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Le crime de l'Opéra 2

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– M.  Nointel m’a été présenté hier, dit madame Cambry, enchantée de la tournure que prenait l’entretien. Il est très lié avec le neveu de M.  Darcy, mon futur mari, et j’espère qu’il nous procurera souvent le plaisir de le recevoir.

Berthe regarda sa sœur, et, en la regardant, elle devina à peu près ce qui s’était passé pendant sa captivité. Alors elle pensa à Gaston, qui sans doute avait inspiré à son intime l’heureuse idée de se mettre en rapport avec le marin, et elle se dit avec un battement de cœur:

– C’est pour moi qu’il a fait cela.

– Et vous, monsieur, reprit la veuve, je compte bien que je vous reverrai et que madame Crozon me fera aussi l’honneur de venir chez moi.

– L’honneur sera pour nous, et je vous promets que nous profiterons souvent de la permission, dit chaleureusement le baleinier. Ah! madame, si vous saviez comme nous sommes heureux maintenant que notre chère sœur est revenue, maintenant que je suis guéri de ma stupide jalousie. C’est le paradis, et avant c’était l’enfer. J’étais fou. J’avais des pensées de meurtre. Croiriez-vous que le lâche qui m’écrivait des lettres anonymes m’avait persuadé que ma femme était accouchée secrètement, et que je cherchais l’enfant pour le tuer? J’aurais tué la mère après, et je me serais fait sauter la cervelle ensuite.

– Jacques! s’écria d’un ton de reproche mademoiselle Lestérel, vous faites un mal affreux à Mathilde, et vous oubliez à qui vous parlez.

Madame Crozon était horriblement pâle, et madame Cambry, qui la prit en pitié, allait essayer de détourner la conversation; mais l’enragé marin était lancé.

– Pourquoi ne rappellerais-je pas le souvenir de mes sottises? reprit-il. Laissez-moi proclamer bien haut que j’ai été injuste, que j’ai fait souffrir une femme innocente, mais que je suis revenu de mes funestes erreurs et que ma vie tout entière sera consacrée à les réparer. Oui, je me repens, oui, je demande pardon à Mathilde, à vous, Berthe, que j’ai méconnue… et à madame que je fatigue du récit de mes malheurs.

»Parlons d’autre chose, ajouta-t-il brusquement. Quand êtes-vous sortie de cette abominable prison, ma chère Berthe?

– Ce matin, répondit la jeune fille; j’étais à peine arrivée chez moi, rue de Ponthieu, lorsque madame Cambry y est venue. Et, vous le dirais-je, Jacques? c’est elle qui m’a encouragée à me présenter à vous. Je n’osais pas, je redoutais votre accueil. Ma première pensée avait été d’accourir ici… puis je m’étais dit que sans doute vous m’aviez maudite, que vous alliez me chasser peut-être, et j’avais résolu d’épargner cette douleur à Mathilde. Elle a assez souffert.

– Non, je ne vous avais pas maudite… mais j’étais assailli par des soupçons vagues… votre conduite me paraissait inexplicable… j’étais irrité que ma femme eût été mise en cause… vous aviez dit au juge qu’elle vous avait envoyé chercher la nuit de ce bal… mieux que personne, je savais que ce n’était pas vrai… je me demandais où vous étiez allée… ce que vous aviez fait pendant cette malheureuse nuit… et alors mes soupçons me revenaient…

– Monsieur, dit madame Cambry qui apercevait le danger et qui avait assez de présence d’esprit pour y parer en improvisant une histoire, Berthe elle-même a été trompée. La femme qui est venue la chercher chez moi, et qu’on n’a pas retrouvée, s’était servie du nom de madame Crozon. Berthe a cru que sa sœur la demandait, et elle a suivi cette femme qui, dans la voiture où elles étaient montées ensemble, a essayé de l’entraîner au bal de l’Opéra.

– Elle était envoyée par le coquin, l’homme aux lettres anonymes, s’écria Crozon. Ah! le misérable! que j’aurai de plaisir à le tuer! Et moi qui m’étais imaginé que Berthe était allée… j’avais toujours en tête cet odieux mensonge d’un enfant caché par Mathilde… et je supposais…

Un violent coup de sonnette interrompit les exclamations du baleinier, et mit fin pour un instant aux angoisses des deux sœurs, qui tremblaient chaque fois que Crozon revenait sur ce sujet scabreux.

