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Le crime de l'Opéra 2

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Un fiacre passait. Nointel l’appela et se fit conduire rue de Lisbonne, où Claudine habitait un assez bel appartement au premier étage d’une maison un peu trop neuve. Elle n’en était pas encore au petit hôtel. Il y avait même assez peu de temps qu’elle faisait partie de l’état-major de la galanterie. Le hasard d’une rencontre opulente l’avait tirée des rangs, et elle avait franchi assez promptement les premiers grades. Julia d’Orcival, qui était arrivée très jeune au maréchalat, l’y avait aidée en la patronnant dans le monde riche. Maintenant, il ne tenait qu’à elle d’y prendre pied solidement, et ses bonnes amies commençaient à la jalouser. Mais l’excellente fille ne reniait point son joyeux passé; elle ne visait point à amasser des rentes pour se retirer un jour en province et épouser un imbécile. Ce rêve des demoiselles à la mode d’à présent n’était pas le sien. Elle ne tenait pas en partie double la comptabilité de ses amours, elle ne calculait pas combien durerait un amant, elle ne prévoyait pas, à un mois près, le moment où elle aurait achevé de le ruiner et où il faudrait lui trouver un successeur. Aussi Mariette n’avait peut-être pas tort de prédire qu’elle finirait sur la paille.

Le capitaine, qui savait cela, avait pour Claudine une certaine sympathie, et il ne lui en coûtait pas trop de venir chercher des informations chez cette folle créature. Il monta lestement l’escalier, et il fut reçu à la porte de l’appartement par l’ancienne femme de chambre de Julia.

– Ah! monsieur Nointel, s’écria la soubrette, c’est bien aimable à vous d’être venu. Vous m’excusez de vous avoir écrit?

– Comment! si je t’excuse! mais c’est-à-dire que je te remercie. Ta maîtresse est-elle visible?

– Elle s’habille, mais elle va vous recevoir tout de même.

– Son Russe n’y est pas?

– Non. Il ne doit venir la prendre qu’à sept heures. Ah! elle va être bien contente de vous voir. Figurez-vous que je suis allée chez vous hier; vous veniez de partir pour la chasse. J’ai été sur le point d’aller trouver votre ami, M.  Darcy, mais je n’ai pas osé, parce que…

– Qu’avais-tu donc de si pressé à nous annoncer, à lui ou à moi?

– Ah! voilà! Madame m’avait défendu de vous le dire. Elle tient à vous l’apprendre elle-même. Mais, bah! vous ferez avec elle comme si vous ne saviez rien. Je puis bien vous confier que nous connaissons maintenant la personne qui a payé le terrain où on a enterré madame d’Orcival.

– Vraiment? s’écria Nointel, surpris et charmé de la bonne nouvelle que la soubrette lui annonçait.

– Ma parole d’honneur, répondit Mariette, madame l’a vue comme je vous vois.

– Je n’en doute pas. Qui est-ce?

– Ah! pour ça, monsieur, c’est bien le moins que je laisse à madame le plaisir de vous conter l’histoire. Je vous en ai déjà trop dit. Mais je pensais que vous seriez content de savoir le plus tôt possible de quoi il retourne, parce que vous auriez pu croire que madame avait tout bonnement envie de vous voir. Si c’était ça, je vous jure que je ne me serais pas permis de vous écrire. Moi aussi j’ai du nouveau à vous dire.

– Dis-le vite.

– Ce serait trop long à vous expliquer maintenant. Je vous parlerai après que vous aurez vu madame. Seulement, je voudrais bien vous demander si M.  Darcy m’en veut beaucoup.

– Pourquoi t’en voudrait-il?

– Mais… parce que j’ai mal parlé de sa bonne amie. Vous ne vous souvenez donc pas de ce que je lui ai dit, chez lui, un matin, dans son cabinet de toilette? Vous étiez là pourtant.

– Eh bien, quoi? Tu lui as dit que c’était mademoiselle Lestérel qui avait fait le coup. Tu le croyais, le juge d’instruction le croyait, tout le monde le croyait. Il est permis de se tromper.

