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Le crime de l'Opéra 2

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V. L’air était froid, le ciel clair…

L’air était froid, le ciel clair, et la terre durcie par la gelée résonnait sous les pieds des chevaux. Le bois n’avait plus de feuilles, et la neige argentait encore les fougères jaunies par l’hiver. Les hautes branches des grands ormes frissonnaient sous la bise. Un temps à rester au coin du feu et à écouter en rêvant le chant mélancolique du vent qui souffle à travers les longs corridors du château.

La marquise et Nointel chevauchaient pourtant côte à côte dans une allée de la forêt. Deux grooms les suivaient à distance, deux grooms appareillés comme les doubles poneys qui les portaient. Madame de Barancos montait une jument noire très vive qu’elle maniait avec une aisance merveilleuse; Nointel, un cheval bai de grande taille et de grandes allures. Ils allaient au pas, et ils n’avaient pas encore échangé une parole. On eût dit qu’ils sentaient tous les deux que cette promenade matinale allait décider de leur destinée, et qu’ils répugnaient à engager par les banalités d’usage une conversation qui pouvait les lier ou les séparer à jamais.

Et, de fait, le capitaine était très perplexe, et encore plus surexcité. Il avait passé une fort mauvaise nuit, et quoique sa résolution fût prise, il se demandait comment il allait l’exécuter. Dire à une femme qu’on l’accuse d’un crime abominable et qu’on lui conseille de fuir pour éviter la cour d’assises, ce n’est pas chose aisée quand cette femme est belle, quand elle est marquise, quand on a de bonnes raisons de croire qu’elle vous aime et quand on craint de l’aimer. En dépit de son expérience et de son aplomb, Nointel ne savait par où commencer. Il attendait que madame de Barancos lui fournît, par un de ses discours singuliers dont elle n’était pas avare, l’occasion d’aborder le sujet difficile.

Mais madame de Barancos, très expansive d’ordinaire, se montrait ce jour-là réservée jusqu’à la froideur. Ce n’était certes pas qu’elle fût indifférente, car le sang montait à ses joues, et ses yeux étincelaient. On devinait que le feu couvait sous la cendre, et qu’un mot suffirait pour allumer l’incendie. Jamais, du reste, elle n’avait été plus belle. Sa toque de velours contenait à peine les magnifiques torsades de ses cheveux noirs, et son amazone serrée à la taille faisait admirablement valoir les opulences de son corsage.

– Quel dommage! pensait Nointel en la regardant à la dérobée.

Et sa physionomie exprimait si bien ce qu’il pensait que la marquise, choquée peut-être de cette déclaration muette, appliqua un vigoureux coup de cravache sur l’épaule de sa jument, qui partit comme un boulet de canon. Nointel, assez surpris, rendit la main à son cheval, et le mit au galop violent que venait de prendre tout à coup l’excentrique châtelaine.

L’allée était large et droite, mais à trois cents mètres de là elle aboutissait à une côte boisée et abrupte qui paraissait peu praticable. Nointel maintenait sa distance, et pensait que cette course effrénée allait s’arrêter au bas de l’escarpement, dont une barrière fixe de trois pieds de haut défendait l’accès. Il se trompait. La marquise enleva sa jument et franchit l’obstacle en écuyère consommée. Il fallut bien en faire autant, et ce n’était pas ce saut qui gênait le capitaine, car il montait à merveille. Mais, après la barrière, le chemin devenait plus étroit et beaucoup plus malaisé. Un vrai sentier de bûcherons, hérissé de grosses pierres, coupé par de profondes ravines et souvent barré par les jeunes pousses du taillis. Madame de Barancos ne s’arrêtait pas pour si peu. Elle allait à toute bride, courbée sur l’encolure, sans se soucier des branches qui lui fouettaient le visage. Nointel, faute de place pour galoper à côté d’elle, la suivait en pestant un peu contre l’étrange fantaisie qui la poussait à prendre d’assaut un coteau à peu près inaccessible. Ce fut bien autre chose quand ils arrivèrent, presque en même temps, au sommet de la pente. Nointel retint son cheval, et en se retournant sur sa selle, il aperçut les deux grooms qui avaient mis pied à terre et qui cherchaient, sans y réussir, à mener leurs poneys par la bride à travers le taillis afin de tourner la barrière.

– Si c’est un tête-à-tête qu’elle cherche, dit-il entre ses dents, elle l’a aussi complet qu’elle pouvait le désirer. Jamais ses gens ne parviendront à nous rejoindre. J’espère du moins qu’elle va s’arrêter sur cette cime faite pour les chèvres.

Il avait tort d’espérer. Le sentier continuait sur le revers de la colline, taillée de ce côté en précipice. Madame de Barancos se lança sans hésiter sur cette pente infernale qui avait tout l’air d’aboutir à quelque gouffre.

– Ah çà, mais elle veut donc se tuer! s’écria le capitaine. Eh bien, nous serons deux.

Et il prit sans hésiter le périlleux chemin où elle venait de se jeter, au risque de se rompre le cou. Il en avait vu de plus mauvais au Mexique et en Algérie, mais il montait alors des chevaux barbes qui ont le pied sûr et l’instinct des chamois pour dégringoler parmi les rochers, et il se défiait des jambes de son demi-sang accoutumé à galoper sur des allées sablées. Il n’y avait pourtant pas moyen de reculer, et il s’en tira à son honneur. Vigoureusement soutenu par un poignet de fer, l’anglo-normand ne broncha point, mais il ne réussit pas à rattraper son compagnon à la descente.

Lorsque Nointel arriva au bas de la colline, il vit la marquise assise sur une roche moussue, et sa jument haletante arrêtée contre un saule, les rênes sur le cou. Il y avait là un amoncellement de blocs de granit surplombant un clair ruisseau qui murmurait sur les cailloux; des chênes séculaires entouraient une sorte d’arène circulaire tapissée de bruyères, et de grands bouleaux au tronc blanc se dressaient comme des fantômes dans les profondeurs de la futaie.

– Quel décor pour une scène de roman! murmura le capitaine, en sautant lestement à terre. Assurément, ce n’est pas sans intention qu’elle m’a amené ici.

Puis, s’approchant de madame de Barancos, qui le regardait en fronçant le sourcil:

– Vous m’avez fait une peur effroyable, dit-il avec une émotion très sincère. C’est un miracle que votre jument ne se soit pas abattue sur ce chemin de casse-cou. Pourquoi jouer ainsi votre vie?

– Ma vie! Je n’y tiens pas, répondit la marquise d’un air sombre.

– Vous me permettrez de ne pas vous croire.

Madame de Barancos fit un geste d’indifférence et reprit:

– Je sais ce que vous allez me dire… ma fortune, mon titre, ma jeunesse, ma beauté… Que m’importe tout cela, puisque je ne suis pas aimée?

– Et si je vous disais que je vous aime, s’écria Nointel qui n’était pas préparé à recevoir de sang-froid une attaque si directe.

– Vous me l’avez déjà dit deux fois; vous ne me l’avez pas encore prouvé.

– Quelle preuve exigez-vous donc?

– Un sacrifice que vous ne m’avez pas offert et que je ne vous demanderai jamais.

– Un sacrifice!

– Oui. Ne m’interrogez pas. Je refuserais de vous répondre. Mais je puis vous apprendre ce que j’ai résolu de faire. Nous ne nous reverrons plus. Je vais quitter la France, et je n’y reviendrai jamais.

Nointel tressaillit. Il pensait:

– Je sais bien pourquoi elle veut partir. Allons! il n’y a plus de doutes. C’est elle qui a tué Julia.

– J’avais fait un rêve, reprit la marquise. J’avais rêvé de m’enfuir au fond d’une solitude, là-bas, au pays du soleil, de m’y cacher, de renoncer à cette existence mondaine qui m’excède, et de vivre au désert avec l’amant que j’avais choisi. C’était un rêve. Je partirai seule.

– Partir! qui vous y force? Pourquoi aller chercher si loin le bonheur?

– Parce que je suis jalouse, parce que je veux que l’homme que j’aime ne soit qu’à moi, parce que je souffrirais trop dans ce Paris où on prend le plaisir pour l’amour, parce que j’y ai déjà été trahie.

– Vous avez donc déjà aimé!

– Avec fureur. Vous vous étonnez que je l’avoue? Vous ne me connaissez pas. Oui, j’ai aimé, et celui que j’aimais m’a lâchement abandonnée. Je l’ai maudit. Dieu l’a puni. Dieu ne m’a pas fait la grâce de me guérir de l’amour. Je croyais, j’espérais que mon cœur était mort, que je ne vivrais plus que pour m’étourdir, pour chercher à oublier le passé. Je me trompais. J’aime encore et j’aime sans espoir, car vous ne me comprendrez jamais. Vous croyez m’aimer, parce que je vous plais. Vous ne m’aimez pas. Et si je cédais à la passion qui m’entraîne vers vous, je me condamnerais à d’horribles tortures. Mieux vaut nous séparer, car je sens que je n’aurais jamais la force de m’arrêter sur la pente où je glisse malgré moi. C’est pour vous dire cela que je vous ai amené ici. Mon langage vous surprend. Vous me prenez pour une folle. C’est vrai, je suis folle, car je ne sais point, comme vos femmes de France, cacher ce que j’éprouve. Je ne sais point calculer mes paroles et déguiser mes faiblesses. Je vous ai aimé le jour où je vous ai vu pour la première fois, et je vous le dis, comme je vous ai dit que j’avais eu un amant, comme je vous dirais: Je vous hais, si vous me trompiez après que je me serais donnée à vous.

Pendant que la marquise lançait aux échos de la forêt cette véhémente tirade, Nointel faisait, il faut bien en convenir, une assez sotte figure. Ce n’était pas qu’il ignorât l’art de parler le langage ardent de l’amour passionné. En toute autre occasion, il n’aurait eu aucune peine à donner la réplique à madame de Barancos, car son cœur s’était mis de la partie, et l’éloquence qui vient du cœur coule de source. Mais, cette fois, il ne se trouvait pas au diapason. Les arbres, les rochers, la source, tout ce cadre sauvage et grandiose aurait dû l’inspirer; mais le souvenir de certaines réalités menaçantes chassait les idées poétiques. Malgré lui, il pensait à la loge de l’Opéra, aux deux drôles qui, d’un mot, pouvaient envoyer en prison l’ancienne maîtresse de Golymine. Et il se disait que l’heure était venue de répondre à la déclaration brûlante d’une femme adorable par un avertissement sérieux, de jeter de la glace sur ce volcan, de couper court à ces transports en interrogeant comme un juge et en conseillant comme un ami. Par quelle transition ramener sur la terre une conversation qui tendait à prendre son vol vers les étoiles?

 

– Et si je vous disais, moi, commença-t-il, si je vous disais que je suis jaloux du passé? Si je vous disais que je sais le nom de cet amant qui vous a trahie, et que ce nom me fait horreur?

Cette brusque attaque était précisément le contraire d’une transition, mais le résultat fut le même.

La marquise se leva d’un bond, croisa ses bras sur sa poitrine, et d’un air hautain:

– Prononcez-le donc, ce nom, puisque vous le savez.

Ses joues avaient pâli, ses yeux lançaient des éclairs. Elle était superbe. Nointel l’admirait, mais il ne faiblit pas.

– Votre amant, dit-il, s’appelait ou se faisait appeler le comte Golymine.

– C’est vrai, répondit froidement madame de Barancos. Vous le méprisiez, n’est-ce pas? Croyez-vous donc que je l’estimais? Je l’aimais, c’était assez. Et je ne renie pas, je ne renierai jamais l’homme que j’ai aimé.

– Vous êtes héroïque, car cet homme était un misérable.

– Qu’en savez-vous?

– Je sais qu’il a indignement abusé des lettres que vous lui aviez écrites.

– Qui vous a dit cela? Qui vous a dit que j’ai été sa maîtresse?

– Qui? Un drôle que vous subissez parce qu’il a surpris vos secrets. Il est venu hier me proposer de me les vendre.

– Et vous les lui avez achetés!

– Non. Il me les a livrés. Il espère que je consentirai à les exploiter de compte à demi avec lui. Je ne l’ai pas détrompé. Je voulais le forcer à se démasquer, afin de vous sauver.

– Me sauver! dit la marquise avec dédain. Vous croyez donc que ce coquin pourrait me perdre! Vous croyez que je n’aurai pas le courage de braver l’opinion du monde! Peu m’importe qu’il dise partout que Golymine a été mon amant. Après comme avant, j’irai la tête haute.

– Pourquoi donc, si vous ne les craignez pas, recevez-vous le général Simancas et le docteur Saint-Galmier, deux intrigants que Paris s’étonne déjà de voir accueillis dans votre noble maison?

– Parce que j’ai eu un moment de faiblesse, parce que j’espérais me débarrasser d’eux en les payant. Vous m’apprenez qu’ils osent me menacer. Je vous remercie. Je vais les chasser. Ils diront de moi ce qu’ils voudront. Je ne prendrai même pas la peine de les démentir.

– Même s’ils allaient trouver le juge d’instruction? demanda Nointel, après un silence.

La marquise tressaillit, mais elle ne perdit point contenance, et elle répondit d’une voix assurée:

– Expliquez-vous plus clairement, car je ne comprends pas.

– Madame, reprit le capitaine beaucoup plus ému qu’elle, je vous jure que, si votre honneur et votre vie n’étaient pas en jeu, je me tairais; mais vous me forcez à parler.

– Parlez donc! J’attends.

Nointel pensait avoir trouvé un moyen détourné d’aborder la terrible question; il en usa.

– Ce bouton, dit-il, ce bouton de manchette que vous m’avez pris en valsant avec moi…

– Eh bien?

– Savez-vous où on l’a trouvé?

– On a trouvé ce bouton! s’écria la marquise. Il n’est donc pas à vous?

– Vous savez bien que non, dit Nointel, stupéfait de l’aplomb qu’elle montrait.

– Si j’avais su qu’il ne vous appartenait pas, je ne l’aurais pas mis sur mon cœur, reprit madame de Barancos, en arrachant d’un mouvement brusque une chaîne très mince qui entourait son cou.

Le bijou accusateur pendait au bout du fil d’or; elle le jeta plutôt qu’elle le remit au capitaine.

– Reprenez-le, dit-elle avec colère. Peu m’importe maintenant d’où il vient. Mais vous vous êtes joué de moi, et vous allez m’apprendre quel était le but de cette sotte plaisanterie.

– Ce n’était pas une plaisanterie, c’était une épreuve.

– Je comprends moins que jamais.

– Ce bouton a été ramassé dans le sang près du cadavre de Julia d’Orcival assassinée.

– Quelle horreur! Et vous êtes cause que je l’ai porté! Ce que vous avez fait est indigne.

– Je croyais qu’il vous appartenait, dit Nointel en regardant la marquise en face.

Elle pâlit, mais ce n’était pas de peur, car elle répondit vivement:

– Alors vous m’accusez d’avoir tué cette femme?

– À Dieu ne plaise que je vous accuse! Je donnerais dix ans de ma vie pour acquérir la certitude que vous êtes innocente.

– Alors, vous me soupçonnez. Et pourquoi? Parce que ce bijou porte l’initiale de mon nom? Convenez que c’est absurde.

– S’il n’y avait que cet indice…

– Il y en a donc d’autres? Faites-les-moi connaître. Je veux tout savoir.

– Avez-vous oublié qu’à ce bal de l’Opéra où le meurtre a été commis, vous avez pris mon bras?

– Ah! vous m’avez reconnue. Je m’en doutais. C’est vrai. J’étais à ce bal.

– Je vous ai quittée à l’entrée du corridor des premières, du côté droit.

– C’est encore vrai. Et la loge où cette malheureuse est morte se trouve précisément de ce côté. Cela ne prouve pas que j’y sois entrée.

– Vous me forcez à vous dire qu’on vous y a vue.

– Voilà donc où vous vouliez en venir. Enfin, je comprends tout. Ce coquin de Simancas vous a dit qu’il avait entendu ma voix dans cette loge…

– A-t-il menti?

– Non. J’y étais.

– Vous l’avouez.

– Sans doute. Je vais même vous apprendre pourquoi j’y étais.

– Simancas me l’a dit.

– Il vous a dit, je suppose, que je venais demander à Julia d’Orcival des lettres qu’elle possédait, des lettres que j’avais écrites au comte Golymine. C’est la vérité, mais il n’a pas osé vous dire que j’avais assassiné cette femme.

– Vous vous trompez, madame. Il m’a dit cela, et il le répètera au juge d’instruction, si vous n’acceptez pas les conditions qu’il va vous poser.

– Et ces conditions, vous me conseillez de les accepter?

– Non, car Simancas et son associé seraient insatiables. Quand ils vous auraient arraché une partie de votre fortune, ils exigeraient le reste. Je vous conseille de fuir.

Le sang monta au front de madame de Barancos, mais elle ne répondit pas, et Nointel, qui prit son silence pour un aveu, continua ainsi:

– Et c’est pour vous donner le temps de quitter la France que j’ai feint d’accepter les ignobles propositions de ce chenapan. J’ai exigé de lui une promesse, et j’ai le moyen de le forcer à la tenir. Il dépend de moi de l’envoyer au bagne. Il ne parlera donc pas, tant qu’il pourra tirer parti du secret qui vous met à sa discrétion. Mais si vous le chassiez, il n’aurait plus rien à perdre, et n’ayant plus rien à gagner en restant à Paris, il passerait la frontière et il vous dénoncerait. Il faut que vous partiez avant lui.

– Il s’est adressé à vous… il vous a choisi pour confident!

– Il croit que je vise à vous épouser parce que vous êtes riche et que tous les moyens me seront bons. J’ai eu bien envie de le jeter par la fenêtre, mais je songeais à vous, et je savais qu’un éclat perdrait tout. Mieux valait l’écouter et vous avertir. Il n’a pas soupçonné mon projet, car il ne supposait pas que je vous aimais pour vous-même…

– Vous m’aimez, dites-vous… et pourtant vous me jugiez coupable… et, quand je vous parlais tout à l’heure de mes rêves de bonheur à deux, loin d’ici, dans une solitude, vous pensiez sans doute que la passion dont je faisais étalage n’était qu’un prétexte pour déguiser le véritable motif qui m’obligeait à fuir. Vous vous taisez! j’ai deviné.

– Et quand j’aurais pensé cela, croyez-vous donc que j’aurais pu arracher de mon cœur un amour qui fera le malheur de ma vie? Oui, je pense que vous êtes coupable, je pense qu’emportée par la colère, vous avez frappé une femme qui avait été votre rivale, qui vous menaçait, qui vous insultait peut-être… Vous n’aviez pas prémédité le meurtre, puisque l’arme ne vous appartenait pas… Je pense que vous avez commis un crime, mais il est des crimes qui n’avilissent pas.

– Et si je n’avais pas commis ce crime, interrompit madame de Barancos; si je prouvais que ma main ne s’est pas souillée de sang, que je n’ai rien à me reprocher… rien qu’une imprudence fatale?

– Si vous prouviez cela, je vous supplierais de me choisir pour écraser les misérables qui vous accusent, pour vous défendre contre ceux qui oseraient mal parler de vous, et quand j’aurais fait taire les calomniateurs et les médisants, je vous suivrais au bout de la terre, s’il vous plaisait d’y vivre avec moi.

– Je ne vous demanderais pas ce sacrifice; car je ne puis me justifier du meurtre qu’en confessant une de ces fautes que le monde où nous vivons tous les deux ne pardonne pas. Le juge qui recevra mes aveux saura que j’ai été la maîtresse du comte Golymine, il saura que mes lettres…

– Quoi! vous voulez…

– Je veux tout dire. Demain, je demanderai une audience à M.  Roger Darcy. N’est-ce pas lui qui est chargé de cette affaire?

– Sans doute, mais…

– Si, par une faiblesse dont je rougis, je n’avais pas tant tardé à me présenter à lui, je me serais épargné bien des douleurs et bien des hontes. Vous ne m’auriez pas soupçonnée, et peut-être on n’aurait pas accusé une innocente, car elle est innocente, n’est-ce pas? cette jeune fille qu’on avait arrêtée. Elle a été remise en liberté, m’a-t-on dit.

– Oui, après bien des jours.

– Je vous jure que, si je me suis tue, c’est que je la croyais coupable. Si j’avais pu penser qu’elle ne l’était pas, rien ne m’eût arrêtée. J’aurais couru chez son juge, et je lui aurais raconté ce que j’avais vu. Mais je pensais au contraire que mon témoignage ne ferait que l’accabler.

– Qu’avez-vous donc vu? s’écria Nointel qui commençait à se perdre dans les phrases incidentes de madame de Barancos.

– Écoutez-moi, dit la marquise en se laissant tomber sur ce banc de roche où elle s’était déjà assise en arrivant à la clairière après une course effrénée. Vous allez entendre tout ce que M.  Darcy apprendra demain, et quand vous m’aurez entendue, vous me jugerez.

Le capitaine, très ému, se tenait debout devant elle, une main passée dans la bride de son cheval, son autre main serrait convulsivement le bouton d’or trouvé par madame Majoré. La jument favorite de la marquise allongeait son cou et appuyait doucement sa tête sur les genoux de sa maîtresse.

– Je vous ai dit que j’avais été trahie par le seul homme que j’eusse encore aimé, commença la marquise, trahie pour une femme qui vendait sa beauté. Je faillis en mourir, et ceux qui m’ont vue alors étonner Paris de mes luxueuses folies n’ont jamais deviné que je cherchais à m’étourdir. Ma liaison avec le comte était restée secrète, et après notre séparation, je ne crois pas qu’il ait eu la lâcheté de la révéler, même à ses indignes amis, même à sa nouvelle maîtresse. La blessure qu’il m’avait faite en m’abandonnant était à peine cicatrisée, lorsque la nouvelle de sa mort vint me frapper comme un coup de foudre, et j’étais à peine remise de cette secousse, quand je reçus une lettre de cette Julia d’Orcival, une lettre où elle me disait qu’un hasard – quel hasard? je n’en sais rien encore – qu’un hasard avait mis entre ses mains mes lettres à Wenceslas, qu’elle était disposée à me les rendre, et qu’elle me les remettrait au prochain bal de l’Opéra, dans la loge 27. J’hésitai longtemps, mais j’avais tout à craindre d’une femme qu’aucun scrupule ne devait arrêter pour me nuire, si je refusais de me soumettre à l’humiliation qu’elle voulait m’imposer. Je me décidai enfin à aller au bal, et j’y allai.

– Assez tard, si mes souvenirs me servent bien. Je vous ai rencontrée au moment où vous y arriviez.

– Le rendez-vous était fixé à une heure et demie. J’ai été exacte, quoiqu’il m’eût fallu prendre de grandes précautions pour sortir de mon hôtel sans être vue par mes gens. Mon vieil intendant était seul dans la confidence de mon excursion nocturne. Il s’était chargé d’amener un fiacre devant la petite porte du jardin et de veiller à cette porte pour me l’ouvrir à mon retour. Il était donc une heure et demie quand je suis entrée à l’Opéra, un peu plus quand vous m’avez quittée à la suite d’un incident que vous connaissez. J’étais cependant arrivée trop tôt, car l’ouvreuse qui gardait la loge m’a dit qu’elle avait ordre de ne laisser entrer qu’une seule personne à la fois; qu’un domino y avait été reçu par la locataire une demi-heure auparavant, que ce domino y était encore, et que je devais attendre qu’il sortît. J’ai cru alors à une mystification, et j’allais partir, car j’étais outrée de l’impertinence de cette fille qui me faisait venir au bal pour se moquer de moi; mais presque aussitôt la porte s’est ouverte, et j’ai vu passer la femme qui avait eu une audience avant moi.

 

– Grande, mince, élancée, en domino très simple, dit vivement le capitaine, qui pensait à mademoiselle Lestérel.

– Non, répondit la marquise, après avoir un peu réfléchi; celle que j’ai vue était au contraire de taille moyenne, et elle portait un domino garni de riches dentelles.

– C’est singulier, murmura Nointel.

– Je l’ai d’autant mieux remarquée que je l’ai vue deux fois, reprit madame de Barancos.

La place était libre, l’ouvreuse m’a introduite, et je me suis trouvée seule avec Julia d’Orcival; elle portait un domino noir et blanc, et elle s’était démasquée pour causer avec la personne qui m’avait précédée, peut-être aussi pour que je la reconnusse. Je l’avais vue souvent au Bois. C’était bien elle. En me voyant, elle a remis son masque, et quittant le petit salon du fond où elle se tenait, elle s’est avancée sur le devant de la loge. J’ai commis la faute de l’y suivre et de lui dire là quelques mots qui ont été entendus. Ce Simancas, qui m’avait à peine entrevue jadis à la Havane, était dans la loge voisine avec un autre drôle. Il m’a reconnue, et vous savez s’il a abusé de cette découverte.

Peut-être Julia d’Orcival avait-elle fait exprès de me compromettre en me forçant à me montrer, car elle est revenue très vite dans l’arrière-loge, et je m’y suis assise avec elle. J’ai remarqué alors qu’elle tenait à la main un éventail japonais, et elle a affecté de tirer le poignard caché dans la gaine, comme si elle eût voulu me faire voir qu’elle était en mesure de se défendre. Je ne songeais qu’à reprendre mes lettres, et comme je supposais qu’elle comptait me les vendre, j’avais apporté une grosse somme en billets de banque, et j’ai commencé par la lui offrir.

– Elle l’a refusée?

– Avec colère, et l’entretien a pris aussitôt une tournure violente. Elle a osé me railler. Peu s’en est fallu qu’elle ne m’insultât, et vingt fois j’ai été sur le point de partir. Mais quand elle voyait que j’allais me lever, elle changeait de ton, elle me jurait qu’elle n’avait pas l’intention de me nuire, tout en me faisant sentir qu’il dépendait d’elle de me perdre de réputation. Que Dieu pardonne à cette malheureuse! Elle avait le génie de la méchanceté et de la ruse. Ce n’est qu’après avoir subi pendant près d’une heure ses discours entortillés que j’ai compris où elle voulait en venir. Elle s’imaginait que son dernier amant venait de la quitter pour me faire la cour.

– Gaston Darcy.

– Oui, votre ami; et elle s’était mise en tête d’obtenir de moi la promesse de ne pas l’épouser. J’ai reçu cette proposition d’un tel air qu’elle n’a plus insisté. Avec son intelligence diabolique, elle a compris tout de suite qu’elle faisait fausse route, et que M.  Darcy m’était indifférent. Et, dès lors, la conférence a tiré à sa fin. Après quelques façons, elle m’a remis les lettres, en me jurant qu’elle n’en avait pas gardé une seule, et je me suis hâtée de sortir.

»C’est alors, au moment où je mettais le pied dans le corridor, que je me suis presque heurtée contre le domino qui m’avait précédé dans la loge. Je l’avais vu en sortir; cette fois, je l’ai vu y entrer.

– Quoi! s’écria Nointel, cette femme revenait, et il y avait une heure qu’elle était sortie de la loge.

– Oui, répondit madame de Barancos, et je suppose qu’elle attendait depuis un certain temps dans le corridor. Elle s’y tenait adossée à la muraille, guettant mon départ. Dès qu’elle m’a vue, elle s’est approchée de l’ouvreuse, elle lui a parlé bas et elle est entrée.

– Vous êtes certaine que c’était la même personne, la personne que Julia avait reçue avant vous?

– Tout à fait certaine. Je l’ai reconnue à sa taille, à sa tournure, à sa démarche, aux dentelles de son domino.

– C’est elle, à n’en pas douter, qui a tué la d’Orcival.

– Je l’ai toujours pensé, et quand j’ai appris qu’on avait arrêté cette jeune fille, j’ai cru qu’on ne s’était pas trompé, que c’était elle qui m’avait succédé dans la loge.

– Mademoiselle Lestérel! mais il me semblait que vous la connaissiez. N’a-t-elle pas chanté souvent chez vous?

– Oui, dans de grands concerts avec vingt autres artistes. Je ne l’avais pas assez remarquée pour la reconnaître, surtout sous un voile épais qui me cachait son visage.

– Et vous n’avez pas entendu sa voix, quand elle a dit quelques mots à l’ouvreuse?

– Non, j’avais hâte de m’éloigner. Je ne me suis pas arrêtée. Mais cette ouvreuse l’a entendue; elle m’a entendue aussi. Comment ne l’a-t-on pas interrogée, confrontée avec mademoiselle Lestérel?

– Tout cela a été fait. On n’a rien pu tirer d’elle. Non seulement elle est à moitié folle, mais, de plus, elle s’était mis en tête une idée extravagante. Elle prétendait que le crime avait été commis par un homme, par un M.  Lolif, qui a dansé le cotillon chez vous. Et cette sotte visée lui fermait l’esprit à toute autre supposition. Si je vous disais, madame, que je l’ai questionnée moi-même!

– Vous! quel intérêt aviez-vous donc à vous mêler de cette lamentable affaire?

– Gaston Darcy est mon ami intime, et Gaston Darcy aime mademoiselle Lestérel.

– Pauvre jeune homme! combien il a dû souffrir! Elle est libre, m’avez-vous dit?

– Libre provisoirement; mais les poursuites seront abandonnées, car il est prouvé qu’elle n’était plus à l’Opéra au moment où le crime a été commis.

– Elle y était donc allée?

– Oui. Il y a eu des fatalités dans cette étrange histoire. On a accusé mademoiselle Lestérel parce que le poignard japonais lui appartenait. Et moi je vous accusais, parce que je croyais que le bouton de manchette qu’on a trouvé près du cadavre de Julia était à vous.

– Qui l’a trouvé, ce bouton?

– L’ouvreuse, précisément, et je tiens à vous apprendre comment il a passé de ses mains dans les miennes, comment j’ai été amené peu à peu à vous soupçonner, vous, madame, que j’avais à peine entrevue, quelquefois, de loin.

»Je viens de vous dire que Gaston Darcy aime mademoiselle Lestérel. Il l’aime à ce point, qu’il était décidé à l’épouser, et, quoique je ne l’aie pas rencontré depuis quelques jours, je sais que sa résolution n’a pas changé.

– Votre ami est un noble cœur, dit madame de Barancos avec une intention que le capitaine saisit très bien.

– Si j’étais à sa place, je ferais comme lui, répliqua-t-il vivement. On ne l’accusera pas d’agir par intérêt: la femme qu’il aime est pauvre.

– Elle est bien heureuse. J’oubliais que je suis riche, moi. Continuez, monsieur.

– Darcy m’a demandé de l’aider à prouver l’innocence de cette jeune fille, et j’ai entrepris avec enthousiasme cette tâche difficile. Nous avons ouvert une sorte d’enquête. Le hasard a fait que je connaissais l’ouvreuse, qui a deux filles dans le corps du ballet. Je l’avais vue souvent au foyer de la danse. Je l’ai invitée à souper, je l’ai longuement questionnée… c’était le lendemain du bal… le soir où je vous ai parlé pour la première fois.

– Dans l’avant-scène où votre ami vous a amené?

– Oui; et j’ai été on ne peut plus surpris de vous y voir. Je savais que vous aviez passé au bal masqué une partie de la nuit précédente, puisque je vous y avais rencontrée… et je ne sais pourquoi l’idée m’est venue…

– Que je me montrais au théâtre pour qu’on ne me soupçonnât pas d’être allée au bal. Vous aviez deviné.

– J’avais été frappé aussi d’un autre fait. J’avais dîné par hasard à la Maison-d’Or avec Simancas, et il s’était vanté d’avoir été reçu par vous le jour même.

– C’était vrai.

– Il m’a paru étrange que votre maison fût ouverte à un homme d’une réputation si équivoque. J’ai cherché l’explication de la faveur qu’il vous avait plu de lui accorder…

– Et vous vous êtes dit que sans doute lui aussi m’avait vue au bal de l’Opéra où vous m’aviez reconnue. Vous ne vous trompiez pas. À quatre heures, le dimanche, ce drôle s’est présenté chez moi, prétextant qu’il avait à me faire une communication très importante. Je l’ai vu, et j’ai compris dans quelles mains j’étais tombée. Il a commencé par m’apprendre que madame d’Orcival avait été assassinée. Cette nouvelle m’a bouleversée, car je l’ignorais encore. Alors, profitant du trouble où elle m’avait jetée, il m’a déclaré impudemment qu’il m’avait reconnue dans la loge de cette femme, qu’il avait entendu ma conversation avec elle, et qu’il publierait partout ce qu’il savait, si je n’acceptais pas ses conditions. Il exigeait que je lui accordasse ses entrées chez moi, que je me montrasse en public avec lui, protestant qu’il n’abuserait pas de ces faveurs, que son seul but était de se relever dans l’opinion du monde. Il a fait quelques allusions à d’anciennes relations qu’il avait eues avec le comte Golymine. J’ai cédé.