Za darmo

Le crime de l'Opéra 1

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– C’est vrai.

– Bien. Maintenant, il est hors de doute que Julia a été assassinée pendant la dernière visite. Elle a fait jusqu’à trois heures des apparitions intermittentes sur le devant de la loge. Vers trois heures, elle s’est retirée dans le petit salon du fond, et on ne l’a plus revue. Est-ce exact?

– Parfaitement.

– Eh bien, est-il croyable que la visiteuse de minuit et demi soit revenue à deux heures, à deux heures et demie, et finalement à trois heures? Examinons cette hypothèse. Je parle comme parlait mon professeur de spéciales quand je potassais pour Saint-Cyr; mais c’est forcé. Voilà donc une femme du monde qui arrive tout émue au rendez-vous à elle assigné par une femme galante qui détient sa correspondance. Elle entre, elle s’abouche avec la demi-mondaine, qui lui rend ses lettres ou qui ne les lui rend pas. Dans les deux cas, la femme du monde doit avoir hâte de quitter le bal, n’est-ce pas? Elle y est venue dans le plus grand secret; elle a eu mille peines à sortir de chez elle incognito, elle aura plus de peine encore à y rentrer sans être vue. Au milieu de cette foule, elle tremble que quelqu’un ne la reconnaisse. Il lui tarde de fuir. Eh bien, pas du tout. Cette femme s’éternise à l’Opéra. Elle sort de la loge, elle y rentre, elle en sort encore, puis elle y revient. Où va-t-elle pendant ces sorties? Au foyer, pour intriguer des provinciaux sans doute! Et, après tous ces tours, elle se décide enfin à égorger madame d’Orcival. Avoue que c’est étonnant.

– C’est absurde… c’est impossible.

– Complètement impossible, mon ami. Mais si, au contraire, on admet qu’il est venu deux femmes, tout se comprend, tout s’explique. La première arrive à minuit et demi, termine ses négociations avec Julia et se sauve avec ses lettres. L’autre vient sur le coup de deux heures et demie. Julia a eu soin d’espacer ses rendez-vous. Avec cet autre, l’entrevue est orageuse. On ne parvient pas à s’entendre. Elle sort sans emporter sa correspondance. Elle est désespérée, exaspérée. Elle ne se possède plus. Il lui faut à tout prix ces billets doux qui peuvent la perdre. Elle retourne à la loge. Julia y est encore. L’entretien recommence. Julia refuse toujours parce que ses conditions ne sont pas acceptées. La femme du monde frappe, s’empare des lettres et part pour ne plus revenir. Voilà, cher ami. Que dis-tu de mon roman?

– Ce n’est pas un roman, s’écria Darcy, les choses ont dû se passer ainsi… je le crois… et pourtant ne trouves-tu pas singulier que Julia possédât tant de secrets? Par quel étrange hasard était-elle dépositaire des lettres de deux femmes du monde?

– Mon cher, sur ce point, j’ai une idée fixe. Je suis convaincu que les secrets de madame d’Orcival étaient les secrets de Golymine. C’est le seul héritage qu’il lui ait laissé. Comment et quand le lui a-t-il transmis, je l’ignore, et cela nous importe peu, mais je suis à peu près sûr du fait. Julia aura voulu liquider cette succession d’un seul coup. Or, ledit Golymine avait eu plus d’une maîtresse. Et je ne serais pas surpris que Julia eût fait venir au bal de l’Opéra une demi-douzaine de femmes. Deux, c’est un minimum.

– Mariette, cependant, n’a porté qu’une lettre.

– Oui, mais elle t’a dit que, le même jour, à la même heure, Julia en avait écrit plus d’une. Elle t’a dit aussi que le paquet accusateur qu’elle a emporté au bal était si gros qu’elle n’a pas pu le mettre dans son corsage. Or, si écrivassière que soit une femme, elle ne rédige pas un volume pendant la durée d’une liaison. Donc, cette liasse était l’œuvre de plusieurs victimes de Golymine. Mariette a remarqué d’ailleurs que la susdite liasse était divisée en fractions attachées par des faveurs roses ou bleues. Et elle se souvient, cette bonne Mariette, que Julia s’est écriée au moment de partir: Sont-elles bêtes, ces femmes du monde! As-tu fait attention à ce pluriel?

– Non, je n’avais pas la tête à moi. Cette fille parlait de mademoiselle Lestérel dans des termes qui m’irritaient.

– Elle était persuadée qu’elle te causait un plaisir extrême, car fort heureusement elle ne soupçonne pas que tu aimes la personne qu’on accuse d’avoir tué madame d’Orcival. Et tu aurais tort de lui en vouloir, car son témoignage nous sera fort utile pour prouver que la prévenue ne peut pas être coupable.

– Reste le poignard japonais.

– Le poignard japonais ne m’embarrasse pas du tout. Mademoiselle Lestérel a pu l’oublier dans la loge, ou, ce qui est plus probable, Julia a pu le lui demander, et la pauvre enfant n’a guère pu le lui refuser. Elle était trop heureuse d’en être quitte à si bon marché. Donc, le poignard est resté à madame d’Orcival. Qui sait si, quand la discussion s’est envenimée avec l’autre femme, elle ne l’a pas tiré de sa gaine pour montrer qu’elle avait de quoi se défendre? Tu vois d’ici la scène. La femme le lui arrache brusquement des mains, le lui plante dans la gorge et l’y laisse. Elle ne l’y aurait certes pas laissé, s’il lui eût appartenu.

– En effet, c’est encore une preuve en faveur de mademoiselle Lestérel. Et maintenant, ne penses-tu pas que je serais fondé à aller trouver mon oncle, avec toi, si tu veux, à faire valoir devant lui tes raisonnements si serrés…

– Mon cher Darcy, dit avec un peu d’embarras le capitaine, je crois que la démarche serait prématurée et que tu ne songes pas à un danger que je vais te signaler. Elle serait prématurée, parce que nous ne pouvons pas encore accuser la marquise.

– Mais il me semble qu’il y a contre elle des indices qui équivalent presque à des certitudes. La marquise a très probablement eu Golymine pour amant. Simancas le sait, Simancas l’a reconnue dans la loge de Julia. C’est pour cela qu’elle le reçoit. Le bouton de manchettes porte l’initiale de son nom de Barancos…

– Et du prénom de mademoiselle Lestérel, cher ami. Ce bouton est une arme à deux tranchants.

– Soit! mais Mariette vient de nous dire que sa maîtresse détestait la marquise. Et je pourrais l’attester. Julia m’a fait dix fois des scènes à propos de cette étrangère. Elle s’imaginait que je voulais l’épouser.

– D’où il suit que si la Barancos avait été assassinée, on serait fondé à accuser madame d’Orcival. Or, c’est tout le contraire qui est arrivé, et la Barancos n’avait pas de motifs de haine contre Julia.

– Tu oublies que Julia lui avait pris Golymine.

– À moins que ce ne soit elle qui ait pris Golymine à Julia. C’est un point à éclaircir avec beaucoup d’autres. Mais passons à un autre côté de la question, un côté plus délicat. Et ici je te prie de faire provision de courage, car je vais enfoncer le bistouri dans la plaie.

– Que veux-tu dire?

– Écoute-moi. Ma supposition, que tu viens d’adopter, est celle-ci: Mademoiselle Lestérel est allée au bal de l’Opéra, où madame d’Orcival lui avait donné rendez-vous. Elle est entrée dans la loge n°  27, mais elle n’y est restée qu’un quart d’heure. En partant, elle y a oublié son poignard-éventail. Une autre femme, disons, si tu veux, madame de Barancos, une autre femme est venue plus tard, a trouvé l’arme et s’en est servie pour tuer madame d’Orcival. C’est bien cela, n’est-ce pas?

– Parfaitement.

– Bon! mais qu’allait faire mademoiselle Lestérel à l’Opéra? chercher des lettres compromettantes que madame d’Orcival devait lui rendre, avec ou sans conditions. Ces lettres, mademoiselle Lestérel les avait écrites… à qui?… à un amant.

– Nointel! s’écria Darcy.

– Mon cher, je t’ai averti que je serais forcé d’être cruel. Si tu veux que je n’aille pas plus loin, je vais me taire. Mais si tu tiens à ma collaboration, tu feras bien de me laisser raisonner comme je l’entends, dit froidement le capitaine.

– Soit! continue, je te répondrai ensuite.

– Tant que tu voudras. Je te disais donc que si nous parvenons à démontrer que les choses se sont passées comme nous le supposons, nous démontrerons en même temps que mademoiselle Lestérel a un amant. Tout ce que je sais d’elle semble prouver au contraire qu’elle a toujours mené une vie irréprochable. Mais sa visite dans la loge de Julia suffit pour détruire les présomptions favorables à sa vertu. Pourquoi aurait-elle risqué sa réputation en s’aventurant au bal de l’Opéra? pourquoi se serait-elle rendue à l’invitation de madame d’Orcival? Tu ne prétendras pas que c’est pour sauver l’honneur d’une autre femme?

– Si! je le prétends, répondit Darcy d’un ton ferme.

Sa figure s’était éclairée, ses yeux brillaient, et Nointel, très frappé de ce changement subit, lui dit:

– Tu as, sans doute, à me donner de bonnes raisons à l’appui de ton opinion. Je serai ravi de les entendre et de m’y rallier, si elles me paraissent concluantes.

– Viens dans mon cabinet de toilette, reprit brusquement Darcy. François nous y servira le café. Il faut que je m’habille pour sortir.

Nointel, qui avait fini de déjeuner tout en causant, suivit son ami.

– Pauvre garçon, pensait-il, je crois qu’il est bien empêché de m’expliquer la conduite de son adorée. Si ma logique le guérit d’une passion insensée, je ne regretterai pas de l’avoir blessé.

Dès qu’ils eurent passé la porte du cabinet, Darcy se campa en face du capitaine et lui dit:

– Tu as oublié que mademoiselle Lestérel a une sœur.

– Pas du tout. Je me rappelle fort bien que tu m’as raconté ta visite, rue Caumartin, l’arrivée du mari et la scène qui s’en est suivie. Tu n’as omis dans ton récit qu’une seule chose. Tu ne m’as pas dit le nom de ce furieux baleinier qui voulait tuer sa femme.

– Il s’appelle Crozon…

– Crozon… un capitaine au long cours… je le connais.

– Comment! tu connais le beau-frère de mademoiselle Lestérel?

– Parfaitement. Cela t’étonne, et en vérité il y a de quoi. Je vais t’expliquer en deux mots ce mystère. En sortant de Saint-Cyr, il y a du temps de cela, je fus expédié au Mexique en qualité de sous-lieutenant de chasseurs à cheval. On me casa, moi, mes hommes et mes bêtes, sur un bâtiment du commerce qui était bien le plus mauvais sabot de la marine française. Cette patache avait pour second un certain Crozon, qui doit être ton homme. J’ai su depuis qu’il est devenu capitaine, qu’il s’est marié et qu’il commande un navire baleinier pour un armateur du Havre. Continue.

 

– Mademoiselle Lestérel a une sœur, te disais-je. Cette sœur a trompé son mari. Je n’en doutais presque pas après la scène à laquelle j’ai assisté. Maintenant, je n’en doute plus du tout. Pourquoi ne l’aurait-elle pas trompé avec Golymine?

– Je vois où tu veux en venir. Alors, tu supposes que les lettres possédées par Julia étaient de madame Crozon. C’est possible, et cela changerait fort la thèse. Mais permets-moi de te dire que c’est peu vraisemblable.

– Où sont les invraisemblances?

– Il y en a trois ou quatre. D’abord, où diable veux-tu que ce Golymine ait rencontré et séduit une petite bourgeoise comme madame Crozon? Les bourgeoises, ce n’était pas sa partie. Et à moins que celle-là ne fût extraordinairement belle…

– Elle ne l’est plus, mais elle a dû l’être. Elle ressemble trait pour trait à sa jeune sœur.

– Qui est charmante, je le sais. Reste à expliquer comment cette liaison a pu se former. Golymine menait une vie enragée, et cette jeune femme n’allait guère, je suppose, dans les endroits qu’il fréquentait. D’un autre côté, qui l’aurait présenté à elle? Pas mademoiselle Berthe assurément.

– Non. Mais tu sais qu’à Paris tout arrive.

– Ma foi! c’est bien vrai. J’ai vu en ce genre des choses prodigieuses.

– D’ailleurs, madame Crozon était seule depuis deux ans. Son mari courait les mers.

– Et elle courait les théâtres, les promenades. C’est tout naturel. Je m’étonne seulement que mademoiselle Lestérel n’ait pas cessé de voir une sœur si compromettante.

– Elle ignorait sans doute sa conduite… et puis, cette sœur lui a servi de mère. Elle l’aime avec passion, elle m’a dit qu’elle était prête à se sacrifier pour elle. Que voulais-tu qu’elle fît? Fallait-il qu’elle l’abandonnât dans le malheur?

– Non. Mais à quelle époque, d’après toi, Golymine serait-il entré en relation avec madame Crozon?

– L’année dernière, je suppose. Ce mari furibond accusait sa femme d’être accouchée clandestinement, il y a un mois.

– L’année dernière, Golymine n’était plus ni l’amant de madame d’Orcival, ni l’amant de madame de Barancos, si tant est que la marquise ait eu une faiblesse pour ce Polonais, et, pour ma part, j’en suis convaincu. L’année dernière, on ne lui connaissait pas de maîtresse attitrée. Donc, il a pu cacher ses amours et se consoler de ses disgrâces dans le grand monde et dans le demi-monde en séduisant une personne modeste et jolie. Mais, dis-moi, est-ce le suicide du soi-disant comte qui a mis fin à l’intrigue?

– Elle avait cessé avant le suicide; du moins, c’est ce que le mari a dit pendant que j’étais caché dans le cabinet. Il criait à tue-tête: Je sais à quel moment et pourquoi votre amant vous a quittée. Votre amant est parti. Mais il reviendra, et je le tuerai.

– Eh! eh! il me semble que le bruit courait cet hiver que Golymine venait de passer en Angleterre pour fuir ses créanciers. Tout cela concorde assez, et je commence à croire que ta supposition est admissible… en ce point seulement que madame Crozon a pu être la maîtresse du Polonais, car pour le reste… voyons, si les lettres étaient de la femme du baleinier, pourquoi madame d’Orcival n’aurait-elle pas écrit à cette femme, au lieu de s’en prendre à la sœur?

– Parce que madame d’Orcival tenait à humilier mademoiselle Lestérel. Tu n’as donc pas entendu ce que Mariette a raconté? Julia ne pardonnait pas à son ancienne amie de pension d’avoir suivi un autre chemin qu’elle, et de repousser ses avances. Peut-être aussi savait-elle que madame Crozon était trop souffrante pour venir au bal.

– Et tu crois que mademoiselle Lestérel n’a pas hésité à tenter l’aventure?

– Refuser, c’eût été tuer sa sœur. Madame d’Orcival aurait envoyé les lettres au mari.

– Et ce mari, j’en conviens, est très capable de tordre le cou à sa femme, s’il lisait cette correspondance. Je l’ai beaucoup pratiqué pendant notre traversée de Saint-Nazaire à Vera-Cruz. C’est un assez bon diable au fond, brave, honnête, serviable même, mais violent à faire sauter son bâtiment dans un accès de colère, et fort comme un Hercule de foire. Je l’ai vu, une fois, empoigner par la ceinture un matelot qui lui avait mal répondu et l’envoyer par-dessus bord. Il est vrai qu’il s’est jeté à la mer pour le repêcher.

– Alors, tu dois comprendre que mademoiselle Lestérel se soit dévouée.

– Oui. Puisque nous nous promenons dans le vaste champ des conjectures, celle-là en vaut une autre. Examinons-la ensemble. Je serais ravi qu’elle se vérifiât, car, je l’avoue, l’autre me répugnait. Il m’était dur de croire qu’une jeune fille que tu as résolu d’épouser…

– Je t’ai laissé parler, j’ai supporté sans me plaindre ce que tu appelais une opération salutaire. L’opération est faite. Je t’en prie, Nointel, ne ravive pas la blessure. J’accepte tes idées. Je pense comme toi que mademoiselle Lestérel est allée au bal, qu’elle y a vu Julia, qu’elle est partie aussitôt, et que le coupable c’est madame de Barancos. Pourquoi n’exposerais-je pas toutes nos raisons à mon oncle? Crois-tu qu’il ne comprendrait pas maintenant la cause qui a empêché mademoiselle Lestérel de dire la vérité?

– Je n’en sais rien; mais je te réponds qu’alors il tiendrait à interroger madame Crozon. S’il l’interroge, le mari se doutera de ce qui se passe, et il tuera sa femme. Et puis, je parierais que mademoiselle Lestérel, redoutant cette funeste conséquence d’un aveu, persistera à soutenir qu’elle n’est pas allée au bal. Si elle persiste, que vaudront nos hypothèses, quelque ingénieuses qu’elles soient? Rien du tout. Le juge te tiendra à peu près ce langage: Vous prétendez que la prévenue est entrée dans la loge à minuit et demi, et qu’elle n’y est restée que dix minutes. Très bien. Faites-moi donc le plaisir de me dire où elle est allée ensuite. Elle est rentrée rue de Ponthieu à quatre heures du matin. Que répondras-tu? Rien, parce que, même en admettant notre système, cette éclipse totale est inexplicable. Et le juge l’expliquera en disant: Il est possible qu’elle soit sortie de la loge; mais elle y est revenue: elle y était encore à trois heures, et c’est elle qui a frappé.

Darcy baissait la tête et cherchait des arguments qu’il ne trouvait pas.

– Ah! reprit Nointel, ce serait tout différent, si nous pouvions démontrer que madame de Barancos aussi a fait une visite à Julia, et que cette visite a été beaucoup plus tardive que celle de mademoiselle Lestérel. Alors, nous serions bien forts, et nous atteindrions rapidement le but. Mais si nous renversons l’ordre des facteurs, nous ne ferons rien de bon. Commençons par trouver la coupable. Quand nous la tiendrons, le reste ira tout seul. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés à ce résultat, la plus extrême prudence est de rigueur.

– Alors, tu veux que nous nous abstenions d’agir. Autant vaudrait abandonner la partie.

– Qui te parle de t’abstenir? Nous allons, au contraire, travailler activement. Je me suis chargé de la marquise. Toi, tu vas tâcher, en attendant mieux, de confesser ton oncle.

– Si tu crois que c’est facile! s’écria Darcy. Mon oncle m’a signifié qu’il ne me dirait plus un seul mot de la marche de l’instruction.

– Bah! en le voyant souvent, tu recueilleras bien quelques échos des interrogatoires. Tiens! veux-tu que je te donne un moyen de te tenir toujours au courant? Vois souvent madame Cambry. Elle s’intéresse beaucoup à mademoiselle Lestérel, et ton oncle est décidé à l’épouser. Il faudrait qu’elle fût bien maladroite, si elle n’obtenait pas de lui des confidences. Les magistrats sont des hommes, mon cher. Et M.  Roger Darcy ne peut pas trouver mauvais que tu te montres assidu auprès d’une femme qui sera bientôt ta tante. Il te saura même gré de tes visites, car elles lui montreront que tu ne lui gardes pas rancune de son mariage. Et tu as quelque mérite à prendre gaiement la chose, puisque tu y perdras quatre-vingt mille francs de rente.

– J’ai eu la même idée que toi, dit Darcy, sans relever l’allusion à l’héritage manqué. C’est pour aller faire une visite à madame Cambry que je m’habille en ce moment.

– Parfait. Tu commences à entrer dans la bonne voie. Pas de faiblesse, mon garçon. Pas de sentimentalité hors de propos. Fais comme si tu n’avais jamais vu mademoiselle Lestérel. On ne gagne pas les batailles quand on manque de sang-froid. Et maintenant que nous allons opérer séparément, permets-moi de t’indiquer le point d’attaque. Ton oncle a entendu Mariette; il sait que la prévenue a reçu une lettre de madame d’Orcival et qu’elle est allée au rendez-vous. Peut-être en sait-il davantage. Si, par exemple, on avait trouvé chez mademoiselle Lestérel cette lettre de Julia, il saurait à quelle heure était ce rendez-vous. Pour lui, qui ne songe probablement pas à l’hypothèse des deux femmes, l’heure n’a pas une grande importance; pour nous, elle en a une énorme. S’il était prouvé que ton amie est entrée dans la loge entre minuit et une heure, je répondrais de l’innocenter à bref délai. Voilà le renseignement qu’il faut arracher à M.  Roger Darcy. La belle veuve de l’avenue d’Eylau y réussira, j’en suis convaincu. Arrange-toi pour obtenir sa coopération.

– Elle me l’a promise, et elle tiendra sa promesse; car elle a pour mademoiselle Lestérel une amitié vraiment extraordinaire. Elle avait deviné que j’aimais mademoiselle Lestérel, que je voulais l’épouser, et elle conseillait à mon oncle de ne pas s’opposer à ce mariage.

– Elle a pu changer d’avis depuis les derniers événements; mais il suffit qu’elle ne soit pas hostile à l’accusée. Donc, il est entendu que tu vas, de ce pas, te concerter avec elle. Moi, je ne lâche plus la marquise. Elle m’a engagé à aller chez elle. J’irai. Et je me réserve aussi de mener une enquête accessoire. Il faut que je sache à quoi m’en tenir sur la conduite de madame Crozon. A-t-elle été, oui ou non, la maîtresse de Golymine ou d’un autre? C’est intéressant à éclaircir, et je veux en avoir le cœur net.

– J’espère bien que tu ne vas pas te jeter à travers le ménage de ce baleinier, sous prétexte de t’informer. Ce serait exposer la femme aux vengeances du mari, sans utilité pour personne.

– Pas si sot. Je ne m’adresserai qu’au mari. Je t’ai dit que je l’avais connu autrefois. Nous étions alors les meilleurs amis du monde, et je n’aurai aucune peine à renouer avec lui. Seulement, je ne peux pas aller chez lui. Je voudrais le rencontrer, comme par hasard; pour ce faire, il n’y a qu’un moyen, c’est de découvrir le café qu’il fréquente, son café. Il ne serait pas baleinier, s’il n’avait pas un café. Je le trouverai, j’en suis sûr.

»Maintenant, parlons d’autre chose. Mariette nous a appris qu’on enterre demain madame d’Orcival. Viendras-tu à la cérémonie?

– Je n’en sais rien, et je te consulte. Que penses-tu que je doive faire?

– Ma foi! le cas est assez embarrassant. Il y a le pour et le contre. Si tu n’y viens pas, on dira dans un certain monde que tu oublies bien vite tes meilleures amies. Si tu y viens, ces dames et les amis qu’elles amèneront te regarderont comme une bête curieuse, et ton attitude sera commentée par des gens médiocrement bienveillants. Ma foi! à ta place, je m’abstiendrais. Après tout, madame d’Orcival n’était plus ta maîtresse, et je puis croire que ton oncle te saura gré de ne pas te montrer à ce convoi. D’ailleurs, quel rôle y jouerais-tu? Conduirais-tu le deuil? Non, n’est-ce pas? Nous ne savons même pas aux frais de qui se font les obsèques, puisque Julia ne laisse pas de parenté.

– Tu as raison. Je n’irai pas.

– Et tu feras bien. J’irai, moi. Personne ne me remarquera, et je rapporterai peut-être des observations intéressantes. Mariette y sera. Lolif y sera. Toutes les amies de Julia y seront. Je causerai, je m’informerai, et je parierais que je ne perdrai pas mon temps.

»Mais te voilà prêt, si je ne me trompe. Quelle heure est-il? Oh! près de deux heures. Et moi qui voulais monter à cheval à midi et demi. C’est égal, il me semble qu’il est un peu tôt pour faire une visite à madame Cambry.

– Elle ne m’en voudra pas de mon empressement. Je suis même persuadé qu’elle m’attend.

– Comment y vas-tu?

– Dans mon duc. Il fait beau.

– Bon! tu vas me jeter au bout de l’avenue des Champs-Élysées. J’entrerai un instant au Tattersall, et je reviendrai chez moi à pied. Il faut que je m’habille pour aller chez la marquise avant le dîner.

 

Le valet de chambre entrait justement pour annoncer que le duc était attelé. Darcy achevait sa toilette, une tenue de circonstance, correcte et sévère, presque un demi-deuil. Le capitaine se versa un dernier verre de vieille eau-de-vie de Martell, pour faire suite à une tasse d’excellent café qu’il avait dégustée en connaisseur.

– Allons, dit-il, notre plan est arrêté. Le conseil est levé. À l’action maintenant.

Le duc attendait à la porte, un duc construit d’après les indications de Darcy qui s’y connaissait: caisse et train noirs, doublure en maroquin noir, harnais imperceptible. Le cheval, un alezan brûlé de hautes allures, était tenu en main par un groom de seize ans, en livrée sobre.

Les deux amis montèrent, le groom grimpa lestement sur le petit siège perché derrière la caisse. Darcy prit les rênes et rendit la main à l’alezan qui ne demandait qu’à courir.

Le rond-point était à deux pas, et l’avenue regorgeait de promeneurs. Un beau soleil d’hiver avait attiré aux Champs-Élysées le tout-Paris élégant.

– Tiens! s’écria Nointel, Saint-Galmier en victoria! Il a donc une voiture à lui, maintenant?

– Oh! dit Darcy, une victoria de louage. Le cocher a l’air d’un figurant de l’Assommoir, et le cheval a un éparvin.

– C’est égal. Ce luxe est à noter. Il est l’associé de Simancas, ce bon docteur, et, depuis le bal de l’Opéra, les affaires de Simancas vont fort bien, à ce qu’il me paraît.

»Deux hommes à surveiller, mon cher.

»Ah! voici Prébord qui flâne sur sa jument baie. Parions qu’il guette la marquise.

Le capitaine avait deviné. À cent pas du rond-point, le duc de Darcy fut dépassé par une calèche qui allait un train d’enfer, une calèche de grand style, à huit ressorts, cocher poudré, en livrée amarante et or, valets de pied taillés comme des horse-guards, chevaux anglo-normands à hautes actions, armoiries sur les portières, harnais armoriés.

Sur les coussins de satin bleu de cet équipage princier, trônait madame de Barancos en grande toilette de promenade, velours et martre zibeline. Elle n’y trônait pas seule. À sa gauche, se prélassait un monsieur couvert de fourrures comme un boyard, un monsieur qui saluait beaucoup et de très loin les gens de sa connaissance, un monsieur dont les deux amis n’eurent pas le temps de voir le visage, car la calèche passa comme un éclair.

Nointel le reconnut à son encolure et à une certaine forme de chapeau qui rappelait la coiffure de l’illustre Bolivar, libérateur du centre-Amérique.

– Dieu me pardonne, c’est Simancas; Simancas, allant au bois avec la marquise. Pour le coup, voilà qui est significatif. Parions que Saint-Galmier va les rejoindre à Madrid, dans sa victoria jaune. Au train dont marche sa rosse, il y sera dans une heure et demie. Mais les deux coquins tiennent la Barancos, et ils ne la lâcheront pas… à moins que je ne la débarrasse d’eux. Ah! Prébord manœuvre pour aborder la calèche. Je suis curieux de voir comment il va être reçu. C’est cela… il met sa jument au petit galop, et il commence à caracoler auprès de la portière. C’est ce qui s’appelle attendre une marquise au coin d’un bois… Mais voilà madame de Barancos qui se fait un paravent de son ombrelle… elle en joue comme elle joue de l’éventail… Oui, galope, mon bonhomme… tu n’apercevras pas seulement le bout du nez de ta marquise… ah! il y renonce… il éperonne son hack qui rue comme un cheval de fiacre, et il tourne bride… Réglé définitivement le compte du beau Prébord… je ne suis pas fâché de ce qui lui arrive… et je soupçonne que Simancas n’est pas étranger à l’événement… tant mieux… il vont s’entre-détester, et ils finiront peut-être par s’entre-détruire.

– Il a l’air furieux, dit Darcy.

– Il se doute peut-être que nous avons assisté à la scène de l’ombrelle, car il vient de nous apercevoir… Bon! il nous croise sans nous dire bonjour. C’est l’ouverture des hostilités. Ça me va. Le drôle veut la guerre. On la fera… un peu plus tard. En ce moment, nous avons d’autres affaires. Nous voici à l’Arc de triomphe. Je vais te quitter. N’oublie pas mes instructions, et ne perds pas courage. Quelque chose me dit que nous réussirons.

– Quand te verrai-je?

– Dès que j’aurai du nouveau à te raconter, répondit le capitaine en mettant pied à terre.

Darcy lança son cheval, car il lui tardait de rencontrer madame Cambry. Avec elle, il allait enfin pouvoir parler de Berthe sur un ton conforme à ses pensées. Nointel était le plus dévoué des amis, le plus actif et le plus intelligent des auxiliaires; mais Nointel ne croyait pas à l’innocence de mademoiselle Lestérel. Il en doutait tout au moins, et ses doutes perçaient dans ses discours. Darcy, qui rendait justice à ses intentions, souffrait de l’entendre. Les amoureux ont la foi, et le langage des incrédules les choque. Madame Cambry ne doutait pas, elle. Madame Cambry aimait Berthe comme une sœur; elle l’avait dit la veille à Gaston; elle lui avait promis de la défendre, de plaider sa cause auprès de M.  Roger Darcy, et elle s’était écriée en partant: Je suis certaine que nous la sauverons.

L’hôtel de cette belle et généreuse veuve était situé au milieu de l’avenue d’Eylau, et il avait très grand air. Une grille monumentale, une cour seigneuriale précédant un grand corps de logis flanqué de deux ailes en retour, et au-delà des constructions, un vaste jardin plein d’arbres demi-séculaires, ce qui est un âge respectable pour des arbres parisiens.

Darcy arrêta son alezan devant la petite porte contiguë à la loge du portier, et envoya son groom demander si madame Cambry était chez elle.

Il y avait devant la grille un fiacre, et ce fiacre venait d’arriver; le cocher était encore occupé à passer au cou de son cheval la musette pleine d’avoine. Darcy en conclut que madame Cambry recevait, et il ne se trompait pas, car le groom rapporta une réponse affirmative. Il crut même reconnaître à la façon dont le portier le saluait que madame Cambry avait donné l’ordre de le laisser entrer, s’il se présentait. Il n’était pas assez familier dans la maison pour se permettre de demander qui le fiacre avait amené, quoiqu’il fût intéressé à le savoir, afin de ne pas se rencontrer avec un personnage gênant. Il s’abstint donc, et il traversa la cour au bruit du coup de cloche qui annonçait un visiteur.

Un valet de pied, à mine discrète, en livrée brune, parut sur le perron et introduisit Darcy dans un vestibule spacieux qui ressemblait un peu à la salle d’attente d’un ministre. Point d’inutilités à la mode, point de fleurs; rien que des banquettes recouvertes en moleskine, la table avec l’indispensable coupe destinée à recevoir les cartes de visite, et les supports d’acajou pour accrocher les chapeaux. C’était correct, froid et un peu nu. Dès le premier pas qu’on faisait dans ce bel hôtel, on voyait que madame Cambry ne donnait pas dans les raffinements modernes.

Les appartements de réception occupaient le rez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé, avec les cuisines et les offices dans le soubassement; et quand elle recevait, madame Cambry s’y tenait de préférence dans un salon donnant sur le jardin. C’était là que Darcy avait dit à mademoiselle Lestérel qu’il l’aimait, et il lui en aurait coûté de revoir ce piano sur lequel il l’avait accompagnée pendant qu’elle chantait cet air dont il croyait encore entendre les paroles prophétiques: «Chagrins d’amour durent toute la vie.» Mais ce jour-là, par exception, madame Cambry n’avait pas quitté le premier étage. Darcy la bénit de lui épargner l’amertume d’un triste souvenir, et, conduit par le valet de pied, il monta le grand escalier, un escalier solennel, sans tentures et sans tableaux.

Une surprise l’attendait dans le boudoir assez simplement meublé où elle le reçut. Son oncle était là, assis sur un fauteuil, tout près de la chaise longue où siégeait la belle veuve; son oncle en toilette du matin, un négligé relatif, le négligé d’un magistrat qui vient d’instruire; son oncle, grave, soucieux et préoccupé comme un homme qui apporte de mauvaises nouvelles. Madame Cambry l’écoutait avec une attention inquiète, et Gaston fut frappé de l’altération de ses traits. Elle était très pâle, et on voyait que ses beaux yeux avaient pleuré. Il remarqua aussi qu’elle était vêtue de noir, comme si elle eût porté le deuil de sa protégée.