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Le crime de l'Opéra 1

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IV. Madame Cambry recevait tous les samedis…

Madame Cambry recevait tous les samedis, et elle avait ce qu’on appelle à Paris un salon, c’est-à-dire un monde à elle, et un monde trié sur le volet: des financiers aimables, des artistes bien élevés, des gentilshommes sans morgue, des savants sans pédanterie et même des hommes d’État pas trop ennuyeux.

Et c’est un talent assez rare que celui d’attirer et de retenir des gens d’élite, sans les enrégimenter dans une coterie.

Elle voyait peu de femmes, quelques-unes pourtant, choisies parmi celles qui pouvaient apporter à ces réunions un contingent d’esprit ou de beauté. Elle avait su éviter le grand écueil: sa maison était un terrain neutre où ne prédominait aucune influence exclusive. Il y a des soirées de jeu, des soirées littéraires, des soirées musicales, des soirées politiques. Chez madame Cambry, rien de pareil. On y causait de tout, mais on n’y lisait jamais de vers, et si on y chantait parfois, c’était au piano, et pas longtemps.

À moins cependant qu’elle n’offrît à ses amis un grand concert ou un bal. Cela lui arrivait trois ou quatre fois par an, et dans ces occasions exceptionnelles, elle étendait le cercle de ses invitations, sans pour cela les prodiguer.

Il faut dire que madame Cambry était tout à fait en situation de rassembler chez elle des hommes distingués dans tous les genres. Veuve d’un mari beaucoup plus âgé qu’elle qui lui avait laissé sa fortune, et déjà riche par elle-même, elle était de cette vieille bourgeoisie parisienne qui, sous l’ancien régime, côtoyait de très près la noblesse. Elle s’appelait de son nom Barbe Cornuel de Cachan. Et les Cornuel étaient déjà dans l’échevinage sous Henri  IV. On leur reprochait même alors d’avoir été de furieux ligueurs. Mais, depuis plus de deux siècles, ils s’étaient ralliés à la monarchie. Il n’eût tenu qu’à eux de devenir conseillers de roi et de marier leurs filles à des gens titrés.

Fidèle aux traditions de sa famille, la dernière de ces filles avait choisi pour époux un homme dont les ancêtres n’étaient point aux croisades. M.  Cambry, ingénieur, fils de ses œuvres, avait acquis un gros capital dans l’industrie. Il était fort considéré, et sa femme avait hérité, non seulement de son bien, mais de ses relations, comme elle avait déjà hérité du bien et des relations de son père.

On croira sans peine que les adorateurs ne manquaient pas à cette veuve de vingt-quatre ans, qui n’affichait pas l’intention de rester inconsolable et qui était charmante, dans toute l’acception du mot, car elle charmait positivement ceux qu’elle voulait bien admettre chez elle.

Blonde sans fadeur, blanche sans pâleur maladive, madame Cambry avait des yeux bruns d’une douceur incomparable, des traits fins et réguliers, une physionomie avenante et expressive, un sourire frais et gai comme un sourire d’enfant, une taille élégante et souple.

Elle avait aussi une intelligence hors ligne et un esprit de conduite remarquable. Depuis trois ans qu’elle était absolument maîtresse de se gouverner à sa guise, elle avait su se faire de nombreux amis, sans donner la moindre prise à la médisance. Et on s’étonnait que, parmi tant d’aspirants à sa main, elle n’eût encore distingué personne. Les malveillants prétendaient que cette insensibilité n’était pas naturelle, et accusaient madame Cambry de calculs ambitieux; mais en général on admirait sa sagesse et on ne la blâmait pas de réserver son choix.

Elle habitait, vers le milieu de l’avenue d’Eylau, un hôtel entre cour et jardin, un hôtel provenant de la succession de son mari, et un peu trop grand pour son état de maison, qui était raisonnable comme sa vie. Pas de luxe criard, pas de livrées voyantes. Le mauvais goût était proscrit chez elle autant que la pédanterie. Tout y était simple, ses meubles, ses toilettes, ses habitudes. Les journaux ne la citaient jamais dans les comptes rendus des premières à la mode, et les dames du lac ne savaient pas son nom.

