit-il, vous avez cru qu’il vous était permis de vous substituer au juge chargé d’instruire une affaire d’assassinat. Vous avez commis là, je dois vous l’apprendre si vous l’ignorez, une véritable usurpation de fonctions.

– J’en conviens. J’ai pensé qu’il y a des cas où la fin justifie les moyens.

– La fin? Dans quel but vous empariez-vous d’une pièce à conviction qui pouvait aider puissamment la justice?

– Je me proposais de m’en servir pour forcer la coupable à confesser son crime.

– La coupable! vous la connaissiez donc?

– Je croyais la connaître.

– Et vous vous trompiez, sans doute?

– Oui, je soupçonnais la marquise de Barancos. Je l’ai soumise à une épreuve décisive, et j’ai acquis la certitude qu’elle est innocente. Vous serez de mon avis quand vous l’aurez entendue. Demain, elle vous dira ce qu’elle a fait, et comment j’étais fondé à l’accuser.

– Demain?

– Oui, j’ai quitté, il y a quelques heures, le château de Sandouville où elle est en ce moment, et elle m’a chargé de vous annoncer sa visite. Permettez-moi maintenant, monsieur, de vous remettre ce bijou que j’ai eu le tort de garder trop longtemps.

M.  Darcy prit avec une certaine hésitation le bouton d’or que lui offrait Nointel, mais il l’examina de très près.

– C’est bizarre, murmura-t-il. Il me semble que ce n’est pas la première fois que je le vois.

– Il a une forme particulière… très reconnaissable, dit le capitaine, et il est permis d’espérer qu’on découvrira à qui il appartient.

Le juge ne répondit pas. Il réfléchissait.

– En vérité, monsieur, commença-t-il après un assez long silence, je ne devrais pas le recevoir de votre main. Vous n’êtes pas obligé de connaître le Code d’instruction criminelle, mais vous comprenez qu’il n’a pas pu autoriser un magistrat à procéder de la sorte. Rien ne me garantit l’authenticité de cette trouvaille… rien que votre affirmation. Mais je vous tiens pour un homme d’honneur, et je prends sur moi de m’en rapporter à votre parole. Je vous préviens seulement que je vais faire citer l’ouvreuse, et que vous serez appelé aussi, appelé en même temps qu’elle.

– C’est précisément ce que je désire, et, demain, madame de Barancos vous demandera de la confronter comme moi avec cette femme.

– Madame de Barancos! Et pourquoi?

– Parce qu’elle est entrée après mademoiselle Lestérel dans la loge de Julie Berthier, parce qu’elle a vu une femme y entrer après elle, parce qu’elle rappellera à l’ouvreuse des circonstances que cette stupide créature avait oubliées et qui vous mettront sur la trace de l’inconnue qui a frappé.

– Monsieur, dit le magistrat stupéfait, veuillez vous expliquer plus clairement. Vous me donnez comme certains des faits dont j’entends parler aujourd’hui pour la première fois. J’ai le droit et le devoir de vous demander de motiver vos affirmations. Nous ne sommes pas ici dans mon cabinet, mais vous n’avez pas besoin de prêter serment pour dire la vérité, et j’ai hâte de la connaître.

– Moi, j’ai hâte de vous l’apprendre, dit le capitaine, et puisque vous voulez bien m’écouter, dès ce soir, je vais vous dire brièvement tout ce que je sais.

– Je vous écoute.

– Le point de départ de cette triste affaire est le suicide du soi-disant comte Golymine. Cet aventurier, avant de se tuer, avait remis à la d’Orcival les lettres qui lui avaient été écrites par trois femmes qui ont été successivement ses maîtresses.

– Trois?

– Oui, trois. Vous pouvez interroger sur ce point Mariette, l’ancienne femme de chambre de Julia. Elle aussi a recouvré la mémoire. Elle se souvient maintenant qu’en partant pour le bal de l’Opéra, sa maîtresse a emporté des lettres divisées en trois paquets. Il y a d’ailleurs d’autres preuves, comme vous allez le voir.

 

– Ces trois femmes étaient: madame Crozon, sœur de mademoiselle Lestérel…

– Cela ne fait pas de doutes pour moi.

– La marquise de Barancos…

– Elle vous l’a avoué?

– Ce matin, et bientôt elle renouvellera cet aveu devant vous. Madame de Barancos avait cessé depuis longtemps toutes relations avec Golymine qui l’avait indignement trompée et qui s’était toujours refusé à lui restituer ses lettres. Le lendemain de la mort de cet homme, la d’Orcival a écrit à la marquise pour lui offrir de lui remettre sa correspondance. La marquise est allée au rendez-vous. Elle est arrivée au bal à une heure et demie. Je puis l’attester, car le hasard a fait que je l’ai reconnue au moment où elle y entrait.

– Et c’est ce hasard qui vous a mis sur la piste que vous avez suivie.

– Précisément. Madame de Barancos a été reçue, aussitôt qu’elle s’est présentée, par Julia qui l’attendait. Mademoiselle Lestérel venait de partir. Elle avait laissé entre les mains de Julia le poignard caché dans un éventail.

– Je sais cela. Madame Cambry a reçu les aveux de mademoiselle Lestérel, et tout prouve que les choses se sont passées comme l’a dit cette jeune fille.

– L’entretien a été long et orageux. Julia soupçonnait la marquise de vouloir épouser Gaston.

– Mon neveu!

– Oui, et elle a menacé la marquise de la perdre si le mariage se faisait… un mariage auquel la marquise n’avait jamais songé…

– Ni Gaston non plus.

– Enfin, Julia s’est calmée. Elle a rendu les lettres, et madame de Barancos est sortie. Il était alors deux heures et demie. Au moment où elle sortait, une femme en domino, qui attendait dans le corridor, s’est avancée vivement, à parlé bas à l’ouvreuse et est entrée dans la loge, une femme qui y était déjà venue, qui y avait précédé la marquise…

– Cette ouvreuse n’a pas dit cela.

– Elle vous le dira quand vous l’interrogerez de nouveau. Et si vous voulez bien ordonner l’épreuve que madame de Barancos vous proposera, si vous jugez à propos d’y soumettre aussi mademoiselle Lestérel, la vérité apparaîtra à l’instant même.

– Quelle épreuve?

– Madame de Barancos revêtira le domino qu’elle portait au bal de l’Opéra, le voile de dentelles. Mademoiselle Lestérel prendra le masque et le domino de louage qui vous ont été présentés et que la marchande à la toilette a reconnu. On les mettra en présence de l’ouvreuse qui se souviendra alors que la femme masquée est venue à une heure, et n’est restée que dix minutes dans la loge; que la femme voilée est venue à une heure et demie et sortie à deux heures et demie, et qu’enfin entre la première et la seconde visite, une troisième femme est entrée et sortie, que cette troisième femme a reparu après deux heures et demie, et qu’elle a définitivement quitté la loge à trois heures moins un quart.

»Celle-là aussi avait été la maîtresse de Golymine, celle-là aussi venait chercher ses lettres; Julia les lui a-t-elle rendues, ou bien cette femme les a-t-elle prises sur le cadavre de Julia? Je l’ignore, mais il est évident que c’est elle qui a tué Julia.

– Oui, c’est évident, si l’ouvreuse ne se trompe pas encore une fois et si madame de Barancos dit la vérité.

– Si madame de Barancos avait voulu mentir, rien ne l’obligeait à confesser que Golymine avait été son amant, rien ne l’obligeait à me rendre ce bouton de manchette…

– Vous le lui aviez donné?

– Au bal, chez elle, en dansant le cotillon, je le lui avais montré brusquement… je pensais que son émotion allait la trahir… elle a cru que je lui offrais un souvenir de moi, elle l’a pris… quatre jours après, elle le portait à son corsage devant quarante personnes, et quand je lui ai dit qu’on l’avait ramassé dans le sang de Julia, elle l’a rejeté avec horreur et elle m’a chargé de vous l’apporter. Pensez-vous qu’elle eût agi de la sorte si elle eût été coupable?

– Non, dit M.  Darcy avec agitation. Ce n’est pas elle… ce n’est pas mademoiselle Lestérel… et je le vois maintenant, l’instruction est à refaire… Dieu veuille qu’elle aboutisse.

– Pourquoi ne trouverait-on pas la troisième femme? Pour ma part, je la cherche. J’ai recueilli quelques indices…

À ce moment le foyer fut envahi. L’acte venait de finir, et les spectateurs se répandaient dans les corridors.

