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Le crime de l'Opéra 1

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Gaston commençait à trépigner d’impatience et marchait sur le pied de Nointel pour l’engager à donner le signal du départ.

Il fallut cependant attendre le café et les liqueurs que Saint-Galmier fêta largement; mais enfin on en vint à allumer les cigares, et le général fit cette ouverture:

– N’êtes-vous pas d’avis, messieurs, que le cercle est le seul endroit où on puisse décemment passer sa soirée le dimanche? Si le cœur vous en dit, nous y ferons bien volontiers un whist avec vous.

– Mille grâces, répondit le capitaine, Darcy et moi nous avons une visite à faire, en prima sera, tout au fond du faubourg Saint-Germain. Il est neuf heures et demie. Nous allons payer notre écot et vous quitter. Nous vous rejoindrons vers minuit.

Et il appela le garçon pour lui demander la note, qui ne fut pas petite. Les pâtés de rouges-gorges sont hors de prix.

Les Américains n’insistèrent pas pour le retenir et déclarèrent que, n’ayant rien à faire, ils n’étaient pas pressés de lever le siège.

Gaston et le capitaine les laissèrent à table. En mettant le pied sur le boulevard, Nointel dit à son ami:

– Je n’ai eu garde de leur confier que nous allons à l’Opéra. Je ne tiens pas à les avoir sur mes talons.

– Ni moi non plus, grommela Darcy; mais m’expliqueras-tu à quoi nous a servi ce dîner assommant? Tu m’as forcé à subir la compagnie de ces deux déplaisants personnages, et tu n’as pas pu tirer d’eux le moindre éclaircissement.

– Tu te trompes.

– Que sais-tu donc de plus? Que ce docteur ou soi-disant tel se vante de pouvoir reconnaître la femme en domino qui est venue dans la loge. La belle avance!

– Tu n’y entends rien. J’ai appris une chose dont je tirerai un excellent parti plus tard.

– Et laquelle?

– J’ai appris que Simancas, qui n’avait de sa vie, quoi qu’il en dise, mis les pieds chez madame de Barancos, s’est présenté chez elle aujourd’hui, et qu’elle l’a reçu, très bien reçu même, puisqu’elle l’a invité au bal qu’elle va donner.

– Et tu en conclus…?

– Mon cher, ce n’est pas volontairement que la marquise reçoit un homme taré comme l’est ce Simancas. Si elle l’admet maintenant, après lui avoir longtemps fermé sa porte, c’est qu’elle a une raison pour agir ainsi.

– Quelle raison?

– Tu m’agaces. Comment ne comprends-tu pas que si, par exemple, Simancas avait vu cette nuit la marquise entrer dans la loge de madame d’Orcival, Simancas posséderait un secret qui lui donnerait barre sur ladite marquise.

– Oui, car alors ce serait elle qui aurait tué Julia, s’écria Darcy très ému. Et tu crois que…

– Je ne suis sûr de rien. À l’Opéra, où je te conduis, nous en apprendrons peut-être davantage. Regrettes-tu encore, maintenant, d’avoir dîné avec ces deux drôles?

Darcy ne répondit pas à la question qui lui adressait Nointel. Il n’avait pas une confiance absolue dans l’efficacité des moyens qu’employait le capitaine pour arriver à découvrir la vérité, et il supportait impatiemment la compagnie de ces deux étrangers équivoques. Il reconnaissait cependant que la brusque introduction de Simancas chez la marquise était un fait à noter. Mais il trouvait que son ami prenait pour innocenter Berthe, des chemins bien détournés, et il n’était pas encore persuadé de ne pas avoir perdu son temps en dînant avec le général et avec le docteur.

– Je vois, reprit en riant Nointel, que tu n’apprécies pas encore à sa juste valeur mon système d’enquête. C’est pourtant le seul qui puisse nous conduire au but. Il est lent, mais il est sûr. Tu me rendras justice plus tard. En attendant, je suis très décidé à persévérer dans cette voie, dussé-je ne pas compter sur la tienne, dirait M.  Prudhomme. Je te déclare même que si, par impossible, tu renonçais à poursuivre la contre-enquête, je la prendrais à mon compte, car je m’aperçois que le métier de chercheur a des charmes. Je commence à comprendre Lolif.

– Alors, nous allons à l’Opéra, murmura Darcy. Dieu sait ce que diront de moi les gens qui m’y verront. Julia y a été assassinée cette nuit, et tout Paris sait qu’elle était encore ma maîtresse, il n’y a pas huit jours.

– Ces demoiselles diront que les hommes n’ont pas de cœur. Tes camarades du cercle diront que tu es très fort. Et les femmes du monde ne te sauront pas de trop mauvais gré de ton indifférence à l’endroit de la mort d’une irrégulière. Que t’importe l’opinion de gens dont tu te soucies fort peu? Mademoiselle Lestérel ne saura jamais que tu es allé entendre ce soir le Prophète. Et c’est dans son intérêt que tu y vas. Donc, tu n’as rien à te reprocher.

– Soit! Je suis décidé à te suivre partout. Mais j’avoue que je n’attends rien d’une conversation avec l’ouvreuse. D’abord, je crois qu’elle a été interrogée par mon oncle.

– Eh bien, nous la contre-examinerons, ainsi que cela se pratique en Angleterre dans les procès criminels, et nous en tirerons peut-être des renseignements inédits. Je connais les ouvreuses, et je sais les faire parler. C’est une science que les plus habiles magistrats ne possèdent pas. Les ouvreuses constituent dans le genre féminin un sous-genre particulier. J’ai étudié ce sous-genre, spécialement à l’Opéra, depuis trois ans que je suis abonné. Toi aussi, tu es abonné, et tu devrais le connaître. Mais tu n’as guère étudié que ces demoiselles du corps de ballet. C’est un tort. Les mères sont bien plus intéressantes pour un observateur. Et si, par hasard, l’ouvreuse préposée à la garde de la loge 27 a pour fille une coryphée ou même une simple marcheuse, j’aurai tôt fait de gagner sa confiance…, car Julia a été assassinée dans la loge 27, à ce que disent les journaux du soir.

– Tu ne la connais pas, cette ouvreuse?

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas remarqué celles qui étaient de service cette nuit dans le couloir des premières. Mais nous allons commencer par faire un tour dans ce couloir qui mène à la loge sanglante, – style de mélodrame, – et j’ai un vague pressentiment que nous rencontrerons bien.

Cette conversation avait mené les deux amis à la place de l’Opéra. Gaston, à demi convaincu, se laissa conduire, et ils entrèrent.

En les voyant passer, les employés du contrôle les regardèrent d’un certain air. Ils savaient leurs noms, puisqu’ils étaient inscrits tous les deux sur la feuille d’abonnement, et ils ne devaient pas ignorer que Darcy avait été le dernier amant de Julia d’Orcival. Cette manifestation muette le troubla. Elle prouvait qu’il lui fallait s’attendre à attirer l’attention des spectateurs, des employés, des musiciens, des artistes du chant et de la danse. Pour tous ces gens-là, son entrée dans la salle allait faire événement, car sa figure était de celles qui ont une notoriété dans le monde des théâtres, toujours bien informé des événements de la galanterie parisienne, et on ne parlait ce soir-là que de la mort de madame d’Orcival.

– Ce sera une véritable exhibition, se disait tristement le pauvre Darcy.

En montant l’escalier monumental qui conduit au foyer, il regardait ces glaces qui avaient réfléchi l’image du domino noir et blanc, ces marches que le pied de Julia avait foulées, et il se demandait avec angoisse si les pieds mignons de Berthe Lestérel s’y étaient posés aussi.

Il se sentait gagné peu à peu par des doutes navrants, et l’explication imaginée par son oncle lui revenait à l’esprit.

– Si elle était entrée au bal pourtant, pensait-il, si elle avait frappé dans un transport de colère…

– Viens par ici, mon cher, lui dit Nointel, en passant son bras sous le sien. J’entends le final du deuxième acte. Profitons du moment pour inspecter mesdames les ouvreuses avant que le couloir soit envahi. Prenons à droite et cherchons le numéro 27, désormais légendaire.