M.  Darcy et son neveu Gaston étaient au nombre de ses fidèles. L’oncle avait pour elle une estime toute particulière, et le neveu ne s’était pas privé de lui faire une cour assez vive au début de son veuvage. Il avait même songé pendant une saison à se poser en prétendant. Madame Cambry ne l’avait ni rebuté, ni encouragé. Ce n’était pas assez pour un garçon dont le cœur s’enflammait aussi vite qu’il s’éteignait quand on n’alimentait pas son feu, et Gaston était retourné sans trop de regret aux amours faciles.

Il avait même déserté complètement le sérieux hôtel de l’avenue d’Eylau pour la petite maison du boulevard Malesherbes, et s’il se montrait maintenant beaucoup plus assidu chez l’aimable veuve, c’est qu’il y rencontrait souvent mademoiselle Lestérel.

Berthe était devenue presque l’amie de madame Cambry, après avoir commencé par chanter dans ce salon en qualité d’artiste payée. La distinction de ses manières et de sa personne, et surtout sa réputation bien établie de parfaite honnêteté, lui avaient valu cet honneur très mérité. Elle était de tous les samedis, et elle y tenait sa place à merveille. Elle savait se conduire comme une jeune fille du meilleur monde, et elle avait le bon goût de ne pas se faire prier quand on lui demandait de dire un air. Madame Cambry lui témoignait une estime affectueuse qui la touchait profondément; madame Cambry la choyait, la patronnait, et bien des gens pensaient qu’elle lui cherchait un mari.

Mais Berthe secondait médiocrement sa protectrice dans cette entreprise. Berthe accueillait avec une modestie exemplaire et une réserve extrême les hommages qu’on lui adressait. Elle ne les recherchait jamais, et elle paraissait plus soucieuse de se dérober que de se produire. Personne n’aurait pu dire qu’elle avait distingué quelqu’un entre ceux qui s’occupaient d’elle. Certains sceptiques incorrigibles en concluaient que son cœur était pris, et que le préféré de la gracieuse artiste n’était pas du monde de madame Cambry. Mais la majorité aimait et estimait mademoiselle Lestérel.

Le samedi qui suivit la mort de Wenceslas Golymine, M.  Roger Darcy arriva d’assez bonne heure chez madame Cambry. Il avait gardé son neveu à dîner, et il l’amenait pour l’entretenir dans les salutaires idées matrimoniales qu’il s’était efforcé de lui infuser dans la cervelle.

La rue Montaigne était sur le chemin de l’avenue d’Eylau, et Gaston avait pu s’habiller en passant, pendant que son oncle continuait à le prêcher.

Ce soir-là, par exception, la réunion était peu nombreuse. Les jeunes surtout manquaient. Il y avait bal à l’Opéra, et madame Cambry habitait fort loin du boulevard des Capucines. Mais Gaston ne venait pas chez elle pour le plaisir d’y rencontrer des camarades, et le juge se souciait peu des beaux fils qui d’ordinaire se montraient volontiers dans un des salons les mieux posés de Paris.

Gaston venait uniquement pour Berthe. M.  Roger Darcy venait surtout pour la veuve. Il appréciait infiniment ses mérites, et elle lui inspirait une sympathie qui serait allée jusqu’à la tendresse, s’il eût été tant soit peu disposé à s’y abandonner.

Mais ce magistrat s’était fait un système duquel il n’entendait pas se départir. Il avait décidé qu’un Darcy se marierait, un seul, pour ne pas diviser la fortune de la famille, et il trouvait juste que le plus jeune du nom se chargeât de perpétuer la race.

Madame Cambry les reçut avec sa grâce accoutumée, quoiqu’elle fût un peu souffrante. Elle s’excusa d’être moins gaie que d’habitude. Assurément, elle n’était pas moins jolie, et M.  Roger Darcy sut le lui dire dans la langue de la bonne compagnie.