– Monsieur, reprit le magistrat, je compte sur votre concours, et je vous prie de venir me voir chez moi, demain matin. Nous reprendrons un entretien que nous ne pouvons plus continuer ici. Vous m’avez appris tant de choses que j’ai besoin de me recueillir avant de donner une direction nouvelle à cette étrange affaire. En ce moment, je vais rejoindre madame Cambry, et je ne vous retiens plus.

Nointel n’avait qu’à s’incliner. C’est ce qu’il fit, et après avoir salué M.  Darcy, il allait quitter le foyer et même le théâtre, lorsqu’il se trouva face à face avec Claudine, pendue au bras de son Russe.

Le capitaine s’effaça pour les laisser passer, mais madame Rissler ne l’entendait pas ainsi. Elle lâcha sans cérémonie Wladimir, et tirant Nointel à l’écart:

– Ah çà, tu la connais donc?

– Qui? demanda Nointel.

– La blonde du Père-Lachaise, parbleu! Tu viens de causer avec elle pendant vingt minutes. Ce n’était pas la peine de me faire poser.

– Deviens-tu folle?

– Farceur! ne blague donc pas, tu la connais mieux que moi, puisque tu es resté dans sa loge pendant tout le dernier entracte. Tu n’as donc pas vu que je te faisais des signes? Je t’ai appelé quand tu passais dans le corridor. Mais tu étais avec un monsieur que j’ai vu dans la loge de la blonde. Il n’a pas l’air commode, ce grand sec. Est-ce que c’est son mari?

– Petite, dit Nointel, je t’affirme que tu te trompes. Ce n’est pas cette dame que tu as vue au Père-Lachaise.

– Puisque je te dis que j’en suis sûre. Je l’ai reconnue à ses yeux, à ses cheveux, à tout. Tiens, veux-tu que j’aille lui parler? Tu verras la tête qu’elle fera quand je lui demanderai pourquoi elle courait si fort dans les allées du cimetière.

– Non pas. Je te prie de te tenir tranquille.

– Veux-tu que je la suive à la sortie du théâtre? Wladimir grognera, mais ça m’est égal.

– Inutile. Je la connais, et c’est parce que je la connais que je te réponds que tu as pris pour elle une autre personne.

Claudine regarda le capitaine d’un air narquois et s’écria:

– Bon! j’y suis. C’est ta maîtresse. On m’avait bien raconté que tu donnais dans les femmes du monde à présent, mais je ne voulais pas le croire. Alors le grand sec, c’est le mari… le plus heureux des trois. Si j’avais su, je n’aurais rien dit, car je conçois que ça t’embête d’apprendre que ta princesse a eu des histoires avec une cocotte. Mon cher, ça arrive, ces choses-là. Julia lui avait peut-être rendu un service.

– Tais-toi. Tu n’as pas le sens commun, dit Nointel impatienté.

– Ah! tu le prends comme ça. Je m’en vais. J’ai assez fait posé Wladimir. Bonsoir, mon capitaine, amuse-toi bien, mais, crois-moi, reviens aux brunes, c’est moins traître.

Sur ce trait, décoché à la manière des Parthes, madame Rissler s’enfuit, et Nointel l’entendit qui disait à son Russe:

– Cher ami, c’est un journaliste. On a toujours besoin de ces gens-là quand on se destine au théâtre.

Le capitaine l’aurait volontiers battue, et il s’éloigna rapidement pour ne pas céder à la tentation. Dix secondes après, il ne pensait plus qu’à l’étrange information qu’il venait de recueillir. Il n’y pouvait pas croire. Madame Cambry pleurant sur la tombe de la d’Orcival, c’était tout simplement absurde. L’extravagante péronnelle qui l’accusait avait dû être abusée par une ressemblance, et Nointel en était à regretter de l’avoir poussée à chercher la visiteuse du Père-Lachaise, car elle était très capable de nuire par ses bavardages à une personne que lui et son ami Gaston avaient tout intérêt à ménager. Madame Cambry exerçait une grande influence sur le juge, madame Cambry avait l’esprit juste et une fermeté de caractère qui devait être d’un grand secours à mademoiselle Lestérel et même à madame de Barancos, car le capitaine se proposait de lui expliquer la situation, de ne rien lui cacher, de lui demander son appui, et il espérait qu’elle le seconderait lorsqu’il s’agirait de décider M.  Darcy à mettre la marquise hors de cause.