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Le crime de l'Opéra 2

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– Et, le soir même, au café Tortoni, dans le salon le plus en vue, vous subissiez sa compagnie et celle de son acolyte Saint-Galmier.

– Oui, et je l’ai subie ailleurs encore. Je l’ai mené au Bois dans ma voiture, je l’ai invité à mon bal, à ma chasse. Mais j’étais déjà lasse des exigences de ce misérable, j’étais résolue à ne pas les tolérer plus longtemps, et je vous jure que si j’avais pu supposer qu’il m’accusait d’avoir assassiné la d’Orcival, je l’aurais déjà fait jeter hors de chez moi.

– Alors, il ne vous avait pas dit…

– Rien de pareil. Il s’est borné à me représenter adroitement tous les chagrins que pouvait attirer sur moi la mort de cette femme, si on venait à savoir que je m’étais trouvée dans sa loge peu d’instants avant le meurtre. Il m’a dit que je serais citée en justice, obligée de confesser que j’étais allée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival pour reprendre des lettres écrites par moi à un amant; il m’a même laissé entendre que je pourrais être inquiétée à propos de ce meurtre et mise en demeure de me justifier. Mais il n’a pas osé m’accuser de l’avoir commis.

– S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il sait que vous n’y êtes pour rien, et s’il sait cela, il pourrait désigner la femme qui a frappé. Il écoutait contre la cloison. Il a dû vous entendre sortir, puis la porte se rouvrir… oui, il a entendu, il me l’a dit hier… et il est impossible qu’il ne se soit pas aperçu que ce n’était plus la même voix. Mais je le forcerai à parler, le misérable. Et il m’aidera, malgré lui, à trouver la coupable… car je la trouverai.

– Ce bouton aussi vous aidera; vous le remettrez au juge, et on découvrira un jour à qui il appartient. Mais vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous supposiez qu’il était à moi.

– Parce que certaines apparences vous accusaient, parce que je partais d’une idée fausse, parce que ce bijou portait l’initiale de votre nom…

– Du nom de mon mari. Je m’appelle Carmen de Penafiel.

– Carmen! répéta Nointel avec un accent qu’un amoureux pouvait seul trouver.

Il n’en était pas moins vrai qu’il ne s’était jamais préoccupé de connaître le nom que portait la marquise avant d’épouser un gouverneur de l’île de Cuba.

– Moi, je savais que vous vous appeliez Henri, dit-elle vivement.

Puis, arrêtant d’un geste l’élan passionné qui allait précipiter Nointel à ses pieds:

– Vous ne doutez plus de moi, reprit-elle d’une voix vibrante; vous ne croyez plus que j’ai souillé ma main du sang de cette femme. Mais le juge doutera, lui. Il faudra lui prouver que je ne mens pas. A-t-il vu ce bijou?

– Non, j’ai pris sur moi de le garder… je voulais…

– Tenter une expérience qui n’a pas produit le résultat que vous attendiez, interrompit la marquise en souriant tristement. Mais vous allez le remettre à M.  Roger Darcy. Que lui direz-vous en le lui remettant?

– La vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je lui dirai qu’au lieu de faire disparaître un objet qui eût été une preuve terrible contre vous, si vous aviez tué Julia, vous avez pris plaisir à le porter de façon à ce que tout le monde le vît; je lui dirai que vous me l’avez rendu spontanément, que vous m’avez conseillé de le lui remettre.

– Et moi alors je lui dirai tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu pendant cette horrible nuit. Je lui décrirai cette femme qui est entrée avant moi et après moi. Je lui répèterai les propos que m’a tenus Julia d’Orcival.

– Vous vous les rappelez?

– Comment les aurais-je oubliés? Chacune des paroles de cette femme me blessait au cœur, et les blessures qu’elle m’a faites ne sont pas fermées; et, parmi ces paroles, il en est une que j’ai retenue entre toutes, car elle me l’a lancée en me remettant les lettres après une longue et orageuse discussion. Elle m’a dit: Reprenez-les, madame; je puis bien faire pour vous ce que je viens de faire pour deux autres maîtresses de Wenceslas Golymine.

– Deux! répéta Nointel.

– Oui, et elle a ajouté: Je n’ai pas eu de peine à m’entendre avec celles-là, car ce ne sont pas de grandes dames, et je ne crains pas qu’elles me prennent mon amant pour se venger de ce que Wenceslas les a quittées; ce sont d’humbles bourgeoises qui ne m’ont jamais fait de mal et qui ne m’en feront jamais.

– D’humbles bourgeoises, murmura le capitaine. La sœur de mademoiselle Lestérel est bien une bourgeoise; l’autre aussi, à ce qu’il paraît. Julia ne l’a pas nommée?

– Elle n’a prononcé qu’un nom, celui du comte, qu’elle affectait de me jeter sans cesse à la face pour m’humilier.

– Mais, depuis, lorsque cette jeune fille a été arrêtée, ne vous êtes-vous pas demandé si ce n’était pas l’autre qui avait frappé?

– Non. Je l’avoue. Je n’avais pas de motif pour m’intéresser à une artiste qui avait chanté chez moi, comme bien d’autres, et qui n’avait jamais attiré mon attention. D’ailleurs, les journaux affirmaient qu’elle était coupable. Je le croyais comme tout le monde, et la pensée ne m’est pas venue de refaire le travail du juge.

– Vous ne le pouviez pas. Ç’eût été vous perdre. Mais maintenant que vous êtes déterminée à tout dire, c’est cette autre qu’il faut chercher. Tant que la justice ne l’aura pas trouvée, il restera des doutes sur votre innocence.

– Non, car je demanderai à M.  Darcy de me soumettre à une épreuve décisive. Je lui demanderai de faire jouer dans son cabinet la scène qui s’est passée dans le corridor de l’Opéra, devant la porte de la loge. Je mettrai le domino que je portais cette nuit-là, le voile de dentelle qui me cachait le visage. L’ouvreuse y sera. On ne l’aura pas prévenue. Je m’approcherai d’elle, et je lui dirai mot pour mot ce que je lui ai dit quand je l’ai abordée. Si stupide ou si folle que soit cette créature, il est impossible qu’elle ne me reconnaisse pas, et alors je me fais fort de réveiller ses souvenirs. Je lui rappellerai qu’au moment où je sortais de la loge, une autre femme en domino y entrait…

– Et personne ne pourra nier que c’est cette femme qui a frappé. Oui, l’épreuve sera décisive, et M.  Darcy l’imposera aussi à mademoiselle Lestérel qui se trouverait justifiée, si elle ne l’était déjà. Quand vous la verrez sous le domino très simple qu’elle portait, vous affirmerez que ce n’est pas elle qui vous a remplacée dans la loge, et l’ouvreuse le dira aussi. Ah! madame, c’est votre courage qui, en vous sauvant, nous sauvera tous.

– Étiez-vous donc en péril, vous aussi? demanda la marquise avec un sourire triste.

– Je courais le plus grand de tous les dangers, puisque j’étais menacé de vous perdre, s’écria Nointel. Ne parliez-vous pas de quitter la France?

– Croyez-vous donc que j’y resterai? Non, monsieur. Ma résolution est prise. Je ferai mon devoir, en me confessant au juge, et ensuite… je partirai… vous ne me reverrez jamais.

– Vous ne m’empêcherez pas de vous suivre.

– Je vous le défends.

– Me défendez-vous aussi de vous dire que je vous aime, que je vous adore, que je vous appartiens, de vous le dire à genoux?…

Il allait y tomber, mais madame de Barancos se leva, et lui montrant la futaie qui s’étendait à sa gauche:

– N’entendez-vous donc pas qu’on vient? murmura-t-elle.

C’était vrai. Les deux grooms avaient été obligés de faire un long circuit pour rejoindre la grande dame qui sautait si bien les barrières fixes, mais en tournant la colline ils étaient arrivés tout près du rocher; ils avaient attaché leurs chevaux au bord de la route prochaine, et ils arrivaient à pied à travers le bois.

– Plus un mot, dit la marquise. Venez. On nous attend au château.

Il n’y avait rien à objecter. Les grooms n’étaient plus qu’à quinze pas de la clairière rocheuse où le capitaine venait d’apprendre tant de choses. Au bruit de leurs pas, la poésie s’était envolée. Il fallait rentrer dans la vie réelle, reprendre l’attitude correcte d’un hôte qui escorte une châtelaine. Nointel s’y résigna en soupirant.

Madame de Barancos s’avançait déjà à la rencontre de ses gens, relevant d’une main la jupe de son amazone et de l’autre faisant siffler sa cravache. Sa jument noire la suivait en hennissant joyeusement. Et la créole s’en allait décapitant les fougères. On eût dit qu’elle fouaillait ses calomniateurs.

Nointel menait son cheval par la bride et se trouvait assez ridicule. Il avait mis prosaïquement dans sa poche le bouton d’or trouvé par madame Majoré, et il pensait beaucoup moins aux chances qui lui restaient de découvrir la propriétaire de ce bijou qu’à l’occasion qui peut-être ne se représenterait plus, l’occasion de s’engager à fond avec la marquise. Ils n’en étaient plus à la déclaration classique. Elle avait proclamé avec une franchise hautaine les sentiments que le capitaine lui inspirait, et le capitaine en avait bien assez dit pour qu’elle lût dans son cœur. Mais, aux préliminaires de ce traité, il manquait la signature. Elle avait parlé trop tôt, il avait parlé trop tard; l’accord parfait n’avait jamais existé, et ils n’étaient liés ni l’un ni l’autre. Nointel ne se pardonnait pas d’avoir soupçonné cette fière Espagnole qui se vantait de sa faute comme d’autres se seraient vantées de leur vertu, et qui ne se serait pas plus cachée d’avoir tué Julia d’Orcival dans un transport de colère que d’avoir aimé l’aventurier Golymine.

– Si elle l’avait tuée, pensait-il, elle serait allée le dire au juge d’instruction, comme elle ira lui dire qu’elle est venue dans la loge pour reprendre ses lettres. Car elle ira, j’en suis sûr, et grâce à cette hardiesse, mademoiselle Lestérel sera justifiée deux fois. Darcy l’épousera, et moi je perdrai la plus adorable femme que j’aie jamais rencontrée. Ah! l’amitié me coûte cher.

Ils arrivèrent ainsi, en marchant sous bois, jusqu’à la route où les grooms avaient attaché leurs chevaux, une route large et commode qui aboutissait au château. Il n’y avait plus de tête-à-tête à espérer. Nointel regrettait les précipices. Il aida mélancoliquement la marquise à se mettre en selle, et il eut le chagrin de l’entendre donner à ses gens l’ordre de suivre de plus près.

 

– Il est tard, lui dit-elle, dès qu’il fut à cheval. La battue commencera à midi; on déjeune auparavant. Nous allons, si vous voulez, rentrer au grand trot. J’aurai à peine le temps de changer de costume.

– Vous comptez donc chasser, demanda le capitaine.

– Sans doute. Je me dois à mes hôtes, et je ne rentrerai à Paris que demain matin; mais vous serez libre d’y retourner ce soir. Si vous partez avant moi, je vous serai obligée d’annoncer ma visite à M.  Roger Darcy. Je le verrai demain dans la journée.

Et, sans laisser au capitaine le temps de lui répondre, elle fit prendre à sa jument un trot si allongé qu’il eut toutes les peines du monde à la suivre.

À cette allure, tout dialogue devenait impossible, et Nointel eut le crève-cœur de penser que madame de Barancos la lui imposait tout exprès pour l’empêcher de reprendre l’entretien au point où il était resté dans la clairière. Il lança bien quelques mots passionnés, mais le vent qui soufflait à contresens les emporta au fond de la forêt, et la marquise ne les entendit pas, ou ne voulut pas les entendre.

En arrivant dans la cour du château, elle mit pied à terre si lestement qu’elle gagna de vitesse Nointel qui arrivait pour l’aider; elle monta en courant les marches du perron, et elle disparut sans avoir adressé une seule parole à son cavalier.

– C’est un parti pris, se disait-il en regagnant tristement sa chambre. Je prévois que je vais faire toute la journée une sotte figure; mais je ne coucherai certainement pas ici ce soir.

Le domestique attaché à sa personne le prévint que le déjeuner était servi, les invités restant libres de se mettre à table ensemble ou isolément, à leur choix. Cet arrangement convenait au capitaine, qui n’était pas d’humeur à causer avec les indifférents. Après avoir procédé à sa toilette, il revêtit le costume qu’il avait apporté, bonnet de fourrure, veston de forestier allemand en drap gris, grands bas écossais, bottes en cuir fauve, attachées au-dessus du genou; il tira son fusil d’un nécessaire d’armes qui tenait très bien dans sa malle, le monta, remplit de cartouches assorties sa cartouchière en peau de daim – un vrai chasseur a beau être amoureux, il ne néglige jamais ces soins-là – et quand il eut parachevé son équipement, il se fit conduire à la galerie où on lunchait.

Il y trouva nombreuse compagnie. Quelques invités supplémentaires venaient d’arriver de Paris; des gens du monde que Nointel connaissait de vue, mais qui n’étaient ni de son cercle, ni de ses relations habituelles. Pas une seule femme, les douairières espagnoles s’étant naturellement abstenues de prendre part au sport qui se préparait. On mangeait debout, à un buffet largement garni de mets froids et de vins généreux. Saint-Galmier, en gilet breton, ceinturonné et guêtré comme un vieux garde, s’y restaurait avec entrain. Simancas, en tenue de guérillero péruvien, venait de prendre une frugale réfection et lisait le journal dans un coin. Depuis la mort de Julia d’Orcival, il était toujours à l’affût des nouvelles, et il étudiait assidûment les faits divers. Il interrompit cependant sa lecture pour venir saluer le capitaine, et il lui aurait volontiers demandé s’il était satisfait de sa cavalcade avec la marquise; mais il fut accueilli si froidement qu’il s’abstint. Nointel lui trouva d’ailleurs un certain air qu’il n’avait pas la veille, un air sournois et légèrement ironique. Mais Nointel était décidé à en finir bientôt avec ce drôle, et il ne s’inquiéta guère de chercher la cause du changement qui s’était opéré sur sa déplaisante physionomie. Il ne pensa pas non plus à lui rappeler que, la veille, il avait pris l’engagement de ne pas paraître à la chasse.

Midi sonnait à l’horloge du château lorsqu’un valet de pied vint annoncer que les voitures attendaient. Chacun s’arma, et les chasseurs, le fusil à l’épaule ou sous le bras, débouchèrent sur le perron.

Trois grands breaks à quatre chevaux stationnaient dans la cour, sans compter une élégante victoria où la marquise avait déjà pris place, la marquise en chasseresse; toque polonaise garnie d’astrakan, veste de velours à col de loutre, jupe écossaise, culotte de velours noir, knicker-bockers en maroquin verni. Ce costume presque masculin lui allait à merveille et ajoutait à sa beauté un ragoût particulier. Elle ressemblait à Diane, une Diane habillée chez le couturier à la mode, mais aussi fièrement tournée que la déesse qui changea en cerf l’indiscret Actéon.

Les breaks furent pris d’assaut, les paysans qui regardaient de loin ce triomphal départ poussèrent des vivat en l’honneur de la châtelaine, et les vieux braconniers qui guettaient le moment coururent se porter sur la lisière des taillis, aux bons endroits, à seule fin d’y assassiner les lièvres et les chevreuils assez malavisés pour sortir des enceintes gardées.

Les bois attenant au château de Sandouville étaient percés comme une forêt royale, et les chemins fort bien entretenus. En moins de vingt minutes, les équipages arrivèrent à un rond-point où attendaient douze gardes en uniforme, portant le brassard aux armes de la marquise, et une forte escouade de rabatteurs racolés dans les villages voisins.

Nointel avait fait le voyage avec des Espagnols, peu causeurs de leur naturel. Simancas et Saint-Galmier étaient montés discrètement dans une autre voiture. Il n’eut donc pas à subir l’ennui de leur compagnie, et il put rêver à loisir à l’événement de la matinée, car c’était bien un événement que la confession de madame de Barancos, un événement qui allait avoir des conséquences prochaines et graves.

Elle ne semblait pas s’en préoccuper le moins du monde quand elle descendit de sa victoria pour venir à la rencontre de ses hôtes qui n’avaient d’yeux que pour elle.

– Messieurs, dit-elle avec l’aplomb d’un vieux chasseur, nous allons commencer par une battue au lièvre, en plaine; nous passerons ensuite dans les tirés de ma réserve pour le faisan, et nous terminerons par un rabat au chevreuil en forêt. La nuit vient tôt en cette saison. La chasse sera finie à trois heures; ceux d’entre vous qui ne me feront pas la grâce de rester ce soir pourront être à Paris pour dîner.

– Décidément, elle tient à me renvoyer, pensa Nointel, qui prit pour lui cet avertissement.

Le programme fut accepté avec enthousiasme.

Les gardes ouvrirent la marche, et les chasseurs s’acheminèrent par petits groupes vers la plaine qui commençait à quelques centaines de pas du rond-point.

Nointel s’était arrangé pour rester à l’arrière-garde, assez loin de la marquise; il fut surpris de voir que Simancas causait avec elle, et qu’elle ne refusait pas de l’écouter. Il est vrai que le colloque ne dura guère. Au bout de cinq minutes, on arriva au bord d’une longue plaine, bordée de trois côtés par des taillis récemment coupés, et le garde chef, après avoir pris les ordres de madame de Barancos, se mit en devoir de poster les chasseurs.

Les invités de distinction furent placés, à cinquante pas l’un de l’autre, sur la ligne qui faisait face à la plaine; les autres furent échelonnés le long des deux lisières latérales. Le capitaine était au nombre des favorisés. Il avait la marquise à sa droite et le grand d’Espagne à sa gauche; la marquise, droite, impassible, le fusil en arrêt, l’œil sur la plaine. On aurait juré qu’elle n’avait jamais aimé que la chasse.

Bientôt éclatèrent les cris des rabatteurs, et on vit poindre dans le lointain une longue file de paysans, armés de bâtons et battant les buissons à grand fracas. Les lièvres troublés dans leur sieste commencèrent à détaler. Les pauvres bêtes, affolées par le bruit, vinrent se jeter étourdiment sous les fusils qui les attendaient, à droite, à gauche, en avant. Les coups partaient de tous les côtés, drus comme le pétillement de la grêle, et dans ce concert, madame de Barancos faisait sa partie avec un plein succès. Elle ne manquait pas un lièvre, et cinq ou six perdreaux égarés étant venus à passer à toute volée au-dessus de sa tête, elle en abattit deux au coup du roi.

– Quel sang-froid! se disait le capitaine. Je comprends maintenant qu’elle ne se laisse pas intimider par les menaces d’un Simancas.

Cependant, le premier acte de la pièce était joué. Les rabatteurs ramassaient les morts, sous l’œil vigilant d’un garde.

La marquise convia ses hôtes à la suivre dans ses réserves.

Là, le massacre recommença sur les faisans, et les tireurs, rangés dans une allée assez large, fusillèrent pendant quarante minutes ces beaux oiseaux, dont les plumes dorées volaient dispersées par le plomb. Les coqs s’enlevaient comme des fusées de pourpre et retombaient en gerbes étincelantes, arrêtés dans leur vol bruyant. Nointel, blasé sur ce spectacle, se contenta de faire deux ou trois coups doubles. Madame de Barancos massacrait toujours avec fureur.

Enfin, après le bouquet de ce feu d’artifice, après que les plus vieux faisans, acculés au coin extrême du taillis réservé, se furent envolés tous à la fois en chantant leur chant de mort, on annonça qu’on allait passer à la battue aux chevreuils.

Le bois qu’il s’agissait de cerner était situé à une assez grande distance de la réserve, et pour s’y rendre, les chasseurs durent marcher quelque temps le fusil au repos. Madame de Barancos avait pris les devants; le capitaine suivait sans se presser. Il vit passer près de lui Simancas qui s’était attardé dans le bois sous prétexte de chercher un coq démonté d’une aile, et il s’aperçut que le Péruvien avait l’air assez déconfit. Était-ce la perte de son gibier ou son entretien avec la marquise qui avait assombri son visage? Le capitaine penchait pour la seconde hypothèse.

– Elle lui aura signifié qu’elle va le chasser, pensait-il. Il me semble qu’elle s’est un peu trop pressée. Ce coquin peut lui nuire. Il faut que j’avise à le mettre à la raison avant qu’il ait le temps d’agir contre elle.

Simancas, tout essoufflé, remontait à grands pas vers la tête de la colonne, et s’en allait disant à haute voix:

– Messieurs, je viens de causer avec les rabatteurs; ils m’ont dit qu’il y avait du sanglier dans le bois qu’on va battre. Deux ou trois ragots et un vieux solitaire dont la réputation est faite… il a déjà décousu une douzaine de chiens. Si vous m’en croyez, chacun de nous glissera une cartouche à balle dans un des canons de son fusil.

– Je n’y manquerai pas, s’écria Saint-Galmier. Je n’ai nulle envie d’être décousu.

Le capitaine s’inquiétait peu des sangliers. Il songeait à se défendre contre des bipèdes beaucoup plus dangereux que ces animaux, et il ne tint aucun compte de l’avertissement colporté par le Péruvien.

Il s’en allait, tout pensif et ne prenant pas garde à ce qui se passait autour de lui. Une vingtaine de rabatteurs en blouse et en sabots couraient à la file dans un fossé qui bordait le chemin. Ils se hâtaient pour arriver avant les tireurs à l’enceinte qu’on allait attaquer. Le reste de la troupe avait pris d’un autre côté. Un de ces paysans, le dernier, fit un faux pas et tomba en lâchant un juron épouvantable.

Nointel se retourna au bruit, juste au moment où l’homme se relevait, et il vit une figure qui ne lui était pas inconnue.

Où le capitaine l’avait-il vue déjà, cette figure barbue, à demi cachée par un chapeau à larges bords enfoncé jusque sur les yeux, et par une grosse cravate de laine rouge? Il n’aurait pas pu le dire, quoiqu’il se souvînt vaguement de l’avoir aperçue quelque part.

L’homme était chaussé de gros sabots qui l’avaient fait trébucher, et vêtu d’une blouse bleue qui tombait au-dessous du genou: un paysan des environs, selon toute apparence. Nointel, n’étant jamais venu dans le pays, ne pouvait pas avoir rencontré ce campagnard. Il crut qu’il s’était trompé, et il n’y pensa plus.

Du reste, le Normand s’était relevé lestement, et il eut vite fait de rejoindre ses camarades, qui filaient comme des lièvres et qui eurent bientôt dépassé la colonne des chasseurs.

On arriva au taillis où devait se faire la grande battue. Il était assez étendu pour que les tireurs dussent être distribués sur trois de ses faces, par pelotons séparés.

Les gardes connaissent à merveille les habitudes des chevreuils, et savent très bien de quel côté ils débucheront. C’est pourquoi il est d’usage de distribuer les places avec plus de soin encore que pour la battue de plaine, afin de donner les meilleures aux invités qu’on veut favoriser.

La marquise n’eut garde de manquer à cette coutume traditionnelle; mais il est d’usage aussi que le maître se tienne modestement en arrière de la ligne, afin de mieux faire à ses amis les honneurs de sa chasse. Il ne tire que les pièces manquées, et encore après qu’elles ont forcé le passage. On a même vu des propriétaires pousser le dévouement jusqu’à se joindre aux traqueurs pour surveiller leurs opérations, et cela au risque d’embourser des grains de plomb envoyés par un tireur maladroit. Madame de Barancos ne se croyait pas tenue de montrer tant d’abnégation. Son sexe lui donnait droit à des privilèges dont elle entendait profiter. Elle plaça elle-même ses hôtes les plus distingués, mais elle se réserva un poste de choix, au centre de la lisière et au débouché d’une allée que le gibier devait suivre de préférence.

 

Nointel se trouva encore une fois placé à sa gauche, et à la droite d’un seigneur espagnol des plus qualifiés. Il avait devant lui une clairière couverte d’herbes sèches assez hautes pour servir de couvert aux chevreuils. Au-delà, s’étendait un taillis très clairsemé: une coupe de deux ans où l’on ne voyait que de jeunes pousses et çà et là de grosses cépées derrière lesquelles un homme aurait pu se cacher. Au bord du chemin qui longeait l’enceinte, une rangée de vieux chênes assez espacés pour que chacun d’eux pût servir d’abri à un des tireurs.

Le capitaine s’adossa à son arbre, l’arme au pied, comme un soldat au repos, et se mit à regarder sa belle voisine. Elle n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’il était là, et pourtant c’était elle qui l’y avait mis. Elle était fort occupée à changer les cartouches de son fusil, peut-être en prévision d’une rencontre avec l’un des sangliers annoncés par Simancas. Et, quand elle eut terminé cette opération, elle s’embusqua derrière le tronc du chêne qu’elle avait choisi, et elle y resta dans une immobilité parfaite, l’œil sur le sentier qu’elle gardait et le doigt sur la détente. Un braconnier émérite n’aurait pas mieux manœuvré.

– Cette marquise était née pour faire la guerre de partisans, pensait Nointel. Au Mexique, elle aurait commandé une guérilla. Je parierais cent louis contre un qu’elle vient de rompre avec Simancas. Elle n’a peur de rien, et elle ne songe pas que ce coquin est capable de tout. Heureusement, je suis là, et je vais ouvrir l’œil.

Simancas était loin, et Saint-Galmier aussi. On les avait casés, avec le menu fretin des chasseurs, sur les autres faces du carré que formait le bois. Nointel était donc momentanément dispensé de les surveiller. Il se mit à rêver. Autour de lui, le silence était profond. Les rabatteurs, ayant un long détour à faire pour prendre le taillis à revers, n’avaient pas encore commencé leur tapage. Le vent était tombé. Pas un souffle n’agitait les feuilles sèches. Rien ne bougeait dans la forêt.

– Que fait Darcy à cette heure? se demandait le capitaine. Est-il aux pieds de mademoiselle Lestérel ou dans le cabinet de son oncle? Implore-t-il une ordonnance de non-lieu ou remercie-t-il madame Cambry qui a si chaudement défendu son amie? À coup sûr, il ne pense pas à moi, ou, s’il y pense, c’est pour me maudire. Il m’accuse de l’avoir abandonné pour courir après la marquise. Il ne s’attend pas à la surprise que je lui ménage, et demain il me sautera au coup quand je lui apprendrai ce que j’ai fait ici. S’il épouse la femme qu’il aime, c’est à moi qu’il le devra… à moi et à madame de Barancos qui prouvera, par raison démonstrative, que la belle-sœur de M.  Crozon n’a pas tué Julia d’Orcival. Reste à savoir pourtant comment le juge d’instruction envisagera l’affaire, quand elle aura changé de face. S’il allait ne pas croire aux déclarations de la marquise et l’envoyer en prison? Non, il est trop intelligent pour faire fausse route une seconde fois. Et puis, je serai là. Je vais rentrer à Paris ce soir; je le verrai, je verrai la Majoré…

Ses réflexions furent interrompues par un bruit sec, un bruit parti de la lisière du taillis, le craquement d’une branche morte qui se brise. Évidemment, on marchait sous bois. Était-ce un animal ou un homme? Nointel regarda avec attention et ne vit rien. Il est vrai que du côté où était venu le bruit, une énorme cépée interceptait la vue. Mais le gibier devait être déjà sur pied, car des rumeurs confuses commençaient à s’élever dans le lointain. Les traqueurs attaquaient l’enceinte, et il est rare que les chevreuils ne se lèvent pas dès qu’ils les entendent.

Ma foi! pensa Nointel, si c’en est un, je suis capable de le laisser passer. Aujourd’hui, je ne me sens pas d’humeur à tuer les créatures inoffensives.

Bientôt, il vit onduler les hautes herbes, et poindre une tête fine, et briller deux grands yeux qui le regardaient sans le voir, car il faisait presque corps avec le tronc du chêne. Ses vieux instincts de chasseur se réveillèrent, et il empoigna son fusil par le canon; mais ce ne fut qu’une velléité passagère. Il ne mit pas en joue. Le regard de la chevrette était trop doux. Malheureusement pour la pauvre bête, l’Espagnol l’avait vue aussi. Il tira, et elle tomba en poussant un cri d’enfant qu’on égorge, un cri que les vieux gardes eux-mêmes n’entendent pas sans que leur cœur se serre.

– Ainsi finissent les innocentes, murmura le capitaine, qui avait ce jour-là l’esprit tourné aux réflexions sentimentales.

À ce premier coup de feu, vingt autres répondirent. La fusillade commençait sur la gauche; elle se rapprocha rapidement, et Nointel entendit bientôt un roulement sourd et précipité. On eût dit qu’un peloton de cavalerie galopait sous bois. Une harde de sangliers venait de quitter sa bauge et défilait à fond de train devant la ligne des tireurs. La laie courait en tête, suivie de trois marcassins, et la bande hérissée semblait défier le plomb, car, en dépit des avertissements de Simancas, peu de chasseurs avaient pris la précaution de changer leurs cartouches.

Le capitaine réservait sa pitié pour les tendres chevrettes. Il envoya sans scrupule ses deux coups chargés avec du numéro six. La plus grosse des quatre bêtes les reçut en plein et ne fit que secouer les oreilles; mais, au moment même où il tirait, il entendit un sifflement bref suivi aussitôt d’un bruit mat, et il sentit à la joue un choc assez rude. Presque en même temps éclatait autour de lui une véritable salve; la laie roulait foudroyée, et les marcassins lancés comme des boulets de canon disparaissaient dans l’épaisseur du taillis.

Madame de Barancos, mieux avisée que ses invités, avait mis une balle dans un des canons de son fusil, et elle avait logé cette balle au défaut de l’épaule de l’animal que les autres tireurs avaient manqué.

Nointel la salua de loin, pour exprimer l’admiration que lui inspirait cet exploit, tâta sa joue qui venait de recevoir un soufflet inexplicable, et regarda le tronc du chêne contre lequel il était appuyé. Il y vit une déchirure toute fraîche, un trou en forme d’entonnoir. La guerre lui avait appris à les connaître, ces blessures que les hommes font aux arbres du bon Dieu en cherchant à s’entre-tuer. Une balle venait de passer à deux pouces de sa tête; elle était au fond du trou, et l’écorce qu’elle avait fait voler lui avait éraflé le visage.

– Sacrebleu! grommela-t-il en regardant son voisin de gauche, cet hidalgo a une singulière façon de tirer le sanglier! J’ai bien envie de changer de place. Si je reste ici, il me tuera net au premier chevreuil qui débouchera entre lui et moi.

Il allait interpeller ce chasseur par trop maladroit, lorsqu’il s’avisa, en y regardant de plus près, que la balle n’était pas venue du côté de l’Espagne. L’Espagne était à sa gauche, sur la même ligne que lui, et la balle était arrivée un peu obliquement, mais elle avait été tirée presque de face. Par qui? On ne voyait personne dans la clairière, ni au bord du taillis. Fallait-il croire qu’un enragé s’était lancé sous bois, au mépris de tous les règlements de chasse, à la poursuite des marcassins et de leur mère qu’il avait tirée au jugé? C’était la supposition la plus probable, et cependant le capitaine commençait à soupçonner vaguement qu’on l’avait bel et bien visé, et que le tireur n’en voulait pas du tout aux sangliers.