Za darmo

Le crime de l'Opéra 1

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Gaston venait de préluder par quelques accords, et mademoiselle Lestérel commençait le doux air dont les paroles eussent été mieux placées dans la bouche de son amoureux que dans la sienne. Elle chantait:

 
La belle qui m’aimera
Assez mal s’en trouvera
Si son cœur a le dessein
De faire un peu le mutin.
 

– Oh! oh! souffla M.  Darcy, le morceau est de circonstance. Est-ce vous qui l’avez choisi?

– Oui, murmura la veuve. Il me plaît beaucoup, et Berthe le dit à ravir.

La voix d’or de la jeune fille reprit:

 
Quand j’irai devant sa fenêtre
À minuit chanter ma chanson
Je prétends la voir paraître
Tout de suite à son balcon,
Bien vite, ou sinon…
 

– On jurerait qu’on a écrit cela tout exprès pour eux, soupira madame Cambry.

– Décidément, lui dit à l’oreille M.  Roger Darcy, vous tenez à faire le bonheur de votre protégée.

– Et le bonheur de votre neveu. Jamais il ne rencontrera une femme si accomplie.

– Pardon, j’en connais une.

– Oh! alors, présentez-la-moi.

– Impossible.

– Pourquoi?

– Parce que cette femme, c’est vous.

– Voilà ce qui s’appelle un compliment à bout portant.

– Ce n’est pas un compliment, c’est… une ouverture.

– Ainsi, vous êtes d’avis que je ferais bien d’épouser M.  Gaston Darcy?

– En mon âme et conscience, oui.

– Je ne m’attendais guère à cette proposition… surtout de votre part.

– Est-ce qu’elle vous offense?

– Non, certes. Votre nom est de ceux que la femme la plus difficile serait heureuse et fière de porter. Mais M.  Gaston n’a jamais songé à moi.

– Qu’en savez-vous?

– En tout cas, il n’y songe plus, car il aime Berthe. Cela saute aux yeux. Et je m’étonne que vous ne soyez pas plus clairvoyant… vous! un juge d’instruction! Vous ne savez donc lire que dans le cœur des prévenus? Et quand vous êtes hors de votre cabinet, il faut donc, pour que vous compreniez… il faut donc qu’on vous fasse des aveux?

En parlant ainsi, madame Cambry regardait fixement M.  Roger Darcy, et le magistrat tressaillit comme un homme qui voit tout à coup s’ouvrir devant lui un horizon inattendu.

– De plus, reprit la jeune veuve, je vous déclare très franchement que votre neveu, fût-il libre, ne me conviendrait pas du tout. Je rends justice à ses mérites, mais je me défie beaucoup de ses défauts. Il a trop vécu dans le demi-monde. Ce serait une conversion à obtenir, et je ne me chargerais pas de la tenter. Il n’y a que l’amour qui puisse métamorphoser un viveur en mari sérieux. Berthe y réussira. Moi, j’y perdrais mes peines.

– Ma foi! vous avez peut-être raison, dit gaiement l’oncle. Je veux marier Gaston, mais je ne veux faire le malheur de personne.

– Pourquoi tenez-vous tant à le marier?

– Parce que… vous allez vous moquer de moi… parce que j’entends que la France possède des Darcy à perpétuité. Pour le moment, il ne lui en reste que deux, et si l’un de ces deux ne fait pas souche, bientôt il ne lui en restera plus du tout. Gaston est le plus jeune. C’est à lui de se dévouer.

– Se dévouer? Alors, vous considérez le mariage comme un sacrifice. Vous êtes vraiment gracieux pour nous autres femmes!

– Oh! je parle pour moi qui suis vieux.

– Quel âge avez-vous donc?

– Quarante-cinq ans, hélas!

– Je ne m’en suis jamais aperçue.

– Vous êtes bien bonne. Moi, je m’en aperçois tous les jours.

– Et moi, je vous trouve plus jeune que votre neveu. Ce ne sont pas les années qui vieillissent un homme, c’est l’usage qu’il fait de son cœur.

