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Le crime de l'Opéra 1

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– Pardon, monsieur, dit hardiment Nointel, n’êtes-vous pas M.  Crozon?

L’homme tressaillit, releva la tête, regarda fixement celui qui lui adressait la parole, et répondit d’un ton peu encourageant:

– Oui, c’est moi. Qu’est-ce que vous me voulez?

– Allons! j’en étais sûr! vous ne me reconnaissez pas?

– Non.

– Comment! vous avez oublié cette jolie traversée sur le Jérémie, trois-mâts de six cent tonneaux, doublé et chevillé en cuivre, marche supérieure… bonne blague, la marche supérieure. Nous avons mis soixante-dix jours pour arriver au Mexique.

– J’ai été second à bord du Jérémie, mais il y a douze ans de ça… et puis, où voulez-vous en venir?

– Eh! parbleu! à vous dire que je suis Nointel, sous-lieutenant au 8e hussards, embarqué avec son peloton, sur votre Jérémie, le 9 décembre 66.

– Oui, oui, je me souviens maintenant, dit le marin en se déridant un peu. Et j’aurais dû vous remettre plus tôt, car vous n’avez pas changé.

– Ni vous non plus, capitaine… je sais que vous êtes capitaine… j’ai eu de vos nouvelles par un officier qui vous a connu à Vera-Cruz et qui est du Havre. Vous commandez un navire baleinier.

– Depuis deux ans. J’ai débarqué, il y a huit jours. Êtes-vous toujours au service?

– J’ai donné ma démission après la guerre.

– Pour vous marier, hein?

– Ah! mais non. Je tiens à vivre indépendant, et je resterai garçon.

– Vous ferez bien, dit M.  Crozon dont la figure se rembrunit.

– Vraiment? c’est votre avis? Il me semblait que Fabrègue m’avait écrit…

– Que j’étais marié? C’est vrai.

– Il m’a même dit que vous aviez épousé une Parisienne.

– C’est vrai aussi.

– Tant mieux; ça vous décidera peut-être à habiter Paris. J’en suis ravi, car je pourrai vous voir quelquefois et même vous être utile. Je suis sur mon terrain dans ce pays-ci; j’y connais tout le monde et j’y ai beaucoup d’amis, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne. Je sais que vous ne demandez rien non plus, mais enfin, il y a dans la vie des occasions où on peut avoir besoin d’un camarade, et je vous prie de croire, mon cher Crozon, que je vous suis tout dévoué. Et de plus, je suis votre obligé. Vous m’avez servi de témoin, pendant notre relâche à la Havane… vous rappelez-vous?

– Contre un officier espagnol… et vous lui avez envoyé un joli coup de pointe… je crois bien que je me le rappelle… c’était à propos d’une quarteronne qui vendait des cigares au coin de la calle mayor.

– Et qui était rudement jolie. Comme elle doit être vieille à présent! Mais il ne s’agit pas de ça. Quand je retrouve un brave compagnon de jeunesse comme vous, j’entends qu’il dispose de moi en tout et pour tout. Et j’espère que vous ne vous gênerez pas, si je puis vous être bon à quelque chose.

Nointel avait touché juste. Le loup de mer était ému, et on lisait aisément sur son rude visage que son cœur commençait à s’ouvrir à la confiance.

– Et en attendant que vous me demandiez un service sérieux, reprit le capitaine, j’espère que vous viendrez me demander à déjeuner demain matin. J’ai un certain rhum de la Jamaïque dont vous me direz des nouvelles.

– Merci, mon cher Nointel, en ce moment, je sors très peu… j’ai des raisons pour rester chez moi.

– Bon, je devine. Vous êtes presque un nouveau marié, et après une campagne de deux ans…

– Ma femme est malade, dit brusquement Crozon.

– Alors, je vous demande pardon d’avoir plaisanté. Nous déjeunerons un autre jour. Mais, puisque vous sortez si peu, savez-vous que j’ai eu une fière chance de vous rencontrer dans un quartier où je ne viens pas deux fois par an… et où vous ne devez pas venir souvent non plus.

– C’est la première fois que j’y mets les pieds.

– Vous ne devineriez jamais ce qui m’y a amené, mon cher. Figurez-vous que je connaissais beaucoup cette malheureuse femme qu’on vient d’enterrer…

– Et qui a été assassinée au bal de l’Opéra, s’écria le marin, qui pâlissait à vue d’œil. Connaissiez-vous aussi celle qui l’a tuée?

– Bon! pensa Nointel. Le voilà donc où je voulais l’amener.

Et il dit tout haut, avec un calme parfait:

– Ma foi! non, je ne la connais pas. On m’a raconté que c’était une artiste, une chanteuse… bien née et bien élevée, à ce qu’il paraît. Je n’en sais pas davantage.

– Bien née et bien élevée, répéta le marin d’un ton que le capitaine aurait trouvé singulier, s’il eût été moins bien informé. Et on est sûr que c’est cette créature qui a fait le coup?

– Sûr, autant qu’on puisse l’être quand la justice n’a pas encore prononcé. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle est arrêtée. Elle se nomme Lestérel.

– Oui, Lestérel, murmura M.  Crozon qui paraissait de plus en plus agité.

Nointel feignit de remarquer pour la première fois à quel point le baleinier était troublé.

– Pardon, mon cher, lui dit-il doucement, je ne voudrais pas être indiscret, mais il me semble que ce nom vous cause une impression désagréable.

Au lieu de répondre, Crozon se versa un grand verre d’eau-de-vie et l’avala sans sourciller.

– Il boit pour se donner le courage de me faire des aveux, se dit le capitaine. Il va y arriver. Pourvu qu’il ne roule pas sous la table! Non, je me souviens de ses capacités. À bord, il absorbait une bouteille de rhum par jour et il n’y paraissait pas. Il a dû faire des progrès depuis douze ans.

Nointel pensa aussi qu’il fallait encourager les velléités de confiance que M.  Crozon commençait à manifester et lui tendre une nasse où il pût se précipiter.

– Cher ami, reprit-il, je ne vous demande pas vos secrets, mais, si vous prenez un intérêt quelconque à la personne qu’on accuse du crime de l’Opéra, je serais en situation de vous renseigner, et peut-être même de vous être utile, car je connais le juge d’instruction qui est chargé de suivre cette affaire.

– Moi! m’intéresser à cette gueuse! grommela le loup de mer. Je voudrais qu’on l’étouffât dans sa prison.

– Diable! comme vous y allez… Que vous a-t-elle donc fait pour que vous souhaitiez qu’on l’étrangle?

Crozon poussa une espèce de rugissement étouffé et fit une si singulière figure que Nointel eut beaucoup de peine à ne pas lui rire au nez.

– Ce qu’elle m’a fait? dit-il d’une voix sourde. Oh! rien… c’est ma belle-sœur.

– Ah! mon Dieu! s’écria Nointel en feignant d’éprouver une douloureuse surprise; comment! cette demoiselle…

– Est la sœur de ma femme, oui, mon cher camarade. Mariez-vous donc pour être déshonoré.

– Vous allez trop loin, mon ami. Personne ne songera à vous rendre responsable des actes de mademoiselle Lestérel. Et d’ailleurs on l’accuse peut-être à tort; elle est peut-être innocente.

– Elle! c’est un monstre de scélératesse et d’hypocrisie.

– Vous m’étonnez. J’avais entendu dire qu’elle était estimée dans le monde où elle allait, un très bon monde, à ce qu’il paraît, et qu’on ne lui reprochait aucun écart de conduite.

– Oh! elle est habile… autant qu’elle est fausse.

– Alors vous aviez cessé de la voir.

– Non, pour mon malheur. J’aurais dû la chasser de chez moi… j’ai été assez lâche pour souffrir qu’elle continuât à fréquenter ma femme.

– C’est un malheur… un très grand malheur… mais enfin le scandale de ce procès ne peut pas vous atteindre. Personne ne saura que mademoiselle Lestérel vous touche de si près.

– Vous vous trompez. Le juge le sait déjà et bientôt tout Paris le saura. Quand on l’a arrêtée, quand on lui a demandé où elle avait passé la nuit de samedi à dimanche, la coquine a eu l’audace de répondre qu’elle était venue chez sa sœur, à minuit, et qu’elle y était restée jusqu’à trois heures du matin. Le juge a fait appeler ma servante pour la confronter avec elle, et l’infâme a été forcée de reconnaître qu’elle avait menti. Un de ces jours, on m’appellera aussi… je suis étonné que ma femme n’ait pas déjà été citée.

– Il est dur en effet, de se trouver mêlé à une affaire pareille, quand on a toujours été honnête homme. Je vous plains sincèrement, mon cher, et je plains aussi madame Crozon.

– Elle! non, ne la plaignez pas, dit rudement le marin.

Nointel ne commit pas la maladresse de demander l’explication de cette réponse. Il sentait que son homme allait en venir de lui-même aux confidences et il ne voulait pas se donner l’air de les provoquer.

– Du reste, reprit-il, cette histoire est bien étrange… du moins ce que j’en sais, car je l’ai apprise par les journaux. Ils n’expliquent pas du tout pourquoi mademoiselle Lestérel a tué cette d’Orcival qui était une femme entretenue, et qu’elle n’avait sans doute jamais vue.

– Erreur, mon cher, dit amèrement Crozon. Elles avaient été autrefois au même pensionnat. La cause du crime n’est pas difficile à deviner. Une querelle à propos d’un amant. Ah! tenez, Nointel, quand je pense que j’ai toléré la présence de cette drôlesse dans ma maison… il me prend des envies d’aller assommer sa complice, et de me faire sauter le caisson après.

– Je m’y oppose, s’écria en riant le capitaine, je ne veux pas perdre un vieux camarade, juste au moment où je viens de le retrouver. Un homme comme vous ne se tue pas pour des affaires de femmes, car tout ça c’est des affaires de femmes. Qu’est-ce que c’est encore que cette complice dont vous me parlez. J’ai lui mon Figaro ce matin. Il n’en dit pas un mot.

Le malheureux mari s’accouda sur la table et prit sa tête dans ses deux mains. Nointel comprit que la crise finale allait se déclarer, et il se garda de troubler une méditation qui ne pouvait guère manquer d’aboutir à une confession complète. Il fit bien. Après une assez longue pause, Crozon releva la tête, vida encore une fois son verre, et dit du ton décidé d’un homme qui vient de prendre une résolution:

– Il faut que vous sachiez tout. Nous ne nous sommes pas vus depuis des années, mais je vous ai assez connu autrefois pour être sûr que vous êtes un brave garçon et qu’on peut se fier à vous. Et puis, j’en ai assez de dévorer ma rage, sans avoir un ami à qui conter mes chagrins et demander un conseil.

 

– Un conseil? Présent! Et ceux que je vous donnerai ne seront pas mauvais. J’ai vécu ici, pendant que vous naviguiez; vous avez le pied marin, moi j’ai le pied parisien; votre cas doit être de ceux où je me suis trouvé dix fois. Je vous indiquerai le moyen d’en sortir. Inutile d’ajouter, cher ami, que je suis tout à votre service. Vous faut-il de l’argent? J’ai chez mon banquier une trentaine de mille francs qui ne font rien. Cherchez-vous un second pour vous arranger un duel et vous appuyer d’un coup d’épée, en cas de besoin? Je suis votre homme.

– Merci, Nointel, merci, dit avec effusion le marin. L’argent ne me manque pas. Ma dernière campagne dans les mers du Sud m’a rapporté à elle seule une petite fortune, et j’avais déjà de jolies économies. Mais, pour le reste, j’accepte. Si je trouve ce que je cherche, vous serez mon témoin.

– Avec plaisir, cher ami. Vous avez été le mien. C’est mon tour. Ah çà, vous pensez donc à en découdre avec quelqu’un?

– Je vous dirai tout à l’heure avec qui. Écoutez d’abord mon histoire. Elle est gaie, vous allez voir, dit Crozon, en riant d’un rire amer.

»Je me suis marié, comme vous savez. Je me suis marié, il y a six ans, avec la fille aînée d’un commandant d’infanterie. Ma femme ne m’apportait pas un sou de dot. Le père ne possédait que sa retraite, et il est mort six mois après la noce. Mais Mathilde était charmante, et j’en étais amoureux fou. Fallait-il que je fusse bête de croire qu’un vieux marsouin comme moi pourrait jamais plaire à une fille qui avait quinze ans de moins que lui et qui avait été élevée pour épouser un prince! Que voulez-vous! j’étais pris, et c’était la première fois que ça m’arrivait. Vous m’avez connu du temps du Jérémie, et vous savez le cas que je faisais des femmes. Mes liaisons ne duraient jamais plus longtemps que les relâches de mon navire, et je n’y pensais plus deux heures après l’appareillage. Je me moquais des camarades qui faisaient du sentiment à bord. Eh bien, il était écrit là-haut que je serais pincé comme les autres.

»Je me mariai donc, plus content qu’un roi, et tout marcha bien dans le commencement. Mathilde me faisait bonne mine, et je me mettais en quatre pour lui procurer de l’agrément. Je n’y réussissais qu’à moitié, parce qu’elle aurait voulu bien des choses que je ne pouvais pas lui donner; mais enfin elle ne se plaignait pas, et elle me rendait heureux. Son grand chagrin était de ne pas avoir d’enfant, et pour se consoler, elle jouait à la maman avec sa petite sœur qui venait de sortir de pension. Vous dire tout ce que nous avons fait pour mettre cette cadette en état de gagner sa vie honnêtement, ce serait trop long. Des maîtres de toute espèce, des leçons de chant à vingt francs le cachet. Tout le superflu de notre ménage y passait.

– Et c’est cette jeune sœur qui…

– Qui vient d’assassiner une fille, oui, mon ami; mais ce n’est pas d’elle que je veux vous parler. Elle sera condamnée, elle finira sur l’échafaud ou dans une prison avec les voleuses; tant mieux! je ne souffrirai plus par elle. Écoutez le reste.

»J’aimais tant Mathilde que, moi qui me souciais de l’argent comme d’une pipe de tabac, je ne pensais plus qu’à en gagner. Nous avions de quoi vivre, et j’aurai pu flâner à terre six mois de l’année. Je me mis à rechercher les embarquements les plus productifs et les plus pénibles. Je fis deux campagnes dans les mers de Chine, presque coup sur coup, deux voyages heureux qui me donnèrent de bonnes parts de bénéfice. Ma femme se conduisit bien pendant ces deux longues absences; mais au retour de la dernière, elle me laissa entendre que nous n’étions pas encore assez riches. Je l’adorais comme le premier jour, plus que le premier jour. Pourquoi? Je n’en sais rien. Une créature qui n’avait que le souffle, pas de santé, pas de gaieté, rien qui pût plaire à un marin. Je crois qu’elle m’avait ensorcelé.

»Pour lui rapporter la fortune qu’elle ambitionnait, je me décidai à partir encore une fois. Je pris le commandement d’un baleinier pour un armateur du Havre. Je savais que le métier était dur et dangereux, mais qu’avec de la chance on pouvait s’y enrichir. Et, en effet, j’ai fait une campagne superbe. Il est vrai que je risquais ma peau à peu près tous les jours. J’ai été pris dans les glaces; j’ai failli me perdre deux fois sur des bancs de coraux. Mais j’en avais vu bien d’autres, et puis je pensais à Mathilde. Je me disais: Maintenant elle aura ce qu’elle souhaitait tant: la grande aisance, la vie large et facile. Enfin, après une dernière croisière dans les mers du Japon, je complète mon plein chargement d’huile et j’entre en relâche à San Francisco, en route pour la France. C’est là que le malheur m’attendait.

– Comment! à trois mille lieues de Paris!

– En débarquant, je trouvai une lettre, parfaitement adressée à mon nom, une lettre où on me disait à peu près ceci: «Votre femme vous trompe. Elle a un amant, et elle s’affiche publiquement avec lui. Hâtez-vous de revenir pour arrêter ce scandale qui menace d’avoir des suites. À votre arrivée, l’ami qui vous avertit vous fournira des preuves.»

– Et ce n’était pas signé?

– Non, mais…

– Et vous avez cru aux infamies inventées par un calomniateur anonyme?

– Je n’y ai pas cru d’abord. J’ai horriblement souffert, mais je ne désespérais pas encore. Mathilde m’avait écrit aussi, et sa lettre n’était ni plus ni moins tendre que les autres. J’eus le courage de ne pas quitter mon navire et la sottise d’annoncer à ma femme que j’arriverais en France avant la fin de février. Il y a huit jours, en prenant terre au Havre, j’ai reçu une nouvelle lettre…

– Anonyme comme l’autre.

– Oui, mais contenant des détails plus précis. On m’apprenait que ma femme avait été abandonnée par son amant, mais qu’il était résulté de cette liaison… un enfant.

– Diable! dit Nointel en hochant la tête.

– Un enfant qui est né il y a un mois et que sa mère a fait disparaître.

– Un infanticide!

– Non, malheureusement. Il vaudrait mieux que la misérable se fût débarrassée de ce bâtard. Je ne serais pas obligé de le tuer. Elle le cache… elle est accouchée clandestinement, hors de sa maison… mais je le trouverai, et je vous jure que je ferai justice de la mère et de l’enfant. Vous pensez peut-être que j’ai trop tardé à me venger. Écoutez encore, écoutez jusqu’au bout, et vous allez comprendre pourquoi je hais cette Berthe Lestérel.

»Après avoir lu la seconde lettre, je ne me possédais plus. Je me suis arrêté deux heures au Havre, juste le temps de voir mon armateur, et je suis parti par le premier train. Ma femme était sur ses gardes. Elle avait envoyé sa bonne m’attendre à la gare. Je ne laisse pas à cette fille le temps d’aller prévenir sa maîtresse, et je tombe comme une bombe chez Mathilde. J’y trouve…

– L’amant?

– Si je l’avais trouvé, lui ou moi nous serions morts? J’y trouve ma belle-sœur, qui sans doute était venue tout exprès pour aider sa complice à me jeter de la poudre aux yeux. J’éclate en reproches, en menaces. Ma femme ne me répond pas. Elle faisait semblant d’être mourante. L’autre prend sa défense; elle crie bien haut que Mathilde est innocente, que je suis fou. Je croyais encore à l’honneur de cette Berthe, alors…

– Pardon, si je vous interromps, cher camarade. Au moment où a commencé cette scène, saviez-vous déjà le nom de l’amant?

– Non, et je ne le sais pas encore. Mais je le saurai ce soir.

– Ce soir! s’écria Nointel que cette nouvelle intéressait beaucoup plus que les infortunes matrimoniales de M.  Crozon. Vous êtes sûr que vous aurez ce soir le nom de cet homme?

– Parfaitement sûr, répondit froidement le marin. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi j’en suis sûr. Laissez-moi d’abord finir mon récit. J’ai mis Berthe au défi de jurer que sa sœur était innocente. Elle a juré, l’infâme. Elle a juré sur son honneur… belle garantie, en vérité! Et j’ai été assez sot pour croire à ce serment. Je me suis rétracté, j’ai pleuré… oui, j’ai pleuré… et j’ai demandé pardon à ma femme de l’avoir soupçonnée. Que pensez-vous de ma lâcheté, Nointel?

– Je pense, mon ami, que si j’avais été à votre place, j’en aurais fait tout autant. Et j’ajoute qu’il ne m’est pas prouvé que vous ayez raison de croire à une faute commise par madame Crozon. À mon sens, une lettre anonyme ne mérite pas qu’on la prenne au sérieux. Pour condamner une femme, il faut d’autres preuves que les affirmations d’un gredin. Qui vous dit que ce correspondant n’est pas un ennemi qui cherche à troubler la paix de votre ménage, un drôle qui aura fait la cour à votre femme et qui se venge de ses dédains?

– C’est impossible. Il m’a promis de se faire connaître à moi.

– Bon! mais jusqu’à ce qu’il l’ait fait, vous devez douter de ce qu’il avance, et, si vous me consultiez, je vous conseillerais de ne rien précipiter avant d’avoir acquis une certitude.

– Oh! j’ai été patient. Voilà huit jours que j’endure tous les tourments de l’enfer et que je n’agis pas. Après la scène où ces deux femmes m’ont trompé si odieusement, Mathilde, qui était déjà très souffrante… vous savez pourquoi… Mathilde est tombée, ou a feint de tomber gravement malade. À chaque instant, il lui prenait des attaques de nerfs effroyables. Je ne la quittais pas, et ma belle-sœur ne la quittait guère. Je ne me défiais plus de cette misérable Berthe. Et cependant, je surprenais parfois entre elle et Mathilde des échanges de regards, des signes qui auraient dû m’éclairer. Le lendemain de mon arrivée, entre autres, il se passa devant moi un incident assez singulier. Ma femme était au lit, et sa sœur lui lisait le journal. Lorsque vint le récit du suicide de je ne sais quel étranger chez cette d’Orcival, Mathilde eut une crise très violente. Je ne pris pas garde alors à cette coïncidence, mais je m’en suis souvenu plus tard.

– Moi aussi, je m’en souviendrai, pensait le capitaine.

– Les choses allèrent ainsi pendant toute la semaine, reprit le marin, moi ne bougeant pas du chevet de ma femme, et Berthe venant chez nous plusieurs fois par jour. Samedi, j’ai reçu une lettre de mon anonyme. C’était la première depuis mon arrivée à Paris. Il me disait qu’il était sur la trace de l’enfant que Mathilde avait caché; qu’il m’avertirait, dès qu’il l’aurait trouvé, ce qui ne pouvait tarder, et qu’il m’apprendrait en même temps le nom de l’amant.

– En vérité, mon cher Crozon, je suis tenté de croire que cet homme se moque de vous, avec ses dénonciations en plusieurs numéros. Vous avez peut-être affaire à un fou. Les avez-vous gardées, ces lettres?

– Oui. Je vous les montrerai, mais écoutez la suite. Je retombai dans des perplexités terribles, après avoir lu ce nouvel avis; mais je croyais encore à une calomnie. Le soir, ma belle-sœur était invitée à une soirée; elle devait venir voir Mathilde à minuit. Elle ne vint pas, et je m’aperçus que ma femme était très inquiète. Jugez de ce que j’ai dû éprouver lorsque, le lendemain, notre bonne, qui, à ma grande surprise, avait été appelée au Palais de justice, nous a appris que Berthe était arrêtée, et qu’on l’accusait d’avoir tué une femme au bal de l’Opéra… de l’avoir tuée avec un couteau-éventail que je lui avais rapporté du Japon…

– Quoi! c’est vous qui lui aviez fait présent de ce bibelot meurtrier? On ne parle que de cela partout.

– Oui, c’est une fatalité… car cette malheureuse ne peut pas nier son crime. On ne trouverait pas ici le pareil de ce poignard. J’ai compris tout de suite qu’elle était perdue. Mathilde l’a compris aussi. Elle s’est évanouie, et elle est restée douze heures entre la vie et la mort. Depuis qu’elle est en état de parler, j’ai essayé à plusieurs reprises d’obtenir qu’elle me dît ce qu’elle pensait de l’affaire de sa sœur. Je n’ai pas pu en tirer un mot. Elle pleure et elle ne répond à aucune question. Elle a de bonnes raisons pour se taire. Que s’est-il passé entre Berthe et cette fille? Pourquoi l’a-t-elle assassinée? Que m’importe? Je sais qu’elle est coupable et qu’elle a menti en me jurant que sa sœur ne m’avait jamais trompé. Je ne crois pas au serment d’une femme qui assassine. Et maintenant, je suis sûr de mon fait. Ma femme a eu un amant, et un bâtard est né de cet adultère.

»Vous pouvez vous figurer aisément, mon cher Nointel, ce que je souffre. Hier, j’ai cru que j’allais mourir de désespoir; ce matin, n’y tenant plus, je suis sorti de cette maison souillée, j’ai marché devant moi sans savoir où j’allais, et le hasard m’a amené ici, au moment où le convoi de cette d’Orcival entrait dans le cimetière. En voyant les drôlesses en falbalas qui suivaient le corbillard, je me suis douté de la chose, et je me suis informé. Dans la foule, on ne parlait que du crime de l’Opéra, et le nom de Lestérel était dans toutes les bouches. Alors la rage m’a pris, et je me suis assis devant ce cabaret pour boire. J’espérais que l’eau-de-vie me ferait oublier. Je me trompais. Il y a longtemps que je n’ai plus la consolation de trouver l’oubli au fond d’une bouteille. Au moment où vous m’avez parlé, je me demandais si je ne ferais pas bien d’en finir et d’aller me jeter dans la Seine au lieu de rentrer chez moi. Voilà où j’en suis, mon cher camarade; moi qui ai navigué sur toutes les mers du globe, je pense à me noyer dans l’eau douce, et quand je songe que c’est une femme qui m’a mené là, je voudrais que le tonnerre les écrasât toutes.

 

– Vous allez trop loin, cher ami, dit doucement Nointel. Les femmes ont du bon, et je confesse que sans elles l’existence n’aurait aucun charme pour moi. Le tout est de ne pas leur demander ce qu’elles ne peuvent pas nous donner, et de ne pas prendre trop au sérieux les chagrins qu’elles nous causent. C’est pourquoi, si vous me permettiez d’émettre un avis sur votre cas, je vous dirais qu’en admettant même que votre femme ait eu un amant, ce qui ne me paraît pas démontré, c’est là un malheur qu’il faut avoir le courage de supporter. L’opinion s’est retournée, depuis le temps de Molière. Les maris trompés ne font plus rire, et un honnête homme n’est pas déshonoré parce qu’il a plu à une farceuse de jeter son bonnet conjugal par-dessus les moulins.

– Oui, répondit le marin avec ironie, je sais que la mode a changé. On ne les insulte plus sur le théâtre, et ailleurs on ne se moque plus d’eux ouvertement, surtout quand on sait qu’ils ne sont pas d’humeur à se laisser bafouer. Mais ce n’est pas le ridicule que je crains. Si j’avais fait un mariage de raison et que ce mariage eût mal tourné, j’aurais commencé par donner une leçon au premier railleur qui me serait tombé sous la main; peut-être même me serais-je cru obligé de planter un bon coup d’épée dans les côtes de l’amant; et après, j’aurais laissé ma femme à son amoureux, je serais retourné à mon métier de marin et je me serais bien vite consolé en naviguant.

– Qui vous empêche de prendre ce sage parti?

– Vous ne comprenez donc pas que j’ai aimé passionnément cette créature, que depuis six ans je ne vis que pour elle; vous ne comprenez donc pas que je l’aime encore? C’est honteux, c’est lâche, mais c’est ainsi. Je la méprise, je la hais, et je l’adore. Si je ne l’adorais pas, croyez-vous que je penserais à la tuer? Que m’importerait qu’elle appartînt à un autre, si elle m’était indifférente?

»Mais il est enraciné là, cet indigne amour, dit Crozon, en se frappant la poitrine, et pour l’en arracher, il faudrait m’arracher le cœur. Vous êtes fort, vous, Nointel, vous ne vous êtes jamais affolé d’une de ces poupées qui nous prennent tout, notre énergie, notre honneur. Vous ne savez pas ce que c’est que de se dire à tout instant du jour et de la nuit: il y a un homme qui la possède; elle ne vit que pour cet homme, elle est à lui corps et âme, elle lui a sacrifié son honneur, et sur un signe de cet homme, elle me quitterait sans pitié, elle le suivrait sans remords. Si vous aviez passé par cette horrible épreuve, je vous jure que vous ne me conseilleriez pas la résignation. Je ne pardonnerai pas, je ne peux plus pardonner; j’ai trop souffert. Il faut que tous ceux par qui j’ai souffert soient punis. Quand ce sera fait, il ne m’en coûtera guère de mourir, car ce n’est pas vivre que de vivre comme je vis. Heureusement, le jour de la vengeance est venu.

– Mon cher camarade, dit Nointel sans s’émouvoir, j’aurai quelques objections à vous présenter quand vous en serez à dénouer tragiquement cette fatale histoire. Oh! rassurez-vous! je ne vous ferai pas de phrases; j’essaierai seulement de vous montrer les inconvénients que présente la mise en pratique des procédés violents. Mais sur quoi fondez-vous la certitude d’une vengeance immédiate? Est-ce que votre correspondant anonyme aurait encore fait des siennes?

– J’ai reçu une nouvelle lettre de lui, hier. Il m’annonce qu’il n’a pas encore pu découvrir l’endroit où est l’enfant, mais que, demain, il m’apprendra le nom de l’amant… demain, c’est aujourd’hui, et, avant ce soir, je saurai à qui m’en prendre.

– Bon! mais je suppose que votre projet n’est pas de poignarder cet amant. Il faut laisser ces façons-là aux Espagnols.

– Je lui ferai l’honneur de me battre avec lui, et je le tuerai, je vous en réponds.

– Je sais que vous êtes de première force à l’épée.

– À toutes les armes. Vous règlerez comme vous l’entendez les conditions du duel. Je ne tiens qu’à une chose, c’est à en finir promptement. Je vais rentrer chez moi. Si j’y trouve la lettre, je vous l’apporterai immédiatement et je vous prierai d’aller aussitôt voir cet homme, afin que nous puissions nous battre demain matin.

– Très bien. Je serai au cercle de quatre à cinq, et j’y reviendrai vraisemblablement vers minuit. Je demeure rue d’Anjou, 125. Voici ma carte. Disposez de moi à toute heure de jour et de nuit. Mon cercle est celui de votre compatriote et ami Fabrègue, boulevard des…

– Je sais; je suis allé l’y chercher une fois pendant mon dernier séjour à Paris.

– Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète. La lettre va vous désigner un nom, c’est parfait. Mais encore faudrait-il s’assurer que la lettre ne ment pas. Vous ne pouvez pas, sur une dénonciation anonyme, obliger un monsieur à s’aligner. D’ailleurs, l’amant niera. Un galant homme, en pareil cas, n’avoue jamais.

– Je le forcerai à avouer.

– Hum! si vous vous proposez de lui arracher une confession en vous livrant sur sa personne à des voies de fait, je dois vous dire qu’alors je vous prierai de me relever de mes fonctions de témoin. Les brutalités de ce genre me semblent de mauvais goût, et, de plus, elles iraient contre votre but.

– Soit! je m’en rapporterai entièrement à vous.

– Et vous ferez bien, mon cher Crozon. Je connais mon Paris, et dès que je saurai le nom, je serai peut-être en mesure de vous dire s’il faut ajouter foi à la déclaration de votre espion, – car c’est un espion, ce correspondant qui dénonce les femmes, – ou s’il a lancé une accusation fausse. Je suppose, bien entendu, que l’accusé sera un homme du monde, ou du moins un homme qu’on peut prendre pour adversaire sans se dégrader.

– Je me battrais avec un forçat, si ce forçat avait été l’amant de ma femme, dit froidement le marin.

– J’espère que vous n’en serez pas réduit à cette extrémité, répliqua Nointel en souriant. Mais je ne soupçonne pas du tout à qui nous allons avoir affaire.

Le capitaine, en parlant ainsi, disait le contraire de la vérité, car il soupçonnait très fort que Golymine avait été l’amant de madame Crozon, et il eût été ravi que la lettre attendue par le malheureux mari confirmât ses soupçons, d’abord parce que, Golymine n’étant plus de ce monde, le duel serait devenu impossible, ensuite et surtout parce que cela eût cadré à merveille avec le système de défense qu’il échafaudait peu à peu dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel.

– Cela ne prouverait pas qu’elle n’a pas tué Julia, pensait-il, mais, c’est égal, Darcy serait bien content si je pouvais lui démontrer que la correspondance amoureuse était de la sœur, et que mademoiselle Berthe n’est allée à l’Opéra que pour sauver l’honneur de madame Crozon.

Pour le moment, la question était vidée. La bouteille d’eau-de-vie aussi. Le baleinier l’avait mise à sec, et il portait sans trébucher cette ration d’alcool qui aurait couché par terre un buveur ordinaire. Mais elle ne l’avait pas calmé, et quand il se leva, Nointel lut dans ses yeux une résolution implacable.

Ils se serrèrent la main, et ils se séparèrent sur ce mot de Crozon: