Za darmo

Le crime de l'Opéra 1

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Le message clandestin n’arriva point à son adresse, et peu s’en fallut que la vigilante et alerte Majoré ne le confisquât.

– À bas les pattes! cria-t-elle. Qu’est-ce que c’est que ce genre-là? Des correspondances à mon nez et à ma barbe! Vous me prenez donc pour un portant de coulisse. Heureusement que j’y vois encore sans lunettes. Vous, mademoiselle, poussez-vous du côté de Paméla, et rappelez-vous que tout à l’heure, à la maison, vous aurez affaire à moi.

»Et toi, mon petit, ajouta la matrone en se tournant vers M.  Paul, je te conseille de te tenir tranquille. Je n’ai pas élevé ma fille pour te la jeter à la tête, entends-tu, Buridan d’occasion? Quand il lui plaira d’aller devant M.  le maire, elle en trouvera de plus huppés que toi, pour l’y mener. Et elle ne cascadera pas pour tes beaux yeux. D’abord, qu’est-ce que tu fais ici avec tes deux cents francs par mois et tes cent sous de feux? Est-ce que c’est un endroit pour les pannés de ton espèce? Va donc apprendre tes rôles, mon bonhomme. Tu repasseras quand tu auras remplacé M.  Mélingue à la Porte Saint-Martin.

Le malheureux jeune premier courbait la tête sous cette avalanche d’objurgations et n’osait pas souffler mot. Peut-être craignait-il, en ripostant, d’attirer une correction manuelle et immédiate à la grande Ismérie.

Enhardie par son costume de page, Caroline Roquillon essaya bien d’entamer un dialogue dans la langue de madame Angot; mais, pour lui fermer la bouche, l’ouvreuse n’eut qu’à l’apostropher en ces termes cinglants:

– Tais-toi, rat de magasin; tu devrais au moins les faire garnir au mollet, les maillots que tu voles au costumier… ils sèchent sur des queues de billard.

La laitière intimidée ne vint point au secours du page, et les chevaliers de ces demoiselles comprirent qu’ils n’auraient pas beau jeu contre madame Majoré. L’un d’eux appela le garçon pour faire transporter à l’autre bout de la salle le consommé aux œufs pochés et le poulet froid qu’on venait de leur servir, et le quatuor déguerpit sans tambours ni trompettes.

Madame Majoré resta maîtresse du champ de bataille. Elle triomphait, elle exultait. Ismérie faisait la moue, et Paméla riait sous cape. Le capitaine avait envie de rire aussi, mais il se retenait par égard pour son ami, qui ne goûtait pas du tout le côté comique de la situation. Le pauvre Darcy souffrait de se donner ainsi en spectacle aux gens qui soupaient dans les environs, et il se serait sauvé volontiers. Mais il était cloué à sa place par le poignant désir de savoir ce qu’il y avait sur le bouton de manchette ramassé par l’ouvreuse.

– Vous avez été superbe, madame Majoré, dit Nointel, et je vous jure que mademoiselle votre fille n’a rien à se reprocher. Elle ne peut pas empêcher ce jeune homme de la trouver jolie.

– Oh! j’ai vu ce que j’ai vu, et si ce cabotin de malheur recommence jamais ses manèges, M.  Majoré lui touchera deux mots… je ne vous dis que ça. En voilà assez là-dessus. Excusez-moi de m’être emportée devant le monde. Ç’a été plus fort que moi.

– Nous vous excusons, chère madame, et l’opinion du monde qui nous entoure doit vous être indifférente. Voulez-vous que nous revenions à l’intéressant récit que vous nous faisiez tout à l’heure?

– De tout mon cœur, capitaine. Un verre de champagne, sans vous commander. Ils réussissent les écrevisses ici, mais leur sauce vous pèle la langue. Qu’est-ce que je vous disais donc quand cet olibrius s’est émancipé?

– Vous alliez nous dire à quelle initiale est marqué le fameux bouton…

– Il est marqué d’un B, mon cher monsieur, et si ce vilain oiseau s’appelle de son petit nom Bertrand, ou Benoît, j’irai demain matin porter le bijou chez le juge d’instruction, car je serai sûre que c’est lui qui a fait le coup.