Ils le trouvèrent sans peine et ils avisèrent, non loin de la porte qui portait ce numéro fatal, une grosse femme assise sur un tabouret, et sommeillant au bruit lointain de l’orchestre qui accompagnait l’entrée en scène du comte d’Oberthal, tyran de Munster.

Cette respectable personne avait une figure bourgeonnée, un nez couleur lie de vin et des mains de cuisinière; mais elle était habillée de soie comme une dame de comptoir, et elle gardait, tout en somnolant, une attitude majestueuse. Son triple menton reposait sur son vaste corsage, et ses gros yeux à demi fermés regardaient le tapis, de sorte que Nointel fut obligé de se baisser pour la dévisager.

– Nous avons de la chance, dit-il tout bas à Darcy. Je tombe justement sur une vieille amie. Elle n’aura pas de secrets pour moi. Tu vas voir.

Il toussa fortement, et l’ouvreuse se réveilla en sursaut.

Le capitaine lui dit de sa voix la plus douce:

– Bonjour, madame Majoré. Avez-vous bien dormi?

– Tiens! c’est vous, monsieur Nointel, s’écria la grosse femme. Excusez-moi. Je ne vous ai pas entendu venir. Comment vous portez-vous?

– Très bien, et vous, madame Majoré? Et M.  Majoré, comment va-t-il? Et mademoiselle Ismérie? Et sa sœur, Paméla?

– M.  Majoré se porte comme le pont Neuf. Il rajeunit depuis que nous avons la République. Les petites vont bien. Il n’y a que moi qui ne vais pas.

– Vous m’étonnez! vous avez une mine superbe.

– Heuh! heuh! Hier, j’étais encore à mon affaire; mais ce soir, je ne vaux pas deux sous. Dame! ça se comprend. Après le bouleversement que j’ai eu cette nuit…

– Quel bouleversement, madame Majoré?

– Comment! vous ne savez pas! D’où sortez-vous donc?

– Bon! j’y suis, la mort de madame d’Orcival. Est-ce que vous y étiez?

– Je crois bien que j’y étais. Tenez! la voilà, cette malheureuse loge. Rien que de regarder le numéro, ça me tourne le sang. Quand je pense que c’est moi qui ai ouvert, et que je l’ai vue morte, la pauvre femme… et encore qu’il m’a fallu tantôt courir au Palais de justice, et répondre au juge… Est-ce que je ne devrais pas être dans mon lit? Tenez! monsieur Nointel, l’administration n’a pas de cœur de me forcer à faire mon service un jour comme aujourd’hui.

 

– C’est-à-dire que c’est de la barbarie. Une mère de famille a droit à des égards.

– Ah! bien oui, des égards! Ils savent que je suis hors de moi… Pensez donc! l’émotion… l’interrogatoire… Et ce n’est pas fini… je suis encore citée pour après-demain… Je demande une permission pour moi et pour les petites… Je leur avais promis depuis quinze jours de les mener au bal… On m’a ri au nez, et me voilà… et ces enfants, qui devraient être auprès de leur mère, en ont pour jusqu’à minuit à rester sur les planches… Ismérie est du pas des patineurs, et Paméla a une figuration en page… Non, là, vrai! pour voir des choses pareilles, ce n’était pas la peine de changer de gouvernement.

– Que voulez-vous, madame Majoré, l’administration aura pensé que le public y perdrait trop, si vos charmantes filles ne paraissaient pas dans le Prophète. Moi et mon ami nous sommes venus tout exprès pour les applaudir.

– Vous êtes trop aimable, monsieur Nointel. On voit que vous avez été militaire. Mais en parlant de votre ami… il me semble que je ne me trompe pas… c’est M.  Darcy qui est avec vous.

– Gaston Darcy, lui-même, madame Majoré, dit gaiement le capitaine.

– Excusez-moi, monsieur Darcy, je ne vous remettais pas. Il y a si longtemps qu’on n’a eu le plaisir de vous voir au foyer de la danse, vous qui étiez un habitué autrefois. Sans indiscrétion, qu’est-ce que vous êtes donc devenu depuis un an?

– J’ai été très… occupé, balbutia Gaston.

– Ah! mon Dieu! s’écria l’ouvreuse, v’là que j’y pense maintenant… ce que c’est que d’avoir la tête à l’envers… j’avais oublié que vous étiez avec madame d’Orcival… Ah! monsieur, vous devez avoir bien du chagrin… et je vous jure que si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé…

– Oh! je suis bien sûr que la pauvre femme ne serait pas morte, dit sérieusement Nointel. Je sais que vous êtes courageuse comme une lionne.

– Oui, monsieur, comme une lionne. Je défendrais mes filles contre un escadron de uhlans.

– Je n’en doute pas, madame Majoré. Et il me vient une idée. Mon ami Darcy ne peut pas ressusciter madame d’Orcival, mais il espère que du moins sa mort sera vengée, et il voudrait bien savoir si on tient le coupable, ou la coupable, car on prétend que c’est une femme. Vous devez être bien informée, et vous pourriez peut-être nous dire…

– Pas ici, monsieur Nointel. L’acte va finir, et j’ai beaucoup de monde dans mes loges. À votre service, d’ailleurs, et pour ce qui est d’être bien informée, je le suis, je vous en réponds. Personne n’y a vu clair dans cette affaire-là, ni le commissaire, ni le juge, ni les autres. Les journaux ne disent que des bêtises. Il n’y a que moi qui connaisse le fin mot de l’abomination de cette nuit. Je sais par qui le coup a été fait.

– Quoi! s’écria Gaston, vous êtes sûre que celle qu’on accuse…

– Puisque je vous dis qu’ils n’y ont vu que du feu. Le juge n’a pas voulu me croire, mais il verra bien un jour ou l’autre que j’avais raison. À propos, il s’appelle comme vous. Est-ce que vous êtes parents?

– Oui… mais je vous serais bien reconnaissant de me dire tout de suite…

– Mon cher, tu oublies que madame Majoré a des devoirs à remplir, interrompit le capitaine qui voyait que Darcy faisait fausse route. Et puis, on est fort mal ici pour causer. Il y a un moyen de tout arranger: si madame Majoré veut bien nous faire le plaisir de venir souper après le spectacle, avec ces demoiselles…

– Avec mes filles! Oh! mon bon monsieur Nointel, vous savez bien que ça ne se peut pas. Elles sont trop jeunes, et M.  Majoré est à cheval sur les principes. C’est vrai qu’il a ce soir une grande séance maçonnique à sa loge des Amis de l’humanité. Il y a une réception… les épreuves, vous savez… et l’agape fraternelle après. Il ne rentrera pas avant quatre heures du matin. Je sais bien aussi que vous êtes des messieurs sérieux, et que mes filles ne seraient pas compromises. Mais non, ça ne se peut pas. On jaserait trop au théâtre.

– Qui le saura? Ce n’est pas nous qui le raconterons. Allons, ma bonne madame Majoré, c’est convenu. Vous verrez que vous ne regretterez pas d’être venue, ni ces demoiselles non plus. Je parie qu’elles aiment les truffes.

– Oh! oui, qu’elles les aiment et qu’elles n’en mangent pas souvent, les pauvres chéries. Elles sont honnêtes, mon cher monsieur. Ce n’est pas comme cette Zélie, la fille à mame Crochet, qui ne se nourrit que d’asperges tout l’hiver. Si ça ne fait pas pitié! Je ne les crains pas non plus, les truffes, et si j’étais sûre…

– De notre discrétion? Voyons, madame Majoré, vous nous connaissez, que diable! Tenez, pour que personne ne se doute de rien, ce soir nous ne mettrons pas les pieds au foyer de la danse, et après la représentation, nous irons vous attendre au coin du boulevard Haussmann et de la rue du Helder. C’est un endroit où il ne passe jamais personne.

– Écoutez, monsieur Nointel, dit l’ouvreuse en prenant un air digne, vous me faites faire là une chose que M.  Majoré désapprouverait, et s’il ne s’agissait pas d’être utile à votre ami qui est dans la peine… mais il y a un point sur lequel je ne transigerai pas. Je ne veux pas qu’on dise que mes filles ont soupé en cabinet particulier avec des messieurs.

