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Le crime de l'Opéra 1

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– Je vous suis, en vérité, très reconnaissant, dit Gaston avec amertume.

Le juge eut un mouvement d’impatience, mais il se contint. Il avait le cœur excellent, et il devinait tout ce que devait souffrir son neveu.

– Comment sais-tu qu’elle est à Saint-Lazare? demanda-t-il après un court silence.

– J’ai attendu à la porte du Palais. J’ai vu sortir la voiture qui l’emmenait, et je l’ai suivie.

– Tu n’as pas parlé à la prévenue, j’espère?

– Non; je crois même qu’elle ne m’a pas vu.

– C’est bien. Je te sais gré d’avoir été prudent. Écoute, Gaston, tu me connais. Je pense t’avoir prouvé que je t’aime comme un fils. Je n’ai plus d’autre proche parent que toi. Je t’ai vu naître. Je t’ai élevé, et j’ai toujours excusé tes torts, parce que je suis sûr que tu es un brave et loyal garçon. Mais, précisément parce que je te regarde comme mon meilleur ami, je te dois la vérité. Eh bien, je t’affirme que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour aider mademoiselle Lestérel à se disculper, et que je n’y ai pas réussi. Lorsqu’elle est entrée dans mon cabinet, j’étais persuadé qu’elle était innocente. Après un interrogatoire aussi bienveillant que s’il eût été dirigé par toi, j’ai acquis la conviction qu’elle est coupable.

– Coupable!… elle!… c’est impossible.

– C’est évident, au contraire. Je te donne ma parole d’honneur que, s’il m’était resté l’ombre d’un doute, je n’aurais pas signé le mandat de dépôt.

– Oh! je vous croie, mon oncle. Je sais que vous êtes le plus éclairé et le plus humain des juges. Mais je sais aussi que tout homme est sujet à l’erreur… que des apparences trompeuses peuvent faire dévier la raison la plus droite. Tenez! si je n’avais pas eu la funeste idée de vous dire que ce poignard appartenait à mademoiselle Lestérel, vous n’auriez jamais songé à accuser mademoiselle Lestérel d’avoir tué Julia.

– Non certes. Mais laisse-moi te dire, mon cher ami, que c’est presque toujours un hasard qui met la justice sur les traces des criminels. Au théâtre, dans les drames, ces hasards s’appellent le doigt de Dieu. J’en connais beaucoup d’exemples, mais je n’aurai pas la cruauté de te les citer. Je comprends trop bien ce que tu éprouves, et je te pardonne de maudire ton étourderie qui a désigné la coupable, car cette coupable, tu l’aimais… tu l’aimes encore. Moi aussi, j’ai aimé, et je te plains de tout mon cœur. Tu ne méritais pas de souffrir ce supplice.

»Du reste, console-toi. Le fait d’avoir possédé cette arme ne démontrait pas positivement que mademoiselle Lestérel eût commis le crime. Si je n’avais pas recueilli d’autres preuves, terribles celles-là, écrasantes, mademoiselle Lestérel serait libre.

– Mais que s’est-il donc passé dans votre cabinet? s’écria Gaston. Quelles sont ces preuves?

M.  Darcy réfléchit un peu et dit doucement:

– Je ne devrais pas te répondre. Mais ton cas et celui de cette malheureuse jeune fille sont si extraordinaires, vous m’inspirez tant d’intérêt tous les deux que je veux bien t’expliquer les motifs de la pénible décision que j’ai prise.

– L’attitude de mademoiselle Lestérel a été d’abord excellente. Elle n’a pas hésité à déclarer que le poignard-éventail lui appartenait. Elle a ajouté qu’elle l’avait perdu en sortant de chez madame Cambry.

– C’est précisément ce que je pensais.

– Laisse-moi finir. Mademoiselle Lestérel a paru surprise et affligée quand je lui ai appris que Julia d’Orcival a été assassinée cette nuit. Son étonnement et sa douleur m’ont semblé sincères et m’ont disposé favorablement. Mais, presque aussitôt, elle m’a dit qu’elle avait été élevée dans le même pensionnat que madame d’Orcival. J’ignorais cette circonstance, et mes premières impressions se sont un peu modifiées. Cette ancienne camaraderie avec la victime était fâcheuse.

