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Le crime de l'Opéra 1

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– J’adore la musique de Meyerbeer, et ce soir elle m’irrite. Je voudrais entendre un quadrille d’Offenbach. Allez donc me chercher votre ami le capitaine.

Gaston jugea qu’à lui tout seul il ne réussirait pas à remettre madame de Barancos sur la voie où il souhaitait qu’elle s’engageât, et il ne se fit pas prier pour aller chercher du renfort.

Il sortit de la loge, en promettant de revenir bientôt avec le capitaine que la bouillante créole demandait avec tant d’insistance, et il n’eut pas besoin d’aller le chercher bien loin, car il le rencontra dans le couloir.

– Eh bien? demanda Nointel.

– Eh bien! répondit Gaston, je ne comprends rien à cette femme. Elle rit aux éclats, et, une minute après, elle se met à pleurer. Elle se moque des bourgeoises qui s’aventurent au bal de l’Opéra, et elle parle, comme d’une chose toute simple, d’aller danser à Mabille. Je crois, en vérité, qu’elle est folle.

– Folle, non. C’est dans le sang. La Savoie et son duc sont pleins de précipices, dit Ruy Blas. Les marquises havanaises sont pleines de changements à vue. Mais que t’a-t-elle dit de l’assassinat?

– Rien. Elle a fait une allusion très détournée à ma liaison avec Julia, et ç’a été tout. Je suis convaincu cependant qu’elle en sait plus long que je ne pensais sur les événements de cette nuit.

– J’en suis convaincu aussi, et j’ai bien peur que tu ne t’y sois mal pris pour lui arracher des confidences.

– J’ai fait de mon mieux; mais si tu crois que c’est facile, tu te trompes fort. On manœuvre de façon à l’attirer dans un piège de conversation, elle s’y laisse conduire, et au moment où on croit la tenir, elle s’échappe en vous demandant le nom d’une danseuse qui a des bottines rouges.

– Oui, elle est ondoyante et diverse, mais je connais ces natures de girouette. Il y a un moyen de les fixer. Parions que tu as oublié mes recommandations. Parions que tu ne t’es pas posé en adorateur.

– Non, certes. La tâche était au-dessus de mes forces, et, au surplus, si je m’étais avisé de lui faire la cour, elle m’aurait ri au nez.

– Prébord la lui fait bien, et une cour très vive, je t’en réponds.

– Prébord est un sot qui ne compte pas. La Barancos tolère ses assiduités, parce qu’il passe, je ne sais pourquoi, pour un homme à la mode… peut-être parce qu’il va à toutes les premières et parce qu’on cite son nom dans les journaux. Les étrangères aiment le tapage. Je ne suis pas Prébord, et la dame aurait trouvé mes déclarations ridicules, surtout le lendemain de la mort de Julia.

– Je ne suis pas de ton avis; mais puisque tu refuses absolument de jouer les amoureux, n’en parlons plus. Dis-moi si tu penses qu’elle se souvient de ma figure?

– Elle s’en souvient si bien qu’elle s’est fort occupée de toi. Elle m’a demandé qui tu étais, et quand elle a su que nous étions intimement liés, elle m’a reproché de ne pas t’avoir encore amené chez elle.

– Et tu lui as répondu?

– Que tu n’aimais pas le monde, que tu le fuyais même. Sur quoi, elle a insisté, et j’ai été obligé de lui promettre que je te présenterais.

– Quand?

– Tout de suite. Elle t’attend. Je viens te chercher de sa part.

Et comme Nointel réfléchissait, Darcy ajouta avec une intention légèrement ironique:

– Voilà une excellente occasion de faire toi-même ce que tu me conseillais d’essayer. Le cœur de madame de Barancos est à prendre. Attaque-le.

– Je n’y répugne pas, dit tranquillement le capitaine de hussards. Mais ce sera bien pour t’obliger, car je n’ai pas de goût pour les excentriques à tous crins. J’aime les femmes douces, unies et même un peu sottes. N’importe. Je me dévouerai, s’il le faut. Reste à savoir si cette marquise ne coupera pas court à mes galanteries. J’ai quinze ans de service, mon bon ami.

À le voir, on ne s’en serait pas douté. Il était grand, mince de taille, large d’épaules, élégamment tourné. Il avait le teint brun, l’œil vif, les dents superbes, les cheveux au complet de guerre, et cet air viril que les femmes apprécient tant. Une grande distinction de manières relevait et complétait ces avantages physiques. En un mot, Nointel avait tout ce qu’il faut pour plaire, et même quelque chose de plus, un esprit net, un caractère décidé, de quoi dominer les coquettes et passionner les indifférentes. S’il eût daigné courir après les bonnes fortunes, il les aurait comptées par douzaines. Mais ce cavalier accompli était aussi un philosophe pratique, un sage qui savait ce que valent les succès mondains, et qui se contentait fort bien des bonheurs tranquilles. Il aimait à sa guise, sans fracas et sans orages.

– C’est précisément parce que tu ne tiens pas à madame de Barancos que tu as de grandes chances d’être agréé par elle, dit Darcy qui ne manquait pas d’expérience en ces matières. Viens donc, et tâche d’être plus habile que moi. Un dernier renseignement avant d’entrer. La marquise m’a déclaré sans ambages qu’elle était venue au bal de l’Opéra. Elle n’a pas dit que ce fût hier, mais…

– Mais moi je suis sûr que c’est hier, et je suis sûr aussi que, si elle tient à me parler ce soir, c’est surtout pour me mettre à la question. Elle veut savoir si j’ai quelque soupçon de lui avoir donné le bras, cette nuit, dans le corridor des premières. Je suis au moins de sa force, et je ne la crains pas. J’étudierai son jeu, et je ne livrerai pas le mien. Elle doit s’impatienter. Conduis-moi à l’avant-scène.

Cette causerie avait entraîné les deux amis au bout du couloir de l’orchestre, et elle s’était prolongée un peu plus qu’il n’aurait fallu.

Quand ils se présentèrent à madame de Barancos, ils trouvèrent Prébord établi dans la loge. Le fat avait eu soin de se placer bien en vue, sur le devant, et il affectait des airs penchés, dans le but évident de faire croire aux deux mille spectateurs qui remplissaient la salle qu’il était du dernier bien avec la marquise.

La rencontre était déplaisante, et Darcy allait battre en retraite, après s’être excusé, mais madame de Barancos ne l’entendait pas ainsi.

– Merci de votre gracieuse visite, cher monsieur, dit-elle à Prébord d’un ton assez sec. Je vous verrai sans doute la semaine prochaine au bal que vont donner les Smithson.

Ce petit discours était un congé formel, et le bellâtre ne s’y trompa point. Il se leva fort à contre-cœur, salua d’assez mauvaise grâce les nouveaux venus et s’inclina devant madame de Barancos en disant:

– Je serai très heureux de vous y rencontrer, madame la marquise, et de vous apporter les renseignements que vous avez bien voulu me demander sur cette chanteuse qui a assassiné Julia d’Orcival.

C’était la flèche du Parthe que Prébord lançait à Gaston en lui cédant la place, et la flèche blessa cruellement l’amoureux de Berthe, si cruellement qu’il faillit riposter par une interpellation violente. Nointel le calma d’un coup d’œil, et le perfide ennemi qui l’avait frappé en traître s’empressa de sortir.

Madame de Barancos devina que la personne du don Juan brun n’était pas agréable aux deux amis, et elle le sacrifia sans pitié.

– Avez-vous entendu comme je l’ai coupé? dit-elle avec une désinvolture tout aristocratique. Croiriez-vous que ce joli monsieur s’est permis de m’envahir sous prétexte de me raconter l’arrestation d’une pauvre fille qui est venue quelquefois chanter chez moi cet hiver? On n’est pas impudent à ce point, et j’allais le mettre à la porte quand vous êtes arrivés.

Puis voyant que Darcy et Nointel restaient dans l’attitude obligée de deux visiteurs dont l’un va présenter l’autre, elle reprit:

– C’est inutile. J’ai horreur des formes convenues. Je ne suis pas Anglaise, moi. Pourquoi me nommeriez-vous monsieur le capitaine Nointel, puisque vous venez de me dire tout le bien que vous pensez de lui? Et pourquoi M.  Nointel se croirait-il obligé de me saluer en arrondissant les bras et en marmottant une phrase savamment tournée, puisque c’est moi qui vous prie de me l’amener? Il faut laisser ces façons à M.  Prébord. Prenez sa place et causons.

Le capitaine était un peu désarçonné. Il se trouvait presque dans la situation d’un orateur qui a préparé son exorde et qu’un incident dérange au moment de commencer. Madame de Barancos lui coupait ses effets, comme elle avait coupé l’importun qu’elle venait de chasser.

Il se remit pourtant assez vite, et il dit gaiement:

– Vous me comblez de joie, madame. J’ai horreur des préliminaires, des préambules, des préfaces…

– Et des Prébord, n’est-ce pas? interrompit la marquise. Cet homme est insupportable.

– Et il se croit ineffable. Vous le recevez, à ce qu’il prétend.

– Oui. Je reçois tout le monde. Mais je n’ai que très peu d’amis, et M.  Prébord ne sera jamais le mien. Un fat qui prend des attitudes et qui s’écoute parler! N’est-il pas de votre cercle? Alors, vous devez le connaître.

– Beaucoup trop.

– Est-il vrai qu’il se vante de me faire la cour?

– Il en est très capable.

– Eh bien, monsieur, je vous prie de dire très haut, et partout, que je ne l’y ai jamais encouragé… pour deux raisons… d’abord parce qu’il me déplaît, et ensuite parce que je déteste les hommes qui s’occupent de moi. Ne trouvez-vous pas que ces mots: faire la cour, sont odieux? La cour! je vois d’ici les sots qui paradaient devant moi, les jours de réception, quand mon mari était gouverneur de Cuba… je vois leurs fades sourires, j’entends leurs plats compliments. Non, l’homme que j’aimerai ne ressemblera pas à ces faiseurs de courbettes; l’homme que j’aimerai ne s’humiliera pas devant moi. Il sera fier, et il ne viendra pas m’offrir son amour comme on offre un bouquet. Il attendra que je le lui demande. Je ne veux pas qu’on me choisisse. Je veux choisir.

– Et si vous choisissiez mal?

– Je souffrirais, mais qu’importe? Le bonheur, ce n’est pas d’être aimée, c’est d’aimer.

 

– Ainsi, demanda le capitaine en regardant fixement la marquise, si vous aimiez un homme, et si cet homme vous aimait, vous n’attendriez pas qu’il vous le dît?

– Non, répondit madame de Barancos sans baisser les yeux.

– Madame, dit Nointel en riant, je suis obligé de confesser que si, par impossible, une femme me faisait une déclaration, mon premier mouvement serait de me dérober. Je suis très enclin à la contradiction, et je n’ai aucun goût pour les victoires faciles.

Il y eut un court silence. Madame de Barancos jouait avec son éventail. Elle l’ouvrait d’un geste nerveux, et elle le refermait d’un coup sec. On n’entendait dans la loge que ce frou-frou pareil au bruit que font les ailes d’un perdreau qui s’envole brusquement aux pieds d’un chasseur.

– Ce Prébord doit être un lâche, dit tout à coup la marquise. Il s’est mis à me raconter, sans que je l’en eusse prié, le malheur arrivé à cette malheureuse qu’on accuse, et je voyais qu’il y prenait un plaisir extrême. Et il n’a eu que des paroles de mépris pour la morte…

»Pardon, reprit-elle en tendant la main à Darcy, je vous ai blessé sans le vouloir. J’avais oublié que vous étiez lié avec madame d’Orcival. Mais je vous jure que je la plains, quoique je n’aie aucune raison pour la regretter. Et je vous plains si vous l’aimiez. Non… vous ne l’aimiez pas… vous ne seriez pas ici ce soir.

Gaston, très troublé, chercha une réponse qu’il ne trouva point, et madame de Barancos prit, sans transition aucune, un autre ton pour dire à Nointel:

– C’est une étrange histoire que celle de cette mort. Qu’en pensez-vous, monsieur? Vous étiez sans doute au bal, cette nuit?

– Oui, madame, j’y étais, répondit le capitaine. J’y ai même rencontré et reconnu…

– Qui donc? demanda madame de Barancos, toute prête à se cabrer.

– Cette pauvre Julia d’Orcival, au moment où elle montait le grand escalier. Un peu plus tard, je l’ai revue de loin, dans sa loge, et je ne me doutais guère qu’elle n’en sortirait pas vivante. Je ne sais absolument rien que vous ne sachiez sur ce qui s’est passé ensuite, mais le général Simancas pourra vous renseigner. Il est resté tout le temps dans la loge voisine.

– Qu’est-ce que c’est que le général Simancas?

– Quoi! vous ne le connaissez pas? Nous venons de dîner avec lui, et il nous a assuré qu’il avait eu l’honneur de vous voir aujourd’hui même; c’est un général péruvien.

– Oui… oui… parfaitement. Où ai-je l’esprit? J’oublie les noms de mes plus anciens amis. Il y a plusieurs années que je connais M.  Simancas, et je l’ai, en effet, reçu aujourd’hui… il n’est pas mieux informé que vous… il n’a pu me dire si cette Lestérel est coupable. C’est bien Lestérel qu’elle s’appelle, n’est-ce pas?

Et, sans laisser à Nointel le temps de lui répondre:

– Ah! on commence. Quel ennui! nous ne pourrons plus causer. Ce quatrième acte est admirable… mais je n’ai jamais pu le supporter. La marche est trop solennelle pour moi qui ne le suis pas du tout. Et lorsque Jean de Leyde s’avance à pas comptés, sous le dais, il me semble toujours voir le marquis de Barancos faisant son entrée officielle dans la cathédrale de la Havane, le jour de la Fête-Dieu. Mais vous, messieurs, vous êtes sans doute ici pour la musique.

– Oh! uniquement, dit le capitaine avec conviction.

– Je ne veux pas vous empêcher de l’entendre. Moi, je vais rentrer. Maintenant, je me couche à onze heures. Et ce matin, à neuf heures, j’avais déjà fait le tour du Bois, au galop de chasse. Mon valet de pied doit être dans le corridor. Soyez donc assez aimable pour lui dire en passant de faire avancer mon clarence. Le soir, je ne sors plus qu’en clarence. C’est lourd, c’est laid, mais ces demoiselles n’en n’ont pas.

Nointel et Darcy étaient déjà debout.

– Nous nous reverrons bientôt, je l’espère, reprit la marquise. Chassez-vous, monsieur?

La question s’adressait au capitaine, qui répondit simplement:

– Oui, madame.

– Alors, vous me ferez le plaisir de venir chasser chez moi, à Sandouville. Ma terre a cet avantage qu’on y trouve encore beaucoup de gibier dans l’arrière-saison, et mes gardes préparent une grande battue. Je vous écrirai dès que le jour sera fixé, et je compte absolument sur vous, messieurs.

L’invitation, cette fois, était collective; mais Darcy s’excusa, et ce refus ne parut pas contrarier madame de Barancos. Nointel accepta, sans trop d’empressement, et prit congé en même temps que son ami. Il ne tenait pas à rester. Il en savait assez. Son siège était fait.

– Mon cher, je suis fixé, dit le capitaine à son ami, après avoir transmis au valet de pied les ordres de la marquise. Tu ne tiens pas, je suppose, à voir couronner le roi des anabaptistes. Viens au foyer, nous y serons à merveille pour causer.

Darcy se laissa entraîner, et bientôt les deux alliés se trouvèrent assis sur un divan solitaire, sous le plafond peint par Baudry.

– Je suis fixé aussi, commença Gaston. Cette Barancos est folle de toi. Et elle ne dissimule pas ses sentiments. Elle s’est jetée à ta tête avec une impudence incroyable.

– Affaire de climat. Elle est née sous les tropiques. Une femme de la zone tempérée y eût assurément mis plus de façons, mais il ne s’agit pas de cela. As-tu remarqué, cher ami, qu’elle avait oublié le nom de Simancas?

– Oui, certes, et j’en conclus que Simancas s’est vanté. Elle le connaît à peine.

– Moi, je vais beaucoup plus loin, et je conclus que la marquise est entrée cette nuit dans la loge de Julia d’Orcival; que le Péruvien l’y a vue et reconnue, et qu’il n’a pas perdu de temps pour exploiter sa découverte. Il est allé tout droit chez la dame, et il l’a menacée de la perdre si elle n’acceptait pas le marché qu’il lui a proposé. Il a dû se faire payer fort cher et exiger de plus que la Barancos le reçût habituellement. Il tient à se bien poser dans le monde, le rusé coquin.

– Oui, les choses ont dû se passer ainsi, dit Darcy, et si, comme je n’en doute plus, cette femme est le domino qui a eu une entrevue avec Julia, c’est elle qui l’a tuée. Il ne me reste qu’à la dénoncer à mon oncle. Mademoiselle Lestérel est sauvée.

– Tu vas beaucoup trop vite. D’abord, alors même que tu prouverais que la marquise est entrée, il faudrait encore prouver qu’elle a frappé. Or je ne crois pas qu’elle ait jamais possédé un poignard japonais. Ces sortes de curiosités ne sont point à l’usage des grandes dames. En revanche, je me rappelle fort bien qu’au moment où je lui ai offert mon bras, elle tenait à la main un éventail qui ne venait pas de Yeddo, je t’en réponds. Une Espagnole ne va pas sans éventail; mais d’ordinaire elle n’en porte qu’un. Donc, l’instrument du crime ne lui appartient pas.

– Qu’en sais-tu? Elle a pu le trouver, le cacher sous son domino. Je te répète qu’il faut que je voie mon oncle le plus tôt possible. Il n’est certainement pas encore couché, et je vais…

– Lui dire quoi? Que Simancas en sait très long sur les faits et gestes de la Barancos. Très bien. Ton oncle le fera citer. Simancas niera. Simancas protestera que la marquise est la femme la plus vertueuse de toutes les Espagnes. Comment M.  Roger Darcy fera-t-il pour le convaincre de faux témoignage? Le mettra-t-il à la torture? Je ne vois guère que ce moyen-là… et encore… ce Péruvien est un vieux reître qui se laisserait rôtir pour ne pas perdre le fruit de ses canailleries. M.  Roger Darcy ouvrira-t-il une instruction contre la dame, sur un soupçon vague? J’en doute très fort, et s’il s’en avisait, tu peux croire que madame de Barancos n’aurait aucune peine à établir qu’elle n’a pas quitté cette nuit son palais de la rue de Monceau. Elle a dix façons d’en sortir et d’y entrer sans qu’on la voie. Et ce matin, à huit heures, elle cavalcadait au bois de Boulogne.

– Elle se défendra, soit! Je n’en dois pas moins informer mon oncle de ce que nous venons d’apprendre.

– Tel n’est pas mon avis.

– Quoi! tu veux que je me taise lorsqu’il se présente une chance d’innocenter mademoiselle Lestérel!

– Il n’est pas temps de parler.

– Quand sera-t-il donc temps? Dois-je attendre que Berthe soit jugée… condamnée?

– Il suffira d’attendre que je sois un peu plus avancé dans l’intimité de la marquise.

Darcy fit un haut-le-corps et dit lentement:

– Alors si tu étais son amant et qu’elle t’avouât son crime, tu la dénoncerais?

– Me crois-tu capable d’une pareille vilenie?

– Certes, non. Mais enfin que veux-tu donc faire? Je ne comprends plus.

– D’abord, je ne veux pas de madame de Barancos pour maîtresse. Cette enragée n’a rien qui me plaise. Je me moque de ses millions et de son marquisat. Sa beauté ne me tente pas, et ses incartades me fatiguent. Si la fantaisie lui prend de m’ouvrir son cœur, je le refuserai tout net, et à plus forte raison sa main. Quand on a commandé le 3e escadron du 8e hussards, on n’épouse pas une femme soupçonnée…

»Pardon! je n’ai pas voulu te blesser, tu le sais bien… et je reviens à mon projet. Je veux purement et simplement aller chez la dame, chasser, dîner, et valser avec elle, étudier de près ses relations avec Simancas, et quand je serai sûr de mon fait, t’apprendre tout ce que je saurai. Tu feras alors tout ce que tu croiras devoir faire. Mon rôle sera terminé. Mais si tu veux que je te serve, pour Dieu! ne va pas casser les vitres. La marquise nous fermerait sa porte, et il ne nous resterait plus que cette excellente madame Majoré. Je compte beaucoup sur madame Majoré pour nous renseigner; mais deux informations valent mieux qu’une, et je te prie instamment de te tenir en repos jusqu’à nouvel avis de ma part.

– Tu as peut-être raison, dit Darcy, après avoir un peu réfléchi. Il est probable qu’en l’état des choses, mon oncle refuserait d’instruire contre la marquise. Il me demanderait pour quel motif elle aurait tué Julia, et je ne saurais en vérité quoi lui répondre. Une grande dame n’assassine pas une femme galante parce que cette femme a des voitures mieux tenues que les siennes.

– Non, mais, sur ce point, je reviens à ma première idée, celle que j’ai jetée dans les jambes de Simancas pendant le dîner. Il y a du Golymine là-dessous.

– Tu crois donc qu’il a été l’amant de madame de Barancos?

– Je le crois… surtout depuis que je la connais. D’abord, le bruit en a couru jadis. Elle le recevait beaucoup. Ce n’était pas naturel, et on en jasait. Et puis, mon cher, les Polonais comme Golymine sont faits pour les Havanaises comme la Barancos. Cette folle a dû s’éprendre d’un fou, et ne pas se gêner pour le lui dire. Tu viens d’entendre sa déclaration de principes. Et elle l’aura quitté brusquement à la suite de quelque scène violente. Je parierais qu’elle l’a regretté après sa mort, et qu’elle lui en veut de s’être pendu pour une autre.

– Si elle a été sa maîtresse, le crime s’expliquerait, reprit Gaston qui suivait son idée. Golymine a pu garder des lettres, les déposer chez Julia…

– Qui a écrit à la marquise pour lui offrir de les lui rendre au bal de l’Opéra, ou de les lui vendre. C’est très admissible. Il s’agit maintenant de savoir si nous ne nous trompons pas. Il faudrait commencer par interroger la femme de chambre de Julia. Il se peut que Julia ait chargé cette fille de porter une lettre à la poste, et même qu’elle lui ait dit ce qu’elle allait faire au bal de l’Opéra.

– Mariette, la femme de chambre, viendra chez moi demain. Elle assure qu’elle connaît la coupable, et elle m’a promis de me la nommer.

– Hum! ton oncle l’a déjà entendue, je crois, et il n’en a pas moins envoyé en prison mademoiselle Lestérel. N’importe. Nous interrogerons cette soubrette. Je dis nous, parce que je viendrai te demander à déjeuner demain matin.

– J’y compte bien. Sans toi, je ne ferais rien de bon. Je n’ai plus de sang-froid, dit tristement Darcy.

Puis, se reprenant:

– Il y a pourtant une chose que je ferai seul: ce sera de souffleter Prébord.

– Je t’y aiderais volontiers… une joue pour toi, une joue pour moi… Mais ce n’est pas l’usage. Tu opéreras donc toi-même. Seulement, un conseil. Remets l’opération à quinzaine. En ce moment, tu as assez d’affaires sur les bras. Il ne faut pas les compliquer par un duel. Un peu plus tard, quand l’heure sera venue, je me charge de te ménager une bonne querelle avec ce drôle, une querelle sous un prétexte bien choisi. Je serai ton témoin, et tu le tueras comme un chien… si tant est qu’il consente à se battre, car je ne le crois pas franc du collier. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’il n’a pas oublié l’histoire de la rue Royale. Le propos qu’il a tenu, en prenant congé de la marquise, ce propos venimeux était évidemment à ton adresse, et il doit se douter que tu t’intéresses à l’accusée beaucoup plus que tu ne veux en avoir l’air. Raison de plus, mon ami, pour redoubler de prudence. Observe-toi bien, surtout devant les amis du cercle. Ils ont tous l’oreille ouverte et la langue déliée.

 

– Je les verrai le moins possible.

– D’accord, mais tu les verras. Sois impassible comme un vieux diplomate, alors même que tu entendrais débiter les calomnies les plus atroces contre mademoiselle Lestérel.

»Bon! le quatrième acte est fini. Le cinquième est très court. Allons faire un tour de boulevard, en attendant le précieux instant du rendez-vous.

– Ainsi, tu persistes à vouloir souper avec cette ouvreuse?

– Comment, si je persiste! mais c’est-à-dire que je ne donnerais pas cette petite fête pour un semestre de ma solde de capitaine. Il est vrai qu’elle n’était pas forte, et que je ne la touche plus. Allons! viens, madame Majoré ne te pardonnerait jamais ton absence, et il ne faut pas que tu perdes ses bonnes grâces, car tu as besoin d’elle.

Gaston se laissa faire. Il commençait à apprécier l’efficacité des procédés du capitaine, et il ne répugnait plus autant à le suivre dans les excursions variées qu’il projetait.

Les deux amis sortirent ensemble et traversèrent la place, au doux clair de lune de la lumière électrique.

C’était l’heure où, sur les boulevards, les promeneurs deviennent plus rares, l’heure où les gens sages rentrent chez eux, et où les noctambules des deux sexes vaguent mélancoliquement de la Madeleine au faubourg Montmartre, en attendant l’heure d’un souper problématique.

Darcy regardait d’un œil distrait ce tableau peu récréatif, mais le capitaine, qui avait l’esprit très libre, remarquait tout. En passant devant Tortoni, il aperçut fort bien, à l’entrée de la rue Taitbout, le clarence de la marquise, et, dans le petit salon du fond, la marquise elle-même prenant des glaces avec Simancas et Saint-Galmier.

– Oh! oh! dit-il en serrant fortement le bras de Gaston, je ne suis pas fâché d’être venu jusqu’ici. La Barancos attablée avec le Péruvien et le Canadien dans un des lieux publics les plus fréquentés de Paris! voilà qui est significatif, j’espère. Hier, elle ne se serait certes pas montrée en si mauvaise compagnie. Il faut que Simancas la tienne bien pour qu’elle ait consenti à lui faire cet honneur. Où diable a-t-il pu la rencontrer? Ah! j’y suis. Cette personne qui prétend qu’elle se couche à onze heures se sera fait mener devant Tortoni pour y prendre un sorbet dans sa voiture. C’est très havanais de prendre un sorbet en voiture. Simancas, n’ayant pas trouvé de whisteurs au Cercle, rôdait dans ces parages. Il a aperçu la dame, et il a exigé qu’elle s’affichât en entrant avec lui. Il a même profité de l’occasion pour lui présenter son fidèle Saint-Galmier. Tu verras que demain la marquise aura une névrose, et que le bon docteur la traitera par sa méthode diététique. Les voilà du coup relevés dans l’opinion du monde et lavés des mauvais bruits qui ont couru sur leur comte. Décidément, ces gaillards-là sont très forts.

– Oui, murmura Gaston, et je crains qu’ils ne mettent des bâtons dans nos roues. La Barancos leur parle peut-être de nous en ce moment.

– C’est peu probable, par une seule et unique raison.

– Laquelle?

– Par la raison qu’elle a jeté son dévolu sur ton ami. Les femmes ne parlent jamais des gens qu’elles se sentent disposées à aimer. C’est même le seul cas où elles soient discrètes. Elles gardent très bien leurs propres secrets, et très mal les secrets des autres. Mais je m’amuse à te faire un cours de psychologie féminine, et à me poser en vainqueur comme le sieur Prébord. C’est ridicule et intempestif. Rebroussons chemin. Il est au moins inutile que la marquise voie que nous l’avons vue. D’ailleurs, on sort du vaudeville. Le Prophète doit être fini. Jean de Leyde vient d’être brûlé comme Sardanapale, avec ses femmes; mais Ismérie et Paméla se sont tirées de la bagarre, et leur vénérable mère se fâcherait si nous la faisions poser, comme elle dit dans son langage choisi.

»Allons prendre notre faction au coin du boulevard Haussmann et de la rue du Helder. Personne ne nous dérangera, je te le garantis. Cette ébauche de carrefour est déserte comme le Sahara.

Cinq minutes après, les deux défenseurs de Berthe étaient à leur poste. Ils n’attendirent pas longtemps.

Madame Majoré apparut dans le lointain, flanquée de ses deux filles, l’une grande et maigre, l’autre petite et rondelette. On eût dit une citrouille entre une asperge et une pomme.

Nointel se porta galamment à la rencontre de cette intéressante famille, et Darcy fut bien obligé de le suivre.

– Rebonsoir, chère madame, dit l’aimable capitaine. Vous ne sauriez croire le plaisir que vous nous faites, et il faut que je remercie vos charmantes filles d’avoir bien voulu venir…

– Ah! pardi! elles ne demandaient pas mieux, s’écria madame Majoré. C’est moi qui ne voulais pas… mais elles en auraient fait une maladie. Alors, ça m’a décidée, parce que moi, voyez-vous, monsieur Nointel, je suis mère avant tout. Je me saignerais pour mes enfants, comme le pélican blanc. Eh bien, c’est égal, j’ai des remords. Quand je pense que M.  Majoré est revêtu de ses insignes, et qu’il prononce peut-être un discours sur la morale, à l’heure où son épouse et ses filles…

– Mais notre souper sera moral, ma chère madame Majoré, tout ce qu’il y a de plus moral. C’est-à-dire même que ce ne sera pas un souper, ce sera une agape fraternelle, comme à la loge des Amis de l’humanité.

– Ah ben, non, ça serait embêtant, alors, dit entre ses dents mademoiselle Ismérie.

– Veux-tu bien te taire, grande sotte! Qu’est-ce que c’est que ce genre? Votre père ne vous a pas habituées à des manières pareilles.

– Ne craignez rien, mademoiselle, il n’y aura pas de discours, reprit le capitaine.

– Y aura-t-il de la crème de cacao au dessert? demanda la petite Paméla.

– Il y aura tout ce que vous voudrez, mon enfant. Il s’agit seulement de savoir où madame votre mère désire souper. Le café Anglais n’est plus ouvert la nuit, depuis la… pardon, madame Majoré… depuis quelques années; mais il y a Bignon, la Maison dorée, le café de la Paix, le café Riche…

– Dites donc, m’sieu Nointel, voulez-vous faire notre bonheur, à ma sœur et à moi? interrompit la grande Ismérie. Oui. Eh bien, menez-nous au café Américain.

– Mademoiselle, répondit avec empressement Nointel, nous ne sommes ici que pour vous faire plaisir. Va pour le café Américain… si madame votre mère n’y voit pas d’inconvénient.

Darcy en voyait beaucoup, et il jouait du coude pour avertir son ami que ce choix ne lui plaisait pas du tout. Mais le capitaine reprit, sans tenir compte de l’avis:

– Qu’en dites-vous, madame Majoré?

– Moi! s’écria l’ouvreuse, que voulez-vous que je dise, mon cher monsieur? Je ne connais pas ces endroits-là. J’ai été artiste pourtant. J’ai joué la comédie, et, sans me vanter, je peux dire que j’avais de l’avenir. Eh bien, de mon temps, nous soupions tout bonnement au café du théâtre avec une portion de choucroute et une cannette de bière.

– C’était du propre, marmotta la grande Ismérie.

– Maman, dit la jeune Paméla, le café Américain est très comme il faut. La demoiselle à madame Roquillon… tu sais, celle qui fait un page avec moi dans l’acte de l’incendie… eh bien, elle y a été en sortant de la première de Yedda, et elle me disait encore ce soir qu’il n’y venait que des messieurs chic.

– En v’là une de garantie! dit la maman. Avec ça qu’elle s’y connaît, la petite Roquillon! Elle est toujours fourrée à la Reine-Blanche et à l’Élysée-Montmartre. Même que je t’ai défendu de la fréquenter. Moi, je ne connais qu’une chose. Il s’agit de savoir si votre café Américain est un restaurant où une mère peut mener ses filles. Et, là-dessus, je ne m’en rapporte qu’à M.  Nointel.

– Ma chère madame Majoré, dit le capitaine avec une bonhomie charmante, je n’irai pas tout à fait si loin que mademoiselle Roquillon. Je n’affirmerai pas qu’il ne se glisse jamais dans cet établissement quelques jeunes gens de mauvaises mœurs et de mauvaise compagnie; mais il en est de même partout, et je pense que ces demoiselles n’y courront aucun danger. Vous serez là, nous serons là, pour les préserver. D’ailleurs, rien ne nous oblige à souper dans le grand salon du premier. Il y a des cabinets à l’entresol. On est là chez soi, et…