– Nous souperons où vous voudrez, madame Majoré. C’est dit. Je compte sur vous, à minuit et demi.

La grosse femme allait peut-être élever encore quelque vertueuse objection, mais l’acte venait de finir, et ses fonctions la réclamaient. Le capitaine fila, sans laisser à cette mère prudente le temps d’ajouter un seul mot, et il entraîna Gaston.

– Il me semble, lui dit-il, que nous marchons très bien. La Majoré va nous mettre sur la bonne piste.

– J’en doute, soupira Darcy. Elle vient de convenir que mon oncle n’a pas cru à sa déclaration.

– Peuh! je soupçonne qu’elle s’est fort mal expliquée et qu’elle nous apprendra des choses que ton oncle ne sait pas. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas négliger une si belle occasion. La chance d’obtenir un renseignement nouveau vaut bien un souper avec deux danseuses et avec leur respectable maman.

»Viens à l’orchestre. Je ne crois pas que dans la salle il y ait beaucoup de gens de notre monde, un dimanche. Tâche pourtant de ne pas avoir l’air trop triste.

Les deux amis trouvèrent à se placer à côté l’un de l’autre, sur le premier rang des fauteuils, et le capitaine se mit aussitôt à passer en revue les spectateurs.

– Oh! oh! dit-il à demi-voix, voilà qui est singulier. La marquise de Barancos est ici.

– Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que cette marquise soit ici? demanda distraitement Darcy.

– D’abord, mon cher, son jour de loge est le vendredi, répondit Nointel. Il n’est pas naturel qu’elle vienne à l’Opéra, un dimanche, pour entendre une reprise du Prophète, qui ne constitue pas ce que les Anglais appellent a great attraction. Ensuite, elle doit être fatiguée, car elle a passé la nuit au bal, dans cette même salle où elle revient ce soir se purifier dans un bain de musique savante.

– C’est vrai… je l’avais oublié… tu l’as vue cette nuit…

– Et même je lui ai parlé. Elle ne se doute pas que je l’ai reconnue, mais je suis curieux de savoir si elle va reconnaître en ma personne son cavalier d’occasion. Oui… parfaitement. Tiens! elle me lorgne.

– Où est-elle?

– Là, tout près de nous, dans son avant-scène du rez-de-chaussée. Ne te retourne pas trop vite. Voyons. Est-elle seule? Ces baignoires d’avant-scène sont profondes comme la mer. De vraies boîtes à surprise. En tout cas, elle tient à se montrer, car elle pose sur le devant, comme si Carolus Duran était là pour faire son portrait. Tu ne te demandes pas pourquoi elle désire tant qu’on la voie? Non? Décidément, tu n’as pas l’esprit tourné aux rapprochements. Moi, je suis certain qu’elle s’exhibe ce soir pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elle a couru le guilledou cette nuit.

– S’exhiber! à qui? Tu viens de dire toi-même qu’il n’y a personne ici de son monde.

– Pardon! il y a toi…

– Elle ne pouvait pas prévoir que j’y viendrais.

– Et puis, il y a aussi Prébord. Le vois-tu, là-bas, à l’autre bout des fauteuils? Il se cambre pour faire des effets de torse, et il regarde la Barancos du coin de l’œil. Elle a bien pu le prévoir, celui-là. Tiens! elle vient de dîner en ville.

– Qu’en sais-tu?

– C’est sa toilette qui me le dit. Et elle est assez réussie, sa toilette. Robe en faille rouge, agrafée sur l’épaule par des nœuds de diamants, et garnie de dentelles.

– Est-ce au régiment que tu as appris à parler la langue des couturiers?

– Mon cher, au 8e hussards, on apprenait tout. Je sais parler modes comme un journaliste du high-life, et faire la cuisine comme un chef du café Anglais. Seulement, je ne sais pas pourquoi Prébord est venu. Est-ce qu’il y aurait du rendez-vous sous roche? C’est à étudier. En attendant, voyons un peu la salle. Bon! c’est bien ce que je pensais. Des étrangers sans importance, des provinciales, des bourgeoises, des cocottes non gradées. Pas une tête de connaissance. La marquise en sera pour sa démonstration.

