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Le crime de l'Opéra 1

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Et il s’en alla, en ajoutant tout bas:

– Quel imbécile!

La qualification était sévère, mais juste, et Lolif pouvait passer pour le type achevé du Parisien gobe-mouches, désœuvré, diseur de riens, affolé de niaiseries, chercheur de problèmes ridicules et, de plus, vaniteux comme quatre.

Il s’adonnait au reportage volontaire, comme il aurait pu collectionner des coquilles ou élever des serins hollandais pour avoir une spécialité. Et il avait fini par se passionner pour le métier qu’il avait choisi, quoiqu’il n’y réussît guère. Sa bibliothèque se composait de romans judiciaires, de mémoires de Cauler et des mémoires de Vidocq. Il savait par cœur les procédés de ces policiers illustres, mais n’avait pas encore eu la chance de découvrir le moindre meurtrier, pas seulement un simple voleur, et cette injustice du sort le remplissait de mélancolie.

Pourtant, il ne se décourageait pas, et cette nuit-là, il chassait au mystère avec plus d’ardeur que jamais.

Aussitôt qu’il fut débarrassé de Nointel, il se remit en quête et il arriva bientôt à la remise du gibier.

Avant de partir en chasse, il avait compté de sa loge les loges de droite, et, après avoir répété cette opération dans le corridor, il parvint sans peine à constater que celle où se tenait l’inconnue en domino bigarré portait le numéro 27.

Il voulut tenter un coup de maître, et, désignant du doigt ce numéro, il dit à la femme préposée à la garde des loges:

– Ouvrez-moi, je vous prie.

– Impossible, monsieur, répondit l’ouvreuse. Ça m’est défendu.

– Par qui?

– Par la personne qui a loué le 27 et qui l’occupe. J’ai ordre de ne laisser entrer que des dames.

– Et il en est venu plusieurs, je le sais, dit Lolif, en faisant mine de chercher son porte-monnaie. Mais la personne est seule en ce moment.

– Je ne dis pas non, mais j’ai ma consigne… une consigne bien payée… si j’y manquais, j’y perdrais trop.

– Bah! si je vous donnais deux louis?

– Vous m’en donneriez cinq que vous n’entreriez pas.

– J’en étais sûr, pensa Lolif, c’est une grande dame. Il n’y a qu’une princesse qui ait pu payer assez cher pour rendre incorruptible ce Cerbère en jupons.

Et il reprit:

– Alors, ouvrez-moi le 29. Nous l’avons loué à trois, et mes deux amis qui l’avaient loué avec moi viennent de partir. Je les ai rencontrés dans le couloir… le général Simancas et le docteur Saint-Galmier.

– Oh! je connais ces messieurs. Ils sont abonnés. Et du moment que monsieur a loué avec eux, monsieur peut entrer, dit l’ouvreuse enchantée de la perspective de gagner une bonne gratification, sans enfreindre les ordres de la dame du 27.

Lolif, aussi enchanté que l’ouvreuse, se glissa dans la loge et vit, du premier coup d’œil, qu’il n’y avait plus personne sur le devant, dans la loge voisine.

Il savait bien que l’oiseau noir et blanc ne s’était pas encore envolé, l’ouvreuse venait de le lui dire. Sans doute, ce bel oiseau s’était réfugié dans le fond de sa cage. Lolif, pour s’en assurer, jeta un regard furtif par-dessus la séparation et aperçut, dépassant le rideau du petit salon, un bout de robe blanche.

Pour le moment, il n’en demandait pas davantage, et il s’installa de façon à ne pas perdre de vue cette traîne de soie, immaculée comme une aile de colombe. Il se tint debout contre la cloison, affectant de lorgner la salle où les quadrilles faisaient rage, et les premières qui se dégarnissaient déjà, car il était trois heures.

Rien ne vaut une jumelle pour cacher la véritable direction du regard. On peut la braquer sur l’horizon le plus lointain, et observer à l’aise ce qui se passe à deux pas de soi.

L’ingénieux Lolif usa de ce stratagème pendant dix longues minutes. Rien ne bougea dans la loge voisine. La colombe ne roucoulait point, et sa blanche vêture pendait inerte sur le tapis.

– C’est singulier, se disait le chasseur. Est-ce qu’elle se serait endormie? Non, je suis stupide. Une femme ne dort pas au bal de l’Opéra, et d’ailleurs les cuivres de l’orchestre font un vacarme à réveiller une morte. Et pourtant, elle ne remue pas. Je crois que ce serait le moment de manifester ma présence.

Il se pencha un peu, pour mieux voir, et il toussa légèrement.

– Rien, murmura-t-il; pas le plus petit mouvement. Étrange! étrange! C’est à croire, ma parole d’honneur, qu’elle a déguerpi en laissant là son domino. Si je l’appelais?… Pourquoi pas? Il faudra bien qu’elle donne signe de vie. Si elle sort, je la suivrai dans le corridor. Si elle revient sur le devant, je trouverai une explication à lui donner. Ma foi! tant pis! je me risque. Madame!… Pas de réponse. Serait-elle sourde? C’est invraisemblable. Madame!…

Justement, le quadrille finissait. L’orchestre venait de se taire. Et Lolif avait appelé assez haut pour être entendu de la salle.

– Rien encore, dit-il; ça devient inquiétant. Elle est peut-être tombée en syncope. Eh! ce serait le cas de faire connaissance avec elle en venant à son secours. Oui, mais cette ouvreuse refusera de m’ouvrir. En avant les grands moyens. J’en serai quitte pour une amende, si on dresse procès-verbal de l’escalade.

Poussé par la curiosité enragée qui lui travaillait la cervelle, Lolif monta sur le rebord de la loge, enjamba la cloison et sauta chez sa voisine.

On lui lança d’en bas quelques-uns de ces mots que Rabelais appelle des mots de gueule, et ses amis du Cercle qui le voyaient de loin exécuter ce tour de force, rirent à s’en tenir les côtes; mais il s’inquiétait peu de ceux qui le regardaient.

Il remonta vivement jusqu’au fond de la loge, souleva le rideau, et vit l’inconnue couchée sur l’étroit divan qui occupait un des coins du petit salon, les bras pendants le long de son corps affaissé, la tête penchée sur l’épaule.

– J’avais deviné; elle est évanouie, s’écria Lolif en lui prenant les mains.

Elles étaient glacées, et il sentit tomber sur les siennes des gouttes d’un liquide tiède. Alors il s’aperçut que la robe blanche était marbrée de larges tâches noirâtres.

– Du sang! murmura-t-il.

Il courut à la porte, et il l’ouvrit en appelant au secours.

Un flot de lumière inonda la loge, et, du corridor où il s’était jeté tout éperdu, Lolif vit un affreux spectacle.

La femme en domino blanc et noir était morte, égorgée. Le poignard qui lui avait troué le cou était resté dans la blessure.

– À l’assassin! hurla l’ouvreuse, accourue la première.

Ce cri sinistre attira aussitôt les passants du corridor; en un clin d’œil, la loge fut envahie et Lolif entouré, saisi, malmené, car on le prenait pour le meurtrier.

Il ne chercha point à se défendre, sachant bien qu’il n’aurait pas de peine à se justifier, et il se dit:

– Enfin, je serai donc témoin! quelle émouvante déposition je ferai quand l’affaire viendra aux assises!

VI. Pendant qu’on relevait le corps ensanglanté de la malheureuse Julia…

Pendant qu’on relevait le corps ensanglanté de la malheureuse Julia, Gaston Darcy dormait du plus profond sommeil. Il avait quitté brusquement le bal pour la fuir, et il était rentré tout droit chez lui, de sorte qu’il se réveilla le lendemain beaucoup plus tôt que de coutume.

Son oncle l’attendait à midi, et il tenait à ne pas manquer ce rendez-vous. Son oncle lui avait dit: Nous causerons de toi, et peut-être aussi de moi. Cela signifiait sans doute qu’il serait question de mademoiselle Lestérel, et peut-être de madame Cambry. Du moins, Gaston le comprenait ainsi, ayant fort bien remarqué les avances que la jeune veuve avait faites au magistrat, et ayant observé aussi que le magistrat n’y était pas resté indifférent.

La pensée de voir son oncle se marier ne le désolait point. Gaston n’était point de ces héritiers qui se déclarent volés quand un parent dispose de son bien à sa guise, et il n’avait jamais compté sur la succession du frère de son père. Il s’était même dit souvent que M.  Roger Darcy aurait grandement raison de faire souche, et, depuis quelques jours, il se disait encore autre chose. Il se disait qu’en prenant femme à quarante-cinq ans, l’oncle Roger l’autoriserait par son exemple, lui, Gaston, à se marier comme il l’entendait. Il se disait qu’épouser une artiste sans fortune n’est pas plus fou que d’épouser une très jeune veuve, quand on a le double de son âge.

Et il se proposait de profiter de l’entrevue projetée pour traiter à fond ces questions délicates.

Il se leva donc d’assez grand matin, déjeuna rapidement et fit atteler son coupé pour aller rue Rougemont.

Le Figaro n’avait pu le renseigner sur la catastrophe de l’Opéra, car le crime avait été commis à trois heures du matin, et si bien informé que soit un journal, encore faut-il, pour qu’il publie une nouvelle, qu’on puisse la lui apporter avant qu’il soit sous presse.

Celle de l’assassinat de madame d’Orcival commençait à se répandre dans Paris, mais elle n’était pas encore arrivée dans le quartier des Champs-Élysées, et les domestiques de Gaston ne la connaissaient pas.

Il partit sans avoir le moindre soupçon de ce qui s’était passé pendant la nuit, et, en arrivant rue Rougemont, il fut assez surpris d’apprendre de la bouche du valet de chambre que M.  Roger Darcy était à son cabinet de juge d’instruction, et qu’il priait M.  Gaston de venir l’y trouver.

Ce serviteur discret n’en dit pas plus long. Gaston n’en demanda pas davantage et se fit conduire au Palais.

Il y était déjà venu plus d’une fois voir son oncle, et il ne s’égara point dans les détours de l’édifice compliqué où fonctionne la justice.

Il trouva à la porte du cabinet un huissier qui se chargea de faire passer sa carte, et il fut reçu immédiatement.

Le juge était sous les armes: établi devant un bureau couvert de dossiers et flanqué de son greffier qui se leva aussitôt qu’il vit entrer Gaston et qui sortit discrètement.

 

M.  Roger Darcy avait, ce jour-là, son air de magistrat, un air que son neveu connaissait bien et qui ne ressemblait pas du tout à l’air qu’il avait dans le monde ou dans l’intimité.

– Bonjour, mon oncle, dit Gaston. Je suis passé chez vous à l’heure convenue, et me voici. Vous avez donc été chargé à l’improviste d’une nouvelle affaire. D’habitude, il me semble qu’on n’instruit pas le dimanche.

– Tu sais bien que c’est toujours moi qu’on désigne dans les cas difficiles… et graves.

– Alors, il y a une affaire grave et difficile? Elle a donc poussé comme un champignon, car il n’en était pas question quand nous nous sommes séparés à minuit, sur le boulevard des Capucines.

M.  Darcy se leva vivement, vint à Gaston et le regarda dans le blanc des yeux.

Gaston se mit à rire et dit:

– En vérité, mon cher oncle, vous m’examinez comme si j’étais un prévenu. Est-ce que j’aurais commis un crime à mon insu? Quel joli sujet de drame! Le neveu du juge, ou l’assassin sans le savoir.

Cette plaisanterie ne dérida point l’oncle.

– Ainsi, demanda-t-il, tu n’as pas entendu parler de l’événement de cette nuit?

– Absolument pas. J’ai quitté le bal un peu avant deux heures; à deux heures et demie, j’étais dans mon lit. Je n’ai vu personne ce matin et je suis venu ici en voiture.

– Bien! j’aime mieux cela. Tu seras moins gêné pour me répondre.

– Ah çà, je vais donc subir un interrogatoire?

– Tu vois bien que non, puisque j’ai renvoyé mon greffier. J’ai à t’adresser certaines questions, voilà tout.

– Il s’agit de mademoiselle Lestérel ou de madame Cambry? De toutes les deux peut-être?

– Il s’agit de madame d’Orcival.

– De Julia? Je vous ai dit que j’avais cessé toutes relations avec elle. Me croyez-vous donc capable de mentir?

– Non. Mais tu m’as notifié la rupture, officiellement, pour ainsi dire… sans me donner de détails. J’ai besoin de savoir au juste comment les choses se sont passées. Quel jour as-tu vu cette femme pour la dernière fois?

– C’était… voyons… j’ai dîné avec vous le lendemain qui était mardi… c’était lundi.

– À quelle heure?

Gaston rougit et chercha sa réponse.

– Prends garde. Il me faut toute la vérité. La situation est sérieuse. Tu le reconnaîtras toi-même quand tu sauras pourquoi j’insiste.

Gaston pensa qu’on avait ouvert une nouvelle enquête sur le suicide du Polonais, et il comprit vite qu’il serait indigne de lui de ne pas tout dire.

– Eh bien, commença-t-il, je ne vous cacherai pas que, lundi soir, je suis arrivé chez Julia à neuf heures, et que je l’ai quittée vers onze heures et demie.

– Alors, tu étais chez elle quand ce Golymine y est venu?

– Oui. Elle m’a quitté un instant pour le recevoir. Il y a eu entre eux une altercation violente. Elle l’a congédié, et elle est rentrée dans le petit salon où je l’attendais.

– Tu jouais là un triste rôle, dit sévèrement M.  Darcy.

– Un rôle que le hasard m’avait imposé. Je ne pouvais pas sortir sans me trouver face à face avec cet homme. Et je ne me souciais pas de m’engager dans une querelle avec un chevalier d’industrie. Qu’auriez-vous fait à ma place?

– Pas de suppositions inconvenantes, je te prie. Lorsque tu es parti, ce Golymine s’était déjà suicidé. Tu ne l’as pas su?

– Pas le moins du monde. Il s’est pendu dans une pièce qu’on n’a pas à traverser pour sortir. J’ai quitté l’hôtel sans rencontrer personne.

– Comment se fait-il qu’interrogée par le commissaire de police, aussitôt après l’événement, madame d’Orcival n’a pas dit un mot de ta visite?

– Elle avait tout intérêt à ne pas me compromettre. Je venais de lui signifier que je rompais, mais elle espérait bien me ramener après quelques jours de brouille. Et elle a saisi avec empressement une occasion de rentrer en grâce par un bon procédé.

– C’est une explication, mais…

– C’est si vrai que j’ai reçu le lendemain matin une longue lettre d’elle, une lettre qui est un chef-d’œuvre dans son genre, une lettre où elle me prévenait qu’elle n’avait pas parlé de moi, et où elle me priait de me taire aussi, pour qu’on ne l’accusât pas d’avoir fait une déposition incomplète.

»Si je ne vous ai pas raconté tout, quand je suis allé chez vous mardi, c’est que je ne voulais pas mettre Julia dans l’embarras.

– Tu l’as conservée, cette lettre?

– Certainement. Je l’ai chez moi.

Le juge laissa échapper un soupir de soulagement et dit:

– C’est bien heureux! Tu me la remettras.

– Décidément, pensait Gaston, il y a du nouveau depuis hier.

– Poursuivons, reprit M.  Darcy. As-tu répondu à madame d’Orcival?

– Non. Quand on veut en finir, il ne faut jamais répondre. Les réponses sont des pierres d’attente sur lesquelles les femmes bâtissent tôt ou tard un raccommodement.

– Et tu n’as plus revu madame d’Orcival? Tu n’as plus eu aucun rapport avec elle?

– Aucun. Elle a compris que j’étais résolu à ne pas renouer, et, comme elle est orgueilleuse, elle s’est abstenue de toute nouvelle démarche. Seulement, je crois qu’elle a contre moi une de ces rancunes…

– Tu crains qu’elle ne te nuise?

– Oui. Elle est fort intelligente, elle a des relations dans tous les mondes, et elle doit m’exécrer. Julia est une maîtresse charmante et une ennemie dangereuse.

M.  Darcy écoutait avec une attention extrême, et sa figure s’éclaircit quand il entendit son neveu lui répondre si nettement.

– Tu ne l’as pas rencontrée cette nuit, au bal de l’Opéra? demanda-t-il, après une courte pause.

– Non, mais je l’ai aperçue de loin sans savoir que c’était elle.

– Comment cela?

– Je suis entré un instant dans la loge du cercle. Il y avait là Lolif qui m’a montré, de l’autre côté de la salle, une femme en domino blanc et noir…

– Quel homme est-ce, M.  Lolif?

– Un homme qui a la manie de voir partout des mystères et qui se mêle de faire concurrence aux agents de la sûreté. Il croit avoir des aptitudes spéciales pour le métier de policier. Et, cette nuit, il m’a fatigué de ses hypothèses stupides sur les allures de ce domino de deux couleurs. Il m’ennuyait tellement que je l’ai planté là. Et, dans les corridors, j’ai rencontré mon ami Nointel qui m’a appris que le domino en question cachait les traits bien connus de Julia d’Orcival. Nointel l’a surprise au moment où elle se regardait dans une glace. Elle arrivait au bal…

– À quelle heure?

– Oh! de très bonne heure. Nointel vous dirait cela au juste.

– Où demeure-t-il?

– Rue d’Anjou, 125. Est-ce que vous voulez le citer comme témoin? témoin de quoi?

– Continue ton récit, dit M.  Darcy, après avoir pris une note.

– Il est achevé, mon récit. Je ne me souciais pas de m’aboucher avec Julia. Quand j’ai appris qu’elle était au bal, j’ai filé comme un lièvre.

M.  Roger Darcy hocha la tête d’un air satisfait, reprit place dans son fauteuil et se mit à écrire des noms sur des formules imprimées.

– Maintenant que j’ai répondu à tout, dit gaiement Gaston, me sera-t-il permis de vous demander…

– Es-tu toujours dans l’intention d’entrer au parquet comme attaché? interrompit le juge.

– Sans doute. Est-ce que vous vous y opposeriez?

– Ce n’est pas moi qui m’y opposerai. Comment n’as-tu pas encore compris que ta présence chez madame d’Orcival, pendant que Golymine s’y suicidait, sera connue?

– Vous vous croyez donc obligé d’informer le procureur général de ce que je viens de vous avouer.

– Je ne m’y serais pas cru obligé hier. L’enquête sur la mort de cet homme était close. Aujourd’hui, c’est tout différent. Je suis juge d’instruction, et mon devoir est de constater tous les faits qui se rapportent, même indirectement, à l’affaire que j’instruis. Ainsi, je dois rechercher sur les antécédents de madame d’Orcival, sur son entourage, sur ses relations passées ou présentes, les renseignements les plus minutieux. Rien n’est insignifiant dans un cas aussi obscur que celui-ci, car la lumière peut jaillir tout à coup du côté où on l’attend le moins.

»Donc, ton nom figurera au dossier. Tu seras appelé comme témoin. Voilà où mènent les mauvais chemins. J’ai tenu à te confesser d’abord, afin de savoir jusqu’à quel point tu étais compromis. Je suis fixé maintenant. Il y en a bien assez pour te fermer la carrière de la magistrature. Je ne te ferai pas de reproches. Seulement, je me demandais si je ne devrais pas donner ma démission, car tu portes mon nom, malheureusement…

– Mais, mon oncle, s’écria Gaston, très ému, que se passe-t-il donc? De quelle instruction s’agit-il?

– Tu vas le savoir, dit M.  Darcy en déplaçant une liasse de papiers.

Gaston s’approcha vivement du bureau et s’écria:

– Comment cet objet se trouve-t-il dans votre cabinet?

– Ce poignard?

– Oui, avec son fourreau en forme d’éventail fermé. Il n’y en a peut-être pas un autre à Paris.

M.  Roger Darcy se leva, comme s’il eût été mordu par un serpent, et dit d’une voix émue:

– Tu sais à qui il appartient?

– Parfaitement. Je l’ai vu et touché hier soir. Il était entre les mains d’une personne que vous connaissez.

– Nomme-la!

– Entre les mains de mademoiselle Lestérel.

– Tu dis que ce poignard appartient à mademoiselle Lestérel! s’écria M.  Darcy.

– Je le dis parce que j’en suis sûr, répondit Gaston très surpris de voir son oncle montrer tant d’agitation, à propos d’un fait insignifiant.

– Mademoiselle Lestérel avait apporté chez madame Cambry ce curieux produit de l’art japonais. Je m’étonne même que vous ne l’ayez pas remarqué. Vous l’aurez pris sans doute pour un véritable éventail. Quand l’arme est dans le fourreau, on peut s’y tromper. Mais, moi, je l’ai examiné de près, et je le reconnaîtrais entre mille. Je me souviens même d’avoir demandé à mademoiselle Lestérel de qui elle le tenait.

– Et elle te l’a dit?

– Oui, c’est son beau-frère qui le lui a donné. Ce beau-frère commande un navire marchand, et il est revenu tout récemment d’une longue campagne dans les parages du Japon. Il a acheté ce bibelot à Yeddo.

– Son nom? son adresse? demanda brusquement le juge.

– Il s’appelle M.  Crozon, et il demeure rue Caumartin… mais, en vérité, mon oncle, je ne comprends rien à votre émotion, car vous êtes ému, je le vois bien… et moi, je ne sais plus où j’en suis… à chaque mot que je dis, il me semble qu’il me tombe une tuile sur la tête. Je me demande même si je n’ai pas la berlue, et si je ne confonds pas l’éventail de mademoiselle Lestérel avec ce couteau bizarre qui m’a tout l’air d’être une pièce à conviction. Voulez-vous me permettre de l’examiner de plus près?

Il le prit, sans que M.  Darcy s’y opposât, et dès qu’il l’eut entre les mains:

– C’est bien le même. Voici le petit cordon de soie qui tient à la poignée. Seulement, hier, la lame m’avait paru toute neuve… et maintenant on dirait qu’elle est rouillée.

– Ce n’est pas de la rouille… c’est du sang, dit M.  Darcy en regardant fixement son neveu.

– Du sang!

– Oui, le sang de madame d’Orcival, qui a été assassinée cette nuit, au bal de l’Opéra.

– Ah! mon Dieu! mais c’est épouvantable! s’écria Gaston en rejetant le poignard sur le bureau.

– Comprends-tu maintenant pourquoi je t’interrogeais tout à l’heure? Comprends-tu pourquoi ta carrière est perdue? Cette malheureuse a été ta maîtresse… tu as affiché ta liaison avec elle pendant un an… et tu étais encore son amant il n’y a pas huit jours.

– Non, sans doute, je ne puis plus songer à être magistrat… je me consolerai de ce malheur, mais la mort de cette pauvre Julia…

– Tâche de reprendre ton sang-froid et de m’écouter attentivement. Il faut que tu saches tout ce que je sais. Tu pourras peut-être ensuite éclairer la justice.

»Cette nuit, vers trois heures, ce Lolif que tu avais laissé dans la loge du Cercle et qui était allé plus tard s’établir dans une autre loge contiguë à celle où se trouvait madame d’Orcival, ce Lolif voyant que le domino qu’il surveillait par curiosité restait derrière le rideau du fond, a enjambé la séparation et a trouvé sa voisine étendue morte sur le divan du petit salon. Il a appelé l’ouvreuse, la loge a été envahie; mais le commissaire de service est arrivé très vite, et les premières constatations ont été assez bien faites.

»Madame d’Orcival a été tuée d’un seul coup de ce poignard, un coup porté d’une main ferme, au-dessus de la clavicule gauche et de haut en bas. Le fer a tranché une grosse artère, et la mort a dû être instantanée. L’arme est restée dans la plaie. On a trouvé le fourreau sur le tapis de la loge.

– Au bal de l’Opéra! C’est inouï! Qui donc a pu commettre cet horrible meurtre?

 

– C’est ce que je saurai bientôt, je l’espère. J’hésitais tout à l’heure à garder l’instruction. Maintenant, je suis résolu à ne pas m’en dessaisir, quelle que soit la situation où me placent certaines circonstances de l’affaire. J’exposerai mes raisons au procureur général. J’irai, s’il le faut, jusqu’au garde des sceaux, et je ne doute pas qu’ils ne m’approuvent.

»Tu me demandes qui a commis cet abominable crime. Eh bien, c’est une femme.

– Une femme! Comment le savez-vous?

– Madame d’Orcival est entrée dans la loge 27, à minuit et demi, plutôt un peu avant. Elle n’en est pas sortie, et à trois heures, on l’y a trouvée morte. Or, elle n’a reçu dans cette loge qu’une femme en domino noir, une femme qui est entrée et sortie quatre fois, et qui évidemment a tué madame d’Orcival à sa dernière visite.

»L’ouvreuse et M.  Lolif ont été entendus par le commissaire de police, et leurs dépositions concordent sur ce point. Or, l’ouvreuse n’a pas quitté son poste, et M.  Lolif n’a pas cessé de lorgner de loin la loge 27, jusqu’au moment où il y est entré, après avoir occupé un instant la loge 29.

– C’est vrai… je suis resté à côté de Lolif jusqu’à une heure à peu près, et j’ai vu, comme lui, un domino noir entrer dans la loge de Julia. Je me rappelle même que Lolif a dit que ce domino ne devait pas être porté par une femme élégante, à en juger par la façon dont cette femme était masquée.

– M.  Lolif a dit la même chose au commissaire. L’ouvreuse a été moins précise. Je les interrogerai moi-même aujourd’hui tous les deux, mais je n’ai pas fini de te questionner.

»Assieds-toi. J’ai un ordre à donner.

Gaston obéit, et s’abîma dans des réflexions très sombres, pendant que son oncle écrivait deux notes qu’il remit à l’huissier appelé par un coup de sonnette.

– Maintenant, reprit M.  Darcy, dès que l’huissier fut sorti, parle-moi de mademoiselle Lestérel. Tu m’as dit, je m’en souviens fort bien, qu’elle habite rue Ponthieu, au coin de la rue de Berry.

Cette interpellation fit bondir l’amoureux de Berthe.

– J’espère que vous ne la soupçonnez pas, balbutia-t-il.

– Je ne soupçonne pas, je m’informe, répondit M.  Darcy. Quelles ont été tes relations avec cette jeune fille?

– Mes relations! mais vous les connaissez.

– Je sais que tu la vois souvent chez madame Cambry et dans d’autres salons. Je voudrais savoir si tu ne l’as jamais vue ailleurs.

– Je n’ai aucune raison pour vous cacher que j’ai fait deux tentatives pour être reçu chez mademoiselle Lestérel. Je la connaissais alors à peine, et je ne croyais pas qu’elle fût inabordable. Je me trompais. Elle a refusé de me recevoir.

– Je ne doute nullement de ce que tu me dis là, car je t’estime assez pour croire que tu n’aurais pas songé à l’épouser, si sa conduite eût été légère. Du reste, madame Cambry a d’elle une opinion très favorable. Ainsi, tu m’affirmes que tu ne l’as jamais rencontrée que dans le monde?

Le premier mouvement de Gaston fut de raconter à son oncle l’aventure nocturne qui l’avait une fois rapproché de Berthe. Mais il réfléchit promptement que, s’il commençait à avouer, il lui faudrait aller jusqu’au bout. M.  Darcy n’allait pas manquer de lui demander pourquoi la jeune fille courait les rues la nuit, et les explications devaient forcément aboutir à la scène qui s’était passée chez madame Crozon.

Quoiqu’il n’admît pas encore que mademoiselle Lestérel pût être sérieusement accusée de meurtre, Gaston sentait confusément qu’un danger la menaçait, et il maudissait l’étourderie qu’il venait de commettre en apprenant au juge d’instruction que le poignard japonais appartenait à Berthe.

Comment ce poignard avait-il pu servir au meurtrier? C’était incompréhensible, mais il était impossible aussi de croire que Berthe avait assassiné Julia d’Orcival.

Et cependant Gaston entrevoyait que, par son fait, à lui qui l’adorait, Berthe allait se trouver mêlée, au moins indirectement, à une affaire criminelle.

Il pensa d’abord à réparer sa faute, et il répondit avec une certaine assurance:

– Je n’ai jamais vu mademoiselle Lestérel que dans les salons où elle chante. Je ne lui ai jamais parlé que chez madame Cambry.

Un mensonge amène un autre mensonge, et Gaston ne pouvait plus s’arrêter sur le chemin où la fatalité l’avait jeté.

– Alors, reprit M.  Darcy, tu me permettras de te dire que tu t’es décidé un peu bien vite à épouser une personne que tu connais à peine. Ce serait excusable si tu sortais du collège. À ton âge, et avec ton expérience, c’est absurde… ou plutôt, c’est inadmissible… pour un juge d’instruction. Mais je t’ai vu faire tant de sottises, que je suis bien obligé de te croire. Je passe donc à un autre ordre de questions. Te souviens-tu exactement de l’heure qu’il était quand nous avons pris congé de madame Cambry?

– Minuit moins un quart, à quelques minutes près. Il était minuit, quand vous m’avez déposé sur le boulevard, et votre bai-brun va comme un cerf.

– Mademoiselle Lestérel a quitté le salon avant nous.

– Très peu de temps avant nous.

– Et, si ma mémoire me sert bien, madame Cambry nous a appris qu’on était venu chercher mademoiselle Lestérel, de la part de madame Crozon, sa sœur, qui se trouvait gravement indisposée?

– Oui.

– Et qui demeure rue Caumartin, m’as-tu dit.

– Rue Caumartin, 112.

– Tout près de l’Opéra, par conséquent.

– Quoi! vous supposeriez…

– Je ne suppose rien. Je me renseigne.

– Mais mademoiselle Lestérel n’est jamais allée de sa vie au bal de l’Opéra, j’en jurerais. Et je parierais qu’elle ne savait même pas qu’il y en eût un, hier. D’ailleurs, il vous sera facile de demander à madame Crozon à quelle heure sa sœur est arrivée chez elle…

– Et à quelle heure elle en est sortie. Sois tranquille, ce sera fait.

– Je dois vous prévenir, dit vivement Gaston, que madame Crozon est dans un état de santé qui exige des ménagements… que, de plus, son mari est d’une jalousie et d’une violence excessives.

– C’est mademoiselle Lestérel qui t’as dit cela?

– Oui, elle aime beaucoup sa sœur, elle la plaint, et…

– Et elle confie ses chagrins à M.  Gaston Darcy qui lui fait la cour. Rien de plus naturel.

»Ne t’effraie pas trop. Il me suffira probablement d’interroger la femme de chambre qui est venue chercher mademoiselle Berthe chez madame Cambry. Et si je suis obligé de faire déposer madame Crozon, je procéderai de façon à ne pas troubler la paix de son ménage.

»D’ailleurs, ce mari si farouche me paraît être en assez bons termes avec sa belle-sœur, puisqu’il lui rapporte de ses voyages des curiosités… singulières.

– Mais, mon oncle, vous allez donc ouvrir une instruction à propos de ce poignard?

– Oui, certes, et cela sans perdre une minute.

– Quoi! vous pouvez croire que mademoiselle Lestérel… qu’une jeune fille honnête jusqu’à la sauvagerie, douce jusqu’à la timidité…

– A tué une femme galante qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait peut-être jamais vue. Non, je ne le crois pas. Mais je manquerais à tous mes devoirs si je n’interrogeais pas cette jeune fille, si je ne lui demandais pas comment ce couteau japonais qu’elle portait en guise d’éventail, hier soir, à onze heures et demie, – c’est toi-même qui viens de le déclarer, – comment ce couteau, qu’on ne saurait confondre avec un autre, a été retrouvé, à trois heures, enfoncé dans la gorge de madame d’Orcival.

– Mademoiselle Lestérel l’aura perdu.

– Et une femme l’a trouvé, et cette femme a couru bien vite à l’Opéra pour assassiner madame d’Orcival. Rien n’est impossible.

Gaston, qui sentait toute l’ironie cachée dans cette conclusion, baissa la tête et se tut.

– Mon cher, reprit M.  Darcy, tu as bien fait de renoncer à la magistrature, et je pense que tu ne réussirais pas au barreau, car tu défends très mal ta cliente. Il y a en sa faveur des arguments qui valent cent fois mieux que ton explication hasardée d’un fait inexplicable, jusqu’à présent, mais que mademoiselle Lestérel expliquera, je l’espère. N’a-t-elle pas pour elle la pureté de sa vie, son passé irréprochable et surtout l’absence complète de relations antérieures entre elle et la victime?

Ici, Gaston ne put s’empêcher de pâlir. Il venait de se rappeler que Berthe connaissait Julia pour avoir été élevée dans le même pensionnat qu’elle.