– Le mien n’a pas autant voyagé que celui de Gaston, et surtout il n’a pas voyagé dans les mêmes pays. Il n’en est pas moins à la retraite, et je doute qu’on l’en relève. Je n’ai malheureusement aucun goût pour mes contemporaines, et une jeune femme ne voudrait pas de moi. Une fille sans dot se résignerait peut-être, mais ces résignations-là coûtent cher au mari qui les accepte.

– Pas si haut! vous troublez la chanteuse, interrompit malicieusement madame Cambry. Écoutez cette jolie finale.

Berthe chantait:

 
La belle se penchera
Et bien doucement dira:
Cher seigneur, quels sont tes vœux?
Je veux tout ce que tu veux.
Il me faut deux baisers, dirai-je,
Deux baisers, ô mon cher trésor,
L’un sur votre front de neige,
L’autre sur vos cheveux d’or.
 

L’air était fini, et les applaudissements empêchèrent M.  Roger Darcy de continuer à prêcher contre les quadragénaires qui affrontent les chances périlleuses du mariage.

– Cherchez, et vous trouverez, lui dit madame Cambry, en se levant pour aller féliciter mademoiselle Lestérel.

Et elle ajouta:

– Regardez donc votre neveu. Il est radieux.

Elle n’exagérait pas. Gaston rayonnait. Il avait cru deviner que Berthe pensait à lui, quand elle disait tendrement au bien-aimé de la romance: Je veux tout ce que tu veux. Et il aurait pu répondre sans mentir qu’il mourait d’envie de baiser un front de neige et des cheveux d’or, car Berthe était blanche comme un lis et blonde comme les blés. La joie le troublait à ce point qu’il avait commis quelques fausses notes en accompagnant la sérénade.

– Cette musique est délicieuse, et vous lui donnez une expression qui la rend encore plus touchante, dit la jeune femme en serrant les mains de mademoiselle Lestérel. Vous y mettez toute votre âme, j’en suis sûre… et je suis sûre aussi que M.  Gaston Darcy la préfère à tous les grands morceaux de nos divas.

Gaston se tut. Ses yeux parlaient pour lui. Berthe baissait les siens et paraissait toute décontenancée. On eût dit qu’elle regrettait d’avoir chanté avec tant de feu.

– Si vous n’êtes pas trop fatiguée, chère petite, reprit madame Cambry, dites-nous donc encore un air… celui que vous voudrez.

La jeune fille hésita un peu; mais un des morceaux qu’elle avisa sur le piano convenait sans doute à sa voix et à sa situation, car elle le plaça devant Gaston qui le connaissait, cet air mélancolique écrit par Martini, un maître du siècle dernier. Quand Berthe commença à chanter lentement les paroles auxquelles il va si bien, il lui sembla qu’elle s’adressait à lui et qu’elle le suppliait de ne pas l’aimer.

 
Plaisirs d’amour ne durent qu’un moment;
Chagrins d’amour durent toute la vie,
soupirait la jeune fille, et dans son accent il y avait une prière.
 

Était-ce avec intention qu’elle avait choisi ce chant si cruellement vrai? Gaston le crut, et son visage se rembrunit un peu. Il se prit à songer qu’une passion, même partagée, ne met pas ceux qui l’éprouvent à l’abri du malheur, et que mademoiselle Lestérel avait peut-être raison de prédire ainsi un sombre avenir à leurs amours.

L’air expira comme une plainte, et plus d’une femme essuya furtivement une larme. Madame Cambry elle-même était émue quoiqu’elle ne dût connaître que par ouï-dire les plaisirs et les chagrins dont il s’agissait. Elle l’était si vivement qu’elle embrassa Berthe sur les deux joues.

Comme elle la reconduisait à sa place, après l’avoir remerciée et complimentée, un valet de pied qui venait d’entrer dans le salon s’avança respectueusement et lui dit quelques mots à voix basse.

Gaston vit madame Cambry parler à l’oreille de la jeune fille et sortir avec elle du salon. Très surpris et même un peu inquiet, il se rapprocha de son oncle qui lui tint ce discours fort sage:

– Mon cher, je ne devine pas plus que toi pourquoi mademoiselle Lestérel s’en va si brusquement, mais je crois que nous ferions bien de partir aussi. Madame Cambry ne m’a pas caché qu’elle avait besoin de repos, et que ses meilleurs amis lui seraient agréables en ne s’attardant pas ici ce soir. D’ailleurs, j’ai à causer avec toi, et comme tu vas, je suppose, au bal de l’Opéra…

– Oh! je ne suis pas du tout décidé à y aller, interrompit Gaston. Mais voici madame Cambry qui rentre. Je voudrais savoir…

La jeune veuve vint à lui et dit tristement:

– Ma pauvre Berthe est obligée de nous quitter. Sa sœur a été prise tout à coup d’une crise nerveuse. Il faut que ce soit très grave, car Berthe a failli s’évanouir aux premiers mots que lui a dits tout bas la personne qui est venue la chercher. Elle est d’une sensibilité excessive, cette chère enfant, et elle a un courage!… Je lui ai offert de la faire accompagner… d’envoyer mon médecin chez sa sœur… elle n’a rien voulu entendre, et elle est partie seule… avec une femme de chambre… en fiacre… alors qu’elle pouvait prendre mon coupé que je lui proposais. Quel dévouement! Et qui croirait que cette frêle jeune fille a tant d’énergie! Je l’aimais déjà de tout mon cœur; maintenant, je l’aime et je l’admire.

– Si vous vous trouviez en pareil cas, vous feriez comme elle, chère madame, dit M.  Roger Darcy. Ne nous prouvez-vous pas ce soir que vous êtes courageuse? Moi, je trouve que vous êtes héroïque de veiller en dépit de votre migraine, et je ne veux pas abuser de votre héroïsme. Je prends donc congé de vous, et j’emmène Gaston pour lui faire de la morale en route.

Madame Cambry n’essaya point de retenir l’oncle ni le neveu. Elle tendit à chacun d’eux une de ses belles mains, et elle dit à l’oncle avec un sourire expressif:

– Chercherez-vous?

– Oui, puisque vous prétendez que je trouverai, répliqua le juge d’instruction.

Gaston ne comprit pas et ne chercha pas à comprendre. Il ne pensait qu’à Berthe, et, quand il fut assis dans la voiture de M.  Roger Darcy, il fallut, pour l’arracher à sa rêverie, que son oncle l’attaquât en ces termes fort nets:

– Mon garçon, je vois clair dans ton jeu maintenant. C’est madame Cambry qui m’a ouvert les yeux. Tu es fou de cette petite qui chante si bien la sérénade plus ou moins aragonaise où il y a tant de baisers. Je conviens qu’elle est adorable. Mais l’épouser! diable! comme tu y vas!

 

– Mon cher oncle, répondit Gaston, vous m’avez dit tantôt: Pourvu que ta fiancée ne soit ni d’une honnêteté douteuse, ni d’une famille tarée…

– Et je ne m’en dédis pas, mais il s’agit de me démontrer que mademoiselle Berthe est dans les conditions exigées. D’abord, qu’est-ce que c’est que ces Lestérel? Je connais entre Toulon et Nice une forêt de ce nom-là. Le renseignement ne me semble pas suffisant.

– Sa sœur a épousé un capitaine au long cours. Son père était chef de bataillon.

– Julia d’Orcival aussi est la fille d’un officier. Et puis, mon cher, je ne crois pas beaucoup à la vertu des demoiselles qui vivent seules.

– Ce n’est pas sa faute si elle est orpheline.

– D’accord, mais sa beauté l’expose à des séductions contre lesquelles un chaperon ne serait pas inutile. Pourquoi n’habite-t-elle pas avec sa sœur, puisque sa sœur est mariée?

Gaston ne répondit pas, et pour cause, à cette question.

– Si tu te tais, reprit son oncle, c’est que tu n’as rien de bon à me dire. Mais je ne veux pas abuser de mes avantages pour corser mon sermon. Un coupé de chez Binder n’est pas une chaire. Viens demain chez moi, à midi, si tu es capable de te lever si matin. Nous causerons sérieusement… de toi… et peut-être de moi.

– Maintenant, veux-tu que je te jette rue Montaigne ou sur le boulevard?

– Sur le boulevard, mon oncle.

– Très bien. Tu vas au bal de l’Opéra. Ton cas n’est pas encore désespéré.

V. Quoi qu’en dît son oncle, Gaston n’était pas du tout décidé à aller au bal de l’Opéra…

Quoi qu’en dît son oncle, Gaston n’était pas du tout décidé à aller au bal de l’Opéra, et s’il accepta de se faire conduire au boulevard, c’est qu’il voulait monter au cercle pour consulter son oracle habituel, le sage capitaine qui lui donnait de si bons avis. Il avait beaucoup de choses nouvelles à lui apprendre et une foule de conseils à lui demander.

Mais il était écrit que tous ses projets seraient dérangés.

Au cercle, il ne trouva personne à qui parler. Le bal y avait fait le vide. Il n’y était guère resté que des joueurs de whist, et l’un d’eux dit à Darcy que Nointel, dérogeant à ses habitudes, avait suivi les jeunes à l’Opéra. Sur quoi, Darcy, qui tenait à parler à son ami, se décida à l’y rejoindre.

Le théâtre était à deux pas. Par hasard, il ne tombait ni pluie ni neige, et le pavé était sec. Darcy fit à pied la courte traversée et pénétra dans la salle.

Il n’était que minuit et demi. On dansait déjà, mais les loges se garnissaient lentement, et on ne rencontrait guère que des femmes costumées qui venaient là pour danser des quadrilles orageux. Les dominos étaient rares.

Darcy pensa qu’il trouverait le capitaine dans la loge retenue par le cercle, et il se dirigea vers les premières du côté gauche, sans entrer dans le foyer et sans flâner dans les corridors.

Il soupçonnait que Julia viendrait au bal, et il ne se souciait pas de la rencontrer. Non qu’il craignît de se laisser engluer par cette preneuse de cœur – le sien était maintenant à l’épreuve des séductions – mais il voulait éviter une explication désagréable.

Dans la loge, il y avait deux ou trois clubmen de sa connaissance, mais Nointel venait justement d’en sortir. Lolif et Prébord y étaient, et Prébord s’en alla, dès qu’il vit entrer Darcy.

Ils s’étaient déjà rencontrés au cercle, depuis leur altercation, et ils se faisaient froide mine; mais, par une sorte d’accord tacite, ils n’avaient entamé aucune explication à propos de leur rencontre dans la rue Royale. Chacun comprenait que le dialogue tournerait vite à l’aigreur, et ni l’un ni l’autre ne tenait à s’embarquer dans une querelle. Prébord n’était pas belliqueux, et Darcy, qui se battait volontiers, craignait de compromettre mademoiselle Lestérel.

– Mon cher, lui cria Lolif, venez donc que je vous montre une chose curieuse.

Et comme Darcy objectait qu’il cherchait le capitaine, le reporter par vocation lui dit:

– Vous ne le trouverez pas. Nointel est un original qui ne fait rien comme les autres. Je parierais qu’il est descendu dans la salle, et qu’il s’amuse à voir danser les Clodoches. Attendez-le ici. C’est plus sûr, et je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Venez à côté de moi, sur le devant de la loge, pendant qu’il y a encore une place. D’ici à une demi-heure, nous serons envahis par les femmes que ces messieurs vont amener, et je ne pourrai plus étudier avec vous ce mystère que j’aperçois là-bas.

– Il y a un mystère? demanda en riant Gaston. Va pour le mystère. J’ai du temps à perdre, car je me décide à attendre ici le capitaine.

– Regardez là-bas, dans la loge qui est juste en face de la nôtre, de l’autre côté de la salle.

– Bon! j’y suis. Et je vois… une femme toute seule.

– Une femme en domino noir et blanc.

– Oui. Noir d’un côté et blanc de l’autre. Tiens! le masque de dentelles est pareil. Une face noire, une face blanche. Les gants vont avec le reste. Un noir et un blanc. Ce costume mi-parti est assez drôle; mais si c’est là votre mystère, il sera bien vite éclairci. La dame n’est pas venue pour rester en faction dans sa loge, comme un soldat dans sa guérite. Elle ira au foyer ou dans les couloirs, et on saura qui c’est. Nous avons ici des gens qui sont fort au courant du répertoire. Les anciennes sont très connues, les nouvelles sont rares, et quand il s’en montre une, elle est vite signalée.

– Je parie que celle-ci n’est ni une nouvelle ni une ancienne. Je parie que c’est une femme du monde.

– Peste! quel flair! À quoi voyez-vous cela, je vous prie?

– Elle est seule. Donc elle attend quelqu’un.

– Voilà une belle raison! Il me semble, au contraire, que si c’était une femme du monde, elle aurait tout intérêt à ne pas se faire remarquer. Elle se tiendrait dans le fond de sa loge, et elle n’aurait pas choisi un domino qui attire l’attention.

– C’est justement là qu’est le mystère.

– Ah! pour le coup, c’est trop fort. Lolif, mon ami, votre imagination vous égare. Et tenez! voici le général Simancas et le docteur Saint-Galmier qui prennent place dans une loge à côté de celle où est votre inconnue. Allez les trouver. Vous verrez de près le domino bigarré. Vous pourrez même écouter à travers la cloison, dans le cas où cette solitaire recevrait des visites.

– Non pas. Simancas et Saint-Galmier me sont trop suspects.

– Bah! ceux-là aussi! Est-ce que vous auriez découvert qu’ils ont commis des crimes?

– Pas encore, mais je les crois très capables d’en commettre. Ces gens-là ont des allures étranges. Ainsi, ce soir, au lieu de venir dans la loge du cercle, ils en ont loué une pour eux tout seuls.

– Cela prouve tout au plus qu’ils n’aiment pas les longues histoires.

– Bon! bon! moquez-vous de moi. Un jour viendra où vous reconnaîtrez que j’avais raison. Ah! voici une visite qui arrive à la femme bicolore.

– Oui, un domino; tout noir celui-là. Qu’y a-t-il à cela d’extraordinaire?

– Vous n’avez donc pas remarqué que le domino noir et blanc s’est levé vivement dès qu’il a vu entrer l’autre. Si c’était une amie attendue, elle la ferait asseoir à côté d’elle. Et voyez, elles disparaissent toutes les deux dans le petit salon qui est derrière la loge.

– Et il paraît que cette éclipse intrigue Simancas, car il se lève pour regarder par-dessus la séparation. Il en sera pour son dérangement. Les deux femmes sont devenues complètement invisibles.

– Bon! mais pourriez-vous me dire à quelle catégorie sociale appartient la visiteuse?

– Non, ma foi! Et vous?

– Moi, je le sais. C’est une bourgeoise qui ne fréquente pas habituellement le bal de l’Opéra… peut-être même est-ce une provinciale. Ça se voit à sa tenue, qui manque absolument d’élégance. Au lieu du voile de dentelles à la mode du jour, elle a sur la figure un simple loup de velours. Il faut arriver de Montmorillon ou de Ménilmontant pour porter un loup. Et au lieu d’avoir mis un capuchon sur une toilette de bal, elle s’est affublée du classique domino d’autrefois, une espèce de peignoir qu’elle a dû louer à une marchande à la toilette.

– Décidément, mon cher, vous êtes de première force. Vous en remontreriez à Zadig.

– Zadig! Je ne connais pas d’agent, ni de commissaire de ce nom-là, dit Lolif qui avait beaucoup moins lu les contes de Voltaire que la Gazette des Tribunaux.

– C’est un célèbre détective anglais, riposta Darcy avec un flegme superbe.

– Ah! vraiment? Eh bien, si vous le connaissez, vous me ferez plaisir en me présentant à lui quand il viendra à Paris.

– Je n’y manquerai pas, et je suis certain que vous l’étonnerez.

– Ne riez pas. Je lui apprendrais peut-être des tours qu’il ignore.

»Ah! voilà le domino mi-parti qui reparaît… tout seul. La conférence dans le petit salon n’a pas été longue, et je commence à croire que l’autre est tout bonnement sa femme de chambre qui lui apportait un objet oublié… son éventail peut-être. Il me semble qu’elle n’en avait pas quand elle est entrée dans la loge, et elle en a un maintenant… sur ses genoux.

– Quels yeux vous avez! vous finirez par me dire de quelle couleur sont les siens.

– Il ne faudrait pas m’en défier. Tiens, une nouvelle visite! Encore une femme en domino.