»Ah! la loge fatale est vide. C’est drôle. Je n’aurais jamais cru que le directeur de l’Opéra se priverait d’une location pour raison sentimentale. Après cela, ton oncle a peut-être fait poser les scellés sur la porte de ce fameux n° 27. Madame Majoré nous renseignera en soupant. Quel type que cette mère coupable! Et que dis-tu de ses scrupules à l’endroit des cabinets particuliers?

– J’espère bien que nous n’allons pas souper en public avec elle et ses filles.

– Mon cher, on soupe où on peut. Mais dis donc, je crois, sur ma parole, que madame de Barancos te fait des signes.

La marquise, en effet, accoudée sur le devant de sa loge, regardait Gaston Darcy et jouait de l’éventail d’une façon très significative.

– Encore une science que je possède, reprit le capitaine. Je l’ai acquise à la Havane, où j’ai séjourné huit jours, en revenant du Mexique. L’éventail fermé ramené d’un petit coup sec vers la poitrine, cela veut dire: Venez! Et cette télégraphie ultra-électrique est à ton adresse, car, à coup sûr, elle n’est pas à la mienne.

– Je vais faire comme si je n’avais pas reçu la dépêche, murmura Darcy.

– Y penses-tu? Comment! tu refuserais une causerie avec la Barancos dans un moment où nous avons soif d’éclaircissements. Ce serait absurde, mon cher. Et je te déclare que je ne me mêle plus de tes affaires, si tu ne te transportes pas incontinent dans l’avant-scène de cette précieuse marquise.

– Mais que veux-tu que je lui dise?

– Il s’agit beaucoup moins de ce que tu lui diras, que de ce qu’elle va te dire. Et si elle t’appelle, c’est apparemment qu’elle veut te parler. De quoi? Du crime de l’Opéra, parbleu! Tu aurais bien du malheur, ou tu serais bien sot, si tu ne tirais pas quelque profit d’une conversation avec cette folle qui était au bal où on a tué Julia. Voyons! salue, au moins; salue donc, pour répondre à ce sourire andalous qu’elle t’envoie par-dessus la contrebasse.

Gaston salua. Il ne pouvait pas s’en dispenser, sous peine de passer pour un homme mal élevé. Et le jeu de l’éventail recommença, si clair et si pressant, qu’il devenait impossible à Darcy de faire semblant de ne pas le comprendre.

– Allons! murmura-t-il, je me résigne. Je vais dans la loge, puisque j’y suis forcé.

– À la bonne heure! Tu commences à entendre raison. Maintenant, un dernier conseil, avant de te laisser marcher seul. Sais-tu ce que tu devrais faire pendant ta visite?

– Non. Quoi?

– La cour à madame de Barancos, mon cher.

– Ah! pour le coup, c’est trop fort. Si tu crois que j’ai le cœur au flirtage! Je voudrais que le diable emportât cette Célimène de Cuba. Juge si je suis disposé à lui dire des douceurs.

– J’espère que du moins tu ne vas pas lui faire ta mine de condamné à mort. Autant vaudrait lui raconter que tu veux épouser mademoiselle Lestérel, et que tu t’es constitué son défenseur.

»Prends sur toi de redevenir pour une demi-heure le Darcy qui savait plaire aux femmes. Sois galant par calcul. Que ne puis-je t’accompagner! Je dirigerais la conversation. Mais je n’ai jamais eu mes entrées chez la marquise, et je pense qu’elle est moins que jamais disposée à me les accorder. Elle se figure que j’ignore à qui j’ai donné le bras cette nuit, et elle craint que sa voix ne la trahisse. Il faut donc que tu te passes de moi. Va, mon fils, et retiens bien toutes les paroles qui sortiront de la bouche de cette Barancos. Une jolie bouche, ma foi! Va, et reviens au rapport.

 

Gaston s’exécuta d’assez mauvaise grâce. Il quitta sa place à l’orchestre, et il alla se faire ouvrir la loge de la belle étrangère.

La marquise était seule. Aucun cavalier servant ne se cachait dans les profondeurs de l’avant-scène. L’entrevue allait être un tête-à-tête.

Elle était brune comme Julia d’Orcival, cette princesse des Antilles, plus brune même, car ses cheveux avaient des reflets presque bleus comme une aile de corbeau, et ses yeux étincelaient comme des diamants noirs. Sa peau de créole semblait avoir été dorée avec un rayon de soleil, et les poètes cubains avaient cent fois comparé ses lèvres rouges à des fleurs de grenadier. Le front était fier et la bouche sensuelle. Et ces deux traits de son beau visage expliquaient le caractère de cette grande dame, qui bravait avec une audace inouïe l’opinion du monde, et qui aimait avec emportement.

Gaston la connaissait de longue date, et en d’autres temps il avait été très tenté de rechercher ses bonnes grâces. Mais il était trop Parisien pour ne pas se garer des passions violentes. La marquise l’effarouchait.

– Vous voilà enfin, monsieur, lui dit-elle de sa voix grave, une voix castillane. Vous vous êtes bien fait prier pour venir m’aider à supporter trois actes de musique sérieuse. Mais je vous tiens maintenant, et je vous garde. Asseyez-vous là, près de moi. Je veux vous compromettre.

Darcy cherchait une phrase polie que la veille encore il aurait trouvée sans peine. Madame Barancos ne lui laissa pas le temps d’envelopper ses excuses dans un compliment.

– Imaginez-vous, reprit-elle, que je viens de dîner chez des Yankees vingt fois millionnaires qui s’habillent comme des portiers et qui mangent comme des sauvages. Je me suis sauvée au dessert, et je suis venue me réfugier ici.

– Un dimanche! dit Darcy, qui se souvenait des conseils du capitaine.

– Précisément parce que c’est dimanche. J’aime à faire ce que les autres femmes ne font pas. N’êtes-vous pas d’avis que notre vie des salons ressemble beaucoup à celle d’un écureuil en cage? Moi, je m’échappe tant que je peux, et mon rêve serait de voir les envers de Paris. Il y a des jours où il me prend des envies d’aller valser à Mabille.

– Ce n’est pas la saison. Comme excentricité d’hiver, je ne vois guère que le bal de l’Opéra.

– Vous appelez le bal de l’Opéra une excentricité? Pour une mondaine française, peut-être. Il me faudrait à moi un divertissement plus… pimenté. La belle folie, vraiment, que de venir à minuit, masquée jusqu’aux dents, se claquemurer dans une loge, ou tout au plus risquer un tour au foyer! C’est bon pour une bourgeoise en rupture de ménage. Si je me mêlais de commettre des hardiesses, j’irais à Bullier, à visage découvert.

– Ce serait héroïque, et je comprends maintenant que le bal de l’Opéra vous fasse l’effet d’un bal de pensionnaires. Seulement, je suppose que vous en parlez comme je pourrais parler des chutes du Niagara… d’après des descriptions.

– Qu’en savez-vous?

– Vous y êtes allée? dit vivement Darcy.

– Je l’avoue, répondit sans hésiter la marquise.

– Cette nuit peut-être?

– Que vous importe que ce soit cette nuit ou l’année dernière?

– Pardonnez-moi une indiscrétion… que vous avez un peu provoquée, convenez-en, madame.

– J’en conviens, dit madame de Barancos en riant d’un rire franc qui montrait des dents éblouissantes. J’adore les indiscrétions. Les gens discrets m’ennuient. Et je devine pourquoi vous tenez à savoir si j’étais ici hier: c’est que vous y étiez vous-même.

– C’est vrai, j’y étais, et je ne vous y ai pas vue.

– Vue! Est-ce qu’on peut voir une femme quand elle est en domino? À propos, qui donc est cet ami que vous avez laissé à l’orchestre?

– Henri Nointel, ex-capitaine de hussards.

– Il est fort bien. Pourquoi ne vient-il pas chez moi?

– Mais… parce que vous ne lui avez jamais fait l’honneur de l’inviter.

– Pas du tout. C’est parce que je ne lui plais pas; car il lui eût été très facile de se faire présenter par vous.

– Il va fort peu dans le monde. C’est un solitaire… un ours.

– Vraiment? Vous me donnez envie de l’apprivoiser. J’entends que vous me l’ameniez au prochain entracte.

– Je m’y engage, dit avec empressement Darcy, qui commençait à entrevoir la possibilité de tirer parti des propos décousus de la capricieuse créole, et qui comptait beaucoup sur le capitaine pour toucher habilement les points intéressants.

La marquise n’avait pas encore fait une seule allusion à la mort de madame d’Orcival, et il n’osait pas lui parler le premier de cet événement tragique.

– Merci, répondit madame de Barancos. Mais je veux que vous restiez dans ma loge… au moins jusqu’à la fin du ballet. Vous me direz les noms des patineuses.

Et comme Darcy allait protester:

– Pas un mot de plus. Vous m’empêcheriez de voir. Je ne sais pas regarder quand on me parle.

Darcy n’insista point. La toile se levait, et les applaudissements du public dominical saluaient l’effet de neige et de brume qui inaugure si bien le troisième acte du Prophète.

Au grand étonnement de Darcy, la marquise s’absorba aussitôt dans la contemplation de ce merveilleux décor, qu’elle avait pourtant dû admirer déjà bien des fois, et il put, sans attirer l’attention de sa belle voisine, faire signe à Nointel que tout allait bien.

Puis il se mit à lorgner la scène dans l’unique but de se donner une contenance, car les douleurs de Fidès ne le touchaient guère, et le joli divertissement qui précède les exercices de patinage ne l’intéressait pas du tout.

En revanche, il fut frappé de stupeur, lorsqu’en observant à la dérobée madame de Barancos, il s’aperçut qu’elle avait les yeux humides.

Certes, ce n’était pas l’air allègre sur lequel se trémoussaient les jeunes de la danse qui pouvait lui arracher des larmes, et il crut pouvoir se permettre une question:

– Qu’avez-vous donc, madame? demanda-t-il doucement. Seriez-vous souffrante?

– Moi?… non, murmura la marquise d’une voix étouffée.

Puis, se remettant presque aussitôt:

– Vous ne devineriez jamais pourquoi je suis émue. Croiriez-vous que c’est le décorateur qui me fait pleurer? Il a si bien rendu le brouillard… et vous ne savez pas que le brouillard produit sur mes nerfs un effet singulier. Il m’attriste et il me charme. Si je vous disais qu’il m’arrive souvent de sortir à pied par les temps humides et brumeux. J’éprouve un plaisir étrange à piétiner dans la boue des rues de Paris. Je trotte comme une grisette, tout exprès pour m’imprégner de mélancolie… et pour me crotter. Je suis un peu folle, n’est-ce pas? Comment appelez-vous cette petite qui a des bottines rouges? Vous n’imaginez pas combien c’est difficile de danser avec des bottines à talons. Elle est un peu maigre, mais elle a de la race. Eh bien! vous ne me dites pas son nom?

– Mais je… oui, je crois que c’est… Majoré Ire… ou Majorin… ou…

– Pourquoi pas Majorat? interrompit madame de Barancos en éclatant de rire. Votre renseignement n’est pas très précis. Je pensais que vous étiez mieux informé.

– Je le suis fort mal. Il y a fort longtemps que je n’ai mis les pieds au foyer de la danse.

– C’est vrai. Depuis un an vous n’étiez plus libre… je l’avais oublié, dit la marquise redevenue sérieuse tout à coup.

Cette allusion à ses amours avec Julia fit tressaillir Darcy et le remit en garde. Il se reprit à croire que l’étrangère avait été plus ou moins mêlée au lugubre événement du bal de l’Opéra, et il résolut de pousser l’attaque, sans attendre l’entrée en lice du sagace Nointel. Mais il eut beau essayer de la ramener au sujet qui l’intéressait, il ne put rien tirer de l’excentrique marquise. Elle se lança dans des critiques bouffonnes sur le jeu et le chant des acteurs, elle se moqua des anabaptistes battant le briquet, du sauvetage de Berthe arrachée aux flots de la Meuse, du soleil qui se levait fort mal sur Munster, et lorsque le Prophète entonna l’hymne magnifique: «Roi du ciel et des anges», elle lui tourna le dos en disant brusquement à Darcy: