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Le crime de l'Opéra 2

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Si ce coquin de Simancas se trouvait à portée, pensait-il, je me figure qu’il aurait volontiers profité du passage de la harde pour faire un coup de maladresse extrêmement adroit. Il doit se douter que je me suis moqué de lui hier soir, et si la marquise lui a, comme je le crains, signifié son congé, il doit m’imputer sa disgrâce et s’imaginer qu’en se débarrassant de moi, il ressaisira madame de Barancos. Oui, mais Simancas est loin d’ici… on l’a envoyé à l’autre bout de l’enceinte, et à moins qu’il ne soit revenu en se traînant à quatre pattes se cacher derrière cette cépée que je vois là-bas… elle ne me dit rien qui vaille, cette cépée, et je vais avoir l’œil de ce côté-là. Justement, voilà le grand débucher qui commence. Les chevreuils pourront bien me passer entre les jambes, je ne m’occuperai pas d’eux.

Les rabatteurs avaient fait du chemin. On les entendait distinctement crier, vociférer, frapper les souches avec leurs bâtons, et les paisibles habitants du bois détalaient en toute hâte. Les lièvres passaient presque inaperçus, au milieu des bandes de chevreuils qui fuyaient dans toutes les directions. C’était, sur la ligne où Nointel était placé, un feu continu de tirailleurs. Mais le centre était assez mal gardé, car le capitaine restait l’arme au bras, et la marquise elle-même s’abstenait de prendre part au massacre. En revanche, l’Espagnol fusillait avec rage, et il tuait à tous les coups.

– Ce n’est pas lui qui a envoyé une balle à la hauteur de mon crâne en visant une laie, se disait Nointel.

Et il ouvrait l’œil plus que jamais.

Tout à coup, s’éleva dans le bois une grosse clameur, et la voix d’un des gardes qui dirigeaient les rabatteurs annonça:

– Garde à vous, en avant! Solitaire à vous! gare au débucher!

– Il paraît que le solitaire y est aussi, murmura Nointel. Ce chenapan de Péruvien était bien renseigné. Voilà le moment de prendre mes précautions.

Et, puisant dans sa cartouchière, il en tira deux cartouches à balle conique qu’il substitua vivement à celles dont il avait garni les deux canons de son fusil.

Presque aussitôt, il entendit le fracas bien connu qui annonce de loin l’approche d’un vieux sanglier. Le bois craquait sous le poids de sa masse brutale, et les jeunes pousses tombaient sous ses coups de boutoir, comme les épis sous la faucille. On eût dit qu’une locomotive venait de se lancer à travers le taillis.

– Il vient droit sur nous, pensa le capitaine qui prêtait à ce vacarme une oreille attentive; sur nous… c’est-à-dire sur la marquise… je vois plier les gaulis, précisément en face d’elle… il va débucher par le sentier qu’elle garde, et elle n’est pas femme à lui céder la place. C’est le cas ou jamais de l’appuyer par une conversion à droite.

Et, quittant l’abri protecteur du chêne derrière lequel il était embusqué, il fit quelques pas vers madame de Barancos.

Elle n’avait pas bougé, mais elle épaulait déjà son fusil.

Il était temps. Le sanglier arrivait au bord du bois, et il n’avait plus que la clairière à traverser.

Nointel aussi s’apprêta à tirer; mais en regardant une dernière fois la marquise, il s’aperçut qu’elle ne s’occupait pas du tout de l’attaque imminente dont elle était menacée. Ses yeux n’étaient pas tournés vers le taillis d’où la monstrueuse bête allait sortir, et ce n’était pas de ce côté-là qu’elle dirigeait les canons de son fusil.

– Madame, lui cria-t-il de toutes ses forces, attention en face! le sanglier est sur vous!

Elle ne changea pas d’attitude, et le capitaine, stupéfait de cette indifférence qu’il prenait pour un signe de folie, ne pensa plus qu’à la sauver malgré elle. Il se campa solidement sur ses jambes, et il épaula.

À cet instant, le solitaire débuchait, hérissé, furieux, l’œil en feu, les crocs au vent. Il hésita une seconde après le premier bond qu’il fit dans les hautes herbes, puis, reprenant son élan, il chargea la marquise.

Alors Nointel fit feu, et la bête, arrêtée pour ainsi dire au vol par une balle qui lui traversa le cœur, tomba comme une masse.

Un autre coup de fusil partit au même moment, un coup de fusil tiré par madame de Barancos, et ce n’était pas le sanglier qu’elle visait.

Cette scène émouvante n’avait pas duré trente secondes, et ceux qui y assistaient virent bien que madame de Barancos venait d’échapper à un grand danger. Le sanglier était tombé presque à ses pieds, et si la balle de Nointel eût dévié seulement d’un pouce, c’en était fait de la marquise. Mais le capitaine et les tireurs placés dans son voisinage ne virent pas autre chose.

Ils accoururent tous, désertant leur poste, et plus d’un pauvre chevreuil qui serait infailliblement tombé sous leur plomb put franchir la ligne sans accident. Ce fut à qui complimenterait la courageuse châtelaine sur son sang-froid et même sur son adresse, car presque tous croyaient qu’elle avait tiré de sa blanche main le coup qui avait abattu le monstre. Elle reçut les félicitations avec un calme surprenant; on eût dit qu’elle n’avait de sa vie fait autre chose que de tuer des solitaires à bout portant. Celui-là était de taille à éventrer un cheval, et les formidables crocs qui armaient son énorme gueule auraient fait reculer les chasseurs les plus intrépides. Nointel, en l’examinant de près, pâlit à la pensée que cette affreuse bête avait failli broyer et déchirer madame de Barancos. Il savait bien à qui l’adorable femme devait son salut, mais il n’eut garde de détromper ceux qui pensaient qu’elle ne le devait qu’à elle-même; seulement, il lui tardait d’être seul avec elle pour lui exprimer tout ce qu’il avait ressenti pendant que se jouait le drame rapide qui venait de se dénouer si heureusement.

Peut-être la marquise avait-elle deviné son désir, car elle lui fournit presque aussitôt l’occasion d’un tête-à-tête. Après avoir très brièvement remercié ses hôtes de l’intérêt qu’ils lui témoignaient, elle leur rappela que la battue n’était pas finie, et elle les pria d’aller se remettre en ligne. Puis, prêchant d’exemple, elle regagna son poste au débouché d’un sentier; mais le capitaine se flattait que l’ordre général qu’elle venait de donner aux chasseurs ne le concernait pas, et au lieu de retourner à son chêne, il l’accompagna, pendant que les autres couraient reprendre leurs places.

Les chevreuils, serrés de près par les traqueurs, arrivaient par bandes, et la fusillade éclata de plus belle.

– Merci, dit simplement madame de Barancos, en lançant au capitaine un regard qui lui remua le cœur. Sans vous, j’étais morte.

– Vous vouliez donc mourir! s’écria Nointel. Je vous ai avertie, j’ai crié… tout a été inutile… vous n’avez pas bougé, et au lieu de tirer sur le sanglier, vous avez tiré en l’air…

– Vous croyez?

– Je l’ai vu. J’ai compris que vous étiez perdue si je n’arrêtais pas la bête… j’ai fait feu, et c’est un miracle que ma main n’ait pas tremblé, car le sentiment du danger qui vous menaçait m’ôtait tout mon sang-froid.

– Ainsi vous n’avez pensé qu’à moi?

– Pouvez-vous me demander cela?

– C’est vrai, j’ai tort de vous adresser une pareille question, car moi je ne pensais qu’à vous.

– Quoi! au moment où votre vie dépendait d’un faux mouvement, d’une seconde de retard, vous pensiez à moi qui ne courais aucun risque… Ce n’était pas moi que le sanglier chargeait.

– Vous n’avez donc vu que le sanglier?

– Je vous ai vue aussi… immobile, impassible, héroïque, en face d’un péril qui eût fait pâlir un vieux soldat.

– Et, avant que le sanglier ne me chargeât, vous n’aviez rien entendu?

– Rien que les coups de fusil de mes voisins, les cris des rabatteurs et les gémissements d’un chevreuil blessé.

– Il me semblait que vous aviez dû entendre siffler une balle.

– Comment savez-vous cela? s’écria Nointel.

– Qu’importe comment je le sais? Je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas?

– Non, c’est vrai. Un maladroit a failli me tuer en tirant au hasard. La balle a passé à deux pouces de ma tête, et elle s’est enfoncée dans le chêne auquel je m’adossais.

– Et vous n’avez pas jugé à propos de changer de place?

– À quoi bon? J’aurais été tout aussi exposé ailleurs; contre les sottises d’un chasseur inexpérimenté, on n’est à l’abri nulle part. Et puis, je crois au proverbe arabe qui dit: Les balles ne tuent pas; c’est la destinée qui tue. La pratique de la guerre m’a rendu fataliste.

– Alors, il ne vous est pas venu à l’esprit que ce coup de fusil était à votre adresse?

– Quelle idée! Simancas est peut-être bien capable d’essayer de m’assassiner, mais Simancas est à cinq ou six cents mètres d’ici, et à moins qu’il n’ait apporté un chassepot sous sa veste de chasse… d’ailleurs, la balle m’est arrivée presque de face, du côté des rabatteurs… et dans la clairière, il n’y avait personne devant moi.

– En êtes-vous sûr?

Nointel tressaillit, et ses yeux interrogèrent madame de Barancos, qui lui dit:

– Attendez la fin de la battue, et, quoi qu’il arrive, ne vous étonnez de rien. Maintenant, séparons-nous. Retournez à votre chêne et tirez les chevreuils comme si rien ne s’était passé. On ne vous visera plus.

Le capitaine aurait bien volontiers répliqué, mais il comprit qu’un plus long colloque serait remarqué, et il se soumit aux injonctions de la marquise. Il fusilla les chevreuils, mais il en manqua plus d’un, car il ne pensait guère à soigner son tir. Il pensait à l’étrange conversation qu’il venait d’avoir avec madame de Barancos, et il ne s’expliquait pas le sens de ses discours mystérieux.

Cependant le massacre touchait à son terme. La ligne des rabatteurs se rapprochait de plus en plus, et aussitôt que cette ligne les dépassait, les chasseurs postés sur les faces latérales de l’enceinte se repliaient vers la lisière occupée par la châtelaine et par ceux qu’elle avait choisis. Le bois était presque vide. Quelques broquarts et quelques chèvres retardataires passaient de loin en loin sous le feu des privilégiés. Les marcassins avaient forcé le passage et couraient encore; mais le solitaire, la laie et cent autres victimes jonchaient le sol de la clairière. Bientôt, on vit poindre sous bois le garde en livrée qui commandait les traqueurs, et la fusillade cessa. On ne pouvait plus tirer sans risquer d’atteindre lui ou quelqu’un de ses hommes. La chasse était finie.

 

Nointel, charmé d’en être quitte, venait d’enlever les deux cartouches de son fusil, lorsqu’il entendit des cris, suivis d’une grosse rumeur. Il leva les yeux et vit les paysans s’attrouper autour de la cépée qui avait attiré son attention au début de la battue.

«Quand le peuple s’assemble ainsi, a dit Alfred de Musset, c’est toujours sur quelque ruine.»Le capitaine se rappela ces deux vers de son poète favori, et il pensa tout de suite que ces gens-là venaient de faire une lugubre trouvaille. Instinctivement, il se tourna d’abord du côté de madame de Barancos, et il la vit qui venait à lui.

– Que se passe-t-il donc? dit-elle en montrant du doigt le groupe auquel s’étaient déjà joints quelques chasseurs. Je crains qu’il ne soit arrivé un malheur.

Il comprit qu’elle le priait de la renseigner, et il courut au rassemblement. Derrière la cépée, un homme gisait sur le dos, la face ensanglantée, le front troué par une balle, un homme qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir vu passer une heure auparavant. C’était le rabatteur qui s’était laissé choir dans un fossé, en suivant ses camarades. Il tenait encore à la main un fusil très court qu’il avait dû cacher sous sa blouse. Son chapeau était tombé, et on voyait maintenant son visage en plein.

La mémoire revint tout à coup à Nointel, et il se rappela où il avait rencontré pour la première fois cette sinistre figure. C’était celle du client de Saint-Galmier, du chenapan qui menaçait le docteur de l’envoyer à Nouméa. Comment se trouvait-il à Sandouville, déguisé en paysan? Qui l’avait tué? Les traqueurs juraient tous qu’il n’était pas du pays, qu’il s’était joint à eux sans que personne l’en eût prié, qu’ils l’avaient souffert parce qu’ils le prenaient pour un pauvre diable désireux de gagner une bonne journée, et qu’il s’était éclipsé tout à coup au moment où commençait la traque aux chevreuils. Le garde, connaisseur en plaies d’armes à feu, déclarait qu’il avait dû se tuer involontairement avec son fusil.

– Il l’aura pris par le canon, et une ronce aura accroché la détente, disait-il. Le gueux s’était caché là pour voler un ou deux chevreuils au ramassé, et la balle qui lui a cassé la tête était pour moi, si je l’avais pincé. Ce n’est qu’un braconnier de moins. Il n’y a pas grand mal.

Nointel commençait à comprendre.

À ce moment, il entendit la voix de Simancas qui accourait à toutes jambes et qui criait de loin:

– Ah! mon Dieu! Est-ce qu’un des amis de madame de Barancos se serait blessé? Où est donc M.  le capitaine Nointel?

– Me voici, monsieur, répondit Nointel en sortant du groupe. Ne craignez rien. Je me porte à merveille. Les balles me respectent parce qu’elles me connaissent.

Et comme le Péruvien reculait stupéfait, il ajouta:

– L’événement n’en est pas moins déplorable, et la marquise va être désolée d’apprendre que ce malheureux s’est tué sur ses terres. Il est bon néanmoins qu’elle sache que nous n’avons pas à regretter la mort d’un de ses hôtes… la vôtre, par exemple, ou celle de M.  Saint-Galmier. Je vais la rassurer.

Simancas, abasourdi, ne répondit pas à cette allocution ironique, et alla se mêler au groupe qui entourait le cadavre. Nointel, sans plus s’occuper de lui, revint à la marquise. Elle était déjà fort entourée. Un Espagnol lui racontait ce qu’il venait de voir, et un garde lui répétait ce que venait de dire son camarade. Devant eux, le capitaine n’avait qu’à se taire, et pourtant il lui tardait de parler.

– Messieurs, dit avec émotion la marquise, cette chasse finit si tristement que vous me permettrez de rentrer au château sur-le-champ. Mon garde chef est à la disposition de ceux d’entre vous qui désireraient tirer encore quelques pièces avant la nuit. Je viens de lui donner l’ordre de faire prévenir le maire du village. Il paraît que tous les secours seraient inutiles, puisque ce malheureux a été tué sur le coup. D’ailleurs, M.  Saint-Galmier est médecin, il ferait ce qui est nécessaire s’il était possible de le sauver.

La victoria était déjà avancée. Les breaks attendaient un peu plus loin.

– Au revoir, messieurs, reprit madame de Barancos. M.  Nointel, qui désire rentrer à Paris par le premier train, va m’accompagner.

Cet arrangement satisfait tout le monde, et surtout le capitaine. Il aida la châtelaine à monter en voiture, et il y prit place à côté d’elle. La victoria était attelée en Daumont. On pouvait donc causer sans craindre d’être entendu. Le groom qui montait le cheval de gauche était loin.

– Enfin, dit Nointel, ému jusqu’au fond de l’âme, je sais pourquoi vous n’avez pas tiré le sanglier qui venait droit à vous… je sais que vous avez failli mourir pour moi… car j’ai tout deviné… ce bandit me visait… vous l’avez vu et…

– Oui, je l’ai vu, interrompit la marquise d’une voix saccadée; je l’ai vu deux fois. La première… quand il a fait feu sur vous… son odieuse figure s’est montrée un instant au-dessus de la cépée… le coup est parti, et l’homme a disparu… mais j’avais compris et je veillais… je supposais que l’assassin attendait pour recommencer le moment où le sanglier débucherait… il fallait que votre mort passât pour être le résultat d’un accident. Oh! il avait tout calculé… et cette fois, il vous aurait tué… heureusement j’étais là.

– Et je vous dois la vie…

– Moi aussi, je vous dois la vie.

– Vous avez risqué la vôtre. Moi, je n’ai fait que ce que tout autre aurait fait à ma place. Je ne sacrifiais rien, puisque je ne voyais pas le misérable qui me tenait au bout de son fusil.

– Si vous l’aviez vu, vous n’auriez songé qu’à me sauver, j’en suis sûre. Nous sommes quittes. Laissons cela. Les moments sont précieux. Pourquoi cet homme voulait-il vous assassiner?

– Cet homme? je viens de le reconnaître. C’est un brigand qui était à la solde de Simancas.

– Vous en êtes sûr?

– Je les ai surpris ensemble, il y a quelques jours, dans le cabinet de Saint-Galmier. Et la mort de ce coquin est presque un malheur, car je tenais les deux autres par la crainte. Je les avais menacés de dénoncer leurs accointances avec un malfaiteur de la pire espèce, et maintenant ils ne redouteront plus les aveux de leur complice.

– Qu’importe? Je viens de les chasser.

– Je m’en doutais. C’est pour cela que Simancas a résolu d’en finir avec moi. Il attribuait son expulsion à mon influence. Et comme il avait fait venir, à tout événement, ce bandit, il lui aura dit un mot en passant. L’homme était armé. Il a quitté les rabatteurs auxquels il s’était mêlé, il a rampé jusqu’à la cépée, il a guetté le moment et…

– Je l’ai tué comme un chien, je l’ai tué sans pitié, et je n’ai pas de remords de l’avoir tué, dit la marquise en relevant la tête.

– Mais Simancas ne croira pas à un accident. Simancas sait que la balle qui a troué le crâne de ce drôle est partie de mon fusil ou du vôtre. L’examen du cadavre prouvera d’ailleurs que le coup a été tiré de loin. On ouvrira une enquête, et alors…

– Croyez-vous donc que je songe à cacher ce que j’ai fait?

– Quoi! vous voulez…

– Je veux tout dire à M.  Roger Darcy, juge d’instruction. Je commencerai par lui raconter ma visite à Julia d’Orcival, au bal de l’Opéra. Je finirai par le récit de cette chasse où j’ai exécuté de ma main un assassin. M.  Darcy verra bien que je ne sais pas mentir.

Et comme Nointel allait se récrier, madame de Barancos ajouta froidement:

– Ma résolution est irrévocable. Nous arrivons au château. Vous allez partir. Je le veux.

– Quand vous reverrai-je? demanda anxieusement Nointel.

– Peut-être demain, peut-être jamais, répondit la marquise en sautant hors de la victoria qui venait de s’arrêter devant le perron.

VI. Deux heures après avoir reçu, fort à contrecœur…

Deux heures après avoir reçu, fort à contrecœur, l’ultimatum de la marquise, Nointel débarquait à la gare de l’Ouest, sautait dans un fiacre, et se faisait mener rue d’Anjou.

Son groom, qui ne l’attendait pas sitôt, était allé dîner au restaurant avec des cochers de grande maison, et le capitaine fut obligé de faire monter sa malle par son portier. Personne pour préparer sa toilette. Personne pour préparer son dîner. La cuisinière avait profité de son absence pour se rendre à Versailles, où l’attendait un ami qui servait dans les cuirassiers, en qualité de cavalier de deuxième classe.

Nointel connaissait par expérience les petites misères de la vie de garçon, et, d’ordinaire, il les supportait assez patiemment; mais, ce jour-là, il était mal disposé, et il jura de faire maison nette dès le lendemain. En attendant, il lui fallait bien se résigner à s’habiller tout seul et à chercher sa vie où il pourrait.

Il commença par décacheter les lettres venues depuis son départ qui s’étalaient sur un plateau de vraie laque de Chine au milieu de sa table de travail. Il y en avait trois, dont une de Gaston Darcy, que naturellement il ouvrit la première.

«Si tu es encore mon ami, lui écrivait Gaston, viens chez moi aussitôt que tu rentreras à Paris. Il s’est passé de gros événements depuis que je ne t’ai vu. J’ai besoin d’avis et surtout d’encouragements.»

– L’épître est sèche et froide, murmura le capitaine. Darcy m’en veut, c’est clair. Il a bien tort, et quand j’aurai causé cinq minutes avec lui, il changera de note. Mais à quoi diable prétend-il que je l’encourage? À épouser mademoiselle Lestérel? Il me semble qu’il y est bien assez disposé. Enfin, nous allons voir. Je vais passer rue Montaigne, et je l’emmènerai dîner au cabaret. Je veux le consulter avant d’aborder son oncle.

Les adresses des deux autres lettres n’étaient pas d’une écriture à lui connue. L’une sentait la femme. Papier de couleur, pattes de mouche assez incorrectes. Il la décacheta, pour l’acquit de sa conscience, car il n’était pas d’humeur à lire des billets doux.

– Tiens! dit-il après avoir jeté un coup d’œil sur la signature, c’est de la femme de chambre de Julia. Que me veut cette soubrette?

«Monsieur, disait Mariette, j’ai suivi le conseil que vous m’avez donné le jour de l’enterrement de ma pauvre maîtresse, et je suis maintenant au service de madame Rissler. J’ai beaucoup de choses à vous apprendre, et je me suis présentée hier chez vous, mais on m’a dit que vous étiez absent. Si vous aviez la bonté de passer, à votre retour, chez madame, rue de Lisbonne, 89, madame serait bien heureuse de vous voir pour vous dire tout ce qu’elle sait sur un sujet qui vous intéresse, et si vous voulez bien m’entendre aussi, pour sûr vous ne regretterez pas de vous être dérangé.»

– Hum! grommela Nointel, est-ce un prétexte pour m’attirer chez Claudine? Son Russe l’a peut-être plantée là, et elle lui cherche un remplaçant. C’est possible, mais dans ce cas elle ne jetterait pas son dévolu sur moi. Elle me connaît trop. Elle sait que je ne double pas les boyards. Donc, elle et sa camériste ont véritablement quelque chose à m’apprendre. Sur quoi? Sur l’affaire de l’Opéra, ce n’est pas douteux. Je ne veux rien négliger… surtout maintenant que j’ai deux innocences à démontrer au lieu d’une. J’irai rue de Lisbonne.

»Voyons ce dernier pli. Trois fautes d’orthographe sur l’adresse et une écriture de cuisinière. Serait-ce la mienne qui me signifie qu’elle prend un congé illimité?

– Oh! oh! s’écria-t-il après avoir ouvert l’enveloppe et regardé la signature, c’est de madame Majoré. Je suis curieux de savoir ce qu’elle me veut, celle-là.

«Cher monsieur», – elle est familière, cette ouvreuse – «depuis la charmante soirée que mes filles et moi nous avons eu l’avantage de passer dans votre société, j’ai eu beaucoup d’ennuis. Ce polisson de cabotin, qui a soupé à côté de nous, a eu la lâcheté d’écrire une lettre anonyme à M.  Majoré, et cette drôlesse de Caroline Roquillon a raconté à toutes les marcheuses que nous avions fait une partie carrée dans un restaurant. Elle n’était pas carrée, puisque j’y étais. Mais enfin, on sait la chose au théâtre, et ça fait du tort à mes petites. Justement elles sont à la veille de passer leur examen. Pensez donc! il s’agit de leur avenir. Mais ce n’est pas encore ce qui me chiffonne le plus. Figurez-vous que j’ai été assez bête pour dire à M.  Majoré que j’avais trouvé un bouton de manchette dans la loge où madame d’Orcival a été assassinée. Il m’a blâmée sévèrement de ne pas l’avoir remis à la justice, et quand il a su que je vous l’avais confié, il est entré dans une colère bleue. Il prétend que j’irai en prison comme faux témoin, que je déshonorerai son nom. Bref, il me fait tous les jours une vie épouvantable, et si ça continue, j’en deviendrai folle. C’est la raison pourquoi je vous serai bien obligée, cher monsieur, de me rendre l’objet le plus tôt possible, comme aussi si vous pouviez venir un de ces soirs au foyer de la danse et fermer le bec à Caroline Roquillon et à sa vieille sorcière de mère qui vilipendent mes filles, vous me feriez bien plaisir. Je n’ose pas me présenter chez vous, de peur des cancans. Il y en a déjà bien assez. Mais je n’en suis pas moins, cher monsieur, votre dévouée servante.»

 

– Cette lettre est à encadrer, dit Nointel, et celle qui l’a écrite aussi. Parbleu! je ne le lui rendrai pas, son bouton de manchette, car je vais le remettre à M.  Roger Darcy. Mais il faut que je la voie, que je la prépare au nouvel interrogatoire qu’elle va subir. C’est d’elle maintenant que dépend le sort de la marquise. Si elle allait s’embrouiller encore dans sa déposition, nous retomberions dans les erreurs judiciaires. Et madame de Barancos m’a déclaré qu’elle verrait le juge dès demain. Où prendre la Majoré ce soir? Il n’y a pas d’opéra. J’irais bien la voir au foyer de la danse, mais dans son foyer domestique… ah! non, je n’ai pas envie d’avoir maille à partir avec M.  Majoré. Ma foi! je vais tout dire à Gaston, et quand je lui aurais exposé le cas, il me donnera peut-être une idée. Mais si je veux tout faire aujourd’hui, je n’ai pas de temps à perdre, et il faut que je m’habille au galop.

La correspondance était complètement dépouillée, et le capitaine n’avait, en effet, rien de mieux à faire que de changer de costume avant de se mettre en campagne. Il procéda donc à sa toilette, et, tout en s’habillant, il se mit à penser aux péripéties qui avaient marqué son séjour à Sandouville. Et les événements se représentèrent à son esprit avec une netteté singulière. L’œil embrasse mieux l’ensemble d’un tableau quand on le voit d’un peu loin. Le même effet d’optique se produit lorsqu’on évoque le souvenir de faits auxquels on vient de prendre part. Nointel était parti troublé, bouleversé, presque hors d’état de réfléchir à ce qui s’était passé pendant ces vingt-quatre heures de villégiature agitée. Maintenant, tout se classait dans sa tête, et il pouvait analyser ses sensations. Il se rendait compte du danger qu’il avait couru et des périls qui menaçaient encore la marquise.

L’image de l’adorable créole lui apparaissait toujours radieuse; elle remplissait son cœur, et il s’abandonnait tout entier à la passion contre laquelle il luttait encore le matin de cette journée qui avait si dramatiquement fini. Il aimait sans remords madame de Barancos, depuis qu’elle lui avait tout avoué, et il lui pardonnait d’avoir aimé Golymine. À plus forte raison lui pardonnait-il d’avoir envoyé dans l’autre monde le vil instrument des odieux desseins de Simancas. Cette action virile lui inspirait même une véritable admiration, et il bénissait l’étrange concours de circonstances qui avait amené la scène de la clairière. La marquise lui devait la vie, il devait la vie à la marquise. N’étaient-ils pas liés l’un à l’autre par la reconnaissance, quand ils ne l’auraient pas été par l’amour, un amour violent, passionné, un amour que rien ne pouvait plus éteindre?

Mais il envisageait aussi toutes les conséquences de cet amour, et il comprenait fort bien que de dures épreuves lui étaient réservées. La lutte que Gaston Darcy venait de soutenir pour sauver mademoiselle Lestérel, le capitaine allait la soutenir pour sauver la marquise, et il n’avait pas, comme Darcy, l’espoir de goûter après le succès un bonheur parfait, car il ne pouvait pas épouser madame de Barancos. Fuir avec elle, lui sacrifier son existence en retour du sacrifice qu’elle lui offrait, c’était la seule perspective que lui présentât l’avenir. Mais l’heure n’était pas encore venue de résoudre le redoutable problème qui se dresse tôt ou tard devant les amants que séparent les lois du monde où ils vivent. Il fallait d’abord gagner la bataille, sans se préoccuper des suites de la victoire, sans se demander si les fruits de cette victoire seraient doux ou amers.

– Darcy m’aidera, se dit le capitaine en passant son pardessus pour s’en aller en guerre. Il faut qu’il m’aide; je l’ai assez aidé. Sans moi, après tout, mademoiselle Lestérel serait encore à Saint-Lazare, puisque c’est moi qui ai suscité l’heureuse déposition du sergent de ville. Il me donnera bien en revanche un coup d’épaule auprès de son oncle. D’autant que maintenant nous sommes intéressés tous les deux à découvrir la coquine rusée qui a tué Julia, et que personne n’a encore soupçonnée. Tant que le juge ne la tiendra pas, il lui restera un doute, et la justification de mademoiselle Lestérel ne sera pas complète. Elle est très forte, cette troisième maîtresse de Golymine, et nous aurons de la peine à la trouver. Si on pouvait mettre la main sur une de ses lettres, on la tiendrait. Et je ne sais pourquoi j’imagine que le Polonais avait dû cacher quelque part un ou deux billets doux de chacune de ses victimes. Simancas en sait peut-être quelque chose, et s’il voulait parler… Oui, mais il s’en gardera bien. Et puis, je ne suis plus en situation de négocier avec lui. Le gredin a essayé de me faire assassiner, je n’ai plus qu’à essayer de lui faire prendre le chemin de la Nouvelle-Calédonie… et ce ne sera peut-être pas facile, maintenant que son troisième complice est mort.

»Enfin, conclut Nointel, on tâchera.

Et sur cette conclusion, il sortit pour s’en aller chez son ami.

La rue Montaigne n’était pas loin. Il fit le chemin à pied, et il eut tort, car en prenant une voiture il serait peut-être arrivé à temps pour rencontrer Darcy qui venait de sortir lorsqu’il se présenta chez lui. Le rejoindre, il n’y fallait pas songer; Darcy n’avait pas dit à son valet de chambre où il allait, et il pouvait être tout aussi bien chez madame Cambry ou chez mademoiselle Lestérel qu’au cercle ou partout ailleurs. Le capitaine laissa sa carte avec deux mots au crayon: «Je suis de retour, et j’ai hâte de te voir. Je serai au cercle à minuit.»Après quoi il se remit en marche, sans trop savoir par où il devait commencer ses visites. La plus urgente était assurément celle qu’il devait faire au juge d’instruction. Mais il voulait causer avec Gaston avant de se présenter chez M.  Darcy. Madame de Barancos ne devait rentrer à Paris que le lendemain; Nointel pouvait voir le magistrat dans la matinée, et le préparer à entendre la marquise. C’est à quoi il se décida après réflexion. Puis il se demanda ce qu’il allait faire de sa soirée.

– Si j’allais voir Crozon, pensa-t-il. Je l’ai fort négligé depuis quelques jours, et je ne serais pas fâché de savoir si le baromètre du ménage est toujours au beau. Oui, mais c’est l’heure de son dîner. Il me harponnerait pour me forcer à prendre part au festin, et son intérieur n’est pas gai. Pauvre femme! Quelle vie elle doit mener! Mais je n’y puis rien, et pour le moment j’ai autre chose à faire que d’amadouer son terrible mari. Pourquoi n’irais-je pas chez Claudine? Je suis à peu près sûr de la trouver s’habillant pour aller au théâtre. Le pis qui puisse m’arriver, c’est de rencontrer son ours de Moscovie; mais elle l’a si bien apprivoisé qu’elle le priera d’aller se promener pour ne pas troubler notre entretien. Et il le fera. Du reste, il aurait tort d’être jaloux. Je n’ai pas la moindre envie de le tromper avec cette bonne Rissler qui aime tant les militaires. Mais je voudrais bien savoir ce qu’elle a à me dire… sur un sujet qui m’intéresse, à ce que prétend sa femme de chambre. Ma foi! c’est décidé. J’y vais. Dans la situation où je suis, je ne dois rien négliger pour me renseigner.