– Un B, murmura Darcy qui avait pâli.

Le prénom de mademoiselle Lestérel commençait par un B. La découverte de l’ouvreuse se retournait contre la pauvre accusée.

– Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir; mais je suis d’avis que vous ne vous pressiez pas d’aller trouver le juge, dit vivement Nointel, qui apercevait le danger.

– Me presser! Ah! ma foi non. Si je m’écoutais, je garderais l’objet pour la cour d’assises, et si je vais au Palais de justice, ça sera bien pour vous faire plaisir.

– Il sera toujours temps d’y aller. Vous l’avez sur vous, le bouton?

– Dans mon porte-monnaie. Voulez-vous le voir?

– Très volontiers. C’est une pièce curieuse.

La dame fouilla dans sa poche et en tira une énorme bourse de cuir, gonflée par le produit des petits bancs. Elle y puisa, parmi les monnaies blanches et les gros sous, un bijou qu’elle posa sur la nappe.

– Tiens! c’est gentil, ça, cria Ismérie. Tu devrais me le donner pour m’en faire un médaillon.

– Bête! il y a un B dessus, dit la petite sœur.

– Eh ben, après? J’en serai quitte pour dire aux messieurs que je m’appelle Berthe.

Darcy sentit son cœur se serrer.

– Voulez-vous bien vous taire! riposta madame Majoré. Apprenez, mesdemoiselles, que votre mère n’est pas une malhonnête. Le soir de la reprise d’Hamlet, j’ai trouvé une broche en diamants dans le 25, et je l’ai portée à l’administration. Même que la pingre d’Anglaise à qui elle appartenait m’a offert vingt francs de récompense, et que je n’en ai pas voulu. Vingt francs pour une broche qui en valait au moins six mille! Si ça ne fait pas pitié!

Les deux amis n’écoutaient pas, on peut le croire, les protestations de probité et les doléances de l’ouvreuse. Nointel tenait la pièce à conviction et l’examinait avec soin.

C’était un bouton en or massif, plus large et plus épais qu’il n’est d’usage d’en porter. L’initiale se détachait en relief, un relief très accusé. C’était bien un B, de forme gothique. Le bijou n’avait pas le brillant des bijoux neufs et devait avoir été exécuté sur commande, car le modèle n’était pas de ceux qu’on voit habituellement à l’étalage des bijoutiers.

– Cela ne peut appartenir qu’à un homme, s’écria Darcy qui se reprenait à espérer.

– Le fait est que c’est un peu gros pour une femme, dit le capitaine. Cependant, il y a des femmes qui ne font rien comme les autres.

– J’en connais une, et celle-là justement…

– Ce qu’il y a de sûr, interrompit Nointel, c’est que le ou la propriétaire de ce bouton ne regarde pas à la dépense. La paire doit valoir une douzaine de louis.

– C’est bien ce que je disais, appuya madame Majoré. Et quand je pense qu’un homme qui a de quoi se payer des brimborions de douze louis assassine, ni plus ni moins qu’un forçat libéré! Oh! les riches! les classes dirigeantes, comme les appelle M.  Majoré. À propos de mon pauvre Alfred, quelle heure avez-vous donc, messieurs? Je voudrais pourtant être à la maison quand il rentrera.

– Pas encore deux heures, chère madame. Oh! vous avez le temps. Mais, Dieu me pardonne, je crois qu’il y a du sang sur cet or.

– Parbleu! ça se comprend. C’est le bouton de la manche droite… la main qui tenait le couteau… elle en était couverte, je l’ai bien vu quand le brigand qui a fait le coup est sorti de la loge, et si le commissaire y avait regardé de plus près, il se serait aperçu que le bouton avait été arraché… c’est la pauvre madame d’Orcival qui l’a arraché en se défendant.

– Cela me paraît très probable, dit le capitaine après réflexion, et ce bijou aura dans cette affaire une importance capitale. Je commence à croire que vous avez raison de vouloir le garder. Si vous le portiez au juge, il serait capable d’embrouiller encore l’affaire. Qui sait si le petit nom de cette demoiselle qu’on a arrêtée ne commence pas par un B? Lesurques a été exécuté pour moins que ça.

– C’est vrai. J’ai vu le Courrier de Lyon… avec Paulin Ménier. En voilà un qui a du talent!

– Savez-vous ce que je ferais à votre place, chère madame? Ma foi! je ferais tout bonnement une enquête. J’irais chez tous les bijoutiers de Paris, et je leur demanderais s’ils connaissent l’objet. Vous finiriez bien par trouver celui qui l’a vendu. Et voilà ce qui vous poserait si vous arriviez un beau matin chez le juge pour lui nommer le coupable. Les journaux parleraient de vous.

– Oui, oui… et Alfred serait fier de son épouse. Malheureusement, ça ne se peut pas. J’ai mes filles à surveiller, mon cher monsieur, et je suis mère avant tout. Ah! si quelqu’un voulait se charger de courir les boutiques pour moi…

– Mon Dieu! madame Majoré, s’il vous plaisait de me confier cette mission, je l’accepterais pour vous êtes agréable.

– Je le crois bien que ça me plairait, mais j’ai peur d’être indiscrète.

– Pourquoi donc? Je n’ai rien à faire depuis que j’ai donné ma démission. Je serai charmé de rendre service à vous, et à mon ami Darcy, qui donnerait gros pour que le meurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni.

– Oh bien, alors, gardez le bijou, mon capitaine. Je m’en rapporte à vous pour en tirer parti… et pour empêcher que je sois compromise, si on venait à savoir…

– Ne craignez rien, madame Majoré; quand le moment sera venu, Darcy racontera tout au juge, qui est son parent. Il lui dira comment les choses se sont passées, et je vous réponds que le juge vous félicitera. En attendant, vous me permettrez d’offrir à chacune de vos filles un joli médaillon, en souvenir de l’aimable soirée qu’elles nous ont fait passer.

– À la bonne heure! vous êtes gentil, vous! dit Ismérie.

– C’est Zélie Crochet qui va rager! reprit Paméla en battant des mains.

– Vous les gâtez, mon capitaine, s’écria la mère. Mais j’accepte… à condition que vous permettrez à M.  Majoré de vous écrire pour vous remercier. Vous verrez comme il tourne une lettre. Il a une manière de dire les choses… un tact.

– Je serai très flatté, chère madame. Ainsi, c’est convenu. Vous me confiez le bouton. Je vous en rendrai bon compte, et j’espère que vous aurez la gloire de sauver une innocente. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons parler d’autre chose. Ces demoiselles ne doivent pas nous trouver aimables, et il est temps que nous nous occupions d’elles.

 

Ces demoiselles ne demandaient pas mieux que de jacasser, car elles n’avaient plus faim, et les conversations sur le crime de l’Opéra ne les amusaient pas du tout. Nointel, qui en était venu à ses fins avec la mère, se mit à l’œuvre pour récréer les filles, et il s’y prit si bien que le souper s’acheva le plus gaiement du monde. Darcy lui-même ne fit pas trop mauvaise figure à cette fête forcée. Depuis l’incident du bouton de manchette, il était partagé entre la crainte et l’espérance, mais il avait foi en son ami, et il se reprochait de ne pas l’avoir assez secondé.

La famille Majoré mit à sec deux bouteilles de rœderer, carte blanche, et un flacon de crème de cacao de madame Amphoux. Mais à trois heures, l’ouvreuse déclara qu’elle voulait partir pour ne pas s’exposer aux reproches de son époux, et le capitaine n’insista pas trop pour la retenir.

Le jeune premier du Théâtre-Montmartre et sa jolie société avaient quitté le restaurant, et aucune figure connue des deux amis ne s’y était montrée.

À trois heures un quart, après les politesses d’usage, madame Majoré montait en voiture avec ses deux filles. Nointel lui proposa de la reconduire; mais elle refusa, sous prétexte qu’elle pourrait rencontrer à la porte de son domicile M.  Majoré, rentrant au logis après l’agape fraternelle.