– Leurs relations avaient cessé depuis plusieurs années.

– Je vois que tu es bien informé. Mademoiselle Lestérel t’avait donc parlé de sa liaison d’autrefois avec madame d’Orcival?

– Oui, et si je ne vous ai pas répété ce qu’elle m’en a dit, c’est que j’y attachais peu d’importance.

– Je crois plutôt que tu craignais de lui nuire. Mais je ne te blâme pas. Tu n’étais pas forcé de me raconter tout ce que tu savais, puisque tu n’étais pas témoin dans l’affaire. D’ailleurs, il n’y avait là qu’une présomption. J’arrive à la preuve. J’ai demandé à mademoiselle Lestérel ce qu’elle avait fait après avoir quitté le salon de madame Cambry. Elle m’a répondu qu’elle était allée chez sa sœur. Je m’attendais à cette réponse, et j’avais envoyé chercher la bonne qui, au dire de la prévenue, était venue la demander, hier soir, chez madame Cambry. Cette fille était dans la salle d’attente, à la porte de mon cabinet. J’ai donné l’ordre de la faire entrer. Alors, mademoiselle Lestérel, fondant en larmes, m’a supplié de lui épargner une confrontation inutile et finalement m’a déclaré que la veille elle n’avait pas mis les pieds chez sa sœur.

– Quoi! elle a avoué que…

– Qu’elle avait menti, oui, mon cher Gaston. Et tu comprends l’effet que cette confession a produit sur moi. J’espérais qu’elle allait la compléter en m’apprenant où elle avait passé la nuit. Elle s’y est refusée. J’ai tout mis en œuvre pour obtenir qu’elle s’expliquât; j’ai fait appel à ses sentiments, j’ai employé la douceur, je suis allé jusqu’à la prière. Je lui ai représenté les conséquences de son obstination. Je lui ai promis la discrétion la plus absolue pour le cas où elle ne pourrait justifier l’emploi de son temps qu’en s’accusant d’une faiblesse…

»Je n’ai pas l’intention de te blesser en disant cela, ajouta incidemment M.  Darcy. Je tiens seulement à ce que tu saches tout. Et, en ouvrant cette voie à la prévenue, je songeais à toi. Il m’était venu à l’esprit que tu étais peut-être lié avec elle plus intimement que tu n’en voulais convenir. Un galant homme ne compromet jamais une femme qui lui a cédé…

– Vous vous trompez, s’écria Gaston. Mademoiselle Lestérel n’a jamais été et ne sera jamais ma maîtresse, je vous le jure.

– Je te crois, mon ami. Du reste, elle a repoussé avec indignation la supposition que je mettais en avant uniquement dans son intérêt, et quelques efforts que j’aie tentés, je n’ai pu la décider à parler. Ce refus de répondre équivalait à un aveu, et je ne pouvais plus, sans manquer à mon devoir, abandonner la poursuite. Si mademoiselle Lestérel est en prison, c’est qu’elle m’a, en quelque sorte, forcé de l’y envoyer.

– Ne voyez-vous pas que son silence cache un mystère, que ce mystère s’éclaircira tôt ou tard?

– Je le souhaite, et je ne négligerai rien pour découvrir la vérité. L’instruction commence à peine, et je n’ai entendu aujourd’hui qu’un petit nombre de témoins. Je dois te dire cependant que leurs dépositions n’ont fait qu’aggraver les charges déjà si graves qui ressortaient de l’interrogatoire.

– Vous n’avez donc pas entendu Mariette, la femme de chambre de madame d’Orcival? demanda vivement Gaston. Je l’ai vue, moi, et elle m’a déclaré qu’elle connaissait le coupable.

– Tu l’as vue depuis le crime?

– Elle m’a abordé pendant que je vous attendais à la porte du Palais. Je n’ai pu échanger que peu de mots avec elle, parce que l’agent qui la conduisait l’a entraînée. Elle n’a pas eu le temps de me dire le nom de la misérable créature qui a tué Julia, mais elle vous l’apprendra, ce nom.

– Tu as eu tort de parler dans la rue à un témoin appelé chez le juge d’instruction. C’est d’autant plus déplacé de ta part que tu aspires à entrer dans la magistrature.

»Quant à cette femme de chambre, elle a déposé.

– Qu’a-t-elle dit?

– Tu me permettras de ne pas le répéter. Je suis allé avec toi aussi loin que je pouvais aller dans la voie des confidences. Je ne puis pas te mettre en tiers dans l’instruction de l’affaire. Qu’il te suffise de savoir que je me suis décidé en parfaite connaissance de cause. Tu n’ignores pas, d’ailleurs, qu’une prévenue n’est pas encore une accusée. Les perquisitions au domicile de mademoiselle Lestérel et dans l’hôtel de madame d’Orcival se feront demain. Je les dirigerai moi-même, et je ferai peut-être des découvertes qui changeront la face de l’affaire.

»Et puis, mademoiselle Lestérel se résoudra sans doute à parler. Ce serait le seul moyen d’améliorer sa situation. Elle réfléchira dans sa cellule. La solitude porte conseil.

– Ainsi, dit Gaston, vous admettez que cette jeune fille a froidement prémédité un lâche assassinat, qu’elle a tué pour un motif inexplicable une femme qu’elle connaissait à peine!

– Pardon! je n’affirme pas qu’elle ait prémédité le crime. Je suis même porté à penser le contraire. Et si tu veux mon sentiment sur la façon dont les choses se sont passées, le voici: mademoiselle Lestérel est allée à l’Opéra, quoi qu’elle en dise. Elle est entrée dans la loge n°  27, je n’en doute pas. Qu’allait-elle y faire? Je n’en sais rien encore, mais je suis convaincu qu’une querelle violente a dû s’élever entre elle et son ancienne camarade de pension, et qu’emportée par la colère, elle a tiré son poignard de la gaine-éventail, et l’a planté dans la gorge de madame d’Orcival.

Gaston ne put s’empêcher de tressaillir, lorsqu’il entendit son oncle expliquer ainsi le meurtre de Julia.

Il se rappelait fort bien que, la veille, dans le salon de madame Cambry, Berthe lui avait parlé des emportements subits auxquels elle était sujette, de la violence de son caractère; qu’elle s’était accusée d’avoir failli un jour frapper d’un coup de couteau M.  Crozon, qui levait la main sur sa femme.

Il se disait que peut-être M.  Roger Darcy avait raison de croire que mademoiselle Lestérel avait poignardé Julia, dans un transport de fureur, Julia qui l’insultait sans doute parce qu’elle croyait voir en elle une rivale.

– Qui sait même si, en la frappant, elle avait l’intention de la tuer? reprit le juge. Plus je réfléchis, plus je me persuade que les choses ont dû se passer ainsi, et plus je suis convaincu que mademoiselle Lestérel fera bien de confesser la vérité. Si j’ai deviné juste, si elle a cédé à un mouvement de colère, je te garantis qu’on ne trouvera pas un jury qui la condamne. Tout parlera pour elle, ses antécédents, sa jeunesse, son repentir… car elle se repentira… elle se repent déjà, j’en suis sûr. On lui pardonnera d’avoir tué une femme galante qui a passé sa vie à mal vivre et à mal faire… qui cherchait peut-être à la corrompre. Tiens, mon cher! si je n’étais magistrat, je voudrais être avocat pour plaider la cause de cette jeune fille. Je répondrais d’obtenir un acquittement.

 

– Un acquittement ne lui rendrait pas sa réputation ternie, son honneur perdu, dit Gaston d’une voix sourde.

– Non, malheureusement. Le monde lui tiendrait rigueur, et il aurait tort. Je suis de ceux qui pensent que toute faute peut être rachetée, et que les hommes ne doivent pas être moins miséricordieux que le souverain juge. Mademoiselle Lestérel serait obligée de changer sa vie, ses relations, mais elle pourrait ne pas désespérer de l’avenir. Le passé s’efface vite dans ce Paris où chaque jour qui s’écoule emporte un souvenir. Vues dans le lointain de ce passé évanoui, les mauvaises actions se confondent presque avec les bonnes. Et d’ailleurs, mademoiselle Lestérel a tout ce qu’il faut pour se réhabiliter promptement: le talent, l’intelligence, le courage…

– S’il ne lui restait que la triste consolation de se faire oublier, son sort serait encore affreux.

– N’est-ce donc rien que de sauver sa tête?

– Sa tête! vous croyez donc qu’elle serait condamnée à mort… exécutée…

– J’exagère. Il est fort rare maintenant que la peine de mort soit appliquée à une femme, et même en mettant les choses au pire, mademoiselle Lestérel obtiendrait probablement des circonstances atténuantes. Mais je la plaindrais encore davantage, car je te jure que la mort est préférable. Tu serais de mon avis si tu connaissais comme je le connais le régime des maisons centrales.

M.  Darcy s’arrêta, car il s’aperçut que son neveu pâlissait à vue d’œil.

– Pardon, mon ami, dit-il affectueusement. Je te fais mal. J’aurais dû me souvenir que tu n’es pas encore guéri de ton amour pour cette jeune fille… Un amour vrai, je n’en doute pas, puisque tu voulais l’épouser.

– Je le veux toujours, dit Gaston d’un ton ferme.

– Tu n’y penses pas! Tu sais bien que ce mariage est devenu impossible.

– Pourquoi, si mademoiselle Lestérel est innocente? Et elle l’est, je le prouverai.

Le magistrat fit un haut-le-corps et répliqua avec une vivacité de mauvais augure:

– Parles-tu sérieusement?

– Très sérieusement. Ma résolution est irrévocable.

– Ainsi, tu persistes à vouloir qu’une femme qui passera certainement devant la cour d’assises porte ton nom… le mien.

– Cette femme n’est pas coupable. Je serais le dernier des hommes si je prétextais du malheur qui la frappe pour retirer ma parole. Vous-même, si vous étiez à ma place, vous agiriez comme je le fais.

– Il n’est pas question de moi… mais tu as donc donné ta parole? Tu es donc engagé avec mademoiselle Lestérel?

– Hier, chez madame Cambry, je lui ai juré qu’elle serait ma femme.

– En vérité, tu as bien choisi ton moment pour te lier. Et qu’a-t-elle répondu à cette déclaration?

– Qu’une artiste sans fortune ne pouvait pas épouser votre neveu, et qu’elle ne m’épouserait pas.

– Voilà, certes, du désintéressement. Mais enfin, puisqu’elle a refusé, tu es libre.

– Non. Je me mépriserais si je l’abandonnais. Et vous me mépriseriez.

– Tu es fou… c’est-à-dire, tu es amoureux… cela revient au même. Écoute-moi. Lorsque tu m’as parlé hier soir de ce projet qui ne me souriait guère, je n’y ai pas fait d’opposition formelle. J’ai des idées très larges sur le mariage, et je suis parfaitement d’avis que les qualités de l’esprit et du cœur doivent être prises en considération avant la dot. Hier soir, mademoiselle Lestérel avait une réputation intacte. Son origine est honorable, puisqu’elle est la fille d’un officier. Je me suis contenté de te prêcher la prudence, de t’engager à ne pas te décider légèrement, de te prier d’attendre et de réfléchir. La jeune fille venait de chanter: «Chagrins d’amour durent toute la vie.» L’occasion était bonne pour te demander d’y regarder à deux fois avant de t’exposer aux chagrins prédits par la chanson. Mais je te déclare que je me serais résigné à permettre que mademoiselle Lestérel devînt ma nièce, si tu avais persisté à vouloir l’épouser après une épreuve, un stage dont j’avais fixé la durée à trois mois.

»Et je ne te cacherai pas que madame Cambry approuvait beaucoup ce mariage.

– Madame Cambry est la meilleure, la plus généreuse des femmes.

– C’est mon avis. Elle vient de te montrer tout à l’heure qu’elle ne renie pas sa protégée dans l’adversité, et je l’en loue, crois-le bien.

»Il n’en est pas moins vrai que, depuis hier, la situation est changée du tout au tout. Mademoiselle Lestérel est sous le coup d’une accusation infamante. Moi qui lui porte le plus vif intérêt, j’ai dû la faire arrêter, tant les apparences sont contre elle. Apparences trompeuses, je le veux bien, mais l’affaire aura un retentissement effroyable. Lis les journaux ce soir. Je parie qu’elle y tiendra deux colonnes sous cette rubrique en grosses capitales: LE CRIME DE L’OPÉRA. Et cela durera ainsi trois mois, jusqu’aux assises, et même encore après.

»Il me serait facile de te représenter les suites d’un mariage contracté dans de si déplorables conditions: la carrière de la magistrature fermée à tout jamais pour toi, tes relations du monde coupées net, ta vie empoisonnée par les calomnies des malveillants.

»Je pourrais encore essayer de te toucher en te parlant de la déconsidération qui m’atteindrait aussi, moi, que tu n’as aucune raison de haïr.

Gaston protesta d’un geste, et son oncle reprit avec une logique de plus en plus serrée:

– J’aime mieux te prouver tout simplement que tu rêves d’une chose impossible.

»Mademoiselle Lestérel pourrait être acquittée si elle se décidait à avouer, et, dans ce cas, il ne te serait pas matériellement impossible de l’épouser. Tu aurais à compter avec l’opinion publique, et ce serait tout. Mais mademoiselle Lestérel prendra-t-elle le seul parti qui puisse la sauver? Plus j’y réfléchis et plus j’en doute. Les causes qui l’ont déterminée à se taire ne cesseront pas d’exister d’un jour à l’autre. Et elle a une fermeté de caractère étonnante. Eh bien, si elle ne touche pas les jurés en confessant que la colère a poussé son bras, elle sera condamnée, crois-en ma vieille expérience.

»Épouseras-tu une condamnée? Non, n’est-ce pas? Pas plus que tu n’épouseras une prévenue enfermée à Saint-Lazare.

Gaston ne put dissimuler un mouvement nerveux. Le nom de cette honteuse prison le cinglait comme un coup de fouet. Il se remit pourtant, et il dit avec un calme qui surprit M.  Darcy:

– Je n’ai rien à objecter à vos sombres prévisions. Si elles se réalisaient, je saurais ce qu’il me resterait à faire. Mais elles ne se réaliseront pas. Mademoiselle Lestérel n’avouera rien, parce qu’elle n’a rien à avouer, et mademoiselle Lestérel ne sera pas condamnée. Je prouverai qu’elle est innocente, et, quand son innocence aura été reconnue, je l’épouserai.

Le juge, un peu déconcerté par l’obstination de son neveu, se mit à se promener à grands pas. Puis, s’arrêtant brusquement devant Gaston, après avoir arpenté cinq ou six fois son cabinet de travail:

– Tu marcherais sur les eaux, lui dit-il, car tu as la foi… et une foi tenace. Je n’approuve pas ton entêtement, mais je n’essaierai plus de te décourager de ton projet. Tu es un homme. Tu as le droit d’agir comme il te plaît. Moi, j’ai le droit et le devoir de t’informer d’une résolution que j’ai prise.

»Tu n’as pas oublié, j’espère, l’entretien sérieux que nous avons eu, il y a quelques jours. Je t’ai signifié qu’il fallait absolument que l’un de nous deux fût marié d’ici à peu. Tu viens de te mettre hors de concours. Je reprends donc ma liberté, et ce sera moi qui me chargerai de continuer notre nom. Tu perdras un bel héritage. Tu ne perdras pas mon amitié.

– Cela me suffit, répondit vivement le neveu.

– Maintenant, il me reste à t’apprendre que, si je me marie, j’épouserai madame Cambry.

– Je vous en félicite. J’ai voué à madame Cambry une profonde reconnaissance, et je serai heureux de pouvoir l’appeler: ma tante.

– Je te remercie, mais… excuse ma franchise… je ne sais si elle sera flattée d’appeler mademoiselle Lestérel ma nièce.

– Elle l’aime comme elle aimerait sa sœur. Ce sont ses propres paroles. Il n’y a pas une heure qu’elle me les a dites.

– Oui. Elle est indulgente, compatissante. Elle a des idées… chevaleresques. Cette qualification qu’on n’applique guère aux femmes convient tout à fait à madame Cambry. Madame Cambry est le dévouement incarné. Elle a la passion du sacrifice.

»Elle le montre bien, puisqu’elle consent à m’accepter pour mari, ajouta en souriant l’aimable juge. Et à ce propos, tu te demandes sans doute comment je suis sûr de mon fait. Tu trouves que je suis un peu fat. J’éprouve le besoin de me réhabiliter dans ton esprit.

»Hier soir, pendant que tu accompagnais au piano les airs de mademoiselle Lestérel, j’ai compris enfin ce que la plus charmante des veuves avait essayé déjà quelquefois de me faire entendre. Ah! il a fallu qu’elle mît les points sur les i. J’ai un peu oublié ce langage qu’elle parle si bien et que, dans votre demi-monde, on a si mal remplacé par des grossièretés. Mais j’ai fini par m’y retrouver, et si je n’ai pas, séance tenante, donné la réplique à madame Cambry, c’est que j’espérais encore en toi. Et je te jure que tu n’aurais qu’un mot à dire pour que je ne tinsse aucun compte des ouvertures qu’elle m’a faites.

»Voyons, Gaston, il est toujours temps. Veux-tu abandonner tes chimères et chercher femme là où tu peux en trouver une qui soit digne de toi? Si oui, je puis encore renoncer sans trop de regret à un bonheur qui, je l’avoue, commence à me tenter. Seulement, dépêche-toi de te prononcer, car je sens que dans deux ou trois jours, le renoncement me serait trop douloureux. Tu n’imagines pas comme s’enflamme vite un cœur qui croyait avoir pris un congé illimité et qu’on rappelle subitement à l’activité.

Ces gais propos n’eurent pas le pouvoir de dérider Gaston, et encore moins celui de le convertir.

– Je n’oublierai jamais vos bontés, mon cher oncle, dit-il gravement; mais, si je ne puis pas épouser mademoiselle Lestérel, je ne me marierai pas.

– Allons! soupira M.  Darcy, je vois que tu es irréconciliable, et je ne compte plus que sur moi-même pour nous perpétuer dans la magistrature. Que ta volonté soit faite! Tu seras responsable des catastrophes que je vais encourir en me mariant.

»Mais j’ai tort de plaisanter quand tu as de si gros sujets de tristesse, et je vais te parler sérieusement. Tu prétends me démontrer, avec le temps, que je me suis trompé en faisant arrêter mademoiselle Lestérel. Je voudrais qu’il me fût possible de t’aider dans cette entreprise. Mais je suis juge, chargé de l’instruction, et ma conviction est formée. J’en changerai bien volontiers si tu m’apportes les preuves évidentes de l’innocence de la prévenue. Ces preuves, je ne m’oppose pas à ce que tu les cherches. Je te faciliterai même l’accomplissement de la tâche ardue que tu t’imposes.

»Tu peux, sans craindre de me déplaire ou de me gêner, ouvrir une contre-enquête. Non seulement je n’entraverai pas tes opérations, mais je n’exigerai pas que tu m’en rendes compte jour par jour, parce que je sais que bon sang ne peut mentir, et que toi, fils, petit-fils et neveu de magistrats, tu ne chercheras pas à égarer la justice. En revanche, je te préviens que je ne m’engage pas à te tenir au courant de la marche de l’instruction.

»Si, par hasard, elle prenait une tournure favorable à ta protégée, tu peux t’en rapporter à moi pour t’apporter vite cette heureuse nouvelle. Le jour où je signerais une ordonnance de non-lieu au profit de mademoiselle Lestérel serait le plus beau jour de ma vie, et je serais heureux de proclamer que je m’étais trompé.

»En attendant que ce jour se lève, nous combattrons à armes courtoises, et je désire sincèrement que la victoire te reste.

Gaston, touché jusqu’aux larmes, prit la main de son oncle et la serra cordialement.

– J’accepte avec reconnaissance vos conditions, dit-il, et je n’ai plus qu’une demande à vous adresser. Me sera-t-il permis de voir mademoiselle Lestérel?

– Dans les premiers temps, non, répondit, après réflexion, M.  Darcy. Plus tard, quand l’instruction sera assez avancée pour qu’il n’y ait plus d’inconvénients à lever le secret, je pourrai peut-être autoriser une entrevue. Mais je ne te promets rien.

 

»Maintenant, veux-tu dîner avec moi?

– Je vous remercie. Je n’ai pas une minute à perdre. Il faut que je vous quitte.

– Où vas-tu donc?

– Au secours d’une femme qui sera votre nièce.

Sur ce mot qui résumait la situation, Gaston Darcy prit son chapeau et sortit en courant comme un fou. Son oncle n’essaya pas de le retenir, et, en vérité, c’eût été peine perdue.

Où allait-il, cet amoureux exalté? Que voulait-il faire pour secourir la pauvre Berthe? Il n’en savait rien encore, mais il était résolu à entrer en campagne sur-le-champ, et il comptait sur deux auxiliaires excellents, sur madame Cambry, qui venait d’exprimer si chaleureusement la sympathie que lui inspirait mademoiselle Lestérel, et sur l’ami Nointel, qui était tout à la fois homme de bon conseil et homme d’action.

Il ne pouvait pas se présenter immédiatement chez sa future tante, mais il était à peu près sûr de trouver le capitaine fumant un cigare au coin du feu dans son entresol de la rue d’Anjou.

La nuit commençait à tomber, et Nointel, qui avait des habitudes élégantes, rentrait toujours pour s’habiller, avant d’aller dîner au cercle ou ailleurs.

Darcy sauta dans son coupé et se fit conduire chez son ami. Il avait la mort dans l’âme, mais il n’était pas découragé. Les gens violemment épris ne doutent de rien.

Les renseignements que venait de lui donner le juge d’instruction étaient pourtant de nature à lui enlever toute illusion sur les chances de succès qui lui restaient. Il savait que ce magistrat exemplaire exerçait ses redoutables fonctions avec une impartialité rare. Il savait de plus que, loin d’être prévenu contre Berthe, M.  Roger Darcy était au contraire tout disposé à la croire innocente, et qu’il ne s’était décidé que sur des preuves à l’envoyer en prison. Et quelle preuve plus accablante que l’obstination de la malheureuse jeune fille à refuser d’expliquer l’emploi de son temps pendant la fatale nuit du samedi au dimanche?

– Moi, je l’expliquerai, se disait-il; je l’expliquerai malgré elle, s’il le faut, et si je n’y réussissais pas, Nointel l’expliquerait.

Une des hypothèses que le juge avait émises le troublait davantage, celle d’un meurtre commis dans un accès de colère; mais ce meurtre, sans préméditation, il le pardonnait d’avance à mademoiselle Lestérel, et il se jurait qu’elle n’en serait pas moins madame Darcy.

Il oubliait un peu trop, il faut l’avouer, que Julia avait été sa maîtresse, et que le monde aurait avec raison trouvé choquant son mariage avec la femme qui avait tué madame d’Orcival. Mais la passion étouffe les scrupules, et celle que Berthe lui inspirait était arrivée à son paroxysme.

Gaston, sur un point du moins, avait calculé juste. Quand il arriva rue d’Anjou, Nointel était rentré.

Le capitaine était installé avec un luxe qu’il n’aurait jamais pu se donner s’il avait dû l’acquérir en prélevant une somme sur ses modestes revenus. Ce militaire bien avisé et fort entendu dans toutes les choses de la vie avait employé à se meubler la totalité d’un héritage assez rond qui lui était échu l’année précédente. Il lui restait de quoi vivre largement, selon ses goûts, et il avait fait de cet argent inattendu un emploi très intelligent. Quinze ans de garnison et de campagnes l’avaient merveilleusement disposé à goûter les charmes d’un intérieur plus que confortable.

L’appartement n’était pas grand, mais les fenêtres s’ouvraient sur un vaste jardin plein de vieux arbres et de jeunes fleurs, et ce logis coquet ne manquait ni d’ombre l’été, ni de soleil l’hiver.

Nointel vivait là comme un sage, servi par un groom et par une cuisinière experte en son art. Il s’y plaisait tant qu’il s’y réfugiait le plus souvent possible, quoiqu’il n’eût pas renoncé aux agréments qu’un homme intelligent sait glaner dans tous les mondes parisiens, sans y trop aventurer son cœur et sans y gaspiller son argent.

Darcy, qui jetait ses tendresses et sa fortune à tous les vents, admirait beaucoup la prudence de son ami, mais il ne se piquait pas de l’imiter.

– Je t’attendais, lui dit le capitaine, dès qu’il entra dans le fumoir.

– Pourquoi m’attendais-tu? demanda Gaston en se jetant dans un fauteuil.

– Eh! mais, parce qu’il s’est passé d’étranges choses cette nuit, au bal de l’Opéra. Pauvre Julia! Je ne l’estimais guère, mais je la plains. Elle ne méritait pas de finir ainsi. Et, en vérité, je ne comprends rien à cette lugubre histoire. Une femme galante assassinée par une autre femme, dans une loge, en plein bal, ça ne s’était jamais vu, et il y a de quoi mettre en défaut la sagacité bien connue de l’illustre Lolif.

– Sais-tu la suite?

– La suite? mon Dieu! la suite, ce sera l’enterrement de Julia… et un peu plus tard, la vente de son mobilier splendide et de ses merveilleux tableaux. Tout Paris y viendra, à cette vente, et il n’y aura pas vingt personnes au cimetière. Ainsi va le monde.

– Il ne s’agit pas de cela. Je te demande si tu as entendu dire qu’on a arrêté…

– La coquine qui a tué madame d’Orcival. Oui, je sors du Cercle, et on y racontait que la justice venait de mettre la main sur la coupable… une institutrice, je crois… ou une pianiste… non, j’y suis maintenant, une chanteuse qui court le cachet et les concerts. Que diable Julia avait-elle pu faire à cette fille? Une rivalité peut-être. Parions qu’il y a du Golymine là-dessous. Il paraît que c’est ton oncle qui est chargé de l’instruction.

»Mais qu’as-tu donc? Tu deviens vert.

– Écoute-moi, dit Darcy d’un ton bref et saccadé. Cette chanteuse s’appelle Berthe Lestérel.

– En effet, c’est bien ce nom-là qu’on m’a dit. Mais, j’y pense, tu dois la connaître, car elle chantait dans des salons où tu vas souvent… chez la marquise de Barancos, chez madame Cambry.

– Je te raconterai tout à l’heure son histoire et la mienne. En deux mots, voici la situation. Je l’aime, je lui ai offert de l’épouser, et je l’épouserai, quoi qu’il arrive.

Nointel regarda son ami entre les deux yeux et lui demanda tranquillement:

– Est-ce que tu deviens fou? ou bien te moques-tu de moi?

– Ni l’un ni l’autre. J’aime cette jeune fille comme je n’ai jamais aimé personne. C’est parce que je l’aime que j’ai quitté Julia, et que j’ai refusé tous les mariages que mon oncle m’a proposés.

Le capitaine hocha la tête et se mit à siffler tout bas une fanfare.

– Tu vois que c’est sérieux, reprit Gaston.

– Tellement sérieux qu’il me semble que je viens de recevoir un pavé sur la tête. C’était donc là ce bel amour que tu me cachais. Diable! tu n’as pas eu la main heureuse dans ton choix, et je déplore ta déveine.

– Je te remercie, mais j’attends de ton amitié autre chose que des compliments de condoléances.

– Tu sais bien que je suis tout à toi, partout et toujours. Seulement, je ne vois pas à quoi je puis t’être bon. Il me semble que, si tu as une faveur à demander pour… cette personne, tu ferais mieux de recourir à ton oncle.

– Mon oncle croit qu’elle est coupable.

– Et, toi, tu crois qu’elle est innocente?

– J’en suis sûr, et j’ai juré de le prouver. Veux-tu m’y aider?

– Parbleu! je ne demande pas mieux. Mais je t’avoue que l’opinion de M.  Darcy m’impressionne dans un sens peu favorable à la demoiselle. Elle est en prison, je suppose.

– Oui, depuis une heure.

– Hum! si ton oncle avait eu le moindre doute… Lui as-tu dit que tu l’aimes et que tu t’es mis en tête de l’épouser?

– Je viens de le lui déclarer.

– Et comment a-t-il pris cette déclaration?

– Comme il devait la prendre. Il trouve tout naturel que j’entreprenne de démontrer qu’il s’est trompé en faisant arrêter mademoiselle Lestérel. Il reconnaît même que les apparences peuvent quelquefois égarer la justice.