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Le crime de l'Opéra 2

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Le coupé s’arrêta, et Berthe descendit après avoir embrassé sa protectrice.

– Mon Dieu, murmurait-elle, faites que cette généreuse amie soit heureuse, sauvez Mathilde, sauvez l’enfant, et prenez ma vie.

IV. Quand madame de Barancos avait conçu un projet…

Quand madame de Barancos avait conçu un projet, elle l’exécutait vite, et rien ne l’arrêtait, quand il s’agissait de satisfaire un de ses caprices. Un désir russe ferait sauter une ville, dit un proverbe moscovite. Les désirs de la marquise auraient fait sauter une province. Jadis, ses sujets de la Havane les prenaient pour des ordres, et son noble époux lui obéissait comme un esclave, tout capitaine général qu’il était.

Le veuvage n’avait pas changé son humeur. Ses gens et ses adorateurs en savaient quelque chose. Seulement, le séjour de Paris se prêtait moins à la réalisation des fantaisies qui passaient par sa tête ardente, et force lui était de garder quelque mesure dans ses excentricités. Elle se contentait à l’ordinaire d’avoir les plus beaux chevaux, les plus beaux équipages, le plus bel hôtel de la plus luxueuse des capitales. Seulement, elle faisait, de temps à autre, la part du feu. Lorsque, pendant une ou deux semaines, elle s’était trop embourgeoisée, – c’était son mot – l’enragée marquise imaginait quelque sport de haut goût et s’y livrait avec emportement.

Elle ne connaissait pas plus la fatigue que les obstacles, et le matin d’un bal qu’elle avait mené jusqu’à l’aube, elle s’en allait fort bien chasser à courre, ou à tir, voire même au marais par ces temps brumeux et froids qui amènent les canards sauvages. Elle avait tué trois phoques dans la baie de Somme, et chacun sait qu’on ne peut tirer à bonne portée ces amphibies qu’en rampant sur le sable humide pendant des heures entières. Aussi n’était-elle pas peu fière de cet exploit. On l’avait vue souvent, après une soirée passée au théâtre, monter à cheval en habits d’homme, faire à franc étrier le voyage de Paris à son château de Normandie, – dix-sept lieues à fond de train – forcer un sanglier avant le déjeuner et revenir dîner en grand gala dans son hôtel de l’avenue Ruysdaël.

Ses déplacements, il est vrai, ne s’exécutaient pas toujours à l’improviste et à l’aventure. Il lui arrivait aussi de lancer des invitations pour une battue dans ses bois de Sandouville, et alors les choses se passaient avec une solennité princière. La marquise, arrivée en poste, recevait ses hôtes sur le perron du château, entourée de sa maison civile et militaire, c’est-à-dire de ses domestiques et des gardes de ses chasses, les traitait magnifiquement pendant trois jours, et les faisait reconduire jusqu’à Paris, dans des mails superbes avec relais en route, des relais fournis par ses écuries.

Précisément, deux jours après la grande fête où elle avait rassemblé la plus élégante soirée des deux mondes, madame de Barancos s’était transportée dans ses terres où elle allait attendre quelques invités de choix, Nointel entre autres, qui n’avait garde de manquer une partie si favorable à ses desseins, car il se doutait un peu qu’on l’avait arrangée à son intention. La marquise lui en avait déjà parlé, dès le soir de leur entrevue à l’opéra dans une loge d’avant-scène, et, le lendemain du bal, il avait reçu une invitation écrite dans les termes les plus gracieux et les plus pressants.

Après la scène du bouton de manchette remis à sa valseuse à la fin du cotillon, l’entreprenant capitaine était revenu tout rêveur de cette première escarmouche. Il ne se dissimulait pas qu’il venait d’être battu, que ses stratégies n’avaient abouti qu’à un échec, et qu’il n’en savait pas plus long que la veille sur la culpabilité de la marquise. Il en savait même moins, car il doutait maintenant de ce qui, la veille encore, lui paraissait évident. Le langage et les airs de madame de Barancos le déroutaient; elle avait pâli à l’exhibition du bijou accusateur, mais elle s’en était saisie avec la violence passionnée d’une femme qui reçoit de l’homme qu’elle a distingué un premier gage d’amour. Avait-elle voulu escamoter une pièce à conviction, ou bien se compromettre en plaçant sur son cœur un objet porté par Nointel? C’était la mode jadis au beau pays des Espagnes. Les amants s’y cuirassaient le sein avec les bas de soie usés par leur maîtresse, et la marquise était bien assez Castillane pour ressusciter cet usage… en le modifiant un peu. L’émotion que son visage avait trahie pouvait être interprétée de plus d’une façon. On pâlit de surprise, on pâlit de frayeur, mais on pâlit aussi de joie, quand la joie est subite, quand on reçoit, par exemple, une déclaration inattendue et ardemment désirée.

Nointel était donc plus perplexe que jamais, et, comme il avait l’incertitude en horreur, il enrageait de ne pas voir plus clair dans les affaires de la Barancos et dans son propre cœur. Car il en était à se demander s’il n’avait pas trop joué avec le feu, et si les beaux yeux de la créole n’avaient pas allumé au fond de ce cœur de hussard un commencement d’incendie. Depuis le bal où elle s’était montrée à lui sous des aspects nouveaux, il pensait à elle beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu, et il se surprenait à souhaiter qu’elle n’eût pas tué la d’Orcival. Mademoiselle Lestérel était innocente assurément, mais ce n’était pas une raison pour que la marquise fût coupable. Voilà ce que Darcy se refusait à entendre, et le capitaine, qui n’espérait pas le rallier à son avis, ne tenait pas beaucoup à le voir jusqu’à ce que la situation se dessinât dans un sens ou dans l’autre. Aussi n’avait-il rien fait pour le rencontrer, et Darcy, tout occupé de la prisonnière délivrée, Darcy n’avait point paru chez son ami après la fête de l’hôtel Barancos.

Nointel partait pour la chasse de la marquise sans rien savoir de ce qui se passait entre cinq ou six personnes dont l’existence venait de prendre une face nouvelle. Il n’avait revu ni Gaston, ni son oncle, ni madame Cambry, et sa dernière visite au ménage Crozon remontait à quelques jours. Son esprit n’en était que plus libre pour diriger les opérations sérieuses qui allaient s’ouvrir au château, et il se promettait de ne pas songer aux absents jusqu’à son retour, tout en combattant pour eux. C’était sa méthode. À la guerre, il laissait les soucis aux bagages. En amour, il oubliait volontiers le passé, et il ne se chargeait point des souvenirs et regrets qui alourdissent les âmes sentimentales.

Sandouville est à soixante-dix kilomètres du parc Monceau; chemin de fer de l’Ouest, station de Bonnières, deux lieues de belle route pour arriver au château. Le capitaine, muni de ces indications, avait pris un train de l’après-midi dans l’intention d’arriver une heure avant le dîner chez madame de Barancos, qu’il avait prévenue par un billet galamment tourné, mais précis.

La battue était pour le lendemain, et la marquise avait quitté Paris la veille, emmenant quelques-uns de ses hôtes et laissant les autres libres de n’arriver qu’au moment de la chasse.

Nointel débarqua seul à Bonnières, et y trouva un valet de pied amarante et or, qui reconnut à la mine l’invité attendu et vint respectueusement se mettre à ses ordres. Dans la cour de la gare stationnaient un coupé attelé de deux chevaux bais et un immense break destiné à voiturer les bagages. Nointel, voyageur pratique, n’avait apporté qu’une seule malle fort ingénieusement disposée à l’intérieur pour recevoir le linge, les vêtements, les chaussures, les chapeaux et le nécessaire de toilette. Mais il comprit l’utilité du break en voyant apparaître quatre énormes caisses, des caisses monumentales, longues, larges, hautes, un envoi supplémentaire de la surintendante des toilettes de la marquise; et il jugea que la compagnie devait être plus nombreuse qu’il ne le pensait.

– Qui a-t-elle invité? se demandait-il en grimpant dans le coupé. Personne du cercle, je suppose, car j’y suis allé hier, et les privilégiés n’auraient pas manqué de se vanter d’être de la chasse. Décidément cette marquise a de l’esprit. Elle a deviné que ces camarades-là me gêneraient.

Les chevaux filaient comme des cerfs, la route était unie comme une allée de jardin. Au bout de vingt minutes, le capitaine vit poindre au bout d’une avenue d’ormes séculaires les lumières du château. Il faisait nuit, et une nuit très noire, de sorte qu’il ne put pas se rendre compte des dispositions extérieures de cette résidence seigneuriale; mais il reconnut qu’elle avait une superbe apparence. Rien de féodal pourtant. Une vaste et belle construction moderne dans le style Louis  XIII, précédée d’une cour immense et entourée de grands bois.

Reçu par un valet de chambre, Nointel fut conduit dans la chambre qu’on lui avait réservée. Il apprit que madame de Barancos dînait à huit heures et qu’on se réunissait avant le dîner dans le hall du château. Il avait le temps de faire sa toilette, et il procéda sans retard à cette importante opération, ses bagages ayant été apportés, sa malle débouclée, et ses effets rangés adroitement par les intelligents serviteurs de la marquise. Il aurait pu se dispenser de se munir d’un nécessaire, car il trouva dans un charmant cabinet attenant à la chambre à coucher tous les ustensiles et toutes les parfumeries imaginables. Madame de Barancos avait adopté les coutumes de l’aristocratie anglaise. Elle voulait que ses hôtes pussent se croire chez eux. Tout était arrangé en conséquence. Ainsi, chaque appartement avait sa bibliothèque choisie, suivant le goût présumé du destinataire. Des mémoires historiques, des traités d’économie politique et de graves recueils périodiques pour les gens sérieux; des romans et des revues mondaines pour les jeunes. Nointel avait été mis à un régime mixte: le catalogue allait des œuvres complètes de Musset au grand ouvrage de l’état-major prussien sur la guerre de 1870. Littérature et tactique mêlées.

À sept heures et demie, le valet de chambre que le capitaine avait renvoyé reparut pour le conduire au hall, où il aurait eu quelque peine à se rendre sans guide. Le hall était situé dans une aile du château fort éloignée de sa chambre, et, pour y arriver, il fallait suivre un itinéraire assez compliqué. En s’y rendant, Nointel put juger du pied sur lequel la marquise vivait à la campagne. Les murs des corridors étaient recouverts de tapisseries de haute lisse qui auraient fait bonne figure dans un musée, et les escaliers étaient garnis de tableaux dont le moindre valait trois cents louis.

 

Après de nombreux détours, le ci-devant officier de hussards arriva devant une porte aussi haute que le porche d’une cathédrale, une porte gardée par un domestique en grande livrée, qui l’ouvrit à deux battants et qui annonça d’une voix de stentor: M.  le capitaine Nointel.

Il y avait de quoi intimider un débutant, car le hall était immense, et il fallait, pour arriver au groupe où il pensait trouver madame de Barancos, traverser un grand espace sous le feu de tous les regards. Quand on manque d’aplomb, c’est à peu près comme si l’on marchait à découvert contre une batterie de mitrailleuses; mais Nointel comptait dix campagnes de guerre et beaucoup d’autres dans le monde. Sans se déconcerter, il chercha des yeux la marquise, et il ne l’aperçut pas. Il n’y avait là que des hommes, et trois ou quatre vieilles femmes à mine hautaine qui ressemblaient à des portraits de Vélasquez. Pas une figure de connaissance; du moins le capitaine n’en distingua aucune au premier coup d’œil. Il n’y avait là que des étrangers, autant qu’il pouvait en juger.

– On jurerait, pensait-il, qu’elle a fait exprès de n’inviter que des comparses, pour pouvoir jouer tranquillement avec moi une pièce à deux personnages.

Du reste, cette vaste et haute salle avait l’aspect le plus imposant. Lambrissée de vieux chêne jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, plafonnée de solives entrecroisées, percée de fenêtres en ogive garnies de vitraux anciens, elle semblait avoir été construite pour servir à des usages solennels. Aux parois, des panoplies, des trophées de chasse, et au fond une cheminée colossale, une cheminée où aurait pu entrer un carabinier à cheval et où brûlaient des arbres entiers. De chaque côté, une armure de chevalier du moyen-âge, une armure complète, depuis les jambières jusqu’au morion. Au-dessus du manteau, orné de trèfles gothiques et d’animaux héraldiques, les armes des Barancos, avec des lions pour support et une énorme couronne de marquise.

En dépit de cette ornementation sévère, les invités de la châtelaine étaient occupés à jouer aux jeux les plus modernes. Il y avait une table de bouillotte en pleine activité; les douairières avaient organisé un whist, et un jeune hidalgo taillait à cinq ou six de ses compatriotes un monte, le lansquenet des Espagnols.

Nointel salua, sans se départir de cet air roide qui impose aux sots et qui sert de cuirasse à un homme intelligent quand il débarque en pays inconnu. Il traversa les groupes sans s’y mêler, et s’approcha lentement du foyer, où se chauffait un personnage d’assez haute mine qu’il avait remarqué au bal de la marquise. Il allait, pour l’acquit de sa conscience, lui dire quelques banalités polies, lorsqu’une porte s’ouvrit au fond du hall, laissant voir une salle éblouissante de lumières et de cristaux.

Madame de Barancos, plus éblouissante encore, apparut sur le seuil. Elle portait une robe courte en satin noir, corsage à pointe très longue, garni de martre zibeline, décolleté en carré et laissant voir ses opulentes épaules. À ses bras et à ses oreilles brillaient d’admirables diamants, qui jetaient moins de feu que ses prunelles noires.

Nointel courut à sa rencontre et fut accueilli par un sourire plein de promesses. Il avait préparé un compliment approprié à la circonstance; mais au moment de le placer, il fit une découverte si extraordinaire qu’il resta muet de surprise.

Il reconnut, fixé en guise de broche sur la poitrine de la marquise, le bouton de manchette qu’elle lui avait si vivement arraché des mains à la fin du cotillon.

Il faisait triste figure à côté des pierreries qui constellaient la marquise, ce bouton de manchette en or mat, et jamais, de mémoire de grande mondaine, on n’avait vu pareil bijou s’étaler au beau milieu d’un corsage décolleté.

Madame de Barancos était trop savante en ces matières pour avoir péché par ignorance, et si elle avait commis ce solécisme de toilette, ce n’était certes pas sans intention.

Nointel le savait bien, et c’est parce qu’il le savait que son étonnement fut sans borne. Cette exhibition imprévue déconcertait toutes ses prévisions et déroutait toute sa logique. La marquise affichant cette pièce à conviction qu’elle aurait dû avoir hâte d’anéantir, c’était un comble: le comble de l’audace, à moins que ce ne fût au contraire la preuve la plus éclatante de sa complète innocence.

Madame de Barancos ne laissa pas au capitaine le temps de se remettre de sa surprise.

– Soyez le bienvenu, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous ne sauriez croire avec quelle impatience je vous attendais. Si vous n’étiez pas arrivé ce soir, je crois que je serais retournée à Paris demain matin.

– Quoi! madame, dit Nointel, de plus en plus surpris, vous auriez abandonné vos hôtes!

– Mes hôtes auraient fort bien chassé et dîné sans moi. Ces sont mes compatriotes, et je les ai façonnés à mes caprices.

– En effet, il me semble que je suis seul ici à représenter la France.

– Vous vous en plaignez?

– Non pas. Je vous sais au contraire un gré infini de ne pas avoir invité certains personnages de ma connaissance.

– M.  Prébord, entre autres, n’est-ce pas? Je n’ai eu garde, quoiqu’il ait fait des bassesses pour venir. J’ai même laissé de côté votre ami, M.  Gaston Darcy. Il vous aurait donné des distractions, et je prétends que vous ne vous occupiez que de moi.

Sur cette déclaration peu déguisée, la marquise passa, laissant Nointel assez désarçonné, et s’en alla distribuer à ses sujets des sourires princiers. Les parties avaient cessé aussitôt qu’elle s’était montrée au bout de la galerie, et les joueurs se groupèrent autour de la châtelaine pour la complimenter.

Évidemment, tous ces gens-là étaient des créoles de la Havane, accoutumés à former la cour de madame de Barancos, quand il lui plaisait de s’entourer de ses vassaux. Ils avaient, d’ailleurs, assez grand air, et ils ne semblaient point du tout embarrassés du rôle qui leur était assigné.

– Elle a dû les faire venir de Cuba tout exprès, pensait Nointel. Des parasites recrutés à Paris ne seraient pas si majestueux. Mais je ne vois ni Simancas, ni Saint-Galmier. Aurait-elle eu la gracieuse idée de m’épargner leur compagnie? Non, pardieu! les voici.

Le général était entré par une petite porte perdue entre deux panoplies dans un coin du hall, et il s’avançait à pas comptés, flanqué de son ami le docteur. Une plaque en diamants étoilait son habit noir, et sa boutonnière était ornée d’une brochette garnie de beaucoup d’ordres étrangers. Saint-Galmier s’était contenté de se mettre au cou un ruban auquel pendait une croix qui pouvait bien lui avoir été donnée par la souveraine des îles Sandwich. Ils étaient superbes tous les deux, et pourtant ils faisaient tache au milieu des hidalgos convoqués par la marquise. Au premier coup d’œil, on pouvait les prendre pour des gentlemen; au second, on flairait en eux des aigrefins. Nointel remarqua, d’ailleurs, qu’on les accueillait assez froidement, et que madame de Barancos les regardait à peine.

Les portes de la salle à manger étaient restées ouvertes; un majordome parut et annonça le dîner. La marquise vint prendre le bras de Nointel, qui comptait bien un peu sur cette faveur; ils ouvrirent la marche, les douairières suivirent, conduites par les Espagnols les plus qualifiés de cette réunion exotique, et les seigneurs sans importance formèrent la queue du cortège.

Le capitaine était fort blasé sur les dîners d’apparat, ayant fréquenté en son temps le monde officiel, et, ce qui vaut mieux, le monde où l’on sait manger. Il n’en fut pas moins émerveillé en passant le seuil de la salle où la table était dressée au milieu des fleurs.

Le service était en porcelaine de Saxe, le napperon, formant surtout, en satin de Chine tissé de fleurs de toile. Sur les assiettes, de fines serviettes plissées en cravates et attachées par une épingle en vermeil supportant le nom du convive. Devant chaque couvert, neuf verres pointillés d’or, deux carafons pour le vin et l’eau. Au milieu, sur un haut pied, une grande coupe remplie de roses thé, de violettes et de mimosas retombant des deux côtés en guirlandes, qui serpentaient sur la table et s’en allaient se perdre dans deux autres coupes placées aux deux extrémités.

La marquise adorait les fleurs, et elle avait adopté cette mode nouvelle qui remplace les massives argenteries de nos pères par un jardin. Mais chez elle on mangeait sérieusement, et les gastronomes pouvaient réjouir leurs yeux avant de régaler leur palais. Tous les gibiers de la création figuraient à ce rendez-vous de chasse. Le coq de bruyères, venu de la forêt Noire, y occupait la place d’honneur; les perdrix normandes y faisaient vis-à-vis aux bécasses voyageuses, et les gélinottes, nourries de bourgeons de sapin, y représentaient la Russie.

En toute autre occasion, le capitaine eût été charmé de cette ordonnance pleine de promesses, car il estimait la grande cuisine à sa véritable valeur; mais, pour le moment, la grande cuisine était le moindre de ses soucis. Les compatriotes de madame de Barancos n’étaient guère en état non plus d’apprécier un dîner d’ordre supérieur. Ils venaient d’un pays où l’on soupe d’un air de mandoline après avoir dîné d’une cigarette et déjeuné d’une tasse de chocolat. Il n’y avait guère là que Simancas et Saint-Galmier qui pussent goûter les mérites exceptionnels de l’artiste auquel ils devaient ce dîner savamment conçu et magistralement exécuté. Nointel les vit chuchoter, lorgner en connaisseurs les mets qui constituaient le premier service, et hocher la tête d’un air satisfait. Il était placé tout juste en face d’eux, et il enrageait d’être obligé de ne pas leur faire trop mauvaise mine; mais il comptait bien se rattraper un peu plus tard.

La marquise l’avait fait asseoir à sa gauche, la droite étant occupée par un Espagnol très qualifié, celui-là même qui avait eu l’honneur de souper près d’elle au bal. Et de l’autre côté, Nointel était flanqué d’une duègne dont l’aspect rébarbatif aurait fait reculer un zouave.

– Votre voisine n’entend que la langue du Cid, et mon voisin est sourd, lui dit madame de Barancos; vous pouvez parler comme si nous étions tous les deux sur le sommet du mont Blanc. À propos, vous savez que j’y suis montée l’année dernière?

– Je l’ignorais, mais je ne suis pas surpris de l’apprendre, répondit Nointel en goûtant un potage tortue à la Chesterfield. Vous devez aimer les cimes, les escalades, tout ce qui est inaccessible.

– Non; tout ce qui est périlleux.

– Est-ce cet amour du danger qui vous a poussée à inviter le général Simancas et son âme damnée le docteur Saint-Galmier?

La marquise rougit légèrement et dit d’un ton dégagé:

– Vous les trouvez dangereux; vous leur faites beaucoup d’honneur. Je ne les invite pas, je les protège.

– C’est encore pis.

– Vous dites cela parce qu’ils vous déplaisent. Ils ne me charment pas, mais je les trouve inoffensifs, et je sais qu’on les juge sévèrement. Or, j’ai une tendance instinctive à défendre les gens que le monde attaque. Je suis du parti des opprimés.

– Faudrait-il donc, pour vous plaire, avoir été refusé dans un cercle ou consigné à la porte d’un salon bien posé?

– Peut-être: les majorités ont toujours tort à mes yeux, et je ne suis jamais de leur avis. J’aime les révoltés.

– Fra Diavolo, alors?

– Pourquoi pas? Je suis du pays de don Quichotte. Vous rappelez-vous qu’un jour il délivra des malheureux qu’on menait aux galères?

– Et qui, pour le remercier de ce bon office, lui jetèrent des pierres, dès qu’ils eurent les mains libres.

– Vous êtes insupportable. On dirait que vous avez juré de m’arracher toutes mes illusions. Tenez! je m’imaginais que vous étiez capable d’aimer comme je voudrais être aimée, que vous méprisiez cet ennemi bête et lâche qu’on appelle l’opinion, et vous semblez prendre à tâche de vous poser en bourgeois raisonnable. Vous devriez dire ces choses-là avec la voix de M.  Prudhomme. Pourquoi n’ajoutez-vous pas que ces bouchées aux laitances sont délicieuses? Ce serait tout à fait conforme aux us de la bonne compagnie, et le monde n’y trouverait rien à reprendre, ce monde qui ne tolère pas les indépendants.

 

– Si vous saviez combien peu je me soucie de ce qu’il pense, vous me traiteriez moins durement. Que ne me mettez-vous à l’épreuve? Vous apprendriez bien vite à me mieux connaître.

– Prenez garde. Je suis capable de vous prendre au mot, et de vous proposer une extravagance.

– Essayez, répondit le capitaine en regardant fixement la Barancos qui ne baissa pas les yeux.

Il y eut un silence. On servait une truite à la Johannisberg, que les Espagnols goûtaient du bout des dents, et que Saint-Galmier dégustait avec recueillement. La marquise trempa ses lèvres rouges dans un verre de vin de Xérès, et Nointel se mit à étudier le menu, comme s’il eût médité sur le chaud-froid de perdreaux ou sur la macédoine de fruits glacés.

– Je vous ai invité, reprit en riant madame de Barancos, et je n’ai pas même songé à vous demander auparavant si vous étiez chasseur.

– Vous plaît-il que je le sois? riposta gaiement le capitaine.

– Je ne vous demande pas de fadeurs. Je veux savoir si la chasse en battue vous amuse.

– Moins que la chasse au bois ou en plaine, tout seul, avec mon chien. Je n’aime pas beaucoup les divertissements qui sont réglés à l’avance comme les évolutions d’un ballet. Vous ne me reprocherez pas de manquer de franchise.

– Je vais voir si vous serez franc jusqu’au bout. Pourquoi êtes-vous venu ici?

– Pour vous dire ce que je n’ai pas pu vous dire au bal.

– Vous pensez donc que vous ne m’avez rien dit, demanda madame de Barancos en posant un de ses doigts effilés sur le bouton d’or que le capitaine lui avait remis à la fin du cotillon.

– Si, je crois que j’ai parlé… je crois même que vous m’avez répondu… comme se parlent et se répondent en Orient les effendis et les sultanes… l’effendi envoie un bouquet plein d’allégories, et la sultane répond par… c’est le langage des fleurs, un langage délicieux, mais insuffisant… j’aspire à m’expliquer dans un idiome moins poétique et plus clair.

– La battue ne commencera qu’à midi. Voulez-vous que demain matin nous fassions un tour à cheval? Les bois sont superbes en cette saison. Il a gelé hier, et les branches des chênes ont des girandoles de glace. Vous verrez que je finirai par vous convertir à la poésie.

– C’est fait.

– J’en doute. Mais je tiens à vous montrer ma forêt. Votre cheval sera sellé à neuf heures. Et maintenant, tâchez de trouver un sujet qui puisse défrayer une conversation générale. Notre aparté a trop duré.

– Vraiment? Vous aussi, vous sacrifiez aux convenances.

– Non; mais si nous continuons, mes convives vont infailliblement se mettre à parler espagnol, et vous n’y prendriez aucun plaisir. Aidez-moi à les retenir en France.

Nointel ne demandait pas mieux. Il savait maintenant tout ce que pouvait lui apprendre une causerie de table, trop souvent interrompue par un maître d’hôtel, présentant l’aspic aux filets de homard ou le caneton de Rouen au jus d’orange, et il s’apercevait que de l’autre côté de la table on le surveillait discrètement. Simancas avait de bons yeux, et Saint-Galmier avait l’oreille fine. Quoi que pensât de ces deux drôles madame de Barancos, il était fort inutile d’attirer leur attention, en prolongeant un entretien particulier.

La marquise avait déjà entamé avec un jeune Cubain fraîchement débarqué en France un dialogue vif et animé sur les théâtres chers aux étrangers qui viennent à Paris pour apprendre la vie élégante. Nointel trouva plaisant de s’adresser d’abord à Saint-Galmier et de lui demander des détails sur la constitution du Canada. Les coupes étaient assez basses, et le surtout ingénieusement disposé pour que les convives qui se faisaient vis-à-vis pussent se voir et se parler. Et le docteur n’eut aucune peine à répondre par des considérations approfondies sur la supériorité d’un mets américain qu’on venait de servir: les écrevisses ensablées, des écrevisses cuites dans du riz saupoudré de safran, qui avaient l’air de reposer sur du sable doré. C’en fut assez pour que, par une suite de transitions imprévues, la conversation rentrât dans les lieux communs qui défrayent habituellement les grands dîners. Un peu de politique, suffisamment de sport, un soupçon d’aperçus littéraires, le tout assaisonné de médisances mondaines et de quelques échos de coulisses. Tous ces étrangers étaient gens de bonne compagnie, très bien informés des choses parisiennes et donnant très bien la réplique à un causeur expérimenté comme l’était le capitaine. Simancas et le docteur ne les valaient pas, mais ils savaient se tenir, et tout se passa le mieux du monde jusqu’à la fin.

Seulement, lorsque la marquise prit son bras pour revenir dans ce hall où se concentre la vie du château, Nointel fut très surpris de l’entendre lui dire:

– Je vais vous quitter. J’ai besoin d’être seule. C’est bizarre, mais c’est ainsi. Nous nous reverrons demain matin. Soyez à cheval à neuf heures.

Quelques mots aux douairières, quelques poignées de main aux hommes, et ce fut tout. La châtelaine s’en alla par la grande porte, laissant ses hôtes se divertir comme ils pourraient.

– Pour le coup, voilà qui est prodigieux, se dit le capitaine. Où diable va-t-elle? Prier pour l’âme de la d’Orcival? Elle en est, pardieu! bien capable.

Les hôtes de la marquise devaient être au fait de ses habitudes, car ils ne parurent point s’étonner de cette retraite précipitée. Les douairières retournèrent à leur whist; les jeunes organisèrent un baccarat, Saint-Galmier se mit à jouer aux échecs avec un hidalgo de très bonne apparence, et Simancas engagea une grave conversation en espagnol avec le personnage qui était assis à table à la droite de madame de Barancos.

Nointel se trouva donc fort isolé. Il est juste d’ajouter qu’on lui avait offert d’être de la partie de baccarat, et qu’il s’était excusé poliment. Il ne songeait guère à tenter la fortune au jeu. Il songeait à l’étrange disparition de la marquise et à la matinée du lendemain. Il y songeait si bien que l’idée lui vint d’imiter la châtelaine et de profiter de la liberté absolue qui était la règle chez elle, pour disparaître aussi. Un bon cigare fumé solitairement, au coin du feu, le tentait beaucoup plus que la compagnie des indifférents qui remplissaient le hall. Et de plus, il se souciait médiocrement d’entrer en colloque avec le général péruvien qui l’observait du coin de l’œil et qui n’allait pas manquer de l’aborder. C’est pourquoi, après s’être promené quelques instants d’un bout à l’autre de la salle, il gagna tout doucement la grande porte qui donnait sur le corridor d’honneur. Là, il trouva deux ou trois valets de pied tout prêts à reconduire les invités, et il se fit ramener dans son appartement, où tout était préparé pour qu’il pût y passer une agréable soirée.

Dans la cheminée du petit salon qui précédait la chambre à coucher, un feu clair, un feu de bois de hêtre. Sur la table d’ébène à incrustations de cuivre, quatre bougies allumées dans des candélabres à deux branches, de vraies bougies de cire et des candélabres d’argent ciselé – un éclairage du grand siècle, – des journaux, des revues, des albums, trois caisses d’excellents cigares, compatriotes parfumés de la châtelaine havanaise. Plus loin, sur un dressoir en vieux chêne, le samovar moscovite, la boîte à thé et les tasses en porcelaine de Chine, un appareil simple et commode pour faire le café, et dans des flacons de cristal de roche, l’eau-de-vie de France, le rhum des Antilles, le kummel de Russie. Tous les rêves d’un garçon ami de la solitude réalisés par les soins prévoyants d’un intelligent serviteur.

Ce serviteur, attaché à la personne du capitaine, veillait dans l’antichambre; il demanda des ordres pour le lendemain, et Nointel, en le congédiant, lui annonça qu’il monterait à cheval à neuf heures précises. Après quoi, il se mit en tenue d’intérieur, il endossa le veston anglais, il chaussa les pantoufles de maroquin et il s’établit dans un immense fauteuil, afin de philosopher tout à son aise.