– Oui, mais j’ai traité la demoiselle de bégueule, de drôlesse, de coquine… et ça devant M.  Darcy qui en tenait pour elle… il en tenait si bien qu’il va l’épouser, à ce qu’il paraît. Ah! si j’avais su!

– Tu aurais mis une sourdine à ta langue. Bah! il n’y a jamais de mal à dire ce qu’on pense.

– Ça dépend. Ma franchise me coûte quarante mille francs que M.  Darcy m’aurait donnés pour m’acheter un fonds. Je n’irai pas les lui demander, à présent, vous pouvez en être sûr. Je connais ces messieurs. Quand ils sont toqués d’une femme, ils ne pardonnent pas aux personnes qui ont débiné leur objet…

– Même quand l’objet a cessé de plaire, dit Nointel en riant.

– Jamais, jamais, reprit avec conviction la soubrette. Ainsi, tenez! j’ai changé d’idée sur la chanteuse. Je pense bien qu’elle est allée au rendez-vous que madame lui avait donné. Mais je pense aussi qu’elle n’est pas la seule.

– Ah! ah! pourquoi penses-tu cela?

– J’ai des raisons. Voyez-vous, mon capitaine, j’ai repassé dans ma tête tout ce que j’avais vu avant ce malheureux bal de l’Opéra, et j’ai réfléchi qu’au moment de partir, madame a fourré dans son corsage non pas un paquet de lettres, mais deux ou trois paquets… deux au moins. Et puis, un mot qu’elle m’avait dit m’est revenu: «Sont-elles bêtes, ces femmes du monde, d’écrire si souvent!»Une artiste qui court le cachet n’est pas une femme du monde.

– C’est juste, et tu as mis le doigt sur le mot de la charade. Il est prouvé aujourd’hui que plusieurs dominos sont entrés dans la loge de Julia, que mademoiselle Lestérel y est entrée tout au commencement du bal, qu’elle n’y est restée qu’un instant, et que d’autres y sont venues après elle. Donc, ce n’est pas elle qui a joué du couteau. Mais n’importe. Un bon témoignage n’est jamais de trop, et tu feras bien de répéter au juge d’instruction ce que tu me racontes là.

– Oh! je ne demande pas mieux, mais je parie que ça ne me remettra pas dans les bonnes grâces de votre ami. J’aurais beau jurer que sa princesse est innocente, ça ne me ferait pas rattraper mes pauvres quarante mille. M.  Darcy n’a plus besoin de moi.

– Qui sait? Mademoiselle Lestérel est en liberté, c’est vrai, et on ne reprendra plus l’accusation contre elle. Mais il en restera toujours quelque chose. Tandis que si on trouvait la vraie coupable, mademoiselle Lestérel paraîtrait blanche comme neige. Et je te garantis que Darcy ne marchanderait pas la récompense qui te serait due, si tu lui rendais ce service-là.

– Eh bien, mon capitaine, je puis le lui rendre. C’est même pour ça que je tenais tant à vous voir.

– Quoi! tu connais la coquine qui a tué Julia?

– Oui, je la connais. Il n’y a dans tout Paris qu’une seule femme qui ait pu faire un coup pareil, une femme qui détestait ma maîtresse, et que ma maîtresse détestait une femme qui avait été la maîtresse du comte Golymine j’en mettrais ma main au feu, une femme dont les lettres devaient être dans un des paquets…

– Nomme-la donc, sacrebleu! interrompit Nointel impatienté.

– Vous la connaissez bien, mon capitaine: c’est la marquise de Barancos.

Mariette n’avait vraiment pas de chance. Après avoir accusé Berthe Lestérel devant Gaston Darcy, elle accusait la marquise devant Nointel. Il était écrit qu’elle n’aurait jamais son fonds de lingerie.

– Ma fille, lui dit tranquillement le ci-devant officier de hussards, tu as de l’esprit et d’excellentes intentions, mais ta montre retarde. Il y a beau temps que le juge a pensé à cette Espagnole, mais il paraît qu’elle est justifiée.

– Pas possible?

– C’est comme ça, et à moins que tu n’aies contre elle de nouvelles preuves…

– Dame! je ne l’ai pas vue donner le coup de poignard; mais pour ce qui est d’être sûre qu’elle avait rendez-vous avec madame…

– Bon! c’est connu. Nous bavardons ici, et ta maîtresse m’attend. Tiens! entends-tu? Elle sonne à tour de bras. Conduis-moi chez elle.