Gaston, en entrant, avait avisé mademoiselle Lestérel, assise près du piano, et fort entourée. Les amoureux ont des yeux de lynx, et ils reconnaissent de très loin l’objet aimé. Ils savent aussi manœuvrer de façon à le rejoindre, en dépit de tous les obstacles. Le futur attaché au parquet n’était pas depuis cinq minutes dans le salon, qu’il avait trouvé le moyen de se rapprocher de Berthe et d’engager avec elle une conversation intéressante.

Seulement, la prudence n’est pas la qualité distinctive des gens épris, et on devine facilement leurs intentions. Il arriva bientôt ce qui arrive toujours en pareil cas. Les personnes assises à côté de la jeune fille comprirent qu’elles la gênaient, et s’éloignèrent avec une discrétion qui n’était pas exempte de malice. Les femmes mirent même une certaine affectation à changer de place. Berthe se trouva donc en tête-à-tête avec Gaston, un tête-à-tête relatif, car il y avait là bien des gens qui les regardaient du coin de l’œil.

– Me permettrez-vous de vous demander des nouvelles de madame votre sœur? dit à demi-voix Darcy.

Ceux qui l’observaient à la dérobée auraient pu entendre cette question banale sans y attacher d’importance, et pourtant elle était grosse de sous-entendus.

Darcy avait eu assez d’empire sur lui-même pour s’abstenir, depuis sa rencontre avec Berthe, de toute démarche auprès d’elle. Il venait de passer quatre jours à rêver, presque sans sortir de chez lui. Mais si son corps était resté inactif, son esprit avait considérablement travaillé. Son amour s’était cristallisé. Le mot est de Stendhal, et il est impossible d’en trouver un plus juste pour exprimer la transformation qui s’était faite dans ses idées.

– Ma pauvre sœur n’est pas encore remise de la terrible secousse qu’elle a éprouvée, répondit mademoiselle Lestérel. Je redoute une nouvelle crise.

– Mais, reprit Gaston en baissant la voix, le danger est passé, n’est-ce pas?

– Je l’espère, quoiqu’on puisse tout craindre d’un homme aussi violent que l’est mon beau-frère. Nous sommes à la merci du misérable qui a dénoncé Mathilde. Il peut la dénoncer encore… et je ne sais si je réussirais une seconde fois à la sauver.

– Vous ne connaissez pas l’auteur de ces infâmes lettres anonymes?

 

– Non. Ma sœur a soupçonné quelqu’un, mais elle n’a pas eu de preuves… et puis, à quoi bon chercher ce misérable? Mieux vaut essayer de réparer le mal.

– Je voudrais vous y aider.

– Vous l’avez déjà fait. Si je n’avais su que vous étiez là, prêt à défendre ma sœur, je n’aurais peut-être pas eu le courage de tenir tête à M.  Crozon. Et je vous supplie de croire que, si je ne vous ai pas remercié plus tôt, ce n’est pas faute d’avoir pensé à vous. Mathilde vous bénit, et moi, je prie Dieu pour vous chaque jour.

Gaston pâlit de joie et chercha une phrase pour exprimer ce qu’il ressentait, mais Berthe reprit d’une voix un peu altérée:

– Je me reprocherais de recourir encore à vous. Et en ne quittant presque pas ma sœur, je réussirai sans doute à empêcher une catastrophe. Son mari, fort heureusement, a confiance en moi. Il s’est radouci et il me témoigne même de l’amitié. Si je n’étais plus là, peut-être que la jalousie l’égarerait encore. Aussi, je passe maintenant ma vie chez Mathilde, et je ne serais pas venue ici ce soir, si je n’avais su que…

Mademoiselle Lestérel rougit et ne prononça pas les mots qui étaient certainement dans sa pensée. Au lieu de dire: si je n’avais su que je vous y rencontrerais, elle reprit après un temps d’arrêt:

– Si je n’avais craint de contrarier madame Cambry, qui a tant de bontés pour moi.

Darcy remarqua très bien ce court instant d’hésitation, et il devina pourquoi Berthe s’était interrompue au milieu d’une phrase commencée, pourquoi elle terminait cette phrase par une explication toute différente de celle qu’il attendait. Il devina qu’elle était venue pour lui, que dans un premier élan du cœur, elle avait failli dire la vérité, et qu’elle s’était retenue en s’apercevant qu’une si franche confession équivalait presque à un aveu.

Il tressaillit de joie, et mademoiselle Lestérel resta tout interdite, car elle sentait bien qu’elle venait de se trahir, et que Darcy n’allait pas manquer de profiter d’une imprudence, tardivement et assez maladroitement réparée.

– Ainsi, soupira-t-il, c’est à madame Cambry que je dois le bonheur de vous rencontrer ce soir; c’est uniquement pour lui être agréable que vous avez consenti à vous montrer chez elle. J’espérais que vous n’aviez pas oublié cette heure bénie où, appuyée sur mon bras, vous me répondiez en riant, quand je me plaignais de vous voir si rarement: Ne me verrez-vous pas samedi dans un salon, rue d’Eylau? Je n’ai rien oublié, moi, et je suis venu pour vous… pour vous seule.

Darcy dit cela avec l’accent que les amoureux savent mettre dans tous leurs discours. La passion donne à de simples paroles de politesse la valeur d’une déclaration brûlante. La passion trouve, sans le chercher, le ton juste, celui qui va droit à l’âme de la femme aimée; elle trouve aussi ce diapason spécial sur lequel on peut échanger des serments d’amour éternel, sans éveiller les soupçons des indifférents qui écoutent.

C’est ainsi que les oiseaux entendent seuls les douces choses qu’ils se disent au printemps quand ils gazouillent sous la feuillée.

Gaston et Berthe causaient au milieu de ce salon aussi sûrement qu’au fond d’un bois, quoiqu’il y eût là quelques intéressées à les observer, madame Cambry, entre autres, qui ne les perdait pas de vue, sans cesser pour cela de faire avec une aisance remarquable les honneurs de chez elle.

Et pourtant, le moment approchait, ce moment suprême qui décide de deux destinées, ce moment fugitif où un mot, un regard, un geste, engagent pour toute la vie.

– Pour moi seule! répéta Berthe. Je n’ose pas vous croire.

Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres; mais l’explosion se fit sans fracas, et personne ne tourna la tête lorsque Gaston dit à demi-voix:

– Ne comprenez-vous donc pas que je vous aime?

– Vous m’aimez! vous! murmura mademoiselle Lestérel. Permettez-moi de ne pas prendre au sérieux une déclaration qui me blesserait si j’y pouvais voir autre chose qu’une formule de politesse. Dans le monde facile où vous avez beaucoup vécu, je crois, un homme dit à une femme: Je vous aime, comme il lui dirait: Vous avez aujourd’hui une toilette ravissante. Le compliment est un peu vif, mais il ne tire pas à conséquence, et j’aurais tort de m’en fâcher. Cependant, je ne suis point accoutumée à ces obligeantes façons de parler, et elles me choquent un peu. Vous allez vous moquer de moi, mais il me semble qu’il ne faut pas plus jouer avec certains mots qu’avec le feu.

En répondant ainsi, Berthe s’efforçait de paraître gaie, et son air démentait son sourire. Il n’était pas difficile de deviner qu’elle cherchait à cacher une profonde émotion, et que, si elle essayait de se dérober par une feinte à l’attaque de Darcy, c’est qu’elle n’était pas certaine d’avoir la force de repousser cette attaque.

Malheureusement, la scène ne se passait plus dans la rue de Ponthieu, au terme d’une promenade nocturne amenée par une rencontre fortuite, et Berthe n’avait plus la ressource de couper court aux transports de l’amoureux Gaston en lui fermant la porte au nez. Elle en était réduite à se défendre en affectant une assurance qui lui manquait absolument.

Darcy, peu disposé à se laisser éconduire encore une fois, usa des avantages que lui donnait ce tête-à-tête au milieu d’un salon où mademoiselle Lestérel ne pouvait pas lui échapper, sous peine de se faire remarquer en changeant de place trop brusquement.

– Si vous me connaissiez mieux, commença-t-il, vous ne m’accuseriez pas de plaisanter avec les choses du cœur. Oui, j’ai couru longtemps ce monde où on ne cherche que le plaisir; mais jusqu’au jour où je vous ai vue, je n’ai pas vécu, car vivre, c’est aimer. J’aime maintenant, et c’est vous que j’aime, vous ne pouvez pas l’ignorer. Je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais que vous. Que faut-il donc que je fasse pour vous prouver que je ne mens pas?

Berthe se taisait, mais sa pâleur disait assez que ce langage ardent la troublait jusqu’au fond de l’âme.

– Je sais pourquoi vous doutez de moi, reprit vivement Gaston. Vous doutez de moi parce que j’ai agi avec vous comme j’aurais agi avec une femme de théâtre, parce que j’ai cru pouvoir me présenter chez vous sans que vous m’y eussiez autorisé, parce que je vous ai fait la cour à la légère, à l’aventure. Ah! c’est qu’alors je ne vous aimais pas encore. Et vous me rendrez cette justice de reconnaître que je vous estimais déjà, car je me suis arrêté devant une défense qu’il m’en coûtait beaucoup de respecter. Je me suis abstenu, j’ai cessé une recherche qui vous offensait; mais j’ai senti qu’il m’était impossible de vivre sans vous, que je vous appartenais et qu’il dépendait de vous de faire de moi le plus heureux des hommes ou le plus malheureux. À dater de cet instant, je vous jure qu’il ne m’est jamais venu à la pensée que mademoiselle Lestérel pourrait être à moi si je ne l’épousais pas.

À ces derniers mots, Berthe tressaillit, et peu s’en fallut qu’elle ne perdît contenance au point d’attirer l’attention des invités de madame Cambry.

Elle se remit cependant assez vite, et elle répondit d’un ton ferme:

– Je vous crois et je vous remercie de votre franchise. Vous n’avez rien à vous reprocher dans le passé. Comment auriez-vous deviné que j’étais résolue à rester ce que je suis, une honnête fille? Vous ne saviez rien de moi, sinon que je n’étais pas laide et que je vivais en donnant des leçons et en chantant dans les concerts. Maintenant que vous me connaissez mieux, vous me jugez digne de porter votre nom. Je suis profondément touchée de l’honneur que vous me faites, mais M.  Darcy ne peut pas épouser Berthe Lestérel. Tout s’y oppose, tout nous sépare, et vous auriez le droit de mal penser de moi si je profitais d’un entraînement passager que vous regretteriez plus tard.

– Si vous m’aimiez, vous ne parleriez pas ainsi, dit Gaston, très ému par le fier langage de la jeune fille.

Berthe se garda bien de répondre à cette question indirecte. Elle redoutait trop de se trahir. Au lieu de s’expliquer sur la nature du sentiment que Gaston lui inspirait, elle se jeta dans un récit qu’il n’osa point interrompre.

– Je suis la fille d’un soldat, dit-elle, d’un enfant de troupe qui avait gagné l’épaulette à force de bravoure et qui a été retraité comme chef de bataillon. Ma mère, que j’ai perdue en venant au monde, était une paysanne. C’est au prix des plus dures privations que le commandant Lestérel, n’ayant pour vivre que sa solde, a pu nous faire élever, ma sœur et moi, dans un pensionnat, et quand il est mort, il ne nous a laissé aucune fortune. Mathilde, heureusement, venait de se marier, et c’est à elle que je dois d’avoir pu terminer mon éducation, acquérir ce talent de musicienne qui assure mon indépendance. Elle a été tout pour moi, et j’ai reporté sur elle toute la tendresse, toute la reconnaissance que j’avais pour mon père. Je ne la quitterai jamais, et je donnerais ma vie avec joie pour lui épargner un chagrin.

– Je le sais, murmura Gaston, qui songeait à la scène conjugale à laquelle il avait assisté.

– Puisque le hasard, un hasard que je bénis, vous a initié à nos douleurs, vous devez comprendre que je ne suis pas libre, que Mathilde a besoin de mon appui, que je dois me tenir toujours prête à la défendre et, s’il le faut, à me sacrifier pour elle. Voulez-vous savoir jusqu’où irait mon dévouement? Vous avez entendu cette infâme accusation que répétait M.  Crozon, aveuglé par la jalousie. Eh bien, je vous jure que, si c’eût été nécessaire pour sauver ma sœur, j’aurais dit qu’on l’avait prise pour moi, que c’était moi qui étais coupable. Nous nous ressemblons assez pour que l’auteur des lettres anonymes ait pu se tromper. Et je me serais résignée à me perdre de réputation, plutôt que d’abandonner Mathilde à la vengeance de son mari.

En parlant ainsi, mademoiselle Lestérel s’animait, ses joues se coloraient, ses yeux brillaient; jamais elle n’avait été plus belle.

– Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous dis tout cela, reprit-elle doucement. Ne le devinez-vous pas? Ne comprenez-vous pas que je ne puis, ni ne dois me marier, alors que ma pauvre sœur n’a que moi pour la protéger? L’orage est passé. Le danger ne l’est pas. Nous avons un ennemi acharné, un ennemi d’autant plus redoutable qu’il agit dans l’ombre et que nous ne le connaissons pas. Demain, peut-être, il dénoncera encore une fois Mathilde, et alors…

– Croyez-vous donc que je ne la défendrais pas? dit avec feu Gaston. Faites-vous donc si peu de cas de mon amour que vous dédaigniez de le mettre à l’épreuve en m’associant à vos efforts pour protéger une femme contre les violences d’un furieux et les calomnies d’un lâche?

– Vous êtes le plus généreux des hommes, répondit Berthe, sans chercher à cacher son émotion. Mais vous appartenez à une famille où l’honneur est sans tache, et il y a des entreprises qu’il vous est interdit de tenter, car vous y compromettriez votre nom. Je ne puis pas le porter, ce nom, tant que je serai menacée du malheur que je redoute. Si, dans un accès de colère, M.  Crozon tuait ma sœur, je veux être seule à souffrir.

Ce refus n’était pas formulé de façon à décourager Darcy, qui sentait grandir son amour à chaque mot que prononçait mademoiselle Lestérel. Il lisait maintenant dans ce cœur tout plein de nobles sentiments; il admirait le caractère élevé, la simplicité fière de cette jeune fille qui aimait mieux rester pauvre et isolée que d’exposer son mari à porter avec elle le poids d’une catastrophe. Et, plus que jamais, il était résolu à l’épouser, dût-il, pour y parvenir, se mêler des affaires de ménage du capitaine au long cours.

Il allait jurer à Berthe que rien ne le ferait renoncer à son dessein, protester encore qu’il l’aimait éperdument, et, en dépit de son expérience mondaine, il allait sans doute trahir, par des discours et par des gestes plus expressifs qu’il ne convenait, le secret de cette longue causerie qui n’était guère de mise dans le salon de madame Cambry.

Mademoiselle Lestérel sentit le péril de la situation, et ne lui permit pas de passionner encore un dialogue trop passionné déjà.

– On nous regarde beaucoup, dit-elle, en changeant de ton; je vous supplie de parler d’autre chose.

»Est-il vrai qu’on va reprendre Don Juan, à l’Opéra?

– Don Juan? répéta Gaston, abasourdi. Je… je ne sais.

– Je vous demande cela, parce que j’adore la musique de Mozart, continua Berthe sur un diapason plus élevé. Croiriez-vous que je n’ai jamais entendu son chef-d’œuvre à la scène? Je le sais par cœur, mais je vais si rarement au théâtre, et il y a si longtemps qu’on ne l’a joué…

Et comme Darcy, tout désarçonné, cherchait une phrase pour entretenir cette conversation destinée à dérouter les indiscrets, Berthe, redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même, reprit gaiement:

 

– J’aime Mozart depuis que j’existe. Étant toute petite, quand je prenais mes premières leçons de piano, il m’arriva une fois d’entendre exécuter par mon professeur un morceau de la Flûte enchantée. J’en fus si ravie que le lendemain, dès l’aurore, je me glissai dans la salle de musique, je bouleversai toutes les partitions jusqu’à ce que j’eusse trouvé l’air qui m’avait charmée, et je me mis bravement à exécuter cet air avec un seul doigt. Je fis tant de tapage que la maîtresse du pensionnat accourut au bruit et voulut me mettre en pénitence pour m’apprendre à écorcher les maîtres au lieu d’étudier mes leçons. Sur quoi, je me révoltai, et je crois, Dieu me pardonne, que je lui donnai un soufflet. Ce fut une grosse affaire. Je faillis être renvoyée. Ma sœur vint demander ma grâce en pleurant, et je me promis bien de ne plus jamais lui causer de chagrin.

– En vérité, dit en souriant Gaston qui sentait la nécessité de tromper les yeux attentifs des voisins et surtout ceux des voisines; en vérité, mademoiselle, j’ai bien de la peine à croire que vous ayez jamais battu quelqu’un.

– C’est que l’occasion ne s’est pas présentée. Si vous pensez que le ciel m’a douée d’une patience angélique, vous vous abusez complètement. Je suis très calme en apparence, mais j’ai parfois des colères terribles.

– Vous ne comptez pas, je suppose, me persuader que vous iriez jusqu’à commettre un meurtre dans un accès de fureur?

– Vous riez, mais je parle sérieusement. Certes, j’espère bien que je ne tuerai jamais personne, et pourtant, un jour… M.  Crozon avait levé la main sur ma sœur… j’ai saisi un couteau qui se trouvait à ma portée… nous étions à table… et si Mathilde ne m’eût arrêté le bras, je ne sais ce qui serait arrivé. Laissons ce vilain souvenir. Je tenais à vous dire qu’il n’est pire eau que l’eau qui dort, et que j’ai un gros défaut. Je suis excessivement nerveuse et sujette à des emportements subits. Aussi je me défie de moi-même et j’évite les occasions où je pourrais me laisser aller à un mouvement de vivacité.

»Mais voici madame Cambry qui vient de ce côté, et je crois bien qu’elle va me prier de chanter. Je n’oserai pas le lui refuser, et cependant je voudrais bien me retirer de bonne heure, car ma sœur est encore très souffrante, et il faut absolument que je la voie ce soir avant de rentrer chez moi.

– J’espère, dit vivement Gaston, que vous ne vous exposerez pas, comme vous l’avez fait l’autre nuit. Promettez-moi que vous vous ferez accompagner, ou permettez-moi de…

– Oh! ne craignez rien, interrompit mademoiselle Lestérel; j’ai gardé le fiacre qui m’a amenée. Il me conduira rue Caumartin et, de là, rue de Ponthieu.

Et comme elle voyait bien que Darcy allait revenir à un sujet brûlant, elle se hâta d’ajouter:

– D’ailleurs, j’ai maintenant de quoi me défendre. Je suis armée en guerre. Voyez le joli poignard-éventail que mon beau-frère m’a donné.

»J’ai raconté mon aventure à M.  Crozon. Je la lui ai racontée… à moitié, car, bien entendu, je ne lui ai pas parlé de vous. Et quand il a su que j’avais été persécutée par un impertinent… je ne lui ai pas dit non plus le nom de mon persécuteur: il serait allé lui demander raison de sa conduite… quand il a su le danger que j’avais couru, il m’a fait cadeau de ce singulier objet qu’il a acheté en relâchant à Yeddo. Je le porte pour lui faire plaisir, et, ce soir, il sera enchanté de constater que je ne m’en sépare pas, même pour aller dans le monde. C’est un peu ridicule à moi de faire ainsi l’Andalouse de romance. Heureusement tous ceux qui me voient jouer avec cet instrument meurtrier le prennent pour un simple éventail.

Darcy avait le goût des curiosités, et il examina avec intérêt l’arme rapportée du Japon par l’irascible baleinier. C’était une lame d’acier très solide et très aiguë, cachée dans un étui qui avait la forme d’un éventail fermé, le manche, orné d’un cordonnet de soie, figurant parfaitement la base de l’éventail.

Berthe le prit des mains de Darcy. Madame Cambry venait à elle, et l’amoureux Gaston se décida, fort à regret, à se lever. La douce causerie avait pris fin. Il aurait voulu qu’elle durât toujours; mais, quoiqu’il n’eût obtenu aucun aveu, il espérait bien que mademoiselle Lestérel se laisserait toucher tôt ou tard, et il ne se repentait pas de s’être avancé jusqu’à lui demander de l’épouser.

La gracieuse veuve ne fit aucune attention à l’éventail que tenaient les doigts effilés de sa protégée, et dit avec un charmant sourire:

– Ne nous chanterez-vous rien ce soir, ma chère Berthe! J’ai prié mes amis de ne pas me faire veiller tard, mais je ne veux pas les priver du plaisir de vous entendre. Oh! je ne vous demande pas un grand morceau. Je sais que vous êtes fatiguée et que, vous aussi, vous désirez vous retirer avant minuit. Un air, rien qu’un air; la Sérénade aragonaise de Pagans, par exemple. Vous la chantez si bien, et M.  Gaston Darcy est un si excellent accompagnateur!

Berthe ne se fit pas prier; Gaston, encore moins, et ils prirent place au piano qui était tout près d’eux.

Quelques-uns des familiers du salon de madame Cambry étaient déjà partis à l’anglaise, c’est-à-dire sans prendre congé.

Dans cette aimable maison, la liberté absolue était la règle, et chacun en usait à sa guise. Quand on y faisait de la musique, on n’était même pas obligé d’écouter.

Il ne restait qu’un petit nombre d’intimes quand mademoiselle Lestérel vint se placer debout devant le piano, tout près de Gaston, qui n’aurait pas consenti à échanger contre un fauteuil de président l’étroite sellette sur laquelle sa fonction d’accompagnateur l’obligeait à s’asseoir.

La jeune veuve était allée se cantonner dans un coin, à côté de M.  Roger Darcy qui se montrait fort empressé et qu’elle appréciait à toute sa valeur. Elle aimait son esprit original et primesautier, son langage coloré; elle aimait jusqu’aux bizarreries de son caractère, et jamais l’aimable juge n’était plus en verve que lorsqu’il causait en tête-à-tête avec madame Cambry.

Il semblait qu’ils eussent été faits l’un pour l’autre, et si le magistrat eût été plus jeune, leur sympathie réciproque aurait bien pu aboutir à un mariage. Certaines gens prétendaient même que la dame avait un faible pour les hommes mûrs, quand ils étaient riches, intelligents et bien posés dans le monde. Quoi qu’il en fût de ses sentiments intimes, elle et lui restaient dans les termes charmants de cette camaraderie qui ne peut exister entre un homme et une femme qu’à la condition que ni l’un ni l’autre n’ait d’arrière-pensée amoureuse.

– Elle est ravissante, votre petite artiste, dit tout bas M.  Darcy. Une figure et une taille adorables, une distinction parfaite, et avec cela pas la moindre apparence de coquetterie. Où a-t-on fabriqué cette merveille? Est-ce au Conservatoire?

– Non, répondit en souriant madame Cambry, c’est une trouvaille que j’ai faite. Et je vous assure que votre neveu me bénit de l’avoir découverte.

– Mon neveu! Est-ce que, par hasard, il lui ferait la cour? C’est invraisemblable, il est décidé à se marier.

– Je croyais qu’il l’était déjà un peu…

– Plus du tout… depuis dimanche dernier.

– Mieux vaut tard que jamais. Eh bien, pourquoi n’épouserait-il pas Berthe?

– Parlez-vous sérieusement?

– Mais sans doute. Berthe a toutes les qualités, tous les talents et toutes les vertus. Elle est pauvre, c’est vrai. Qu’importe, puisque votre neveu est riche?

– Pas assez pour deux.

– Si tel est votre avis, vous m’ôtez une illusion. Je m’imaginais que vous n’étiez pas opposé aux mariages d’inclination. Mais, chut! écoutez l’artiste, puisque vous ne voulez pas de la jeune fille pour nièce.