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Le crime de l'Opéra 1

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– Je croyais que M.  Darcy devait venir, reprit la soubrette.

– C’est moi qui lui ai conseillé de rester chez lui. Je le connais. Il est très nerveux. Il n’aurait pas pu se tenir jusqu’au bout. Mais, dis-moi, as-tu remarqué une femme en deuil, agenouillée par terre, au bas de la nef, à gauche?

– Oui… elle est sortie par la petite porte et elle est montée dans un fiacre.

– Tu es sûre que c’est dans un fiacre?

– Oh! très sûre. J’avais fait attention à elle dans l’église.

– La connais-tu?

– Non, mais j’ai dans l’idée que c’est une femme du monde.

– Moi aussi, mais je me demande ce qu’elle venait faire là.

– Prier le bon Dieu pour madame, c’est sûr, et ça n’a rien d’étonnant. Madame avait obligé souvent des personnes qui ne s’en sont pas vantées. Tenez! une fois, l’année dernière, une dame lui a écrit sans la connaître pour lui demander six mille francs… une dette chez Worth qu’elle ne voulait pas avouer à son mari, et une vraie dame, s’il vous plaît, une baronne… Madame a prêté les six mille francs et elle ne les a jamais revus.

– Sais-tu le nom de cette baronne?

– Madame ne me l’a pas dit. Madame était très discrète.

– As-tu observé de quel côté est allé le fiacre, demanda Nointel qui pensait toujours à la marquise, car il ne croyait guère aux femmes du monde empruntant de l’argent à Julia d’Orcival.

– Oui. Il a filé vers la Madeleine.

Nointel pensait:

– La Barancos habite rue de Monceau. Ce n’est pas le chemin.

– Pardon, mon capitaine, reprit Mariette, voilà le convoi qui part. Je suis forcée de vous quitter, car vous pensez bien que je vais au cimetière. Et si j’osais… je vous demanderais d’y venir… parce que, voyez-vous, de tous ces messieurs qui sont là, il n’y aura que le Russe de madame Rissler… dame! celui-là, ça se comprend, puisque… enfin, je serais bien contente si un homme comme il faut avait la bonté d’accompagner le corps de madame jusqu’à la fin… pensez donc qu’elle n’a pas un parent pour lui jeter de l’eau bénite au dernier moment, pas un ami… rien que des amies… pas mariées… ça fait que si vous vouliez remplacer M.  Darcy, qui est trop nerveux… eh! bien, ce serait une bonne action.

Nointel réfléchit un peu. La proposition ne lui souriait guère, mais il crut démêler un sentiment vrai dans les regrets exprimés par Mariette, et il s’inquiétait fort peu de l’opinion des gens qui pourraient trouver à redire à sa conduite. Il tenait, d’ailleurs, à ne pas se brouiller avec la soubrette, car il n’avait pas fini de la questionner sur les relations de sa défunte maîtresse.

– Tu as raison, dit-il, d’un air décidé. Il ne faut pas que cette pauvre Julia s’en aille sans moi. Darcy me saura gré de ne pas l’avoir abandonnée. Allons-y ensemble. Tu as une voiture?

– Oui, mon capitaine; mais je n’aurais jamais osé vous proposer…

– De faire le voyage avec toi. Pourquoi pas? Est-ce que tu t’imagines que j’ai des préjugés? Et puis, je m’ennuierais tout seul. Tu me raconteras des histoires en route. J’ai un tas de choses à te demander. Où est ton fiacre?

– À deux pas d’ici, monsieur Nointel. Vous êtes bien bon et je suis bien contente. Ah! si madame vous voit de là-haut…

– Dépêchons-nous, ma fille, interrompit le capitaine pour couper court à la tirade sentimentale qu’il prévoyait. Le convoi est déjà en marche. Prenons la file.