– Maintenant, mon cher, dit le capitaine à Darcy, quand ils se retrouvèrent seuls sur le boulevard, nous allons nous séparer. Tu dois avoir envie d’aller te coucher, et je n’ai plus besoin de toi.

– Où vas-tu donc? demanda Gaston un peu étonné.

– Au cercle, et peut-être ailleurs. Je vais à la recherche de l’autre bouton de manchette. Il me faut la paire. Bonsoir. Tu me gênerais. Je serai chez toi demain avant midi.

IX. L’appartement de Nointel était élégant et commode…

L’appartement de Nointel était élégant et commode, mais celui de Darcy le distançait de plusieurs longueurs. Darcy avait autant d’expérience et beaucoup plus d’argent que le capitaine. Aussi était-il merveilleusement installé dans son rez-de-chaussée de la rue Montaigne. Il avait de l’air, de l’espace, et chaque pièce était parfaitement appropriée à sa destination. Pas un solécisme d’ameublement, pas une nuance qui détonnât, pas de faux luxe, rien de criard dans cet intérieur confortable. Il y avait assez d’objets d’arts et il n’y en avait pas trop. Darcy n’était pas tombé dans ce ridicule qui consiste à faire de son logis un musée ou une boutique de marchand d’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu était très bien choisi. Plus de curiosités rapportées par lui-même de ses voyages que de «bibelots» acquis à l’hôtel des ventes, au hasard des enchères. Pas de mièvreries, non plus. Il y a des appartements de garçon qui ont l’air d’avoir été arrangés pour héberger une femme galante, et on pourrait presque dire que les mobiliers ont un sexe. Le mobilier de Darcy était du sexe masculin.

Et Darcy se plaisait fort dans ce milieu harmonieux. Il possédait le sens artistique, et une faute de goût le choquait comme une faute de langage choque un puriste. Aussi, après des excursions forcées à travers des mondes où on sacrifie tout à l’effet, se réfugiait-il avec bonheur dans le nid vaste et charmant qu’il s’était arrangé. Sa liaison avec madame d’Orcival l’en avait un peu éloigné; son amour pour mademoiselle Lestérel, un amour malheureux, l’y ramenait.

Avec quel empressement il y était rentré, après ce souper si adroitement offert à la respectable ouvreuse, ce souper dont il remportait des lueurs d’espérance et de poignantes inquiétudes. Il savait gré à Nointel de ne pas avoir exigé qu’il continuât à le suivre dans ses caravanes nocturnes, car, en vérité, il ne se sentait pas en état de le seconder efficacement, non qu’il eût moins d’ardeur ou moins d’intelligence que son ami, mais son bonheur, son avenir dépendaient de cette chasse aux renseignements, tandis que le capitaine était personnellement désintéressé dans la question.

Le lundi matin, Gaston l’attendait déjà avec impatience, cet entreprenant capitaine, quoi qu’il fût à peine dix heures. Il l’attendait en procédant à sa toilette dans un cabinet qui pouvait passer pour un modèle du genre. Ce cabinet était spacieux, haut de plafond et tout plein d’ingénieux agencements. De grandes glaces y recouvraient de grands placards qui avaient chacun leur usage. Il y avait l’armoire aux habits de soirée, l’armoire aux costumes du matin, l’armoire aux vêtements de cheval, une réserve pour les chaussures et une pour les objets de toilette qui, par leur dimension, ne pouvaient pas trouver place sur les tablettes de marbre blanc de l’immense lavabo à l’anglaise. À première vue, on devinait que cette création, car c’en était une, était le résultat d’une entente parfaite de la vie élégante, et, à la réflexion, on admirait l’ordre qui régnait dans ce lieu où s’habillait deux ou trois fois par jour le moins ordonné des viveurs.

Darcy venait de se chausser, et, à demi couché sur un divan en marocain havane, il fumait distraitement un cigare, lorsque Nointel entra, le chapeau sur la tête et le sourire aux lèvres.

