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Le crime de l'Opéra 1

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– Un cabinet, jamais! c’est contraire à mes principes. Une jeune personne qui soupe en cabinet particulier est perdue. Lisez Paul de Kock…

– C’était peut-être vrai de son temps; mais à présent, je vous jure que…

– Non, non! pas de ça, monsieur Nointel. Alfred ne me pardonnerait jamais d’avoir compromis ses filles. Alfred, c’est monsieur Majoré, et là, vrai, je vous le dis, il ne plaisante pas avec la morale.

– Alors, vous pensez qu’il leur permettrait de souper au milieu d’une centaine de personnes des deux sexes?

– Il ne le permettrait pas, mais il le tolèrerait peut-être… au lieu que, s’il savait…

– Ça, je m’en moquerais encore que papa le sache, dit Ismérie à demi-voix; mais c’est joliment plus amusant de souper devant tout le monde. Au moins, si on boit du champagne, les femmes qui sont dans la salle voient qu’on nous en a payé.

– Et puis, nous regarderons les toilettes, ajouta la petite Paméla. Caroline Roquillon m’a raconté qu’il y en avait d’épatantes.

– C’est entendu, mesdemoiselles, s’empressa de répondre le capitaine. Nous sommes tous d’accord pour souper en public.

– Ça n’a pas l’air d’amuser beaucoup M.  Darcy, reprit la grande Ismérie. Pourquoi donc ne vous voit-on plus au foyer, m’sieu Darcy? Vous ne voulez donc plus me parler, que tout à l’heure vous ne m’avez pas dit bonsoir?

– Mon Dieu! mademoiselle, je suis très distrait, balbutia Gaston qui enrageait de tout son cœur.

– Oh! et puis vous avez du chagrin, s’écria Paméla. Dame! ça se comprend. Perdre une bonne amie quand on est avec elle depuis un an…

– Veux-tu bien te taire, pie borgne! dit madame Majoré. Est-ce que ça te regarde si M.  Darcy a du chagrin? Et toi, Ismérie, tâche de te tenir pendant le souper. Pas d’œil aux messieurs que tu ne connais pas… comme le soir où je t’ai menée au concert de l’Eldorado… ou bien, tu sais… des gifles. Maintenant que j’ai posé mes conditions, en route, mauvaise troupe. Ces messieurs vont nous montrer le chemin. Et vous, mesdemoiselles, pas de farces.

– Excusez-moi, monsieur Nointel, si je ne vous donne pas le bras. Je suis mère avant tout. Ah! quand on a deux filles dans la danse, on en a du tracas!

– Je comprends votre sollicitude maternelle et je l’approuve, chère madame, répondit gravement Nointel. Le restaurant est tout près d’ici. Nous allons vous précéder de quelques pas pendant le trajet, et nous vous attendrons dans l’escalier.

Il entraîna Darcy, et l’ouvreuse les suivit, flanquée de ces demoiselles qui, par son ordre, la serraient de près.

Gaston profita du tête-à-tête pour faire une scène à son ami.

– C’est trop fort, lui dit-il. Tu as donc juré de m’exaspérer? Souper publiquement avec cette matrone et ses filles, c’est le comble de l’inconvenance et du ridicule.

– Peut-être, répliqua Nointel, sans s’émouvoir; mais le comble de la niaiserie, ce serait de ne pas faire ce qu’il faut pour confesser à fond l’ouvreuse du n°  27. J’aurais beaucoup mieux aimé ne pas me donner en spectacle avec des fillettes en tartan à carreaux et une mère qu’on pourrait montrer pour de l’argent à la foire de Saint-Cloud. Mais nous n’avons pas le choix. J’espérais que les petites seraient pour le cabinet, et pas du tout, elles tiennent à la salle commune. Elles espèrent peut-être y apercevoir des amoureux à elles, de ceux qui ne sont admis ni au foyer de la danse, ni au foyer domestique de M.  Majoré, homme sévère sur les principes. Tant mieux si elles rencontrent leurs préférés. Elles s’occuperont d’échanger des œillades avec eux, et elles nous gêneront beaucoup moins. Ne te préoccupe de rien. C’est moi qui me chargerai de faire bavarder la mère. Tu pourras jouer un personnage muet, si tu ne te sens pas le courage de parler. Ne t’inquiète pas non plus du public. Nous trouverons là plus d’étrangers que de Français, et très probablement personne de notre monde. Peut-être quelques demoiselles qui nous connaissent de vue. Mais celles-là croiront que nous sommes en bonne fortune et n’oseront pas venir se frotter à la famille Majoré.

»Allons, mon cher Gaston, résigne-toi. Songe que cette créature obèse va peut-être nous donner le mot de l’énigme du bal. Dans tous les cas, il est impossible qu’elle ne nous apprenne pas quelque chose de nouveau. Mais nous voici arrivés. À nos rôles maintenant.

Il faisait froid, et personne n’était assis dans les niches extérieures qui garnissent le rez-de-chaussée du café Américain. Les passants filaient rapidement, le collet de leur pardessus relevé jusqu’aux oreilles. Cinq ou six cochers de nuit piétinaient seuls sur le trottoir. Madame Majoré et ses filles arrivèrent sans encombre au bas de l’escalier où on les attendait. Qui se serait avisé de faire attention à elles? Les demoiselles du corps de ballet ne se piquent pas de faire toilette pour aller danser, et, en sortant du théâtre, les papillons redeviennent chrysalides. Pour apercevoir le bout de leurs ailes, il faut avoir l’œil parisien. Et, le dimanche, on rencontre dans ces parages plus de provinciaux que de boulevardiers.

– Nous voilà, souffla madame Majoré, qui avait la locomotion difficile, à cause de son embonpoint. La maison a bon air, et il me semble qu’une mère de famille qui se respecte peut y entrer.

– Assurément, chère madame, répondit le capitaine avec un sérieux parfait. S’il en était autrement, je ne vous y aurais pas amenée, quel que fût mon désir d’être agréable à vos charmantes filles. Veuillez prendre la peine de monter.

– Comment! il faut monter! Ah! monsieur Nointel, je vous vois venir. Vous voulez nous mener dans un cabinet.

– Je vous jure que non. Les salons où on soupe sont au premier étage.

»En bas, dans celui qui est là, à votre droite, on ne sert que des boissons anglaises et américaines… des juleps à la menthe, des œufs battus au rhum et au sucre…

– Des juleps! merci! je ne suis pas malade. Montons, puisqu’il faut monter. Passez devant mesdemoiselles, M.  Nointel aura la bonté de me donner le bras.

– J’allais vous l’offrir, répondit galamment Nointel.

Et il se mit à remorquer la grosse ouvreuse, sans hésiter, sans rire de la figure qu’il allait faire en entrant dans la salle du restaurant. Quand on a chargé une batterie prussienne, à Champigny, à la tête d’un peloton de hussards, on n’a plus peur de rien.

Ismérie et Paméla grimpaient si lestement, que madame Majoré leur criait à chaque marche:

– Trop de parcours, mesdemoiselles, vous n’êtes pas ici sur les planches, et je ne veux pas vous perdre de vue. Pas si vite, ou je vous emmène coucher sans souper.

»Ah! ces jeunesses, mon capitaine, si on n’y avait pas l’œil… après ça, entre nous, je ne leur en veux pas. À leur âge, ma foi! j’étais comme ça.

On arriva laborieusement à l’entrée d’un couloir où il y avait beaucoup de portes, à travers lesquelles on entendait des bruits de verres heurtés et des chants médiocrement harmonieux.

– Les voilà, ces fameux cabinets, dit Nointel. Vous voyez, chère madame, que nous ne nous y arrêtons pas. Encore un étage, s’il vous plaît.

– On s’amuse joliment là-dedans, dit Ismérie, qui semblait avoir pris racine sur le palier.

– Zélie Crochet m’a raconté que c’était tout tendu en damas de soie, riposta la petite Paméla.

– Voulez-vous me faire le plaisir de ne pas rester plantées là comme des grues? cria madame Majoré.

Les garçons la regardaient avec ébahissement, et Darcy, qui venait en serre-file, enfonça son chapeau sur ses yeux pour que le maître d’hôtel ne le reconnût pas.

Le capitaine restait impassible, et sa sérénité ne se démentit pas, lorsqu’il lui fallut franchir, avec l’ouvreuse au bras, le pas le plus difficile, le seuil du grand salon qui occupe presque toute la façade sur le boulevard.

Il n’était pas encore une heure, et il n’y avait pas foule. Quelques Brésiliens bruyants, quelques Yankees silencieux, deux ou trois Anglais appartenant au genre buveur, une bande de clercs d’avoués en goguette, et une douzaine de femmes, de celles qui viennent tous les soirs et qui changent plus d’une fois de table entre minuit et le lever de l’aurore.

Nointel lança à Darcy un coup d’œil qui signifiait: Tu vois que nous sommes bien tombés. Tout ce monde-là m’est parfaitement indifférent. Et il conduisit madame Majoré au fond de la salle, à droite, dans un angle qui se trouvait libre et qui lui semblait propice à ses desseins.

– C’est très bien composé, dit la grosse femme, mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Nous allons mettre mes filles entre nous deux, mon cher monsieur. Comme ça, je serai aussi tranquille que si M.  Majoré était là.

– Et vous aurez raison de l’être, s’écria le capitaine; mais vous pouvez avoir confiance en mon ami Darcy comme en moi-même, et je réclame contre un arrangement qui m’empêcherait de causer avec vous. Je demande que ces demoiselles se placent au milieu, Darcy à côté de mademoiselle Ismérie, mademoiselle Paméla entre vous et sa sœur, et votre serviteur en face de vous, chère madame.

– Comment donc! mais je serai très flattée de vous avoir pour vis-à-vis. Et puis, ajouta l’ouvreuse en se penchant à l’oreille de Nointel, j’ai tant de choses à vous dire… des choses que mes filles n’ont pas besoin d’entendre et qui feraient peut-être de la peine à M.  Darcy. Quand on a connu une personne comme il a connu madame d’Orcival…

– C’est juste. Nous ferons des apartés. Maintenant, voulez-vous me permettre de commander le souper? Mesdemoiselles, vous en rapportez-vous à moi?

– Oui, pourvu qu’il y ait des truffes, dit Ismérie.

– Et des écrevisses bordelaises, reprit timidement la petite sœur.

– Il y en aura. Il y a de tout ici. Fais placer ces dames, mon cher Darcy. Je vais conférer avec qui de droit sur le menu.

Nointel avait hanté jadis le café Américain; il y jouissait encore d’une notoriété suffisante, et il voulait prendre ses précautions contre les voisinages incommodes qui pourraient survenir. L’intelligent maître de la maison avait jugé la situation d’un coup d’œil, et il comprit parfaitement la recommandation du capitaine qui le pria de réserver, autant que faire se pourrait, à des soupeurs inconnus, les tables les plus rapprochées de celle où trônait déjà madame Majoré. Pour le moment, elles étaient libres, et on pouvait parler sans crainte d’être entendu.

 

La personne de Darcy constituait le côté faible des dispositions prises par Nointel. Darcy aurait dû s’occuper de mademoiselle Ismérie et même de mademoiselle Paméla, pendant que son ami accaparerait leur mère et tâcherait d’en extraire des renseignements utiles. Et Darcy ne paraissait pas du tout disposé à faire causer ces jeunes personnes. Heureusement, elles étaient bavardes comme deux perruches, et elles ne se gênèrent pas pour le harceler de questions, tout en épluchant des crevettes et en sirotant du vin de Xérès.

– Dites donc, est-ce que c’est des diamants vrais que ce monsieur là-bas porte en boutons de gilet? lui demandait Paméla. Je ne voudrais pas de lui, quand il me les donnerait, ses boutons. Il ressemble à l’orang-outang du Jardin des Plantes.

Et Ismérie lui disait:

– C’est une Espagnole, n’est-ce pas? la dame avec qui vous étiez dans l’avant-scène. Elle en avait une toilette! On se damnerait pour en avoir une comme ça. On dit qu’elle a six cent mille francs de rente. Combien ça fait-il à manger par jour, six cent mille francs de rente?

Et Darcy était obligé de leur répondre.

Le capitaine, qui l’encourageait du regard, saisit le joint pour attaquer madame Majoré. Elle n’aimait pas les crevettes, mais elle adorait le vin d’Espagne, et elle en était déjà à son troisième verre de xérès, quand Nointel lui dit, entre haut et bas:

– Vous devez avoir besoin de vous refaire après vos émotions de l’autre nuit.

– Ne m’en parlez pas, répondit la dame sur le même ton, je devrais être dans mon lit; mais je ne peux rien refuser à mes amis, et vous aviez si bonne envie de savoir le fin mot de l’affaire que j’ai pris mon courage à deux mains.

– Je vous en sais un gré infini, ma chère madame Majoré. Alors, vous le savez, le fin mot.

– Oh! pour ça, oui. Je peux bien me vanter que, si on avait voulu m’écouter, on n’aurait pas fait la bêtise d’arrêter cette demoiselle La Grenelle… La Bretelle… Je vous demande un peu si ça a du bon sens… une artiste… pas de la danse, c’est vrai… mais n’importe.

– Vous croyez donc que ce n’est pas elle?

– Je crois qu’elle est innocente comme l’enfant qui vient de naître. Ce n’est pas un coup de femme, ça, monsieur Nointel. C’est un coup d’homme, et je connais le gredin qui l’a fait. Je l’ai vu. Je lui ai parlé.

– Prenez donc garde, monsieur Darcy, s’écria la grande Ismérie. Vous versez du vin sur ma robe.

– Je vous en achèterai une autre, mademoiselle, dit Gaston sans regarder sa voisine.

Madame Majoré n’avait pas parlé assez bas, et il venait de l’entendre affirmer que Julia avait été tuée par un homme.

– Vous me plongez dans la stupéfaction, chère madame, dit le capitaine. D’après ce qu’on m’a raconté, il n’y a pas d’homme dans l’affaire. C’est bien une femme qui est entrée dans la loge.

– Oui; qu’est-ce que ça prouve?

– Et, à côté du numéro 27, il n’y avait que deux messieurs que je connais.

– Je les connais aussi. Le général Simancas et le docteur Saint-Galmier. Deux abonnés. Des gens très comme il faut.

– Alors, je n’y comprends plus rien, ma bonne madame Majoré. Ayez donc l’obligeance de m’expliquer…

– Voilà, mon capitaine. Figurez-vous que sur le coup de minuit un quart, madame d’Orcival est arrivée en domino noir et blanc… drôle d’idée tout de même… ça ne lui a pas porté bonheur… je savais que c’était elle, mais j’ai fait celle qui ne la connaissait pas… pour lors donc, elle commence par me donner deux louis, et elle me dit: J’attends des dames. Vous ne laisserez entrer qu’elles. Pas de messieurs, vous entendez. Si vous exécutez bien la consigne, vous aurez encore trois louis… ça fera cinq.

– Elle a dit: des dames? demanda vivement Nointel.

– Des dames ou des dominos, je ne me rappelle plus. Ça ne fait rien à la chose.

– Elle n’a pas dit: une dame?

– Non, pour sûr. Et, d’ailleurs, à mon idée, il en est venu deux. Une qui avait un masque et un domino loués au décrochez-moi ça. Je m’y connais. L’autre qui était tout encapuchonnée de dentelles. À moins que ça ne soit la même qui ait été changer de costume; mais ça n’est pas probable. Du reste, elles n’ont fait qu’aller et venir. J’ai ouvert trois ou quatre fois.

– Elles vous ont parlé?

– Oh! à peine. Deux mots tout bas: Madame, voulez-vous m’ouvrir. On m’attend. Ce nigaud de juge m’a demandé si je reconnaîtrais la voix. Ma foi, je lui ai dit que non. Allons! bon, je l’appelle nigaud, et M.  Darcy qui est son parent! Heureusement qu’il ne m’entend pas. Il écoute cette bavarde d’Ismérie qui lui explique la variation qu’elle va danser dans le ballet qu’on monte chez nous.

Darcy entendait fort bien, et sa figure s’éclairait à vue d’œil.

– Tiens! s’écria la petite Paméla, des femmes costumées. D’où donc viennent-elles? Ah! c’est vrai. Il y a bal masqué à l’Élysée-Montmartre, tous les dimanches.

– Mesdemoiselles, dit le capitaine, voici la première entrée des truffes. Perdreaux truffés, sauce Périgueux. Et vous en aurez d’autres sous la serviette.

– Oh! sous la serviette! comme des pommes de terre en robe de chambre… c’est mon rêve.

– Dites donc, m’sieu Nointel, est-ce que c’est vrai que du temps du Prophète, on ne connaissait pas les truffes? demanda la grande Ismérie.

– Au contraire, mademoiselle. Les anabaptistes en faisaient une consommation effroyable. Un verre de pontet-canet, madame Majoré.

– Ça n’est pas de refus, mon cher monsieur. Le vin ne fait de tort qu’au médecin. Où en étais-je? Ah! je vous contais que je n’ai pas fait grande attention aux femmes, et que je ne pourrais pas dire si elles étaient blondes ou brunes… avec ça qu’on ne voyait pas seulement une de leurs mèches. Mais il n’est pas question d’elles. La dernière venait de filer, et madame d’Orcival ne bougeait toujours pas. Moi, je pensais: ça s’est bien passé. J’aurai mes cinq louis, et j’achèterai des bottines à mes filles. Voilà qu’il m’arrive un individu… bien mis, c’est vrai… des gants frais, du beau linge… et il me demande de lui ouvrir le 27… comme ça, de but en blanc. Ça m’est défendu, que je lui réponds; la personne veut être seule. Alors, il m’offre quarante francs pour le laisser entrer. Naturellement, je refuse. J’y aurais perdu… quoique, si j’avais su… et encore, non, je n’aurais pas voulu de son argent, à ce monstre-là… Ah! diable, voilà des voisins qui nous arrivent. Ça va être gênant pour vous finir l’histoire.

– Bah! deux Américains, dit Nointel, après avoir examiné les deux soupeurs qui venaient de s’asseoir à côté de lui. Et ils sont gris comme deux Polonais. Allez toujours, madame Majoré.

– C’est vrai qu’ils ont leur plein. Et puis ces gens-là n’entendent pas le français. Ismérie, tu bois trop de vin blanc, ma fille, et ça ne te réussit pas, le vin blanc. Fais comme ta sœur qui s’est mise au bordeaux. Surveillez-les, je vous prie, monsieur Darcy. Elles ont répétition demain, et, si elles la manquaient, on les mettrait à l’amende. Ils sont si chiens, les régisseurs!

– Ne craignez rien, madame Majoré, ces demoiselles sont très sages, répondit Darcy qui s’occupait beaucoup plus de la mère que des filles. Il suivait son récit sans avoir l’air de l’écouter, et il l’aurait volontiers embrassée.

– Et qu’est-ce qu’il a fait, l’homme aux quarante francs, quand vous avez refusé de lui ouvrir? demanda Nointel.

– Vous allez voir. Le général et le docteur venaient de sortir du 29. Il m’a dit qu’il était de leurs amis, qu’il avait loué la loge avec eux. Hein! faut-il qu’il ait du vice! Et il m’a demandé de lui ouvrir le 29. Moi, comme une bête, je lui ai ouvert, et il est entré. Maintenant, vous savez le reste… ou vous le devinez.

– Je ne devine rien du tout.

– Comment! vous ne devinez pas que ce scélérat…

– Maman! maman! s’écria Paméla. Caroline Roquillon en page! regarde donc. Elle vient de l’Élysée, pour sûr. Elle est avec une femme en laitière et trois messieurs.

– Jolie société. Où a-t-elle volé ce travesti-là? Au magasin, parbleu! Elle a des manigances avec les costumiers. Je le dirai à M.  Halanzier, grommela madame Majoré.

– Dis donc, reprit Ismérie, les voilà qui vont se mettre à côté de nous. Ah! mon Dieu, mais ce grand qui est avec elle, c’est Paul Guimbal, le jeune premier du Théâtre-Montmartre.

– V’là le restant de nos écus, c’est le cas de le dire. Ne vous avisez pas de lui parler, à cette drôlesse… ni de regarder son cabotin… ou je vous emmène coucher, et vous n’aurez pas d’écrevisses.

– Eh bien, madame Majoré, reprit le capitaine, nous disions donc que ce scélérat…

– Eh bien, monsieur Nointel, il s’est installé dans le 29 aussi tranquillement que s’il y avait payé sa place, le gueux. Qu’est-ce qu’il y a fait? Je n’en sais rien, vu que j’étais à mon service et que je n’ai pas bougé du couloir. On m’a conté qu’il avait enjambé la séparation, et qu’il était entré dans le 27, au vu de toute la salle. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’un quart d’heure, vingt minutes après, il a ouvert la porte en criant: À l’assassin! J’ai accouru… vous pensez! et j’ai vu la pauvre dame couchée sur la banquette du petit salon… le couteau était encore enfoncé dans sa gorge… et du sang, fallait voir. On aurait dit qu’elle avait renversé un pot de raisiné sur son domino blanc. Et il en avait encore après les mains, le brigand!

– Pardon, madame Majoré, mais j’ai entendu parler de ce que vous racontez là. Il est très connu à Paris, ce monsieur, et rien ne prouve que ce soit lui qui…

– Puisque je vous dis que ses mains étaient pleines de sang. Tenez! il me rappelait Frédérick Lemaître dans le dernier acte de Trente Ans de la vie d’un joueur… vous savez… quand Frédérick voulait embrasser sa petite fille et qu’elle lui disait… mais non, vous ne savez pas… vous êtes trop jeune pour avoir vu ça… un drame comme on n’en fait plus, monsieur Nointel.

– Un drame superbe, madame Majoré. Mais, quand à votre monsieur du 29, je le connais et…

– Eh bien, si vous le connaissez, vous avez remarqué sa figure… une figure qu’on n’aimerait pas rencontrer au coin d’un bois.

– Ma foi! je l’ai souvent rencontrée sur le pavé de Paris, et je suis obligé de déclarer qu’elle ne m’a pas parue effrayante. D’ailleurs, il me semble que personne n’a songé à l’accuser.

– Tout le monde, au contraire, et moi la première. Le commissaire du théâtre l’a arrêté. On l’a conduit au violon. Là, il paraît qu’il les a entortillés si bien qu’on l’a lâché… parce qu’il était bien mis, parce que c’est un gommeux… tous ces gens de la police sont pour les riches. C’est dégoûtant. Tenez! M.  Majoré me le disait encore hier: l’égalité n’est qu’un vain mot.

La figure du capitaine s’allongeait à vue d’œil. Rêver la découverte du grand secret, et aboutir à entendre une accusation insensée contre l’inoffensif Lolif, c’était dur, et d’autres que Nointel auraient renoncé à tirer quoi que ce soit de cette stupide ouvreuse. Mais il n’était pas homme à se décourager pour si peu.

Darcy faisait moins bonne contenance que son ami. Il n’avait pas perdu un mot de l’explication, car, pour mieux entendre, il s’était accoudé sur la table, sans se soucier de surveiller la fringante Ismérie, qui profitait de la position pour échanger, derrière le dos de son voisin, des signes variés avec le jeune premier du Théâtre-Montmartre.

– Cette femme est folle, pensait-il. Nous ne saurons rien par elle. Et Nointel est encore plus fou de m’avoir entraîné ici. S’il persiste à rester, je vais partir.

– Ma foi! madame, reprit le capitaine, vous seule avez vu clair, et je commence à croire que nos magistrats ne sont pas forts. Comment ont-ils pu mettre en liberté un individu qui avait les mains ensanglantées? Il aura dit probablement que ses mains avaient touché le corps de madame d’Orcival, mais c’est une mauvaise raison. Pourtant, j’entrevois d’autres objections. Le poignard qui a servi au meurtre est japonais; il a la forme d’un éventail. Les hommes ne portent pas d’éventail. Si ce coquin en avait eu un, vous l’auriez remarqué, quand il s’est présenté pour entrer.

– Mais, non. Il l’avait dans sa poche, le lâche. C’est ce que je lui ai dit devant le juge d’instruction… car je l’ai revu aujourd’hui, le misérable… ils m’ont… comment appellent-ils ça… frontée… non… confrontée avec lui. Et j’ai manqué de me trouver mal.

 

– Je conçois cela; seulement… dites-moi… qu’est-ce qu’il a raconté pour se défendre?

– Qu’il n’en voulait pas à madame d’Orcival, qu’il la connaissait à peine, et qu’il n’avait pas d’intérêt à se débarrasser d’elle, qu’il avait vingt-cinq mille francs de rente; que personne n’avait jamais rien eu à dire contre lui… un tas de bêtises, quoi? Et ce bonhomme de juge a avalé ça. Mais ça n’est pas fini, c’est moi qui vous le dis. Je les laisse bien s’enferrer, et quand je croirai qu’il est temps de parler, je leur en montrerai une, de preuve. Elle se voit, elle se pèse, celle-là.

Le capitaine était tout oreilles, car les propos de l’ouvreuse redevenaient instructifs; mais elle s’arrêta au moment le plus intéressant.

– Ah! je t’y prends, grande drogue, cria-t-elle à sa fille aînée. Tu viens d’envoyer un baiser à ce cabotin de malheur. Attends un peu.

– Mais non, maman, je vous assure; j’ai mis ma main sur ma bouche, parce que j’avais envie de bâiller.

– Tu mens. C’est quand tu es dans la maison de ton père que tu bâilles. Ici, tu n’as pas sommeil, parce qu’il y a des truffes. Mais je n’entends pas que tu t’affiches devant cette Roquillon, et je vais mettre ordre à tes frasques. Allons, mesdemoiselles, allons faire dodo; vous mangerez des écrevisses quand j’en pêcherai dans la Seine.

– Mais, maman, moi, je n’ai rien fait, dit en pleurnichant la petite Paméla.

Nointel vint au secours de cette innocente. Il avait ses raisons pour retenir madame Majoré, et il plaida si bien la cause de ces demoiselles, que leur mère se calma. Les écrevisses bordelaises furent pour quelque chose dans ce succès. On venait de les servir, et madame Majoré les aimait à la folie.

– Dites-moi, chère madame, reprit-il, nous parlions tout à l’heure d’éventails. Les femmes qui sont entrées en avaient, je suppose.

– Peut-être bien. C’est même probable. Mais je n’ai pas remarqué. Elles n’ont pas traîné dans le couloir, vous pensez. Elles avaient l’air d’être pressées.

– Et madame d’Orcival en avait un aussi, sans doute?

– Oui, et un beau, avec des peintures. On l’a ramassé par terre, sur le tapis. Mais tout ça ne signifie rien, et la vraie preuve, c’est moi qui l’ai trouvée, ce soir, avant la représentation, en balayant la loge.

Le capitaine se reprit à espérer, et Darcy, qui ne se possédait plus, se leva tout doucement pour venir s’asseoir à côté de son ami; manœuvre fâcheuse, car elle allait laisser le champ libre à mademoiselle Ismérie et à son galant de banlieue.

Madame Majoré n’y prit pas garde tout d’abord. Elle était trop occupée à se ménager un effet.

– Oui, disait-elle avec animation, j’ai dans ma poche de quoi le faire condamner à la guillotine, le bandit. Eh bien, savez-vous ce que le juge y aura gagné à me dire que mes inventions n’avaient pas le sens commun, et que je calomniais un honnête homme? Il y gagnera que je resterai bouche close jusqu’au jour du jugement. Et quand la pauvre demoiselle qu’on accuse sera sur le banc, je demanderai à parler aux jurés, et il faudra bien qu’ils m’entendent. Et je leur montrerai ce que j’ai trouvé dans le sang; oui, monsieur, dans le sang… et je leur dirai: Est-ce que c’est à elle, ça? Est-ce qu’une jeune fille a jamais porté des boutons de manchettes pareils à celui-ci? ça fera un coup de théâtre. On parlera de moi dans les journaux… et dans cette affaire-là, mes filles auront peut-être de l’augmentation… Pensez donc que mon Ismérie ne touche que cent cinquante pauvres francs par mois… c’est même pour ça qu’elle est si maigre… pensez donc que Paméla…

– C’est une injustice. Mais ce bouton de manchettes… qui vous fait croire qu’il appartient…

– À un homme? Pardi! ça crève les yeux. Il est large comme un bouton de livrée… et lourd, il faut voir… Au clou, on prêterait au moins cinquante francs dessus.

– Mais, madame, s’écria Darcy, votre devoir est de le remettre sur-le-champ au juge d’instruction.

– Ah! mais non! ah! mais non! Je veux le faire aller, moi, ce beau juge. Et j’espère bien que vous n’irez pas lui raconter ce que je vous confie là. D’abord, si on m’ostinait pour avoir l’objet, je le jetterais dans la Seine et je dirais que je l’ai perdu. Je tiens à mon effet en cour d’assises.

– Vous oubliez, madame, qu’une innocente souffre, qu’elle est en prison, et qu’il dépend de vous de l’en faire sortir.

– Comme vous me dites ça, monsieur Darcy! Vous vous y intéressez donc, à cette demoiselle La Bernelle? Eh bien, tenez. J’ai du cœur, moi, et, pour vous faire plaisir, je porterai le bouton à votre magistrat. Oui. Je le porterai… dès que je saurai une chose…

– Quoi donc? demanda vivement Nointel.

– Dès que je saurai le petit nom du gredin qui est entré dans la loge.

– Son petit nom?

– Oui, il y a une lettre gravée sur le bouton de manchette.

– Une initiale! s’écria Darcy. Laquelle?

– Si c’est l’initiale de ce monsieur, dit tranquillement le capitaine, ce doit être un L. Il s’appelle Lolif.

– Je n’en ignore pas, riposta l’ouvreuse; mais c’est justement ce qui me chiffonne, et pourquoi je voudrais savoir son petit nom.

– La lettre n’est donc pas un L?

– Non. Il doit y avoir un L sur l’autre bouton, celui qui est resté à l’autre manchette. Ça se porte beaucoup, deux lettres. À preuve que, l’autre jour, à la répétition du nouveau ballet, le comte de Lambézelec prenait le menton à Paméla. Je ne dis rien quand il lui prend le menton, vu qu’il n’est pas dangereux. Il a soixante ans et beaucoup de mois de nourrice avec. Seulement, je regardais ses mains parce que, vous savez, le menton, passe, mais… bref, il y avait un L sur un de ses boutons et un R sur l’autre, et une couronne de comte sur les deux. Je ne me gêne pas avec lui. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit que son nom de baptême était Roger. Vous voyez bien que c’est la mode, car il la suit de près, ce vieux-là.

– Et ça fait que maintenant je me dis: Faut que je sache si ce Lolif est Pierre, Paul, Jacques, ou Philippe, ou Thomas, ou Polycarpe.

– C’est déjà un grand point que l’initiale ne soit pas un L, murmura Darcy qui ne pensait qu’à mademoiselle Lestérel.

– Oh! pour être un L, non, ça n’est pas un L.

– Eh bien, ma chère madame Majoré, reprit le capitaine, je suis en mesure de vous renseigner, car je connais M.  Lolif.

– Bon! alors vous allez me dire…

– Ce soir, rien. Je ne me suis jamais inquiété de son prénom, car ce personnage m’intéresse fort peu. Mais il est de mon cercle, et rien ne m’empêche de lui demander comment les femmes l’appellent dans l’intimité.

– Vous m’apprendrez ça demain, au théâtre. Et après, je ne ferai pas languir M.  Darcy; mais avant… je ne veux pas me risquer, parce que si la lettre ne se rapportait pas au petit nom de ce gueux-là, le juge se moquerait encore de moi. C’est bien assez d’une fois.

– Et la démarche pourrait produire tout le contraire de ce que nous espérons, ajouta le prudent capitaine. J’approuve votre sagesse, madame Majoré, et je vous promets que, dès demain, vous aurez les renseignements que vous désirez. En attendant, il me semble que rien ne s’oppose à ce que vous nous appreniez, à Darcy et à moi, quelle est la lettre accusatrice.

– Oh! rien du tout. C’est un…

Il était écrit que les angoisses de Gaston ne prendraient pas fin. Madame Majoré, au lieu d’achever, se leva, passa impétueusement entre la table où elle était assise et celle où deux citoyens de la libre Amérique consolidaient leur ivresse avec du whiskey, tourna autour de Nointel et de son ami, et vint s’abattre comme une trombe sur la banquette où Darcy était assis tout à l’heure.

Son œil de mère venait de surprendre tout à coup les manœuvres sournoises auxquelles Ismérie et le comédien se livraient pour se rapprocher, depuis qu’ils n’étaient plus séparés par un obstacle vivant.

Les mains surtout avaient fait du chemin, grâce à des poses penchées qu’avaient prises peu à peu la Chloé de l’Opéra et le Daphnis de Montmartre; elles allaient se rencontrer, et le jeune premier tenait entre le pouce et l’index un billet microscopique.