Elle était très longue, et Mariette avait bien prévu ce qui allait arriver. Tous les hommes avaient décampé, à l’exception d’un reporter consciencieux, intelligent et maigre, qui devait appartenir à la rédaction du Figaro. Il ne restait que les coupés des amies de Julia et le landau du boyard de Claudine – des coupés bas, doublés de satin assorti à la couleur des cheveux de ces dames et ornés de glaces comme les appartements à louer – un landau massif et profond où la svelte personne de Claudine disparaissait comme si elle eût été plongée dans une immense baignoire. Il tenait la tête du cortège, cet imposant landau, et la queue se terminait par quelques fiacres, voiturant les soubrettes, les modistes, les couturières, les parfumeuses, tout ce monde subalterne qui avait vécu de madame d’Orcival et qui tenait à prouver que la reconnaissance n’est point bannie du cœur des marchands à la toilette. Le fiacre où Nointel et la femme de chambre avaient pris place venait le dernier.

– Où allons-nous? demanda le capitaine.

– Au Père-Lachaise. Madame Rissler aurait voulu Montmartre, parce que c’était plus commode pour elle qui demeure rue de Lisbonne, mais elle n’a pas eu le choix. L’inconnue avait acheté le terrain au Père-Lachaise.

– L’inconnue! Quelle inconnue? Mais d’abord apprends-moi donc qui a payé ce convoi à tout casser. Ce n’est pas l’administration des Domaines, je suppose.

– Oh! non, bien sûr. Croiriez-vous que ces grigous-là avaient commandé une bonne sixième classe! Madame, qui leur laisse plus d’un million, aurait été enterrée comme une épicière de la banlieue. Faut-il que le gouvernement soit rat! Heureusement que madame Rissler a eu plus de cœur que lui.

– Comment! C’est Claudine qui a fait les frais!

– Oui, mon capitaine… c’est-à-dire… l’argent est sorti de la poche de son Russe… mais ça revient au même. Ah! elle a de ça, madame Rissler, s’écria Mariette en se frappant la poitrine. Elle l’a lavée, elle l’a habillée, elle l’a mise dans la bière. Et puis, si vous aviez entendu comme elle a parlé à son monsieur: Wladimir, je vais envoyer à la mairie du dix-huitième commander le convoi de mon amie. Donnez-moi dix mille. Si dix mille ne suffisent pas, on passera chez vous pour le reste.

– Et il les a donnés?

– Sans broncher. Oh! elle le tient. Et il marche au doigt et à l’œil. Savoir seulement s’il marchera longtemps, parce que les étrangers… on ne peut pas trop compter sur eux. Ils jettent les roubles par les fenêtres pendant six mois, et puis un beau jour ils s’envolent comme les hirondelles en automne. Et c’est pour ça que madame Rissler a eu du mérite à faire ce qu’elle a fait, car enfin…

– Julia enterrée aux frais de la Russie, est-ce assez curieux, dit le capitaine. Elle avait toujours rêvé d’épouser un prince Moscovite, elle a aimé un Polonais. Il était écrit que les Slaves seraient mêlés à sa vie et à sa mort.

– Ce qui est encore bien plus curieux, c’est la suite. Figurez-vous qu’à la mairie, l’employé a dit au valet de chambre de madame Rissler que le terrain pour madame d’Orcival était acheté et payé depuis le matin. Par qui? Par une amie de madame, une amie… soi-disant. Elle a donné un nom dont personne n’a jamais entendu parler. Des parentes, madame n’en a pas, et la preuve, c’est que son héritage n’a pas été réclamé. On n’y comprend rien.

– C’est une femme qui a fait cela? demanda vivement Nointel.

– Oui, mon capitaine. Madame Rissler est allée à l’administration des Pompes funèbres pour savoir ce que ça voulait dire. Là, on lui a raconté que la personne n’avait pas l’air riche. Et pourtant, elle a payé comptant une concession à perpétuité et une concession de deux mille francs, s’il vous plaît.

– Parbleu! elle ne les a pas donnés de sa poche. Elle agissait pour le compte de sa maîtresse. C’est une femme de chambre.

– Madame Rissler a eu la même idée que vous. Mais la femme de chambre de qui? Une amie de madame ne se serait pas cachée pour lui acheter un terrain. Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’on n’a pas voulu payer l’enterrement. La femme a répondu à l’employé que l’État s’en chargerait. Il paraît même que ça a fait une difficulté, parce que ce n’est pas l’usage d’acheter la concession à part. Mais l’administration a reçu l’argent tout de même. Madame Rissler a eu deux mille francs de reste sur l’argent de son Russe, et madame sera enterrée au Père-Lachaise. Qu’est-ce que vous dites de tout ça, monsieur Nointel?

– Que diable veux-tu que j’en dise? ça prouve que Julia avait plus d’une bonne camarade, à moins que la femme du monde dont tu parlais tout à l’heure n’ait imaginé ce moyen de s’acquitter en partie des six mille francs que Julia lui avait prêtés.

Le capitaine ne pensait pas un mot de ce qu’il disait là. Il pensait que cette singulière générosité sentait d’une lieue la marquise espagnole, que madame de Barancos avait eu, pour agir de la sorte, des raisons qu’il devinait fort bien, et qu’on apprenait toujours quelque chose de nouveau en causant avec Mariette.

– Oui, se disait Nointel, c’est la marquise qui a fait cela, j’en jurerais. Je la sens, je la vois. J’écrirai l’histoire de ces actions pendant ces trois journées, comme si j’y avais assisté. Le dimanche matin, elle a tué Julia, au bal de l’Opéra. Elle l’a tué dans un accès de colère. Une femme comme elle ne prémédite pas un meurtre, mais elle le commet fort bien, quand le sang lui monte à la tête. Elle rentre chez elle, affolée. Elle s’aperçoit qu’elle a perdu un bouton de manchette, et cette découverte ne la rassure pas; au contraire. Arrive Simancas qui lui déclare qu’il l’a reconnue quand elle a paru dans la loge. Il propose de vendre son silence et elle est obligée de subir ses conditions. Le dimanche soir, elle a le courage d’aller à l’Opéra pour se montrer. Simancas la poursuit, la trouve à la sortie et lui impose son coquin d’ami. Le lundi, elle est tout à ses remords. Elle ne songe qu’à expier. Il lui passe par la cervelle qu’il serait bien d’assurer à madame d’Orcival une sépulture de son choix, un terrain où elle pourra aller planter des fleurs et pleurer. Je parierais qu’elle l’a choisi dans le coin le plus solitaire du Père-Lachaise. Elle ne songe pas à payer les funérailles, parce qu’on lui a dit que l’État, qui hérite, s’en chargerait; et elle se figure que l’État fera les choses convenablement. Elle a à son service une confidente, quelque duègne qui a été sa nourrice, qui ne l’a jamais quittée et qui possède tous ses secrets.

 

»Il faudra même que je la trouve, cette confidente. Ce ne sera pas très difficile, puisque j’ai maintenant mes entrées chez la marquise. Et puis, elle doit avoir de l’accent, la duègne, et aux Pompes funèbres on a dû la remarquer. Encore une information à prendre.

»Le terrain est payé. La marquise se sent déjà un peu soulagée. Elle va se promener au Bois en équipage de gala. Elle veut qu’on la voie partout. Malheureusement, Simancas exige qu’elle l’emmène. Doit-elle l’exécrer, ce Péruvien! Je suis sûr qu’elle donnerait la moitié de sa fortune à qui l’en débarrasserait. Parbleu! je ne lui rendrai pas ce service. Je compte beaucoup sur Simancas. Il finira par l’exaspérer au point qu’elle fera un coup de tête.

»Elle vient déjà d’en faire un. Elle savait qu’on enterrait ce matin madame d’Orcival. Elle n’a pas pu y tenir. Il a fallu qu’elle vînt à Saint-Augustin, qu’elle vît le cercueil où elle a couché Julia, qu’elle fît pénitence à dix pas du cadavre, et elle s’imagine qu’en se meurtrissant les genoux sur les dalles de l’église, elle rachète un peu son crime. Elle a dû fonder des messes. Et ce soir, elle ira au Français en grande avant-scène; le mardi est un des deux jours du beau monde. Est-ce assez Espagnol! Une Parisienne, en pareil cas, se serait sauvée à cinq cents lieues d’ici. Mais une Parisienne ne joue pas du couteau.

»Décidément, je tiens la Barancos. Mademoiselle Lestérel me devra un beau cierge. Et j’ai eu une fameuse idée de venir à cet enterrement.

– Ah! mon capitaine, soupira Mariette, comme c’est triste de perdre une si bonne maîtresse. Vous avez du chagrin, ça se voit, mais vous ne pouvez pas en avoir autant que moi. Pensez donc! avoir vécu si longtemps avec quelqu’un qui se chargeait de mon avenir, et me trouver sur le pavé.

– On ne t’y laissera pas, ma fille.

– Alors, vous croyez que M.  Darcy…

– Je ne réponds pas qu’il va t’acheter un fonds dans les quarante-huit heures. Darcy est un peu gêné en ce moment. Madame d’Orcival lui a coûté beaucoup d’argent. Et il est obligé de ménager son oncle. Mais, sois tranquille. Il ne t’oubliera pas. D’ailleurs, je suis là pour lui rafraîchir la mémoire. Et tu dois avoir fait au service de Julia des économies qui te permettront d’attendre.

– Oh! bien peu, monsieur Nointel. Madame n’était pas serrée, mais elle savait compter. Je n’ai presque rien mis de côté, et si je restais seulement six mois sans place…

– Pourquoi n’entrerais-tu pas chez Claudine?

– Madame Rissler a une femme de chambre… une pas grand-chose, c’est vrai, mais elle y tient. Et puis, voyez-vous, mon capitaine, la maison de madame Rissler n’est pas une maison sûre. Aujourd’hui, on y roule sur l’or, mais on ne sait pas ce qui peut arriver demain.

– Oui, je comprends… il y a les militaires… Claudine peut trahir la Russie pour un joli sous-lieutenant… j’espère qu’elle a renoncé aux fourriers. N’importe. La place ne doit pas être mauvaise en ce moment. Un seigneur qui lâche dix mille comme je donnerais cinq louis, c’est une mine à exploiter, et Claudine s’y entend. Je te recommanderai à elle. J’ai besoin de la voir pour lui parler de cette histoire d’achat de terrain…

Nointel s’arrêta au milieu de sa phrase. Il se dit qu’il était inutile de laisser voir à la femme de chambre à quel point ce petit mystère l’intéressait. Mariette, du reste, ne releva pas l’allusion à l’inconnue qui avait tenu à doter madame d’Orcival d’une concession perpétuelle. Elle se répandit en remerciements et elle ne refusa pas la protection du capitaine.

La conversation devint moins intéressante, mais elle ne languit point, car la soubrette était bavarde, et Nointel n’était pas fâché de recueillir à tout hasard des détails sur les habitudes et les relations de Julia. Le temps ne lui parut pas trop long, quoique la distance ne fût pas petite entre Saint-Augustin et le Père-Lachaise.

Lorsque le moment vint de descendre à l’entrée du cimetière, il n’eut pas besoin de dire à Mariette qu’il désirait marcher seul. Mariette était une fille bien stylée qui savait se tenir à sa place. Elle alla d’elle-même rejoindre ses pareilles, et Nointel reprit sa liberté d’action. Il s’en servit d’abord pour observer le débarquement des fidèles qui avaient accompagné le convoi.

Le spectacle était curieux. Tout se sait à Paris, et le bruit s’était répandu dans ce quartier reculé qu’on allait enterrer au Père-Lachaise la victime du crime de l’Opéra. Il y avait foule, une foule composée d’ouvriers, de petits marchands et de commères du voisinage. Ces gens-là ne connaissaient pas même de nom madame d’Orcival, mais ils avaient lu pour un sou le récit de l’événement, et ils venaient là comme ils seraient allés à la Morgue, si le corps y eût été exposé. La plupart ne se doutaient guère du rang que la défunte occupait dans la haute galanterie, et ils ouvrirent de grands yeux quand ils virent arriver un corbillard magnifique, suivi d’une longue file d’équipages. Il y eut bien quelques commentaires malveillants sur ce luxe posthume, mais la tenue des amies de la morte était si convenable, leur douleur paraissait si sincère que le public devint bientôt sympathique.

Et, de fait, la plus honnête femme du monde n’aurait pas été accompagnée à sa dernière demeure par un cortège plus décent. Nul ne se serait douté que les jolies personnes qui marchaient bravement à pied derrière le char funèbre n’étaient pas de vertueuses mères de famille. Pas un bout de ruban tapageur, pas un chapeau excentrique, pas un bijou. Rien que des toilettes sévères et des visages affligés.

Claudine Rissler menait le deuil avec le Boyard, qui avait une prestance superbe. Delphine de Raincy, Jeanne Norbert, Cora Darling, Gabrielle Bernard, et bien d’autres étoiles de première grandeur, formaient le corps de bataille. La bande des soubrettes et des fournisseuses constituait une arrière-garde importante que vinrent grossir les badauds. Le reporter maigre voltigeait sur les flancs de la colonne.

Nointel se contenta de suivre à distance, quitte à se rapprocher au dernier moment. Le convoi avait tourné à gauche et montait lentement par une route qui serpente sur la colline des morts. L’immense panorama de la ville des vivants se déroulait peu à peu aux yeux du capitaine. Des fumées tourbillonnaient dans l’air, les fumées de la grande usine humaine. Vu du haut de cette butte silencieuse, Paris ressemble à une immense chaudière en ébullition, et l’esprit le moins poétique est frappé du contraste.

– Tout chemin mène à Rome, pensait Nointel en regardant le dôme allongé de l’Opéra qui émergeait dans le lointain, au milieu d’un océan de maisons. En partant pour le bal, Julia ne se doutait guère qu’elle arriverait si vite au Père-Lachaise. Mais je suis curieux de voir où on va la loger dans cette cité mortuaire. Pas dans une rue fréquentée, je le parierais bien. La Barancos a dû donner à sa duègne des instructions précises. Et qui sait si je ne vais pas la découvrir rôdant aux abords de la fosse, cette sensible marquise? Si elle a commis cette imprudence, je m’arrangerai pour qu’elle ne m’échappe pas comme à la sortie de l’église.

Au bout de la montée, le char funèbre s’engagea dans une allée latérale que bordaient d’un côté d’innombrables tombes de modeste apparence, et de l’autre un vaste champ inculte, au milieu duquel s’étendait une longue tranchée ouverte. À droite, des entourages de bois, et par-ci par-là quelques grilles en fer à peine scellées dans le sol pierreux. À gauche une forêt de croix serrées les unes contre les autres, comme l’avaient été en ce monde, où la place manque, les pauvres dont elles marquaient la sépulture, de misérables croix à demi-déracinées par le vent, ce vent de Paris qui souffle l’oubli sur les morts.

– Nous n’y sommes pas encore, se disait le capitaine. La fosse commune et les concessions temporaires. Madame d’Orcival ne reposera pas dans ce quartier-là.

Le corbillard avançait toujours entre deux rangées de cyprès; la terre avait été détrempée par les pluies d’un hiver abominable. C’était merveille de voir avec quel courage les élégantes amies de Julia piétinaient dans la boue. Il en coûtait certainement plus à ces pécheresses de patauger ainsi qu’il n’en coûte aux marins en pèlerinage de grimper, pieds nus, la côte de Notre-Dame de Grâce.

Enfin, le cortège s’arrêta, tout au bout du chemin, près du mur de clôture qui marque du côté de l’Est la limite du champ des morts. Il n’y avait là que des tombes vieilles de vingt-cinq ans, – un siècle à Paris, – des tombes qu’on ne visitait plus et que les ronces commençaient à recouvrir. Nointel avait deviné. Julia allait dormir à perpétuité dans le coin le plus sombre et le plus délaissé du cimetière. Une place s’était trouvée libre parmi tous ces monuments abandonnés, et cette place, on l’avait probablement choisie avec intention. On pouvait y prier sans être dérangé, et même sans être vu, car un épais rideau d’arbres funéraires la séparait de l’allée.

L’ordonnateur, grave et solennel comme un magistrat, fit ranger l’assistance qui, d’ailleurs, était moins nombreuse, car l’ascension étant longue et rude, beaucoup d’indifférents avaient renoncé à suivre. Il ne restait que les dévouées de la dernière heure et quelques curieux intrépides qui tenaient à voir jusqu’à la fin.

Nointel n’eut pas trop de peine à se placer à sa guise, assez près pour ne rien perdre de l’épisode suprême et pour examiner les figures, mais il eut beau regarder de tous les côtés, il n’aperçut pas de femme voilée. En revanche, il vit cinq ou six demi-mondaines, et des plus charmantes, tomber à genoux au bord de la fosse, sans se soucier de souiller de fange des robes de trente louis.

– Des bourgeoises respectables y regarderaient davantage, pensait-il en admirant cet élan du cœur des irrégulières. Et ces demoiselles ne jouent pas la comédie, je les connais. Elles pleurent Julia de bon cœur, Julia qu’elles n’aimaient guère quand elle les écrasait par son luxe.

Claudine Rissler surtout sanglotait à fendre l’âme; quand les cordes grincèrent sur le cercueil qu’on descendait dans la fosse, elle s’affaissa sur elle-même, et Wladimir s’avança fort à propos pour la relever.

Le capitaine n’avait plus rien à faire là. Il s’était suffisamment montré pour qu’on ne dît pas que la pauvre d’Orcival n’avait été accompagnée que par des femmes galantes et un Moscovite. Il craignait même de s’être trop montré, car il s’aperçut que le reporter consciencieux prenait des notes. Il pensa donc qu’il était temps de battre en retraite, et il s’éloigna tout doucement, sans remarquer une femme qui s’était tenue derrière lui et qui se mit à le suivre.

Au bord de l’allée, cette femme le rejoignit et lui dit:

– Monsieur, excusez si je vous arrête. Je voudrais vous demander une chose…

Nointel, assez surpris, la regarda, et vit qu’il n’avait affaire ni à une demoiselle à la mode, ni à une modiste, ni à une soubrette. La personne qui lui parlait était une femme du peuple, une plantureuse commère d’une trentaine d’années dont la figure respirait la santé et la bonne humeur. Elle était simplement, mais proprement vêtue, et quoiqu’elle n’eût pas l’air timide, elle paraissait très embarrassée.

– Tout ce que vous voudrez, lui dit, pour l’encourager, le capitaine qui flairait une information inattendue.

– C’est bien l’enterrement de la dame qui a été tuée au bal, reprit l’inconnue?

– Oui, ma brave femme. Est-ce que vous la connaissiez, cette dame?

– Moi! Oh! non, monsieur. Mais vous étiez de ses amis, puisque vous êtes venu au cimetière, et vous pourriez peut-être me dire si c’est vrai ce que racontent les journaux…

– Quoi? Qu’elle a été assassinée? Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– Oui, mais ils disent aussi qu’elle a été assassinée par une femme.

– C’est encore vrai. En quoi cela vous intéresse-t-il?

– Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si cette femme est une demoiselle… une demoiselle qu’on appelle mademoiselle Lestérel.

Nointel ne s’attendait guère à entendre prononcer le nom de mademoiselle Lestérel, à deux pas de la tombe de madame d’Orcival, et par une femme qui assurément ne fréquentait pas les salons où chantait naguère la pauvre Berthe. Il eut cependant assez d’empire sur lui-même pour cacher son étonnement et il répondit le plus tranquillement du monde:

– Les journaux assurent en effet que le crime a été commis par une jeune fille qui s’appelle Lestérel.

– Et qui reste rue de Ponthieu, tout près des Champs-Élysées? demanda la commère, avec une certaine hésitation.

– C’est bien le domicile qu’on indique.

– Est-ce qu’elle a été arrêtée, cette demoiselle?

– Avant-hier, dans l’après-midi. Il paraît qu’on a eu tout de suite des preuves contre elle.

 

– Alors, elle est en prison.

– Parbleu!

– Dans quelle prison?

– À Saint-Lazare. Pour les femmes il n’y en a pas d’autre.

– Et on va l’y laisser?

– Jusqu’au jour où elle passera en Cour d’assises.

– En Cour d’assises!… C’est-à-dire qu’on la jugera… et elle sera condamnée peut-être.

– C’est très probable.

– Ah! mon Dieu, je ne la reverrai jamais, murmura la grosse femme.

– Et ça vous fait du chagrin, à ce que je vois. C’est donc une de vos parentes?

– Oh! non, monsieur. Moi, je ne suis qu’une ouvrière, et cette demoiselle…

– Mais enfin, vous la connaissez?

– Je la connais sans la connaître. J’ai… oui, j’ai travaillé pour elle… et elle me doit un peu d’argent… je ne suis pas riche… ça fait que je voulais savoir si je peux encore espérer d’être payée; je demeure dans le quartier… j’ai vu passer l’enterrement, je suis venue…

– Chercher des renseignements. Je comprends ça. Mais il serait plus sûr de vous adresser au juge d’instruction. Il vous dira exactement où en sont les choses.

– Au juge! ah! il n’y a pas de danger que j’aille le trouver, s’écria la commère.

Puis, se reprenant:

– La somme ne vaut pas la peine pour que je le dérange.

Le capitaine avait toujours l’esprit tendu vers le but qu’il visait, et dès le début de ce dialogue, il s’était promis d’écouter attentivement cette chercheuse d’informations et de tirer d’elle tout ce qu’elle pourrait donner. La suite de ce colloque éveilla bien davantage sa curiosité et même ses soupçons. Il voyait maintenant qu’il parlait à une personne qui devait être plus ou moins mêlée aux affaires de mademoiselle Lestérel, car il ne croyait pas du tout à cette histoire de dette. Et il voulut éclaircir la chose.

– Je parie que vous êtes blanchisseuse, dit-il en riant.

– Non… c’est-à-dire, voilà… j’ai un frère blanchisseur à Pantin… il a travaillé pour cette demoiselle… et il m’avait chargée…

– De réclamer ce que cette demoiselle lui devait; c’est tout naturel, interrompit Nointel, qui trouvait au contraire que rien n’était moins naturel.

– Mais, j’y renonce, reprit la soi-disant ouvrière. Nous aimons mieux perdre un peu d’argent que de courir après notre dû. Et puis, la pauvre fille a bien assez de chagrin, sans que nous allions encore la tourmenter.

– Il y a un moyen de tout arranger. Je ne la connais pas, mais je connais quelqu’un qui la connaît, qui s’intéresse à elle, et qui vous paiera très volontiers. Dites-moi où vous demeurez. On passera chez vous.

– Non… non… Vous êtes bien bon, mon cher monsieur, mais c’est inutile… on ne me trouverait pas… je ne suis jamais à la maison… vu que je vais en journée du matin au soir.

– Alors, rien ne vous empêche de venir me voir. Voici mon adresse, dit Nointel, en tirant une carte de son carnet de poche.

La femme fit d’abord mine de ne pas vouloir la prendre. Elle s’y décida pourtant, lorsqu’elle vit que le capitaine allait la lui fourrer dans la main, bon gré, mal gré; mais la dernière pelletée de terre venait de tomber sur le cercueil de madame d’Orcival, les assistants refluaient dans l’allée, et la commère profita de l’occasion pour se mêler à la foule, non sans balbutier quelques excuses et quelques remerciements.

Nointel ne pouvait guère insister devant tout ce monde, mais il manœuvra d’abord de façon à ne pas la perdre de vue et il se demanda s’il ne ferait pas bien de la suivre.

– Cette gaillarde-là en sait plus long qu’elle ne veut le dire, pensait-il, et elle n’a pas plus de frère blanchisseur qu’elle n’est ouvrière. Elle a l’air d’une nourrice. Quelles relations a-t-elle pu avoir avec mademoiselle Lestérel? Ce n’est pas elle qui me l’apprendra, car elle doit avoir des raisons majeures pour se taire. Si je lui emboîte le pas, elle s’arrangera pour me dépister, et je ne découvrirai pas où elle loge. De plus, elle se défiera de moi et je ne la reverrai jamais, tandis qu’en la laissant tranquille, je puis espérer qu’un jour ou l’autre elle viendra me trouver. Décidément, il n’y a rien à faire aujourd’hui de ce côté-là; je perdrais mon temps, et je l’emploierai bien mieux en allant voir tantôt madame de Barancos.

Sur cette résolution, il hâta le pas, sans plus s’inquiéter de l’inconnue qui emportait sa carte de visite. Il tenait à ne pas rencontrer les amies de Julia, qui le connaissaient toutes et qui n’auraient pas manqué de l’accoster, pour lui parler de la triste cérémonie. Il les laissa descendre par le chemin qu’avait suivi le corbillard, il se jeta dans des sentiers perpendiculaires, afin d’arriver plus vite à la sortie du cimetière, et il y devança tout le monde, en prenant ce raccourci. Il y retrouva les coupés de ces dames et le landau de Wladimir rangés à la file sur le boulevard, mais les curieux s’étaient dispersés, et tout était rentré dans l’ordre accoutumé. En face de la grande porte, s’étendait la rue de la Roquette, bordée de pierres tombales à vendre et d’étalages de marchandes d’immortelles. On voyait les arbres du carrefour où on coupe les têtes et, beaucoup plus près, deux ou trois boutiques de marchand de vin à l’usage des affligés qui tiennent à alcooliser leur douleur.

Nointel allait se mettre en quête d’un fiacre pour rentrer chez lui, lorsque, devant une de ces boutiques, il aperçut un homme dont l’aspect éveilla en lui un souvenir. Cet homme était assis à une petite table ronde, en tête à tête avec une bouteille, et, à en juger par son costume, ce n’était pas un ouvrier.

– C’est bizarre, se disait le capitaine en le regardant avec attention et en se rapprochant tout doucement; on jurerait que c’est lui… et pourtant que viendrait-il faire ici? À moins qu’il n’ait été attiré aussi par l’enterrement de Julia. Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir. Si le hasard l’avait amené sur mon chemin, ce serait une heureuse chance. Voyons cela de plus près.

Il traversa le rond-point à petits pas, s’arrêta devant l’étalage d’un marbrier, et tout en feignant d’inspecter les cippes, les urnes, les colonnes brisées, il se mit à examiner le buveur solitaire. C’était un homme d’une quarantaine d’années, trapu, large d’épaules et porteur d’une figure assez rébarbative. Ses cheveux et ses gros favoris taillés à l’américaine grisonnaient fortement. Son teint était hâlé, on aurait pu dire tanné, car il avait presque la couleur du cuir de Cordoue. Il avait de gros sourcils en broussailles, des yeux gris très enfoncés dans leur orbite, un nez puissant, des lèvres charnues et un menton des plus accentués. Son costume manquait d’élégance. Il était coiffé d’un feutre mou et vêtu d’une ample redingote à longs poils, boutonnée jusqu’au cou et tombant jusque sur ses bottes. C’était à peu près l’air et la tenue qu’avaient adoptée sous la Restauration les vieux grognards du premier Empire.

– Il a singulièrement grossi et vieilli, pensa Nointel, mais je suis à peu près sûr que c’est mon homme. Personne n’a de sourcils comme ceux-là. Ma foi! je veux en avoir le cœur net.

Les voitures qui avaient suivi le convoi commençaient à filer, emportant les demoiselles à la mode et les femmes de chambre. Le capitaine les laissa partir, et dès qu’il n’eut plus à craindre qu’on le remarquât, il alla bravement s’asseoir à une des tables extérieures du marchand de vin, tout à côté du personnage qui l’intriguait si fort. Il ne risquait guère que de s’enrhumer, et, pour en venir à ses fins, il aurait bravé des dangers plus sérieux.

En voyant cet intrus s’établir dans son voisinage immédiat, l’homme se pelotonna comme un hérisson qui va se mettre en boule pour opposer ses piquants à l’ennemi et se versa une pleine rasade, qu’il avala d’un trait. C’était de l’eau-de-vie qu’il buvait de la sorte, et, à la façon dont il l’absorbait, Nointel le reconnut tout à fait. Il ne s’agissait plus que de l’aborder, et il fallait se dépêcher, car la bouteille tirait à sa fin. Nointel commença par frapper aux carreaux de la boutique, et comme il avait appris en garnison à parler la langue des cafés et autres lieux de ce genre, il demanda au garçon qui se présenta: un bock! Il se proposait bien de ne pas goûter à la bière qu’on servait dans ce quartier funèbre, mais il lui fallait un prétexte pour rester. Le bock une fois apporté et payé, le capitaine chercha une entrée en matière. Le buveur lui tournait le dos. Il s’était accoudé sur la table et il paraissait plongé dans de sombres réflexions.