– Mon cher, dit-il en se frottant les mains, je n’ai pas encore trouvé le grand peut-être, mais je n’ai pas perdu tout à fait mon temps depuis que je t’ai quitté à la porte de ce restaurant où on apprend tant de choses, et où on en voit de si drôles. Cette Majoré est grande comme le monde. Et le cabotin de Montmartre! Et les rastacouères qui arrivent du Brésil avec des gilets à boutons de diamant!

Darcy ne riait pas du tout au souvenir de ces tableaux réjouissants, et Nointel eut pitié de ses anxiétés.

– Je comprends, reprit-il; tu ne tiens pas à ce que je te rappelle les incidents d’une fête qui t’a médiocrement amusé. Tu as soif de découvertes. Eh bien, je t’en apporte au moins une. Croirais-tu que cette ouvreuse avait deviné juste, et que l’initiale du prénom de Lolif se trouve être précisément un B?

Darcy fit un mouvement de surprise, et sa figure exprima en même temps une satisfaction très vive.

– Oui, mon cher, et tu ne t’imagines pas quel est ce joli prénom. Le brillant Lolif s’appelle Baptiste. Il s’en cache, et dans le demi-monde il se fait passer pour un Ernest, un Arthur, un Émile… tout, excepté Baptiste. Mais j’ai fini par lui arracher des aveux. Je parierais qu’il s’est dit que je saurais la vérité en la demandant à ton oncle qui a reçu sa déposition hier. Ça ne se passe pas chez le juge d’instruction comme chez ces dames. On ne lui donne pas un prénom de fantaisie.

– Alors il est très possible que le bouton lui appartienne.

– Malheureusement, non, ce n’est pas possible.

– Pourquoi?

– D’abord parce que le tempérament de Lolif ne le porte pas aux actions violentes; ensuite parce qu’il n’avait aucune raison pour assassiner Julia, et enfin parce que j’ai fait sur lui une expérience décisive.

– Décisive?… décisive, à ton avis.

– Tu vas être de cet avis, si tu veux m’écouter. Je l’avais attiré dans un coin pour le faire causer. Personne ne nous voyait. Ils étaient tous à un baccarat où, entre parenthèses, cet animal de Prébord s’est enfilé, m’a-t-on dit, dans les grands prix. C’est bien fait. Ça lui apprendra à calomnier les innocentes, après les avoir persécutées. Ne t’impatiente pas, je reviens à notre sujet. J’étais seul avec mon Lolif, je n’avais pas à craindre qu’un indiscret vînt se fourrer en tiers dans notre conversation. J’ai donc, en fouillant dans ma poche pour y chercher ma boîte à cigarettes, ramené, comme par hasard, la pièce à conviction, et je la lui ai montrée, en lui racontant que je venais de la trouver sur le trottoir du boulevard.

– Eh bien?

– Mon cher, non seulement il n’a pas donné la plus petite marque d’émotion, mais il s’est mis à m’expliquer longuement ce qu’il fallait faire pour déposer l’objet à la Préfecture de police.

– Que prouve cela? qu’il se possède très bien et qu’il sait se tirer d’un mauvais pas. Tu conviendras que si le bouton lui appartenait, il ne serait pas assez sot pour le dire, car il doit savoir où il l’a perdu.

– En effet, si le bouton était à lui, il saurait parfaitement qu’il l’a perdu dans la loge de Julia, et lorsque je lui ai dit que je l’avais trouvé sur le boulevard, il aurait deviné tout de suite que je lui tendais un piège. Il se serait troublé, et il ne m’aurait pas engagé à porter ma trouvaille à la Préfecture. Du reste, je m’embarque là dans des raisonnements superflus. Tu n’as jamais pu croire sérieusement que Lolif a tué madame d’Orcival. C’est une idée qui s’est logée dans la cervelle de la Majoré. Il faut l’y laisser et ne pas perdre notre temps à suivre des pistes fausses.

– Soit, mais où est la vraie?

– Le bouton nous aidera à la trouver. Nous le tenons, ce précieux objet. La mère d’Ismérie a bien voulu me le confier. Tu as pu constater que je sais manier les ouvreuses.

– Pourvu que ses filles n’aillent pas raconter l’histoire au foyer de la danse!

– Ce serait très fâcheux, car les abonnés la sauraient, et il s’en rencontrerait bien un pour la rapporter à ton oncle, qui pourrait trouver mauvais que j’empiète sur ses attributions de magistrat; mais nous n’avons pas cela à craindre. Madame Majoré non plus n’a pas envie d’être compromise, et elle recommandera à ces demoiselles de se taire. Et puis, je leur ai promis à chacune un médaillon. Je les médaillerai dès ce soir au théâtre, je leur dirai qu’une indiscrétion de leur part ferait beaucoup de tort à leur respectable maman, et je te réponds qu’elles se tairont. J’irai, s’il le faut, jusqu’à leur promettre des boucles d’oreilles pour récompenser leur silence.

»Et, pour ce qui est du bouton, je te déclare que je découvrirai à qui il appartient.

– Comment t’y prendras-tu?

– Il y a plus d’une façon de procéder. La plus simple serait de le montrer aux bijoutiers et de leur demander s’ils le reconnaissent pour l’avoir vendu; mais elle a quelques inconvénients. Le premier de tous, c’est qu’il y a beaucoup de bijoutiers à Paris, et que l’enquête prolongée à laquelle je serais obligé de me livrer arriverait forcément à la connaissance de la police. M.  Roger Darcy me ferait appeler, m’inviterait à m’abstenir, et me reprendrait ma pièce à conviction. D’ailleurs, l’objet a peut-être été acheté à l’étranger. Je ne puis pas faire le tour du monde en exhibant un bouton de manchette. Je conclus qu’il faut renoncer à ce genre de recherches. Le hasard seul pourrait les faire aboutir à un résultat, et ce serait folie que de compter sur le hasard. Je suis décidé à employer d’autres moyens, et je viens te les soumettre. Mais d’abord, une question: À quelle heure attends-tu la femme de chambre de Julia?

– Elle m’a promis qu’elle viendrait ce matin… elle n’a pas précisé l’heure.

– Mais elle viendra certainement, car elle s’attend à recevoir de toi une récompense honnête pour le service qu’elle t’a rendu, et pour ceux qu’elle te rendra encore. Je la verrai donc, et c’est tout ce que je demande. Mon cher, je compte beaucoup sur cette fille pour débrouiller la situation, qui est celle-ci: nous tenons un objet dont la propriétaire a tué Julia, c’est hors de doute. Je dis la propriétaire, parce que j’écarte absolument l’hypothèse d’un meurtre commis par un homme. Excepté ce mouton de Lolif, il n’est entré que des femmes dans la loge.

– Ou des hommes déguisés en femmes.

– Tiens! cette supposition-là ne m’était pas encore venue. On peut s’y arrêter un instant, mais elle ne résiste pas à un examen sérieux. Un domino masculin se trahit toujours par la taille, par la démarche, par la tournure. Madame Majoré ne s’y serait pas trompée. Je persiste à partir de cette idée que le coup a été fait par une main féminine. Il s’agit de savoir quelles femmes connaissait Julia, et parmi ces femmes, quelles sont celles dont le nom commence par un B… le nom ou le prénom… car on porte indifféremment sur un bijou l’initiale du nom de famille ou l’autre… Je crois même que les femmes portent plus volontiers l’autre… surtout les femmes mariées… le nom de baptême leur rappelle généralement des souvenirs agréables, tandis que le nom du mari… mais je me perds dans les détails. Personne n’est mieux en mesure que la femme de chambre de madame d’Orcival de nous renseigner sur les amies de sa maîtresse. Nous allons les passer en revue avec elle, et quand nous aurons trié sur le volet toutes celles qui sont marquées au B, je me livrerai à un petit travail d’investigation sur chacune de ces personnes. Depuis combien de temps la camériste en question est-elle au service de Julia?

 

– Oh! depuis plusieurs années. Je l’ai toujours vue chez Julia.

– Alors, il est probable que madame d’Orcival n’avait pas de secrets pour elle.

– Mariette sait beaucoup de choses. Cependant elle n’était pas avec sa maîtresse sur un pied de familiarité. Les cocottes racontent leurs affaires à leurs bonnes et leur demandent conseil. Mais Julia n’était pas une cocotte, c’était une femme galante dans l’acception la plus élevée du mot. Elle avait eu, dès son entrée dans le monde où elle vivait, une situation exceptionnelle, et elle tenait ses domestiques à distance.

– Oh! je pense bien qu’elle ne jouait pas au loto avec eux; mais chez Julia, comme chez toutes ses pareilles, après quelques semestres de bons et loyaux services, une femme de chambre adroite avait dû être promue au grade de confidente. Il y a le train-train des amants, le manège des entrées et des sorties, la correspondance intime à remettre et à recevoir. L’intervention de la soubrette est forcée. C’est pourquoi je parierais bien mille francs contre cinq louis que Mariette a été au courant de tous les incidents qui ont marqué la liaison de madame d’Orcival avec Golymine.

– C’est probable, mais cela ne nous importe guère, dit tristement Darcy.

– Cela nous importe beaucoup, car, à mon sens, c’est là qu’est le nœud de l’affaire, répliqua Nointel. En causant avec cette fille, je pousserai de vigoureuses reconnaissances du côté de la Pologne. Mais avant tout je lui demanderai la liste de toutes les amies et connaissances de Julia. En attendant, nous avons déjà deux femmes au B.

– Lesquelles?

– Mais, d’abord… il y a mademoiselle Lestérel qui s’appelle Berthe. Ne te hérisse pas, je t’en prie. Je n’ai pas l’intention de t’affliger, tu le sais bien, et je suis obligé d’examiner froidement toutes les possibilités, même les plus invraisemblables. Or, puisque le prénom de mademoiselle Lestérel est Berthe, il est possible que le bouton appartienne à mademoiselle Lestérel. Ton oncle ne raisonnerait pas autrement, et c’est de peur de lui fournir un indice de plus que j’ai empêché la Majoré d’aller lui remettre l’objet.

– Mademoiselle Lestérel n’a pas de bijoux. Elle est trop pauvre pour en acheter.

– D’accord, mais sa pauvreté ne prouve rien. On a pu lui faire un cadeau. Son beau-frère lui en a bien fait un, et il a eu là une malencontreuse idée. Mais je me hâte d’ajouter que, selon moi, elle n’a jamais porté ni possédé ce bouton en or massif. Je l’ai examiné avec soin, et je suis sûr qu’il est de fabrication ancienne. C’est un bijou de famille et de famille riche. Il a dû être transmis par héritage. Or, si je ne me trompe, le père de mademoiselle Lestérel était pauvre et n’a rien laissé à ses filles.

– Absolument rien. C’est un argument à faire valoir.

– Je n’y manquerai pas, si, après avoir parachevé notre enquête, nous nous décidons à déposer entre les mains de qui de droit la pièce à conviction que nous conservons provisoirement. Mais ne penses-tu pas comme moi qu’il y a de par le monde une femme qui a fort bien pu attacher ses manchettes avec ce bouton… une femme dont le nom commence aussi par un B?

– Madame de Barancos! s’écria Darcy. Ce ne peut être qu’elle.

– Je ne suis pas si affirmatif que toi. Il me reste des doutes. Je me demande, par exemple, pourquoi le bijou n’est pas timbré d’une couronne de marquise. Elle les fourre partout, ses couronnes, cette noble Havanaise. Ce soir, elle en portait une en guise d’agrafe, diamants et rubis, une vraie constellation. Mais, enfin, elle a pu, une fois par hasard, se contenter d’une initiale.

– Et, d’ailleurs, quand on va commettre un crime, on ne se charge pas d’objets qui vous feraient reconnaître.

– C’est juste. N’oublions pas cependant que si la Barancos est entrée dans la loge de Julia, c’est sans doute que Julia lui avait donné rendez-vous au bal de l’Opéra. Elle n’avait donc pas besoin de garder l’incognito vis-à-vis de Julia. Mais, tout bien considéré, bien pesé, ma conclusion est que la coupable, c’est notre marquise. Seulement ne nous pressons pas. Attendons qu’elle se livre par une imprudence, et en attendant, renseignons-nous, tant que nous pourrons. Plus de lumière! plus de lumière! Il faut que ton oncle y voie clair. Ce ne sera pas une petite affaire que de l’amener à envoyer madame de Barancos là où il a envoyé mademoiselle Lestérel.

Aussi me tarde-t-il de causer avec cette femme de chambre. Je suis sûr que c’est elle qui va nous dire le dernier mot.

Quand on parle des soubrettes, il arrive qu’on voie leur museau. Au moment où Nointel achevait sa phrase, le valet de chambre vint annoncer que la camériste de madame d’Orcival était là.

On imagine bien que Darcy ne la fit pas attendre.

Mariette entra d’un pas discret dans le cabinet de toilette et parut un peu étonnée d’y trouver le capitaine, mais elle n’était pas fille à se déconcerter pour si peu. Elle portait le deuil de madame d’Orcival, un deuil plus élégant que sévère. Bien des bourgeoises auraient envié sa toilette de satin et velours frappé noir, robe et chapeau pareils. Elle était chaussée et gantée d’une façon irréprochable, à ce point que Nointel, qui ne l’avait jamais vue, se mit à l’examiner en connaisseur. On ne pouvait pas dire qu’elle fût jolie; on ne pouvait pas dire non plus qu’elle fût laide. Ses cheveux étaient d’une nuance indécise, ses yeux d’une couleur intermédiaire, et sa figure n’avait pas d’âge. Un provincial aurait trouvé qu’elle avait l’air distingué; un collégien en serait devenu amoureux. Mais Nointel connaissait cette variété de l’espèce féminine, une variété qu’on ne rencontre guère qu’à Paris et qui semble avoir été créée tout exprès pour le manège ordinaire de la galanterie. Mariette était née femme de chambre, comme Julie Berthier était née courtisane. Au vrai, elle était rousse et elle avait trente-quatre ans, peu de scrupules, beaucoup d’ambition, quelques vices, un caractère très souple et un esprit très délié.

Le capitaine sut lire tout cela sur sa figure, et il pensa aussitôt qu’on tirerait bon parti d’une personne si intelligente et si maniable. Seulement, il craignait que Darcy ne s’y prît mal dès le début, et il s’empressa d’entamer l’entretien.

– Assieds-toi, mon enfant, dit-il. Ici, tu n’es plus de service, et tu vaux bien que M.  Darcy te fasse les honneurs d’un de ses fauteuils.

Et, devinant que son ami s’ébahissait de cette familiarité de langage, il ajouta en s’adressant à lui:

– Mon cher, quand on a été hussard, on tutoie toujours les femmes de chambre… et de préférence celles qui sont gentilles. Parions que Mariette trouve tout naturel que je lui dise: tu.

– Certainement, mon capitaine, répondit en souriant Mariette. D’ailleurs, ça se fait dans les comédies de Molière.

– Bon! tu as de la littérature. Tant mieux; ça t’aidera à comprendre la situation.

– Oh! je la comprends, monsieur Nointel.

– Tiens! tu me connais. Je ne suis pourtant jamais venu chez madame d’Orcival.

– Non; mais vous alliez souvent autrefois chez une amie de madame… chez madame Rissler.

– C’est, ma foi, vrai! J’avais oublié cette histoire ancienne. C’était… voyons… oui, c’était deux ans après la guerre. Depuis ce temps-là, j’ai changé mon fusil d’épaule… et, finalement, je me suis rangé. Comment va-t-elle, cette bonne Claudine? Je la rencontre par-ci par-là, mais elle ne me salue plus.

– Madame Rissler va bien, mon capitaine. Elle a même beaucoup de chance. Elle est avec un Russe qu’elle a connu l’année dernière à l’Exposition. Et si elle avait un peu plus de conduite, elle serait aujourd’hui aussi riche que l’était madame.

– Oui, mais pas de conduite. Je m’en suis aperçu. Et aucune notion de la hiérarchie. Elle me préférait un fourrier de mon ancien régiment.