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Le crime de l'Opéra 1

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– Alors, tu espères le convaincre. Tu veux entrer en lutte contre la magistrature et ses auxiliaires… ouvrir et conduire une contre-instruction.

– C’est bien cela.

– Et tu comptes sur moi pour te seconder?

– Oui. Ai-je tort?

– Non, mon cher. Je ne suis pas fort sur la procédure criminelle, et je ne possède pas les aptitudes spéciales de Lolif pour éclaircir les mystères judiciaires, mais je me flatte de ne pas manquer de bon sens ni de pratique des hommes, et je connais bien mon Paris. Ces simples qualités sont à ton service, et, pour t’obliger, je suis prêt à payer de ma personne. Seulement, je ne sais pas le premier mot de l’affaire. Il faut donc que tu commences par me la raconter de point en point.

– C’est bien mon intention.

– Il faut même… ceci est plus délicat… il faut que tu t’expliques franchement, catégoriquement, sans rien déguiser et sans rien omettre, sur tes relations avec mademoiselle Lestérel, sur ses antécédents, sur son caractère. En un mot, pour que je puisse la défendre, il faut que je la connaisse aussi bien que tu la connais.

– Parfaitement. Je ne te cacherai rien, et, du reste, je n’ai rien à cacher.

– Va donc. Ne crains pas d’entrer dans les détails, et permets-moi de t’interrompre quand j’aurai besoin d’un supplément d’information.

Darcy commença par le commencement, c’est-à-dire par l’histoire de son amour. Il raconta comment il avait remarqué Berthe, comment il s’était épris d’elle, pour le mauvais motif d’abord, puis pour le bon; il dit tout ce qu’il savait d’elle, tout ce qui s’était passé entre elle et lui, depuis sa première tentative, vertueusement repoussée par mademoiselle Lestérel, jusqu’à la rencontre nocturne au coin de la rue Royale, jusqu’à la scène chez madame Crozon, jusqu’aux incidents de la soirée de la veille chez madame Cambry.

Et comme il avait l’esprit juste et la parole nette, il fut précis, et il ne se perdit point dans des digressions inutiles.

Après avoir entendu cette claire narration, le capitaine se trouva si bien renseigné qu’il s’écria:

– Mon cher, tu es né pour présider une cour d’assises, car tu résumes dans la perfection. Passe maintenant aux faits du procès et appui sur les charges relevées contre l’accusée. Ici, tu ne défends pas; tu exposes.

Darcy reprit son discours où il l’avait laissé. Il en vint à parler de sa visite au Palais, de son imprudente révélation à propos du poignard japonais et des désastreuses conséquences que cette révélation avait eues. Il termina en répétant fidèlement tout ce que son oncle venait de lui apprendre sur les péripéties de l’interrogatoire, et il n’omit point de s’étendre sur la fatale obstination de mademoiselle Lestérel, qui refusait de répondre quand le plus bienveillant des juges la pressait de s’expliquer sur l’emploi qu’elle avait fait de sa nuit.

Il n’oublia pas non plus de dire que madame Cambry croyait à l’innocence de Berthe et se promettait de la soutenir.

Et quand il eut fini, il regarda Nointel, à peu près comme un avocat regarde les jurés devant lesquels il vient de plaider. Il cherchait à lire sur la figure du capitaine l’effet que son discours avait produit. Mais le capitaine restait impénétrable. Il réfléchissait.

– Mon cher Darcy, dit-il après un assez long silence, je te dois d’abord un aveu pénible. Je suis obligé de te déclarer qu’on ne trouverait pas en France un seul magistrat qui eût pris sur lui de laisser en liberté mademoiselle Lestérel. Du moins, c’est mon avis.

– C’est aussi le mien, répliqua résolument Darcy; cela ne prouve pas qu’elle soit coupable.

– Non. Il y a de grosses présomptions contre elle. Il n’y a pour elle que des doutes, des obscurités, des incertitudes. La partie n’est pas égale. Nous aurons beaucoup de peine à la gagner.

– Alors, tu l’abandonnes?

– Pas le moins du monde. J’aperçois même quelques atouts dans notre jeu. Je serai ton partner, et je te soutiendrai vigoureusement. Mon plan est fait.

– Voyons! dit avec empressement Darcy.

– Mon cher, si je te l’expliquais, cela prendrait du temps, et nous n’en avons pas à perdre, car nous allons entrer en campagne ce soir même.

– Que comptes-tu donc faire?

– Je compte dîner avec toi au restaurant, et aller ensuite, toujours avec toi, à l’Opéra, où il y a, aujourd’hui dimanche, une représentation extraordinaire.

– Comment! tu crois que je suis d’humeur à aller à l’Opéra, le jour où mademoiselle Lestérel…

– Pardon, cher ami; qui veut la fin veut les moyens. Ce n’est pas en restant à te lamenter au coin de ton feu que tu feras des découvertes. À l’Opéra, nous trouverons une ouvreuse qui nous apprendra peut-être beaucoup de choses. Au restaurant où je veux te mener, nous rencontrerons deux personnages que je tiens à questionner. Et ce n’est pas tout. Après le théâtre, nous irons au Cercle, où on entend parfois des conversations instructives. Lolif y sera, et je me charge de tirer de lui tout ce qu’on peut en tirer.

»Pour obtenir des renseignements, j’irais, s’il le fallait, souper dans un restaurant de nuit ou danser dans un bal de barrière. Et je prétends que tu me suives partout.

»Pardon! ajouta le capitaine, je sais ce que tu vas me dire, et j’y réponds d’avance. Tu n’as pas le cœur aux distractions, je le conçois, mais il ne faut pas qu’on s’en aperçoive; il faut surtout qu’on ignore que tu aimes mademoiselle Lestérel et que tu veux l’épouser. Si on s’en doutait, on te cacherait tout. Or, à l’heure qu’il est, personne ne le sait, n’est-ce pas?

– Personne, excepté toi, mon oncle et madame Cambry.

– Trois amis. Lolif ne le sait pas; Simancas et Saint-Galmier ne le savent pas; la femme de chambre de madame d’Orcival ne le sait pas.

– Mariette? Non, et elle m’a promis de venir chez moi demain matin. Mais il y a Prébord qui peut supposer…

– On le fera taire, s’il s’avise de parler. Garde donc le secret le plus absolu sur tes amours. Ton oncle le gardera certainement, et il priera madame Cambry de le garder aussi. C’est la seule chance que nous ayons de réussir. Qu’en dis-tu? T’ai-je converti à mes idées?

– À peu près.

– Ce soir, je te convertirai tout à fait.

En attendant, va chez toi t’habiller, et reviens me prendre à sept heures.

VIII. À sept heures et demie, Darcy et Nointel traversaient à pied la place de l’Opéra…

À sept heures et demie, Darcy et Nointel traversaient à pied la place de l’Opéra.

La campagne était commencée.

Darcy était arrivé exactement au rendez-vous, et le capitaine, qui aimait à marcher, l’avait prié de renvoyer sa voiture. Il faisait beau, et la rue d’Anjou n’est pas loin du boulevard.

Les deux amis cheminaient côte à côte, saluant d’un signe de tête les gens de leur monde qu’ils croisaient sur ce macadam privilégié où on rencontre tant de figures de connaissance, lorsqu’on vit de la vie parisienne, de la vie qui s’écoule entre l’hippodrome de Longchamps, le parc Monceau et Tortoni.

Darcy avait beaucoup réfléchi en s’habillant, et le plan du capitaine lui paraissait maintenant fort bien conçu. Il sentait toute l’importance des recommandations de cet habile tacticien, et il ne songeait plus à se cantonner chez lui, alors qu’il s’agissait d’ouvrir une enquête.

Un juge n’a pas besoin de se déranger pour instruire une affaire. Il n’a, pour ainsi dire, qu’à lever le doigt pour mettre en mouvement tous les rouages de la machine judiciaire. Les témoins sont à ses ordres, et les renseignements lui arrivent de tous les côtés.

Gaston était obligé de prendre plus de peine. Il comprenait fort bien la nécessité de se lancer dans un voyage de découvertes, aussi difficile, sinon aussi périlleux que la recherche du pôle nord, et il ne demandait pas mieux que de payer de sa personne, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de se répandre dans les lieux de plaisir pendant que Berthe Lestérel pleurait au fond d’une prison.

Du reste, il ne s’était pas fait expliquer en détail les projets de Nointel, il le suivait de confiance, et il ne savait pas où son avisé camarade le menait dîner.

Au moment où ils arrivaient sur la place de l’Opéra, on commençait à allumer les lustres du foyer, et Darcy eut un serrement de cœur en revoyant cette façade si brillamment éclairée la veille, ces marches que Julia d’Orcival avait franchies d’un pas léger, sans se douter qu’elle courait à la mort.

Il y avait des badauds groupés sur les refuges circulaires et causant avec animation. L’amoureux saisit au vol quelques mots qui avaient trait au crime. Tout Paris en parlait déjà, les crieurs de journaux le proclamaient, et les promeneurs du dimanche ne manquaient pas de s’arrêter devant ce théâtre consacré au chant et à la danse, et ensanglanté par un drame.

Le pauvre garçon entendit même un flâneur prononcer le nom de Lestérel, et il s’empressa de hâter le pas.

– Je me suis tenu à quatre pour ne pas sauter à la gorge du drôle qui pérore au milieu de ces imbéciles, murmura-t-il en prenant le bras de Nointel.

– Diable! dit le sage capitaine, tu aurais fait là une grosse sottise, et je te conseille de te modérer, si tu tiens à réussir. Paris est plein de Lolifs et tu ne leur fermeras pas la bouche, car tu n’as pas, je pense, le projet de les étrangler tous? Il arrivera vingt fois, cent fois qu’on parlera devant toi de ta malheureuse amie. Il faut te résigner à laisser dire. Si tu prenais sa défense, tu dérangerais toutes mes combinaisons. Prépare-toi donc à souffrir.

– Est-ce que ma patience va être mise à l’épreuve pendant le dîner?

– C’est probable. Tu dois bien te douter que je n’ai pas quitté les douceurs de mon foyer pour l’unique plaisir de t’emmener au cabaret.

– Où allons-nous, au fait? Chez Bignon ou au café Anglais?

– Non. Je te conduis à la Maison d’or.

 

– Ah! fit Gaston avec indifférence.

– La cuisine y est très louable, reprit Nointel; mais ce soir je n’y viens pas pour me régaler. Ce qui m’y attire, ce sont les burgraves.

– Les burgraves?

– C’est-à-dire les viveurs qui ont dépassé la cinquantaine. Ils sont restés fidèles au restaurant de leur jeunesse, et ils se plaisent à y boire à leurs anciennes amours. Il leur arrive souvent de retrouver gravés sur les glaces des cabinets les doux noms des cocottes, aujourd’hui disparues, qui charmèrent leurs belles années et qui s’en sont allées où vont les vieilles lunes. Ils font de l’archéologie en soupant.

– Très bien, mais quel rapport?…

– Voilà. Simancas et Saint-Galmier ont la prétention d’être des burgraves… d’Amérique. Ils aiment à dîner en bonne compagnie, et je suis à peu près sûr que nous allons les trouver installés dans un certain coin de la première salle, un coin privilégié qu’on leur garde tous les soirs. Et si nous parvenons à nous caser dans leur voisinage, nous jouirons de leur conversation.

– Je n’y prendrai aucun plaisir.

– Tu te trompes. Je saurai lui donner un tour intéressant, et tu ne regretteras pas d’être venu.

– Est-ce que tu espères obtenir d’eux des éclaircissements sur… Mais oui… j’y pense… ils occupaient cette nuit la loge qui confine celle où Julia…

– Quoi! tu avais oublié cette circonstance curieuse! Lolif te l’avait pourtant assez signalée.

– C’est vrai. Mais que veux-tu? En ce moment, je n’ai pas la tête à moi.

– Heureusement, j’ai du sang-froid pour deux.

– Et d’excellentes idées. Il est impossible que ces étrangers qui remarquent tout n’aient pas remarqué la femme que Julia a reçue dans sa loge… et en les interrogeant…

– Je m’en garderai bien. Simancas est méfiant comme un métis indien qu’il est, et Saint-Galmier a la prudence du serpent, l’emblème de sa profession. Ces honorables citoyens du nouveau monde ont toujours peur de se compromettre. Et je te prie instamment de t’observer avec eux. Laisse-moi faire. Je connais le moyen de leur soutirer des indications utiles. Ton rôle à toi est tout tracé. Quand il sera question du crime de l’Opéra, contente-toi de t’apitoyer sur le sort de madame d’Orcival, et parle de celle qu’on accuse de l’avoir tuée comme tu parlerais du shah de Perse.

»Mais nous y voici. Attends un peu que je voie s’ils y sont, ajouta le capitaine, en tournant le coin de la rue Laffitte.

»Parfaitement, reprit-il, après avoir jeté un coup d’œil dans la salle par l’interstice des rideaux. Ils mangent des huîtres, et ils ont fait frapper du vin de Champagne. C’est de bon augure. Les marennes ouvrent l’appétit, et le clicquot délie la langue.

»Il y a une table libre à côté de la leur. Décidément, nous sommes en veine. Profitons-en.

Et, revenant à la porte qui donne sur le boulevard, le capitaine entra.

Gaston, qui le suivait de près, eut une vision passagère, en franchissant le seuil de ce salon étincelant de lumières et de dorures. Il crut apercevoir, dans le demi-jour d’un rêve fugitif, la sombre cellule de Saint-Lazare. Le contraste avait évoqué subitement cette apparition lugubre, et la sensation fut si vive que les larmes lui vinrent aux yeux.

– Monsieur Nointel ici, s’écria Simancas. Voilà ce que j’appelle un événement.

– Un heureux événement, ajouta le docteur canadien. Et voici M.  Darcy. La fête est complète. J’espère que nous allons voisiner.

– Très volontiers, répondit le capitaine. Nous irons jusqu’au pique-nique, si ce fusionnement peut vous être agréable. Il est encore temps, je pense. Vous commencez à peine.

– Nous recommencerions s’il le fallait, pour avoir le plaisir de dîner avec vous, riposta Simancas.

– Inutile, mon cher général. Nous nous en tiendrons à votre menu. Je suis sûr qu’il doit être excellent.

– C’est moi qui l’ai fait, et je m’y connais assez bien, dit modestement Saint-Galmier. Après les huîtres, nous aurons une bisque, puis, comme relevé, une carpe à la Chambord, ensuite des cailles sur des rôties à la moelle, un pâté de rouges-gorges, et, pour entremets, une bombe glacée au pain bis… c’est une nouveauté que je propage… une importation canadienne. La tour-blanche avec les marennes et le poisson. Château-larose pour arroser les cailles… et comme vin de fond, du clicquot frappé en sorbet.

– Parfait, docteur. Si je sors d’ici avec une indigestion, je compte sur vous.

– Ne craignez rien, capitaine. Les dîners que je commande se digèrent toujours. Je vais dire de servir pour quatre.

Nointel était déjà établi à côté du général. Darcy se casa en face de son ami, à la gauche du docteur.

L’ami de Berthe faisait des efforts inouïs pour paraître gai, et n’y réussissait guère. La cellule, la hideuse cellule, était toujours là devant ses yeux.

– Quel bon vent vous a amené ici, messieurs? demanda Simancas. Nous qui sommes des habitués, nous ne vous y voyons jamais.

– C’est vrai. J’ai pris la bourgeoise habitude de dîner chez moi depuis que je possède une cuisinière qui me confectionne des plats spéciaux. Le siège de Paris m’a rendu gourmand. J’ai tant mangé de cheval! Notre dîner du cercle est bon, mais les ennuyeux qu’on y subit m’en ont chassé. Et, ce soir, mon ami Darcy ayant des idées noires, je lui ai proposé pour le distraire d’aller quelque part manger des mets extravagants.

– Humeurs noires… hypocondrie… névrose du foie, grommela le docteur de la Faculté de Québec. Je traite cette affection par ma méthode diététique, et je la guéris toujours.

– On la guérit bien mieux par le château-larose, n’est-ce pas, Darcy?

– Oh! c’est déjà passé, dit Darcy en tâchant de sourire. En revanche, j’ai une faim d’enfer, et une soif de sonneur.

– Excellent symptôme, cher monsieur; quand on a un chagrin, il faut le noyer.

– Et je comprends, monsieur, dit Simancas d’un air contrit, je comprends que vous ayez été péniblement affecté en apprenant la mort tragique de madame d’Orcival.

Nointel lança à son ami un regard qui signifiait:

– Tu vois qu’il y vient de lui-même. Tiens-toi bien.

– Oui, très affecté, répondit Darcy, qui trouva cette fois le ton juste. Je venais de rompre avec cette pauvre Julia, mais je conservais d’elle un excellent souvenir. La nouvelle m’a consterné.

– Elle nous a affligés, Saint-Galmier et moi, et d’autant plus surpris que nous étions au bal dans la loge voisine de la sienne… à ce qu’il paraît, car nous ne l’avions pas reconnue sous son costume noir et blanc. Et on nous a dit tantôt que le crime avait dû être commis très peu d’instants après notre départ. Que ne sommes-nous restés un peu plus longtemps! Notre présence aurait peut-être arrêté le bras de l’assassin.

– De l’assassine, mon cher général, rectifia en riant Saint-Galmier. Vous savez bien que c’est une femme, et que nous l’avons vue, la misérable… Quand je pense que je me suis presque trouvé en contact avec une créature qui finira sur l’échafaud, brrr! j’en ai la chair de poule… Cette bisque est délicieuse… pas tout à fait assez poivrée… Heureusement qu’on la tient.

– La bisque?

– Non, la meurtrière… encore un féminin que je suis obligé de fabriquer. J’ai tout lieu de croire que nous serons appelé en témoignage, Simancas et moi. Si on me la présente, je la reconnaîtrai, je vous en réponds… à condition, toutefois, que l’on me la présentera en domino… car elle n’a eu garde de montrer son atroce figure… je parierais qu’elle est atroce… mais il y a la tournure, la taille…

»Oh! oh! j’aperçois la carpe à la Chambord. Un verre de clicquot pour l’appuyer, mon capitaine.

– Appuyons, dit Nointel en tendant son cornet de cristal.

Il tenait pour les coutumes de nos pères, et il ne buvait pas le vin de Champagne dans des coupes.

– Et vous, monsieur Darcy, reprit Saint-Galmier.

– Merci. Tout à l’heure.

– Oui, je conçois, cher monsieur. On est mal en train, le lendemain d’un si funeste événement. Pauvre femme! Mourir si jeune, si belle… et si riche. Mais votre douleur ne la ressuscitera point. Et puis le clicquot est de deuil.

– Au Canada? demanda ironiquement le capitaine.

– Partout. Cette carpe est un rêve. Je vous recommande la laitance aux truffes. Quelle vente Paris verra sous peu dans un hôtel du boulevard Malesherbes! Car on vendra forcément. Il paraît que madame d’Orcival ne laisse ni testament, ni parents à aucun degré. Elle était enfant naturel. L’État sera son héritier. Ma foi! je tâcherai d’avoir un souvenir de cette charmante femme, qui marquera certainement dans l’histoire de la galanterie moderne. J’ai souvenance d’un certain bonheur du jour, en bois de rose… pur Louis  XV… une merveille… il faut que je me l’offre.

– Vous êtes donc allé chez Julia? demanda Darcy.

– Pas plus tard que mardi dernier… le lendemain du suicide de Golymine. Elle m’a fait appeler, parce qu’elle souffrait d’une névrose intercostale. Vous savez qu’elles ne résistent jamais à ma méthode, les névroses. J’aurais guéri madame d’Orcival, si on ne me l’avait pas tuée.

Darcy pensait:

«Il est singulier que Julia ait eu recours à Saint-Galmier. Je lui avais dit de ce charlatan tout le mal que j’en pensais.»

– Mon Dieu! soupira Simancas, puisque mon ami vient de prononcer le nom de ce malheureux Golymine, il faut que je fasse part à ces messieurs d’une idée qui m’est venue. Ne croyez-vous pas que la triste fin du comte a porté malheur à madame d’Orcival?

– Vous êtes donc superstitieux, général? dit Nointel.

– Non, mais je suis frappé de cette coïncidence du meurtre suivant de si près le suicide… un suicide dont cette demoiselle était la cause.

– Eh bien, moi, je crois autre chose. Je crois que la d’Orcival connaissait les secrets de Golymine, qu’elle aura eu la fâcheuse idée d’en exploiter un, et qu’elle a été tuée par une femme qui avait été la maîtresse de ce Polonais, une femme qu’elle voulait faire chanter.

»Qu’en dites-vous, général? demanda Nointel, en regardant Simancas entre les deux yeux.

Simancas possédait le sang-froid d’un guerrier qui a vieilli sous les drapeaux et l’aplomb d’un homme qui a traversé, dans le cours d’une longue et orageuse existence, bien des passes difficiles.

Et cependant la question que Nointel lui posait à brûle-pourpoint le déconcerta un peu.

– Je pense que vous vous trompez, cher monsieur, dit-il avec une certaine hésitation. Si Golymine avait eu des secrets de ce genre, il ne les aurait pas confiés à une femme galante…

– Qu’il adorait, ne l’oublions pas, interrompit le capitaine; et qui d’ailleurs a pu les surprendre?

– J’avoue que cette conjecture ne s’était pas encore présentée à mon esprit. Je ne connaissais pas madame d’Orcival, mais j’ai beaucoup connu le comte… autrefois, et je ne crois pas qu’il fût homme à abuser de ses bonnes fortunes. La preuve qu’il n’en a pas tiré parti, c’est qu’il est mort ruiné. On n’a trouvé sur lui que quelques billets de mille francs, et il ne laisse rien que sa garde-robe, qui n’a pas une grande valeur. Je me suis informé à son dernier domicile. Tout est déjà saisi, car il a de nombreux créanciers.

– Encore une vente à l’horizon, dit philosophiquement Saint-Galmier; bien maigre, celle-là. Plus grasses sont les jolies cailles mollement couchées sur des rôties à la moelle. Quelle mine! quel fumet!

– Je les crois réussies, dit Nointel, et maintenant le château-larose me semble indiqué.

»Au fond, quel homme était ce Golymine? Vous l’avez connu aussi, vous, docteur?

– Oh! fort peu; je l’ai soigné une fois pour un coup d’épée, mais je n’étais pas son ami.

– Ne lui avez-vous pas servi de parrain quand il s’est présenté à notre cercle?

– Oui, pour être agréable au général. Ils avaient jadis défendu ensemble l’indépendance du Pérou.

– C’est vrai, dit gravement Simancas. Nous fûmes compagnons d’armes, et je puis attester que Golymine, comme tous ses compatriotes, était d’une bravoure folle.

– Je n’en doute pas, dit Nointel; mais comment se conduisait-il avec les femmes?

– Mon Dieu! il ne m’a pas pris pour confident, mais je pense qu’il a toujours agi très correctement. Il passait pour être très généreux, et je suis certain qu’il était très discret, car il ne m’a jamais dit un mot de ses liaisons.

– Et cependant il en a eu beaucoup, et dans tous les mondes, car, au début, il allait partout. On le voyait souvent chez la triomphante marquise de Barancos.

– Je l’ai entendu dire, mais je ne saurais l’affirmer. À cette époque, je n’avais pas l’honneur d’être en relation avec la marquise.

– En effet, dit Darcy, je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu chez elle.

– Non, je me tenais à l’écart pour des raisons à moi personnelles. Je la connaissais cependant depuis plusieurs années. Feu le marquis de Barancos était capitaine général à la Havane lorsque je m’y trouvais. Je travaillais alors à l’affranchissement de l’île de Cuba, qui cherchait à se soustraire à la domination espagnole. Le gouverneur me fit expulser. J’étais resté en froid avec sa veuve. Mais j’ai appris tout récemment qu’elle ne songeait plus à cette histoire ancienne, et j’ai eu l’honneur de me présenter chez elle aujourd’hui même.

 

– Ah! aujourd’hui! répéta le capitaine. Elle reçoit donc le dimanche?

– Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle m’a reçu… et avec une grâce parfaite. Elle m’a fait l’honneur de m’inviter à une grande fête qu’elle se propose de donner très prochainement.

– Tous mes compliments, général. La maison de madame de Barancos est une des plus agréables qu’il y ait à Paris. Moi, je vais très peu dans le monde; mais mon ami Darcy ne manque pas un des bals de la marquise, et il sera charmé de vous y rencontrer.

– Alors, vous l’avez vue aujourd’hui? reprit Nointel d’un air dégagé. Lui avez-vous parlé de Golymine?

Le général tressauta sur sa chaise et répondit vivement:

– À quoi pensez-vous donc, capitaine? Je sais vivre, et je me suis bien gardé de prononcer le nom de ce Polonais. Elle doit être très peu flattée de l’avoir connu, car il a mal fini. D’ailleurs, à quel propos lui aurais-je parlé du comte?

– Eh! pardieu, à propos du crime de l’Opéra. Il n’est pas possible que madame de Barancos ignore la nouvelle du jour, et elle n’ignore pas non plus que Golymine a été l’amant de Julia.

– Je… je ne sais, balbutia Simancas. Il n’a pas été question de cela entre nous… et je…

– Messieurs, s’écria Saint-Galmier, saluez le pâté de rouges-gorges. C’est un mets que j’ai mis à la mode et que je vous prie de savourer avec recueillement. Laissons là les marquises et les Polonais, et admirez cette croûte dorée. Si vous le permettez, je vais procéder à l’autopsie.

– Pouah! le vilain mot! Je vois d’ici un de vos confrères entrant avec un commissaire de police dans ce charmant hôtel du boulevard Malesherbes, et… vous m’avez coupé l’appétit. Du diable si je touche à votre pâté! Et puis, manger des rouges-gorges! Vous autres dilettanti de la bouche, vous ne respectez rien. Vous mettriez des fauvettes en salmis et des rossignols à la broche.

– Ne riez pas. J’en ai goûté. C’est délicieux.

– Je m’en rapporte à vous. J’aime mieux les entendre chanter. Bon! voilà un mot qui me ramène à Golymine. La marquise n’a pas pleuré sa mort, je le crois, ni celle de Julia non plus. Elle ne devait pas l’aimer, cette galante de haut vol qui avait des équipages presque aussi bien tenus que les siens. L’été dernier, vous souvenez-vous? la d’Orcival est venue au grand prix dans un huit-ressorts qui pouvait soutenir la comparaison avec celui de madame de Barancos. Et sa victoria doublée de satin jaune, avec tapis de loutre, siège devant et derrière, attelage gris foncé, tout le harnais plaqué d’argent. La marquise n’en a jamais eu une aussi irréprochable. Te la rappelles-tu, Darcy?

Darcy se la rappelait d’autant mieux que c’était lui qui l’avait payée; mais il ne répondit que par monosyllabes inintelligibles. Il savait à peine de quoi il était question. Son esprit voyageait en ce moment sur les hauteurs du faubourg Saint-Denis. Il voyait le fiacre, l’horrible fiacre cahotant Berthe Lestérel sur les pavés boueux et s’arrêtant à la porte de Saint-Lazare.

– Donc, reprit Nointel, la marquise ne regrette pas madame d’Orcival, mais elle est curieuse. Si elle ne l’était pas, elle ne serait pas femme. Elle vous a demandé des détails sur l’horrible événement, et comme vous y avez presque assisté, vous lui en avez donné, je n’en doute pas. Vous avez dû l’intéresser extrêmement.

– Oh! très peu, je vous assure. Je n’ai fait qu’effleurer ce triste sujet. Madame de Barancos aime les conversations gaies. J’avais d’ailleurs une foule de choses à lui dire. C’est tout naturel, après un si long entracte. Je l’avais beaucoup connue à la Havane lorsqu’elle était la femme du capitaine général, et je la retrouvais reine en France, reine par sa beauté, par son luxe…

– Et un peu par ses excentricités. On n’aime ici que les femmes qui font parler d’elles. Ah! je conçois qu’elle ne se presse pas de se marier. Il est plus amusant d’étonner Paris que de gouverner Cuba.

– Je ne pense pas qu’elle ait renoncé au mariage, insinua Simancas.

– Alors, à votre place, général, je tâcherais de l’épouser.

– Ne vous moquez pas de moi, mon cher capitaine. Certes, ma race vaut la sienne. Comme elle, j’ai dans les veines du sang de vieux chrétien castillan, mais je ne suis qu’un vétéran, couvert de blessures, honorablement reçues, il est vrai.

– Bah! vous feriez un mari très présentable, et je parierais que votre cœur n’a pas encore pris ses invalides. Un soldat n’a pas d’âge.

– Simancas a toujours vingt ans, s’écria le docteur, et cela grâce à ma méthode diététique. Je suis son médecin, et je garantis qu’il atteindra la centaine, sans vieillir.

»Maintenant, messieurs, je réclame votre bienveillante attention pour la bombe glacée au pain bis. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de la soutenir par quelques verres d’un porto généreux?

– Va pour le porto. D’autant que votre menu me paraît nécessiter le renfort d’un vin corsé. Vous nous avez fait faire un dîner féminin, mon cher Saint-Galmier.

– Cela vaut mieux qu’un dîner de femmes. La présence des femmes empêche d’apprécier la cuisine savante.

– D’accord, mais il est agréable de parler d’elles. Et au risque de vous déplaire, je reviens à la marquise. Dites donc, général, saviez-vous que la personne accusée d’avoir assassiné Julia est une jeune artiste qui chantait dans tous les concerts de madame de Barancos?

Gaston pâlit, et Nointel lui lança un coup d’œil significatif.

– Pardonne-moi, mon ami, disait ce regard, pardonne-moi de te faire souffrir. C’est pour le bien de mademoiselle Lestérel.

– Ma foi! non, répondit Simancas. On m’a raconté qu’on avait arrêté une jeune fille, mais on ne m’a pas parlé de la profession qu’elle exerce. Et je pense que la marquise n’est pas mieux informée que moi.

– C’est fort heureux. Elle eût été péniblement affectée, si elle avait su que le crime a été commis par une personne qui est venue chez elle.

– Oh! en qualité d’artiste payée. Madame Barancos n’a probablement jamais fait attention à elle, et en ce qui me concerne…

– Messieurs, interrompit Gaston Darcy, vous plairait-il de changer de conversation? Quel plaisir pouvez-vous trouver à ressasser cette abominable histoire d’assassinat? Moi, elle m’écœure, je l’avoue, et je vous serais très obligé de parler d’autre chose.

– M.  Darcy a raison, s’écrièrent en chœur Simancas et Saint-Galmier. Parlons d’autre chose.

Et le docteur ajouta:

– Quel dessert souhaitez-vous, messeigneurs? M’est avis qu’un joli brie et quelques grappes de raisin termineraient congrûment ce modeste repas.

Le capitaine opina du bonnet. Il ne pensait guère à choisir un fromage. Il se disait:

– Darcy est incorrigible. Il n’y a rien à faire avec ce garçon. Il m’arrête net au moment où je poussais une reconnaissance intelligente sur les terres de la Havanaise.

»Heureusement, je retrouverai Simancas… et je le travaillerai sans rien dire au trop sensible Gaston. Pour le moment, nous n’avons plus que faire ici, et je vais tâcher d’abréger la séance.

Le dessert parut et fut lestement expédié, avec accompagnement de vin de Champagne.

Saint-Galmier buvait comme un Canadien qu’il était, et Simancas dérogeait ce soir-là à la sobriété proverbiale de la race espagnole. On devinait qu’il était de joyeuse humeur, quoiqu’il n’eût rien perdu de sa gravité. Le docteur montrait moins de tenue et donnait carrière à son élocution. Il parlait politique, finances, hygiène; il dissertait sur la médecine et sur les femmes, et surtout il célébrait sa méthode infaillible pour le traitement des névroses, mais il ne livrait pas la moindre indication utile au capitaine qui écoutait son bavardage avec une attention méritoire.