– Si c’était Nointel qui vient nous demander à déjeuner, il tomberait bien, dit joyeusement le mari.

Et il prêta l’oreille à un colloque engagé dans l’antichambre entre la bonne et la personne qui avait sonné.

– Non, reprit Crozon, c’est une voix de femme.

On parlait assez haut, et le diapason ne faisait que s’élever. Évidemment, la domestique discutait avec une visiteuse qu’elle refusait d’introduire.

Bientôt, elle entra tout effarée dans la salle à manger, et elle dit d’une voix entrecoupée:

– Madame, c’est une femme qui demande mademoiselle Berthe.

– Une femme! répéta Berthe avec inquiétude.

– Oui, mademoiselle, une femme qui a l’air d’une nourrice et qui porte un enfant emmailloté.

Ce fut un coup de théâtre. Le baleinier bondit comme un cachalot harponné. Berthe pâlit, et sa sœur s’affaissa sur sa chaise. Madame Cambry les regardait pour tâcher de deviner le sens de cette scène d’intérieur.

– Un enfant! répéta Crozon, une nourrice! Que vient-elle faire ici?

– Monsieur, dit la bonne, elle veut absolument parler à mademoiselle Lestérel.

– C’est bien, j’y vais, murmura Berthe en se levant de table.

Le marin fut debout aussitôt qu’elle et lui barra le passage.

– Je vous défends de bouger, cria-t-il.

Et comme madame Cambry faisait mine de partir, il ajouta:

– Restez, madame, vous n’êtes pas de trop.

À son air, la belle veuve comprit qu’il était inutile d’insister, et elle se soumit, mais elle commençait à regretter d’avoir accompagné sa jeune amie.

Crozon ouvrit brusquement la porte, poussa la bonne dans l’antichambre, s’y précipita après elle, et rentra presque aussitôt, traînant une grosse femme qui tenait dans ses bras un nourrisson endormi.

Elle était un peu interloquée, mais elle se remit assez vite, car c’était une robuste commère, et la timidité ne devait pas être son défaut.

– Salut, monsieur, mesdames, et toute la compagnie, dit-elle en faisant la révérence à l’ancienne mode.

Puis, s’adressant à Berthe:

– Bonjour, mademoiselle; je viens de chez vous; votre portier m’a dit que vous étiez du moment chez madame Crozon, rue Caumartin, 112, et je suis venue dare dare. Ah! je suis joliment contente de vous trouver, car voilà déjà du temps que mon homme me fait une vie de chien pour que je rentre chez nous, à Pantin. Je n’ai pas voulu, vu que je vous avais promis de rester à Belleville, parce que vous teniez à voir la petite tous les jours; mais ça ne pouvait pas durer. Pensez donc, mes frais de nourriture qui couraient! Nous ne sommes pas riches, et la dépense allait toujours. Pour ce qui était de vous parler, ou de vous écrire à c’te vilaine maison du faubourg Saint-Denis, j’y ai pas seulement pensé; j’aurais eu peur de vous faire arriver de la peine. Dame! ils sont regardants, les juges, et si j’étais en prison, je n’aimerais pas qu’on leur contât mes affaires.

»Pour lors, donc, il n’y avait plus moyen d’y tenir, et si j’avais écouté mon homme, j’aurais porté l’enfant à l’hospice. Enfin, ce matin, en causant avec la fruitière, j’ai appris qu’elle avait lu sur le journal qu’on allait lâcher la demoiselle qui était à Saint-Lazare pour la chose de l’Opéra. Là-dessus, je n’ai fait ni une ni deux; j’ai emmailloté la petite, et j’ai été tout droit rue de Ponthieu. Depuis la rue de Puebla il y a un bout de chemin, et je n’avais pas seulement six sous pour prendre l’omnibus. C’est pourquoi…

– Assez, cria le capitaine. Qui vous a confié cet enfant?

– Pardine! c’est mademoiselle. Faut pas être malin pour trouver ça, dit la nourrice.

– Quand?

– Il y a pas loin de deux mois… même que je n’en ai touché qu’un.

– Deux mois, répéta Crozon en lançant à sa femme un regard effrayant.

– Oui, deux mois. Mais la petite a un peu plus.

– Où vous l’a-t-on remise? Pourquoi s’est-on adressé à vous? Répondez! J’ai le droit de vous interroger.

– Vous êtes donc commissaire de police?

– Répondez, vous dis-je. Je veux tout savoir. Si vous refusez de parler, ou si vous mentez, je vous ferai arrêter en sortant d’ici.

– M’arrêter! moi! Ah! je voudrais voir ça. Je suis une honnête femme, entendez-vous? et je ne crains personne. Qu’est-ce que j’ai donc fait pour qu’on me mette en prison? Mon homme travaille chez un blanchisseur à Pantin. C’est lui qui conduit la carriole pour reporter le linge aux pratiques. Moi, je suis repasseuse, et, des fois, je vas à Paris avec lui. C’est pour vous dire qu’après le jour de l’an, je nourrissais encore mon dernier, mais j’allais le sevrer, quand un lundi je monte chez mademoiselle qui se fait blanchir depuis des temps chez notre patron. – Vous chargeriez-vous d’un enfant? qu’elle me dit. – Tout de même, que je lui réponds. – Bon! mais faudrait demeurer en ville, parce que la banlieue, c’est trop loin. On vous louera un logement, on paiera tous vos frais, et vous aurez en plus quarante francs par mois. Ça m’allait et à mon homme aussi. Nous acceptons. Il n’y avait pas de mal à ça. Le lendemain, je reviens, avec mes hardes. Mademoiselle me conduit dans une belle maison, où elle avait loué pour moi une chambre qu’était garnie, fallait voir! Jamais de ma vie je n’avais été si bien logée. Elle me dit de l’attendre, elle s’en va, et une heure après elle m’apporte une petite fille qu’avait bien trois semaines, et rien que le souffle. Paraît qu’on la nourrissait au biberon. Elle a repris tout de suite quand je l’ai eue.

– Et la mère est venue la voir? demanda Crozon, haletant d’impatience et de colère.

– La mère? Je n’en sais rien, ma foi! Je n’ai pas demandé à qui était l’enfant, vu que ça ne me regardait pas.

Madame Crozon cachait sa figure dans ses mains, mais Berthe relevait la tête, et ses yeux brillaient.

– Vous n’avez pas vu une autre femme? C’est impossible.

– Vrai comme je m’appelle Virginie Monnier, je n’ai vu que la demoiselle que v’là. Tous les jours, elle arrivait en voiture, sur le coup de midi; elle emportait la petite pour lui faire prendre l’air, qu’elle disait… Je trouvais ça drôle, mais c’était son affaire et pas la mienne… à deux heures, elle me la rapportait. Ça a marché comme ça jusqu’au commencement de la semaine qu’elle m’a fait déménager.

 

– Déménager?

– Oui, un samedi après minuit. Il y avait bientôt huit jours qu’elle n’était venue. Elle envoyait une grande fille qu’avait l’air d’une bonne et qui me demandait toujours si des hommes ne m’avaient pas suivie quand je sortais pour promener l’enfant. Et justement, le samedi, dans le jardin qu’est contre la rue de Lafayette, j’avais été accostée par un monsieur qu’avait voulu savoir à qui était mon nourrisson. Je lui avais répondu qu’il me laissât la paix, mais il m’avait emboîté le pas jusqu’à la porte de la maison. La grande arrive le soir, je lui raconte l’histoire du monsieur. Là-dessus, la v’là qui me dit de ne pas me coucher, et de me tenir prête à filer, dans la nuit, qu’elle viendra me prendre avec mademoiselle et me conduire dans un autre logement.

– Et elles sont venues? dit Crozon d’une voix sourde.

– Bien sûr, mademoiselle peut vous le dire. Elles sont arrivées à une heure passée, même que je dormais sur une chaise. Il a fallu lever l’enfant et décaniller plus vite que ça. Nous sommes montées dans un fiacre qui attendait en bas, et puis, en route pour Belleville! Rue de Puebla, un rez-de-chaussée avec un petit jardin. Ça n’était pas si bien meublé que rue de Maubeuge, mais c’était gentil tout de même. Pas de concierge. J’avais la clef. La propriétaire est venue le lendemain. Elle m’a dit que le logement était payé pour un mois. J’écris à mon homme. Ça lui allait dans un sens, parce que c’était plus près de chez nous, mais il trouvait la chose louche. Moi, je pensais: la demoiselle reviendra demain, et je m’expliquerai avec elle. Ah! ouiche! plus personne, je n’ai jamais revu ni elle ni la bonne. Et puis, v’là que j’apprends le lundi qu’elle a été arrêtée. Comment faire? L’autre, je ne savais pas où elle restait, ni son nom, ni rien; j’attends un jour, deux jours, pas de nouvelles… elle faisait la morte. Alors…

– Taisez-vous, interrompit Crozon; ce n’est plus à vous que j’ai affaire.

En tournant le dos à la nourrice ébahie, il fit un pas vers sa femme.

La malheureuse essaya de se lever. Elle n’en eut pas la force. Mais Berthe, pâle et résolue, vint se placer près d’elle.

– Vous avez entendu, dit froidement le mari. Le récit de cette femme est assez clair. On ne vous avait pas calomniée. Vous m’avez trompé, et votre sœur a été votre complice. Ah! vous aviez bien pris vos précautions! La nourrice ne connaît pas votre visage. Votre sœur vous menait tous les jours votre enfant. Vous n’étiez mère que pendant une heure… en voiture. Voulez-vous que je vous dise quand ces touchantes promenades ont cessé? Elles ont cessé à mon retour, parce que vous ne pouviez plus sortir. J’étais là, et vous saviez que, si je m’étais laissé prendre à vos grimaces, je n’en avais pas moins les yeux ouverts. Et puis, je vous avais appris qu’un inconnu m’avait dénoncé vos infamies, que cet homme cherchait la bâtarde que vous cachiez avec tant de soin. Vous craigniez qu’il ne vous surprît. Berthe s’est chargée de le dépister. Elle est de votre sang. Elle sait ruser, elle sait mentir; rien ne l’arrête; elle n’hésite pas à se compromettre, elle fait litière de sa réputation de jeune fille; elle traîne le nom de son père dans de honteuses intrigues.

– Injuriez-moi, Jacques, murmura mademoiselle Lestérel, mais ne calomniez pas Mathilde et ne parlez pas de notre père. S’il vivait, il saurait nous protéger, et il vous maudirait, vous qui n’avez pas pitié de nous.

– Vos paroles doucereuses et vos airs hypocrites ne réussiront plus à m’abuser. Vous ne pouvez pas nier l’existence de cet enfant. Nierez-vous que c’est vous qui êtes allée le chercher, parce que vous saviez qu’il allait être découvert? C’était le samedi… il y avait bal à l’Opéra… vous avez bien employé votre nuit… vous l’avez terminée dans je ne sais quelle maison suspecte… vous l’aviez peut-être commencée par un meurtre… je ne crois plus à votre innocence.

– Je ne vous demande pas d’y croire et je ne nie rien, répondit Berthe en regardant fixement son beau-frère.

On eût dit qu’elle cherchait à l’exaspérer afin d’attirer sur elle-même l’orage qui menaçait madame Crozon.

– Je ne nie rien de ce que j’ai fait, reprit-elle, mais je nie que Mathilde soit coupable.

– Le jour de mon arrivée à Paris, vous avez juré devant Dieu qu’elle était innocente, et j’ai été assez fou pour vous croire. Mais, cette fois, c’est trop d’impudence. Essayez donc d’expliquer votre conduite. Osez soutenir que vous n’avez pas agi pour le compte de votre sœur. Si c’est pour une autre femme, nommez-la donc.

– Et si cela était, Jacques, si je m’étais exposée à tant de dangers et à tant d’outrages pour sauver l’honneur d’une amie qui m’est presque aussi chère que Mathilde, croyez-vous que je trahirais son secret, croyez-vous que vos menaces me forceraient de commettre une lâcheté? Oui, je connais une femme qui a eu le malheur de faillir; oui, je lui ai tendu la main; oui, je l’ai aidée, j’ai veillé sur son enfant. Lui reprocherez-vous de l’aimer? Fallait-il que cette enfant payât de sa vie la faute de sa mère qui ne pouvait pas l’élever? Elle serait morte si je l’avais abandonnée. Je l’ai sauvée. Libre à vous de m’en faire un crime. J’ai ma conscience pour moi, et je suis fière d’avoir suivi les inspirations de mon cœur.

Le marin tressaillit. Évidemment, la dédaigneuse assurance avec laquelle Berthe lui répondait produisait sur lui une certaine impression. Peut-être même commençait-il à douter qu’elle mentît en avançant qu’elle s’était dévouée pour une amie. Les énergiques discours de Nointel lui revenaient en mémoire, et il se disait que le drôle qui avait lancé contre le capitaine une accusation fausse pouvait bien aussi avoir calomnié Mathilde.

Berthe, de son côté, sentait qu’elle avait touché juste, mais elle ne pouvait pas espérer que la victoire lui resterait dans la bataille suprême qu’elle livrait pour défendre sa sœur. La lutte était trop inégale. Que faire pour la soutenir en présence de l’enfant, preuve vivante d’un déshonneur qu’elle essayait de rejeter sur une inconnue? Tout était contre la courageuse jeune fille qui se préparait au plus cruel de tous les sacrifices.

Cependant, madame Cambry l’encourageait par son attitude bienveillante; madame Cambry, qui aurait pu, en se retirant, s’épargner le pénible spectacle d’une querelle de famille, madame Cambry restait, et on lisait dans ses yeux qu’elle n’attendait qu’une occasion pour prendre le parti des faibles. Elle attendait que la fureur du mari s’apaisât un peu.

Plongé dans de sombres réflexions, les bras croisés sur sa poitrine, la tête basse, Crozon semblait ne plus voir ce qui se passait autour de lui.

La grosse femme ne s’était pas trop émue de ses violences de langage, et elle profita de cette éclaircie pour se rapprocher de mademoiselle Lestérel. La petite fille qu’elle portait souriait à madame Crozon qui osait à peine la regarder.

– Voyez, madame, comme elle est gentille, s’écria la nourrice. Elle ne vous connaît pas, et elle veut vous embrasser.

Le front blanc de la petite touchait presque les lèvres de madame Crozon. On entendit à peine le faible bruit d’un baiser furtif.

– Misérable! cria le mari, en prenant sur la table un couteau qui se trouvait à portée de sa main; tu es sa mère. Je vais vous tuer toutes les deux.

Berthe se jeta au-devant de lui, pour couvrir de son corps les pauvres créatures que ce furieux allait frapper.

– Vous ne toucherez pas à mon enfant, dit-elle d’une voix ferme.

– Votre enfant! s’écria Crozon; vous osez dire que cet enfant est à vous!

– Oui, je l’ose, répliqua Berthe. Je suis sa mère, et je saurai le défendre.

– Malheureuse! c’est votre déshonneur que vous proclamez.

– Je le sais; je sais que je me perds en avouant une faiblesse que je voudrais racheter au prix de tout mon sang; je connais le sort qui m’attend. J’aurais pu cacher ma honte. Vous me forcez à l’afficher. Que Dieu vous pardonne! moi, j’expierai et je ne me plaindrai pas, car du moins j’aurai arraché Mathilde à vos fureurs.

– Qui me prouve que vous ne mentez pas pour la sauver?

– Quoi! vous doutez encore! Que vous faut-il donc pour vous convaincre? Exigerez-vous que madame Cambry vous dise à quel bonheur inespéré je renonce? Vous venez de lui infliger le spectacle d’une scène odieuse. Allez-vous la contraindre à vous jurer que je suis indigne d’épouser un honnête homme? Obligerez-vous la nourrice de ma fille à vous répéter le récit que vous avez entendu? Vous avez donc oublié qu’elle ne connaît que moi, que moi seule ai vu l’enfant! Vous avez donc oublié aussi que j’ai été accusée d’un crime et que j’ai refusé de me justifier! Croyez-vous que si mon honneur n’eût pas été en jeu, je me serais résignée à subir, plutôt que de dire la vérité, le châtiment terrible qui m’attendait?

»Et, ajouta non sans hésitation l’héroïque jeune fille, croyez-vous que Mathilde me laisserait me sacrifier pour elle?

Elle avait réservé cet argument pour la fin, mais l’épreuve était périlleuse, car elle prévoyait bien que madame Crozon n’allait pas se décider facilement à accepter le sacrifice. Elle la regarda, elle regarda l’enfant, et ses yeux exprimèrent une prière éloquente. Ils disaient à sa sœur: Tu n’as pas le droit d’immoler ta fille, et ton mari la tuerait si tu me démentais. Et pour aller au-devant de la réponse qu’elle redoutait, elle reprit, en se tournant vers son beau-frère:

– Mathilde est innocente, et je lis sur son visage qu’elle voudrait se dévouer pour moi, s’accuser de la faute que j’ai commise. Que serait-ce dont si elle était coupable?

Madame Crozon éclata en sanglots. L’amour maternel avait étouffé le cri de la conscience, et sa voix ne s’éleva point pour protester.

Le mari jeta le couteau sur la table, et dit d’un air égaré:

– Laissez-nous. Je veux être seul avec ma femme. Emmenez cet enfant.

La nourrice effrayée mourait d’envie de partir, et madame Cambry ne demandait pas mieux que de la suivre, car elle était fort troublée, et, de plus, il lui tardait d’interroger Berthe. Mais Berthe hésitait à abandonner sa sœur au plus fort d’une terrible crise conjugale. Un coup d’œil que lui adressa Mathilde la décida. Elle comprit que l’explication serait moins orageuse, si elle s’achevait sans témoins, et surtout si M.  Crozon n’avait plus devant lui le nourrisson dont la vue l’exaspérait. D’ailleurs, pour soutenir le rôle de mère qu’elle avait pris si généreusement, elle ne devait pas quitter sa fille.

– Jacques, dit-elle doucement, je ne vous reprocherai plus jamais le mal que vous m’avez fait. Vous avez cédé à un transport de colère que vous regrettez déjà, j’en suis sûre, car je sais que votre cœur est excellent. Mais vous êtes calmé, la raison vous est revenue. Je ne tremble plus pour Mathilde, et je vous la confie. Je ne vous demande pas de me pardonner ma chute; je vous demande seulement de ne pas me maudire, car je suis bien malheureuse.

– Partez! murmura Crozon beaucoup plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Ne cherchez pas à savoir comment j’ai succombé. C’est un secret qui mourra avec moi… bientôt, et que Mathilde elle-même ne connaîtra jamais. Adieu…

Sur ce mot, qui indiquait assez qu’elle ne chercherait pas à revoir son beau-frère, Berthe se jeta au cou de sa sœur et l’embrassa tendrement. Leurs larmes se mêlèrent, et, sans échanger une parole, elles se comprirent.

La nourrice, pressée de battre en retraite, avait déjà passé la porte. Madame Cambry serra les mains de la femme, salua froidement le mari, prit le bras de la jeune fille et sortit avec elle. M.  Crozon ne les reconduisit pas.

– Ah! mon Dieu, s’écria, dès qu’elles furent sur le palier, la commère qui portait l’enfant, mais il est enragé, cet homme-là. Si le mien était comme ça, c’est moi qui le planterais là. Vouloir tuer la petite parce qu’elle a fait une risette à sa femme! A-t-on jamais vu!

Puis, changeant de ton tout à coup:

– Alors, comme ça, mademoiselle, c’est à vous c’te belle grosse fille? Oh! ben, vrai, je ne m’en doutait pas… mais faut pas pleurer pour ça. Vous n’êtes pas la première à qui il est arrivé ce malheur, et vous ne serez pas la dernière. On l’élèvera, quoi! la pauvre mioche, et si vous voulez me la laisser, je la garderai de bon cœur, car maintenant je ne suis plus inquiète sur le paiement de mon dû.

Madame Cambry saisit aussitôt l’intention et voulut épargner à Berthe, qui suffoquait, l’embarras de répondre.

 

– Voici cent francs, ma brave femme, dit-elle vivement. Rentrez chez vous, avertissez votre mari que la mère de cet enfant est retrouvée, et attendez notre visite qui ne tardera guère.

La nourrice remercia avec enthousiasme, et ne se fit pas prier pour s’en aller. Elle fit baiser à mademoiselle Lestérel les joues roses de la petite qui venait de se rendormir avec un sourire sur les lèvres, et elle enfila l’escalier.

Madame Cambry et la jeune fille descendirent après elle, sans se dire un seul mot. Le lieu eût été mal choisi pour échanger leurs impressions. Elles remontèrent en voiture; madame Cambry donna l’ordre de les ramener rue de Ponthieu, et à peine le valet de pied eut-il fermé la portière, qu’elle dit d’une voix émue:

– Berthe! ce n’est pas vrai, n’est-ce pas?

– Non, murmura Berthe. Je suis perdue, mais Mathilde est sauvée.

– Vous êtes sublime. Et vous allez être récompensée de votre dévouement. L’ordonnance de non-lieu sera signée aujourd’hui même.

Mademoiselle Lestérel fit un geste d’indifférence.

– Je vais aller immédiatement chez M.  Darcy pour lui dire…

– Ne lui dites rien, madame, je vous en supplie… par pitié pour ma malheureuse sœur.

– Votre sœur n’est plus en cause, puisque vous avez poussé l’abnégation jusqu’à déclarer que cet enfant était à vous. Vous répèterez cette déclaration devant M.  Darcy, et…

– M.  Darcy ne me croira pas.

– Non, certes. S’il pouvait supposer un instant que vous avez failli, il lui serait bien facile de s’assurer du contraire. M.  Crozon, qui était hors de France depuis deux ans, a pu s’y tromper, mais moi qui ne suis jamais restée huit jours sans vous voir, M.  Darcy lui-même qui vous a rencontrée souvent chez moi, nous savons bien que c’est impossible.

– M.  Darcy ne me croira pas, vous en convenez. Il sera donc obligé d’ouvrir une enquête sur la conduite de ma sœur.

– Pourquoi? Qu’importe à votre juge que vous ayez agi pour elle ou pour vous-même? Il ne se préoccupera que de vérifier l’emploi de votre temps pendant la nuit du bal de l’Opéra. Et rien n’est plus facile maintenant. Cette nourrice sera interrogée. Elle déclarera que vous êtes arrivée chez elle à une heure ou deux du matin, et qu’il était quatre heures quand vous l’avez quittée. Jamais alibi n’aura été mieux démontré. Il restera encore à entendre la femme qui est venue vous chercher chez moi. Vous la désignerez…

– Non… non… ce serait trahir un secret que…

– Que M.  Darcy devinerait sans peine. Et je vous répète, ma chère Berthe, que madame Crozon ne sera pas compromise, quoi qu’il arrive. Vous ne vous défiez pas de moi. Dites-moi qui est cette femme. Je puis vous promettre que M.  Darcy ne lui demandera qu’une chose. Il lui demandera où elle est allée avec vous après votre départ de l’avenue d’Eylau. À l’Opéra sans doute?

– Oui… elle m’a attendue dans la voiture.

– C’est ce que je pensais. Il lui demandera encore combien de temps vous êtes restée au bal et où elle vous a conduite ensuite. Sa déposition confirmera celle de la nourrice, qui s’accorde déjà parfaitement avec le fait du domino trouvé sur le boulevard extérieur, près de la rue qu’elle habite. Tout sera terminé ce soir, si vous me dites le nom et l’adresse de ce témoin indispensable. Ne vaut-il pas mieux, d’ailleurs, qu’on ne le cherche pas, que la police ne mette pas en campagne ses agents, qui n’agiraient peut-être pas avec discrétion?

– Vous avez raison, madame, il faut que vous sachiez tout. Cette femme est servante dans une maison… où l’enfant est née et où elle est restée jusqu’à ce que j’aie trouvé une nourrice… elle était très dévouée à ma sœur… j’ai eu de nouveau recours à ses services plus tard… après l’arrivée de mon beau-frère… Je craignais d’être suivie, et je l’envoyais chez la nourrice à ma place… Elle s’appelle Victoire, et elle est au service d’une dame Verdon…, rue des Rosiers, à Montmartre… On la trouvera facilement, mais si M.  Darcy la questionne sur la personne qui a mis au monde dans cette maison…

– Ne craignez rien de pareil; M.  Darcy est libre de diriger l’instruction comme il l’entend. Il n’a de comptes à rendre à personne, et il comprend parfaitement votre situation. Je vous remercie d’avoir eu confiance en moi. Vous n’aurez pas à vous en repentir, car demain il ne restera plus rien de cette accusation absurde.

»Mais pardonnez-moi d’aborder un autre sujet, un sujet plus délicat. Je suis votre amie, vous le savez, Berthe, votre amie sincère. Vous ne m’en voudrez donc pas de vous parler à cœur ouvert. Eh bien, j’ai peur que M.  Gaston Darcy ne souffre de votre détermination héroïque; car je ne dois pas vous cacher que son oncle se croira obligé de lui répéter ce que je vais lui apprendre.

– Si son oncle ne le lui répétait pas, je le lui dirais. Je désire même qu’il le sache par moi, et non par une autre personne.

– Je reconnais bien là votre loyauté. Mieux vaut cependant laisser ce soin à M.  Roger. La parole d’un magistrat aura plus d’autorité que la vôtre. Et M.  Roger saura tout dire sans compromettre votre sœur et sans laisser planer sur vous l’ombre d’un soupçon.

– Un soupçon, dites-vous? Si je croyais que son neveu doutât de moi, je préfèrerais cent fois mourir.

– Gaston vous aime éperdument, et l’amour ne va pas sans la jalousie. Qui sait s’il ne se forgera pas des chimères à propos de cet enfant?

– Alors je regretterais amèrement de lui causer un grand chagrin, mais je ne reviendrais pas sur ce que j’ai dit. Pour que ma sœur vive, il faut que ma réputation meure. Je veux que tout le monde croie que j’ai failli. Le salut de Mathilde et celui de sa fille sont à ce prix.

– Vous oubliez que vous allez vous marier.

– Me marier! Je n’y pense plus. J’ai pu m’illusionner un instant et supposer que M.  Gaston Darcy ne tiendrait aucun compte de ma triste aventure. J’ai pu espérer qu’il n’ajouterait pas foi aux calomnies dont j’ai été victime, qu’il n’admettrait pas que j’aie souillé ma main de sang. Mais maintenant ce n’est plus un meurtre qu’on va m’imputer; c’est l’oubli de mes devoirs, c’est la dégradation aux yeux du monde, c’est l’infamie. M.  Darcy ne me relèverait pas en me choisissant, et alors même qu’il persisterait à vouloir m’épouser, je refuserais de devenir sa femme. J’ai été accusée, je l’ai été injustement; mais il suffit que je l’aie été pour que je ne sois plus digne de porter son nom.

– Vous exagérez, ma chère Berthe. Nul autre que lui, son oncle, votre sœur, votre beau-frère et moi ne saura qu’emportée par un élan de générosité, vous avez reconnu que vous étiez la mère d’un enfant qui n’est pas à vous. Je ne parle pas de cette nourrice qui vivra toujours loin de votre monde et que vous ne verrez plus.

– Je la verrai, car je n’abandonnerai pas la fille de Mathilde. Je suis résolue à remplacer ma sœur auprès d’elle, à la prendre avec moi, dès qu’elle sera d’âge à se passer de soins que je ne pourrais pas lui donner, à l’élever comme si elle m’appartenait. Je veux que tout le monde croie que je suis sa mère. Vous comprenez maintenant, madame, pourquoi je ne puis plus épouser M.  Gaston Darcy.

– Refuserez-vous de le recevoir?

– Si je le recevais, ce serait pour lui rendre sa parole. Mais je crains que le courage ne me manque, et vous mettriez le comble à vos bontés en vous chargeant de lui apprendre que je ne puis pas accepter l’honneur qu’il veut bien me faire.

– Si vous l’exigez absolument, je m’acquitterai de ce triste message, mais je doute que, même après m’avoir entendue, il se résigne à vous perdre. Croyez-moi, Berthe, ne précipitez rien. Un jour viendrait peut-être où vous regretteriez d’avoir rebuté un galant homme qui vous aime. Suspendez l’effet de votre décision, du moins jusqu’à ce que j’aie vu M.  Roger Darcy. Je vais me faire conduire chez lui, et si je ne le trouve pas, j’irai au Palais. Il faut absolument que je lui parle ce matin, car je veux que, dès ce soir, vous soyez libre sans restrictions, sans conditions d’aucune sorte. Après cette visite, je reviendrai, et nous délibérerons ensemble sur ce qu’il convient que vous fassiez. Il est convenu que M.  Gaston ne se présentera pas sans moi, quelque vif que soit son désir de vous voir. Vous n’aurez donc pas le chagrin de lui fermer votre porte. Nous voici arrivées rue de Ponthieu; je vais vous quitter pour quelques heures. Comptez sur moi.