– Tout de suite, monsieur. Excusez-moi si je me suis permis de vous retenir, dit la soubrette piquée.

Et elle précéda le capitaine à travers quelques pièces encombrées de meubles et de bibelots disparates. On voyait bien que le luxe de Claudine datait d’hier. Rien n’était assorti dans cet appartement occupé de fraîche date. Les commodes anciennes y coudoyaient les produits de l’ébénisterie moderne. Des tableaux d’une valeur sérieuse et d’un vrai mérite artistique y faisaient vis-à-vis à des enluminures sorties du pinceau de peintres incompris que Claudine avait aimé jadis, des souvenirs malheureux de ses excursions à Barbizon et à Marlotte.

Nointel trouva la dame dans un cabinet de toilette, où il y avait des cuvettes en argent et des brosses en ivoire vert. Elle était en peignoir de cachemire blanc soutaché d’or, mules de satin rose, bas de soie bicolores, les cheveux sur le dos, des cheveux assez longs pour remplacer au besoin le peignoir. Pas maquillée du tout et fraîche comme une pêche de Montreuil. Des yeux à mettre le feu aux rideaux de dentelles de la toilette, et des dents à croquer un apanage princier.

Elle sauta au cou du capitaine, qui, pour bien préciser ses intentions, l’embrassa paternellement sur le front.

– Enfin, te voilà, dit-elle. J’avais peur que tu ne vinsses pas. On dit qu’à présent tu ne vas plus que chez les femmes posées. Eh bien! j’en suis.

– On le voit, murmura Nointel.

– Tu blagues? Viens par ici, mon officier; viens que je te montre mon lit Louis  XIV. Car j’ai un lit Louis  XIV, mon cher; tu sais, avec des colonnes et un baldaquin, comme celui qui est à Versailles. Quand je me couche dedans, j’ai toujours envie de mettre une perruque. Tu ne veux pas le voir? ça m’est égal. C’est gentil ici, pas vrai? Dis donc, te rappelles-tu ma chambre garnie, à Saint-Germain, rue au Pain, à l’entresol, au-dessus d’un pâtissier? C’était le bon temps. Tiens, Henri, tu me croiras si tu veux, mais il y a des jours où je regrette le 8e hussards.

– Moi aussi, chère amie; mais parlons sérieusement. Tu m’as fait écrire par ta femme de chambre et…

– C’est vrai, je n’y pensais plus. J’ai un tas de choses à te dire, et Wladimir qui va venir me prendre à sept heures! Je l’ai envoyé me chercher une loge au Français, et je lui ai promis d’être prête quand il arrivera. Wladimir m’a donné ma première voiture, une voiture à moi, avec mon chiffre et une devise sur les panneaux. Je n’avais jamais eu que des coupés au mois. Wladimir mérite des égards.

 

– Assurément, et si tu continues à jacasser comme une pie, tu ne seras jamais habillée pour recevoir ce seigneur. Wladimir ne sera pas content, et moi je serai obligé de filer sans savoir un mot des belles histoires que tu devais me conter.

– Brigadier, vous avez raison… non, pas brigadier… capitaine… c’est les souvenirs du 8e hussards qui m’embrouillent. Mais je vais t’expliquer l’affaire au galop. Le jour de l’enterrement de cette pauvre Julia, tu es venu jusqu’au cimetière avec Mariette, parce que tu as du cœur, toi; ce n’est pas comme ton ami.

– Claudine, ma fille, si tu fais des pointes à tout bout de champ, nous n’en finirons pas.

– Bon! je rentre dans le rang. Donc, Mariette m’a dit… tu sais qu’elle est à mon service maintenant.

– Parbleu! c’est elle qui m’a ouvert la porte.

– Parce que mon valet de pied était sorti. J’ai un valet de pied, mon bon. Dame! à vingt-huit ans, ce n’est pas trop tôt. J’ai pris Mariette parce qu’elle était bien dévouée à Julia et puis parce qu’elle a du chic. Ne t’impatiente pas. J’arriverai tout de même. Mariette t’a dit que c’était Wladimir qui avait payé les pompes funèbres.

– Oui, et j’ai reconnu là ton bon cœur, mais…

– Mais tu voudrais bien savoir qui a payé la concession à perpétuité. Il paraît même que tu y tiens énormément, à le savoir. Pourquoi? ça ne me regarde pas, et du moment que ça te fait plaisir… Du reste, moi, ça m’intriguait aussi, et j’ai essayé de me renseigner à l’administration des corbillards. Rien du tout. C’est une femme de chambre qui a apporté l’argent, et elle a donné un nom en l’air… Madame Tartempion ou madame Falempin, n’importe. Moi, j’ai toujours eu dans l’idée que le terrain avait été acheté par une femme du monde que Julia avait tirée autrefois d’un mauvais pas, et j’avais fini par n’y plus penser; mais voilà qu’avant-hier, j’étais libre… Wladimir était allé voir des trotteurs russes au palais de l’Industrie… je file au Père-Lachaise… je n’y étais pas retournée depuis l’enterrement, et puis il y a des jours où ça fait du bien de pleurer. Je grimpe tout en haut du cimetière, à droite, contre le mur, tu sais. Il faisait un temps de chien. De la boue jusqu’à la cheville. J’ai abîmé une paire de bottines de soixante-dix francs. Je me disais: il n’y aura personne, et je pourrai prier le bon Dieu sans qu’on me dérange. Eh bien, mon cher, pas du tout. J’arrive à la tombe… ce que c’est que de nous! l’herbe a déjà poussé dessus.

– Et tu as vu? interrompit Nointel, que les réflexions philosophiques de Claudine agaçaient singulièrement.

– J’ai vu une femme qui avait eu la même idée que moi et qui était arrivée bonne première, une femme appuyée sur la balustrade qui entoure la fosse; quand je dis appuyée, je devrais dire pliée en deux; elle tenait sa figure dans ses mains, et quoiqu’elle me tournât le dos, je voyais bien qu’elle sanglotait. Ses épaules allaient, allaient…

– Mais tu l’as reconnue?

– Je l’ai prise d’abord pour Cora Darling. Elle avait à peu près sa taille et sa tournure. Très simplement mise. Un long pardessus de drap anglais qui lui tombait jusqu’aux talons; capote noire; tout ça très élégant. Pourtant, je pensais: C’est bien drôle que Cora, qui n’a pas plus de cœur qu’une poupée en cire, vienne pleurer ici par un temps pareil. Là-dessus, je m’approche, je tousse… la dame se retourne, et je vois une figure que je ne connaissais pas du tout.

Le capitaine fit un geste de désappointement et s’écria:

– Tu ne lui as pas parlé?

– Mais si, mais si. Je lui ai dit: Pardon, madame, ne vous dérangez pas. Il y a de la place pour pleurer à deux. J’étais, comme vous sans doute, l’amie de madame d’Orcival. Mon petit discours était assez proprement tourné. Eh bien, mon cher, il a produit un drôle d’effet. Ah! la dame n’a pas été longue à rabattre sa voilette.

– Mais du moins elle t’a répondu?

– Pas un traître mot, la malhonnête; elle ne m’a seulement pas saluée, et elle a décampé au pas accéléré. Ça m’a tellement vexée que j’avais envie de courir après elle, de l’attraper par le collet de son carrick à l’anglaise et de lui demander des explications.

– Tu aurais bien fait, parbleu!

– Oui, mais j’étais si étonnée que je suis restée là comme une grue; et puis, après tout, qu’est-ce que je lui aurais dit? Elle a bien le droit d’arroser de ses larmes le terrain qu’elle a payé, car je parierais cent louis contre trente sous que c’est la dame à la concession perpétuelle. Mon cher, on a beau avoir cavalcadé dans la forêt de Saint-Germain et ailleurs, on s’y connaît. C’est une femme du monde, une vraie, et du grand monde.

– Tu as eu le temps de voir sa figure?

– Oh! parfaitement; et je la reconnaîtrais entre mille.

– Comment est-elle?

– Blonde, blanche, des yeux bruns, un petit nez, une petite bouche, et avec ça un air de princesse.

– À la bonne heure! murmura Nointel, soulagé par cette description.

Il avait tremblé un instant d’entendre Claudine lui donner le signalement de madame de Barancos.

– Quel âge? demanda-t-il.

– Vingt-trois à vingt-quatre ans, pas davantage.

– Grande ou petite?

– Plutôt grande.

– Et tu ne l’as jamais vue?

– Jamais; du moins je ne m’en souviens pas. Il faut croire qu’elle ne va ni au Bois, ni au théâtre, car j’y traîne mes guêtres tous les jours, et elle est si jolie que je l’aurais remarquée.

– Mais si tu la rencontrais maintenant, la reconnaîtrais-tu?

– Ah! je crois bien!

– Alors, tu peux me rendre un de ces services qui comptent dans la vie d’un homme. Promets-moi que, si tu la rencontres, tu la suivras jusqu’à ce que tu saches où elle demeure et qui elle est.

– Je le jure, mon capitaine… à condition que tu vas me dire pourquoi tu tiens tant à connaître son état civil.

Nointel cherchait une réponse évasive, car il ne se fiait guère à l’évaporée qui venait de lui fournir une indication précieuse. Il n’eut pas la peine d’inventer une histoire, car Mariette entra en disant à demi-voix:

– Madame, voilà monsieur.

– Bon! répondit Claudine, fais-le attendre dans le salon. Décidément, mon petit Henri, tu ne veux pas que je te présente à Wladimir?

– Merci, chère amie, dit vivement le capitaine. Je suis pressé comme si j’étais de semaine, et je me sauve. Pense à ta promesse.

Et, guidé par la soubrette, il sortit de l’appartement sans rencontrer le seigneur qui avait fait de si belles funérailles à Julia d’Orcival.

Nointel s’en allait très satisfait de sa visite à madame Rissler. Il était entré chez elle hésitant et inquiet. Il en sortait rassuré et décidé à tirer parti de la bonne volonté qu’elle montrait pour découvrir le nom de la femme qui venait pleurer sur la tombe de Julia d’Orcival. Il venait d’acquérir la certitude que cette femme n’était pas madame de Barancos, et cette certitude le soulageait d’un grand poids, car tout en croyant à l’innocence de la marquise, il ne pouvait pas se défendre contre les velléités de doute qui le reprenaient encore par moments. Douter quand même, douter toujours, c’est le châtiment des sceptiques. Et depuis qu’il savait que la pleureuse du Père-Lachaise était blonde, Nointel ne doutait plus. La blonde avait acheté le terrain, la blonde avait tué madame d’Orcival; cette idée s’était incrustée dans la tête du capitaine, et la marquise, étant brune comme la nuit, ne pouvait pas être soupçonnée.

Restait à trouver la sensible coupable, que le remords attirait au cimetière et que Claudine avait sottement laissée partir. Ce n’était pas très facile, à moins d’organiser une surveillance auprès de la fosse, et encore il se pouvait que la dame ne s’exposât plus à être surprise une seconde fois. D’ailleurs, il répugnait à Nointel de recourir à l’espionnage. Mais il comptait beaucoup sur le hasard, qui amène tant de rencontres imprévues dans la ville du monde la plus fertile en surprises.

– Un jour ou l’autre, se disait le capitaine, Claudine et l’inconnue se trouveront bec à bec au coin d’une rue, et je connais ma Claudine, elle ne lâchera pas prise. Pourvu qu’elle ne se trompe pas! Il y a beaucoup de blondes à Paris.

Il raisonnait ainsi en descendant à pied le boulevard Malesherbes; car, ne sachant trop où aller après sa visite, il avait renvoyé son fiacre en arrivant. Bientôt, il s’aperçut qu’il avait une faim de loup. Le déjeuner pris sur le pouce à Sandouville était loin, et la chasse ouvre l’appétit. Nointel jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire que de dîner, et comme il ne tenait pas à se montrer au cercle avant l’heure où il y avait donné rendez-vous à Darcy, il entra dans un restaurant sur la place de la Madeleine, et il fit largement honneur au repas qu’il s’offrit à lui-même.

On dîne vite quand on dîne seul, et il était à peine huit heures quand il alluma son cigare pour aller faire un tour de boulevard. Il avait du temps à perdre, à son grand regret, et il se demandait ce qu’il allait en faire, lorsqu’il se rappela tout à coup que M.  Roger Darcy ne manquait guère les représentations du mardi au Théâtre-Français. Gaston lui avait dit souvent que son oncle y allait ce jour-là à peu près toutes les semaines.

– Si je pouvais y rencontrer cet aimable juge, pensa Nointel, l’occasion serait excellente pour lui conter mon affaire pendant un entracte. Gaston m’a présenté à lui au bal de la marquise. Je suis donc parfaitement autorisé à l’aborder, et j’aime bien mieux m’expliquer dans un coin du foyer que dans son cabinet. Ce n’est pas une déposition que je vais faire. Il s’agit seulement d’annoncer la prochaine visite de madame de Barancos. Le Palais de justice serait beaucoup trop solennel. J’effleurerai en causant certains points délicats, et si je m’aperçois qu’il regimbe à m’entendre, qu’il tient à rentrer pour m’écouter dans sa robe de magistrat, je le prierai de me citer comme témoin. C’est un homme du monde et un homme d’esprit. Il ne me saura pas mauvais gré de m’être mêlé d’une cause qui intéressait mon ami Gaston et d’avoir fait de l’instruction en amateur. Et puis je lui remettrai le fameux bouton de manchette. Cela suffira pour qu’il m’excuse, car sans moi cette pièce à conviction ne serait jamais arrivée entre ses mains. La Majoré ne sera pas contente, mais je m’en moque. Ma foi, c’est décidé. Je vais aller au Français.

Ces réflexions l’avaient conduit au coin du boulevard et de la rue Scribe. En passant il donna un coup d’œil au théâtre de l’Opéra qu’il apercevait obliquement. Ce n’était pas jour de représentation, et il fut assez surpris de voir éclairées certaines fenêtres de la face latérale du monument. De ce côté se trouvent les loges des artistes, et plus loin, sur la cour, l’administration. L’idée lui vint qu’il y avait répétition générale, et que ces demoiselles Majoré devaient en être. Elles n’allaient jamais sans leur respectable mère. Le capitaine ne pouvait pas négliger cette chance de la rencontrer.

Il remonta la rue, et il vit des groupes rassemblés dans la cour, des groupes composés en grande partie de femmes, jeunes et vieilles. Nointel en reconnut quelques-unes pour les avoir aperçues au foyer. Il s’informa, et il apprit qu’il s’agissait d’un grand examen de danse, un examen exceptionnel, sur la scène et en présence des abonnés. Il apprit aussi que Majoré première et deuxième étaient candidates, qu’elles venaient d’arriver escortées par madame Majoré, et qu’on allait commencer. C’était le moment ou jamais de confesser l’ouvreuse, et peu lui importait de manquer le premier acte de Mithridate qu’on donnait ce soir-là rue de Richelieu.

Le capitaine connaissait les chemins interdits aux profanes, et les gardes qui veillent aux portes du paradis de la danse n’avaient pour lui que des sourires. Il arriva, après bien des détours, dans les coulisses qu’il trouva encombrées de mères. La scène était éclairée, mais le lustre de la salle n’était pas allumé, et les loges étaient closes. Aux fauteuils d’orchestre siégeaient le directeur et quelques abonnés. On terminait l’examen des fillettes de sept à douze ans, de celles qui figurent dans certains opéras, à raison de vingt sous par soirée, en attendant qu’elles passent dans le corps de ballet. Les Majoré faisaient déjà partie de la deuxième division et aspiraient à passer dans la première. Elles n’étaient pas encore là, et Nointel eut quelque peine à découvrir leur maman. Il la trouva enfin assise derrière un portant, et maugréant contre ses filles qui n’en finissaient pas de s’habiller.

 

– Bonsoir, ma chère madame Majoré, lui dit-il à l’oreille.

La grosse femme bondit comme une chatte qui vient de recevoir un coup de balai, et se retourna d’un air courroucé.

– Comment, c’est vous! s’écria-t-elle. Saperlipopette! vous m’avez fait peur. Mais n’importe, je suis joliment contente de vous voir… et, sans reproches, vous auriez dû venir plus tôt.

– Oui, je sais, répondit en souriant le capitaine. J’ai trouvé votre lettre ce soir, en rentrant de la chasse, et je suis accouru ici. On a donc jasé sur notre souper?

– Ah! ne m’en parlez pas. C’est une horreur, et si j’avais su où ça nous mènerait, c’est moi qui ne serais pas allée à votre café Américain. On m’a dit, du depuis, que ce n’est pas un endroit pour mener des jeunes personnes.

– Mais, chère madame, ce sont vos charmantes filles qui l’ont choisi.

– Ça, c’est vrai. Et je ne vous en veux pas. D’autant que vous avez été bien gentil de leur envoyer à chacune un médaillon. Elles l’ont mis ce soir. Vous verrez tout à l’heure comme il fait de l’effet. La Roquillon en a un en toc, et c’est bien ça qui l’enrage. Si vous saviez tout ce qu’elle dit de nous. Mais ça ne serait encore rien, si Alfred ne me faisait pas tant de misères.

– Alfred?

– Eh! oui; Alfred, c’est le petit nom de M.  Majoré. Depuis que j’ai eu la bêtise de lui parler du bouton, il ne dort plus. Il a cherché dans le Code, et il a lu que je pouvais en avoir pour dix ans de travaux forcés. Je vous demande un peu s’il y a du bon sens. Ils lui auront monté la tête à sa loge des Amis de l’humanité. Et il ne me laissera la paix que quand j’aurai été trouver le juge pour lui remettre le bibelot. Vous me l’apportez, hein?

Nointel cherchait une réponse. L’entrée de ces demoiselles de la deuxième division le tira d’embarras. Elles arrivèrent comme un ouragan par la coulisse où il se tenait, toutes en jupe de tarlatane blanche, en chaussons roses, en chemisette de dentelle, une fleur dans les cheveux et au cou un ruban de velours noir avec le médaillon de rigueur. Ismérie et Paméla étaient de cet escadron volant, si émues toutes les deux qu’elles ne firent aucune attention au capitaine. La mère Majoré se précipita sur son aînée pour remettre en place un cordon qui passait sous la jupe. Elle ne pensait plus qu’à l’examen, et le capitaine eut tout le temps de préparer ce qu’il avait à lui dire.

Les aspirantes à l’avancement se rangèrent sur une seule ligne, devant la rampe, et commencèrent toutes à la fois les exercices élémentaires, pliés, pirouettes, battements, développés et le reste.

– Donnez-moi votre main, s’écria l’ouvreuse en saisissant le poignet de Nointel et en l’attirant contre sa robuste poitrine. Croyez-vous qu’il bat, mon pauvre cœur! Dame! Il s’agit de leur avenir, à ces chères petites. Regardez-les. Sont-elles assez gentilles! On ne dira pas d’elles qu’elles ont un mauvais corps. Et comme Ismérie bat! à quatre, à six, à huit. Ça ne la gêne pas. C’est pas comme cette Roquillon, qui colle tous ses entrechats. Voyez, voyez, Paméla! En a-t-elle de l’élévation… et avec ça, pas sa pareille pour les pirouettes renversées.

Le capitaine n’était pas fort sur le langage chorégraphique, et tous ces termes savants l’ahurissaient un peu. Il cherchait une entrée en matière, et il commençait à désespérer d’amener cette tendre mère à un entretien raisonnable tant que ses filles seraient en scène. Il se résigna donc à attendre la fin de l’épreuve, et pour bien disposer la Majoré, il feignit de prendre un très vif intérêt à la variation que la grande Ismérie et la petite Paméla vinrent exécuter à leur tour, un pas de deux qu’elles piochaient depuis un an. Il poussa même la flatterie jusqu’à se faire expliquer ce que c’était qu’un demi-contretemps cabriole, un grand jeté et une glissade faillie. En un mot, il fit si bien qu’à la fin de l’exercice, au moment où toutes ces jeunes filles s’enfuirent comme un vol de papillons blancs, madame Majoré se précipita dans ses bras en criant:

– Ah! monsieur Nointel, je suis la plus heureuse des mères. M.  Halanzier a pris des notes pendant la variation de mes petites. Elles passeront dans la première division. C’est sûr.

– Voilà une nouvelle qui calmera M.  Majoré, dit le capitaine en quête d’une transition pour revenir à un sujet plus grave.

– Alfred! ah bien ouiche! il est comme tous les hommes, il ne pense qu’à lui. Paraît qu’à sa loge, il est question de le nommer vénérable… Il n’a que ça dans la tête… ça et mon affaire avec le juge… Et à propos de mon affaire…

– Je suis venu précisément pour vous en parler.

– C’est que je n’ai guère le temps de causer. Il faut que je monte voir mes filles, et si vous pouviez seulement me rendre le bouton…

– Pour que vous le portiez au juge d’instruction, n’est-ce pas?

– Mais oui. Alfred l’exige. Ça me coûte joliment, allez! car enfin il va me secouer, ce magistrat, pour avoir gardé l’objet sans rien dire… avec ça qu’il n’a pas l’air commode et qu’il vous retourne comme un doigt de gant quand il vous interroge.

– N’ayez pas peur. Vous le trouverez bien disposé pour vous.

– Vous l’avez donc vu?

– Oui, et je lui ai remis le bouton de manchette.

– Ah! mon Dieu! qu’est-ce qu’il doit penser de moi?

– Beaucoup de bien, madame Majoré. Il trouve que nous avons agi avec une prudence digne des plus grands éloges.

– Pas possible!

– Vous savez que mon ami Darcy est son neveu. Il a parlé pour nous, et l’affaire s’est arrangée.

– Quelle chance! Enfin, je vais pouvoir dire à Alfred…

– Que vous ne serez pas inquiétée. Cela va de soi, mais ce n’est pas tout. La justice compte sur vous, madame Majoré. Elle sait que vous seule pouvez éclaircir le mystère qu’elle n’a pas encore réussi à percer.

– Bah!

– Vous n’ignorez pas que l’affaire a changé de face. On a relâché la personne qu’on avait arrêtée d’abord.

– On a bien fait. Je vous ai toujours dit que ce n’était pas elle. Mais on n’a pas empoigné l’homme… celui qui voulait me corrompre pour entrer dans la loge.

– Non; le juge a tenu grand compte de votre opinion. L’homme a été examiné de près, mais il paraît qu’il s’est justifié. Restent les femmes qui ont vu madame d’Orcival. Il y en a deux ou trois.

– Oui. Je vous l’ai dit au café Américain.

– Eh bien, on en tient deux. L’une d’elle est certainement la coupable, et c’est vous qui la désignerez.

– Moi! Comment ça?

– Voilà. Ce sera une grande épreuve, une épreuve décisive, et c’est vous qui serez le juge. On les fera habiller toutes les deux avec le domino qu’elles avaient au bal. Elles comparaîtront devant vous. Elles vous diront ce qu’elles vous ont dit, quand elles vous ont demandé de leur ouvrir la porte du 27. Et M.  Darcy s’en rapportera à votre perspicacité, à votre intelligence, pour lui indiquer celle des deux qui est entrée la dernière. Ah! c’est un beau rôle que vous jouerez là, madame Majoré.

– Je ne dis pas, monsieur Nointel, je ne dis pas… mais c’est que, voyez-vous, je ne suis pas bien sûre de ne pas me tromper… c’est déjà loin, cette histoire de bal.

– M.  Darcy vous rafraîchira la mémoire. Il a appris bien des choses depuis notre souper. Ainsi, il sait qu’un quart d’heure avant le coup, une des femmes est entrée juste comme l’autre sortait.

– Ça, c’est vrai. Je m’en souviens.

– Eh bien, vous les reconnaîtrez. Vous rendrez un immense service à la justice de votre pays, et une innocente bénira votre nom. Vos filles auront le droit d’être fière de vous.

– Et Alfred aussi, s’écria l’ouvreuse transportée. Je suis prête à faire ce que la magistrature attend de moi. On peut m’appeler quand on voudra.

Puis, s’interrompant:

– Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-elle à une habilleuse qui arrivait en courant. Paméla qui se trouve mal!… Ah! mon Dieu! j’y vais… elle a voulu manger de la brioche avant l’examen… voilà ce que c’est!… dites au juge qu’il peut compter sur moi.