– La même, parbleu! Voilà qui dérange un peu vos suppositions. Si c’était une soubrette, sa maîtresse ne se lèverait pas deux fois en moins de cinq minutes pour la recevoir. Et vous voyez qu’elle s’enfonce encore avec elle dans les profondeurs du petit salon.

– Il n’est pas prouvé que ce soit la même, grommela Lolif, vexé.

Et il braqua sur la loge vide une énorme jumelle; mais l’usage prolongé de ce télescope ne lui fit rien découvrir. Les deux dominos ne reparurent point.

– À votre place, lui dit ironiquement Darcy, moi, je sortirais et j’irais monter la garde à la porte du réduit mystérieux. Nul ne pourrait y entrer, ni en sortir, sans passer sous votre inspection.

– C’est ce que je ferai un peu plus tard, répondit Lolif d’un air fin. Pour le moment, j’aime mieux observer Simancas et Saint-Galmier, qui m’ont tout l’air d’espionner leur voisine.

– Je vous laisse à cette intéressante préoccupation.

– Vous partez! mais il n’est qu’une heure. Le bal commence à peine.

– Je vais me mettre en quête de Nointel.

– Et vous le ramènerez ici?

– Peut-être. Piochez le mystère, en attendant que je revienne… si je reviens.

Au fond, Darcy n’avait pas la moindre envie de reprendre une conversation qui l’ennuyait. Il n’était venu que pour le capitaine, et il se proposait d’aller se coucher, s’il ne réussissait pas à le découvrir.

Il descendit d’abord dans la salle, où il ne vit que des travestis des deux sexes; puis il parcourut le foyer, où foisonnaient les chercheuses d’aventure et les commis en bonne fortune. Nointel n’y était pas, et, après trois quarts d’heure de recherches, Darcy allait partir, lorsqu’à l’entrée du corridor des premières, il se trouva tout à coup nez à nez avec son introuvable ami.

– Parbleu! c’est heureux, s’écria-t-il, en passant son bras sous le sien, voilà je ne sais combien de temps que je cours après toi. Où diable étais-tu donc?

– Je vais te conter ça. Dis-moi d’abord ce que tu as à me dire. Est-ce que tu viens m’annoncer que tu t’es remis avec Julia?

– Tu sais bien que non.

– Je ne sais rien du tout. Il y a quatre jours que je ne t’ai vu… et quatre nuits… quatre fois plus de temps qu’il n’en faut pour faire une sottise.

– Sois tranquille. Je me soucie maintenant de Julia comme du premier cigare que j’ai fumé au collège.

– Je dois te prévenir qu’elle est ici. Je ne serais même pas surpris qu’elle y fût venue pour toi, car elle est arrivée seule, dès minuit, ce qui est très contraire à ses habitudes. Je montais le grand escalier derrière elle, et j’ai vu sa figure au moment où elle écartait ses dentelles pour se regarder dans une glace. Elle m’a vu aussi, et elle s’est sauvée. Je crois qu’elle n’était pas contente que je l’eusse reconnue.

– Elle n’a pas porté longtemps le deuil de ce malheureux Golymine. Mais ça ne me regarde pas, et je vais filer, attendu que je ne tiens pas du tout à la rencontrer.

– Tu ne la rencontreras pas. Elle est cantonnée dans une loge des premières de côté, en face de la loge du cercle, où tu es entré sans doute.

– J’en sors.

– Alors, tu as dû apercevoir madame d’Orcival. Elle a pour voisins le général péruvien et le praticien du Canada.

– Et elle est en domino noir et blanc?

 

– Précisément.

– Comment! c’est Julia qui s’est habillée en drapeau prussien! Et cet imbécile de Lolif qui la prend pour une grande dame et qui invente des romans à propos d’elle! Si tu veux rire, tu n’as qu’à aller le retrouver et à écouter les niaiseries qu’il te débitera. Moi, j’en ai assez et je décampe. Julia n’aurait qu’à venir rôder par ici. J’irai demain te demander un avis.

– Sur ton prochain mariage?

– Oui. Je suis presque décidé à doubler le cap; mais un bon pilote n’est jamais de trop.

– A la disposicion de usted! Je te parle espagnol, parce que je viens d’escorter une marquise havanaise.

Et, comme Darcy dressait l’oreille, le capitaine reprit en riant:

– Oui, mon cher, tel que tu me vois, j’ai couvert de ma protection une noble personne qui la réclamait. Tout à l’heure, en débouchant dans le couloir, j’ai avisé une femme que de jolis gommeux serraient de trop près et qui s’est aussitôt accrochée à mon bras. J’ai pu croire un instant que j’avais fait une conquête. Je n’ai eu qu’un beau remerciement, et la dame m’a quitté à vingt pas de l’endroit où j’avais pris sa défense. Mais à sa voix, à son accent et à ses cheveux aile de corbeau, j’ai très bien reconnu madame de Barancos.

»L’incomparable marquise au bal de l’Opéra! C’est roide. Pourquoi pas, après tout? Elle est un peu bien excentrique, cette créole archimillionnaire. Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’elle soit venue sans cavalier.

»Peut-être cherche-t-elle ce fat de Prébord. Les femmes ont des goûts si étranges.

– À la façon dont tu parles d’elle, je vois que ce n’est pas elle que tu comptes épouser.

– Ni elle, ni madame Cambry. Je te conterai mon cas demain. Mais je me sauve de peur de Julia. Adieu! que Lolif te soit léger!

Le capitaine laissa partir son ami, sans chercher à le retenir. Il savait que madame d’Orcival n’était pas loin, et il redoutait une rencontre qui aurait pu amener une rechute.

Peu s’en fallut, du reste, qu’il ne partît aussi, car le bal ne l’amusait guère; mais, quoiqu’il ne fût pas curieux de scandale, la présence de madame de Barancos à cette fête, un peu trop publique pour une marquise, ne laissait pas de l’intriguer très fort.

N’aimant pas le monde, il n’allait pas chez elle, mais il la connaissait parfaitement de vue et de réputation; il s’occupait d’elle de loin, et elle l’intéressait comme un problème.

À vrai dire, tout Paris la connaissait, cette splendide créole qui se montrait partout, et qui partout où elle se montrait régnait sans partage, par la grâce de sa beauté, de sa fortune et de sa naissance.

Fille d’un Grand d’Espagne et veuve d’un capitaine général, gouverneur de l’île de Cuba, la marquise de Barancos habitait la France depuis trois ans, et y menait une existence presque royale.

Elle semblait même vouloir s’y fixer, car elle avait acquis un superbe hôtel contigu au parc Monceau, un magnifique château et une grande terre en Normandie.

Écuyère intrépide, chasseresse infatigable, elle se passionnait aussi bien pour les arts que pour les exercices violents. On la voyait le jour conduire à quatre au bois de Boulogne, et le soir s’enivrer de musique au théâtre.

Elle recevait beaucoup, et elle donnait souvent des fêtes dont la description défrayait pendant huit jours les chroniqueurs du high life. Mais elle avait aussi ses intimes, choisis dans toutes les aristocraties, de grands noms et des célébrités artistiques et littéraires. La jeunesse, l’élégance et l’esprit avaient leurs entrées chez elle comme chez madame Cambry.

Et ces deux veuves se ressemblaient encore en un point: elles voyaient peu de femmes.

Mais, sans parler de la différence de fortune et d’origine, elles ne se ressemblaient ni par le caractère ni par les habitudes. Autant madame de Barancos était ardente, altière et capricieuse, autant madame Cambry était calme, modeste et sage. Nointel, qui s’amusait souvent à les comparer, les avait surnommées le torrent et la rivière.

Bien entendu, la marquise était le torrent. Mais ce torrent n’avait pas encore causé de ravages.

Quoique dégagée de tout lien par sa situation exceptionnelle et par son veuvage, madame de Barancos se conduisait très correctement, et ses excentricités n’allaient jamais jusqu’aux imprudences compromettantes.

Elle vivait d’ailleurs, pour ainsi dire, au grand jour, et il lui eût été plus difficile qu’à toute autre de cacher un écart. Trop d’yeux l’observaient, les yeux de tous ses adorateurs.

Le capitaine n’en revenait pas de l’avoir rencontrée seule, en plein bal de l’Opéra, comme une simple irrégulière.

Cependant, il n’avait pu se tromper. Il lui était arrivé souvent d’échanger quelques mots avec elle dans une de ces ventes de charité où elle aimait à tenir un comptoir, et elle avait un léger accent qu’on ne pouvait pas oublier.

Nointel n’était certes pas homme à abuser du petit secret que le hasard venait de lui livrer; mais il se plaisait à étudier en philosophe le caractère et les actions des femmes.

Il se mit donc à pérégriner par les corridors, dans l’espérance de rencontrer encore la marquise, et cette fois au bras d’un cavalier.

Il se flattait, quoique le domino qu’elle portait fût dépourvu de tout signe particulier, de la reconnaître à sa taille, à sa tournure, à sa voix, en la suivant d’un peu près pendant quelques instants. Mais il ne se flattait pas de la reconnaître à distance, d’un côté de la salle à l’autre, si elle s’était réfugiée dans une loge, et pour cette raison il jugeait inutile d’aller reprendre sa place parmi ses amis du cercle.

Il en fut pour une longue promenade. Il eut beau parcourir le foyer et les couloirs à tous les étages, il ne retrouva point madame de Barancos, et, au bout d’une heure, voyant qu’il faisait là une sotte campagne, il songea à battre en retraite.

Il se dirigeait vers le grand escalier pour gagner la sortie, lorsqu’il fut violemment heurté par un monsieur qu’il repoussa d’un coup d’épaule et qu’il s’apprêtait à interpeller en termes assez vifs.

Il s’aperçut à temps que ce monsieur était Lolif, et sa mauvaise humeur se tourna en raillerie.

– Où diable courez-vous si fort? lui demanda-t-il. Est-ce qu’on vient d’assassiner quelqu’un?

– Pas que je sache, répondit le policier amateur, mais je suis sur la piste d’une affaire curieuse.

– Golymine serait-il ressuscité? L’auriez-vous reconnu sous le casque à plumet d’un Clodoche?

– Ne plaisantez pas, mon cher. Sans sortir de la loge du cercle, j’ai découvert…

– Une nouvelle planète?

– Un certain domino blanc et noir…

– C’est très curieux, en effet, dit Nointel, de l’air le plus sérieux du monde.

Il connaissait la femme cachée sous ce costume, et il se réjouissait de voir ce nigaud de Lolif se lancer à la poursuite d’un mystère qui n’était qu’une mystification.

– Ce n’est pas cela qui est curieux, reprit le chasseur de drames. C’est la conduite incompréhensible de ce domino. Il est seul, sur le devant d’une loge des premières de côté, en face de la nôtre. De temps en temps, il en vient un autre, un noir. Le noir et blanc se lève et va causer avec lui derrière le rideau du fond. La conférence dure tantôt cinq minutes, tantôt un quart d’heure, tantôt une demi-heure, après quoi le domino mi-parti reprend sa place sur le devant. Bref, dans cette loge-là, on ne fait qu’entrer et sortir comme les ombres au théâtre de Séraphin.

– C’est grave, en effet, c’est très grave, dit le capitaine, plus sérieux que jamais. Et vous allez, je suppose, entrer aussi pour trouver le mot de cette énigme?

– C’est-à-dire que je vais tâcher d’entrer. Il n’est pas certain que j’y réussisse. La dame se garde bien. Mais j’ai un autre moyen. Simancas et Saint-Galmier occupaient tout à l’heure une loge à côté d’elle. Ils viennent de décamper. Je les ai vu de loin remettre leurs pardessus. Je n’aurais pas voulu leur demander une place, parce que je ne peux pas les souffrir. Maintenant qu’ils sont partis, je dirai à l’ouvreuse que je suis un de leurs amis. Je m’établirai au poste qu’ils ont déserté, et, une fois que j’y serai, je me charge de savoir à quoi m’en tenir sur les manèges de la voisine.

»Et demain, j’en aurai long à vous raconter. Si je voulais envoyer un article au Figaro et le signer, je vous réponds qu’on parlerait de moi.

– Mon compliment, cher ami, mon compliment bien sincère. Vous êtes né limier. La perdrix ne peut pas vous échapper. Bonne chance donc et à demain, dit Nointel.