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Le crime de l'Opéra 1

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VII. Gaston était sorti fort à contrecœur du cabinet de M.  Roger Darcy…

Gaston était sorti fort à contrecœur du cabinet de M.  Roger Darcy, et, dans le trouble où l’avait jeté la dernière réponse de ce juge résolu à faire son devoir, il n’avait pas songé à lui demander où et quand il le reverrait.

Il ne doutait pas de l’innocence de mademoiselle Lestérel, mais il lui tardait d’apprendre qu’elle était complètement justifiée, et il n’était pas d’humeur à patienter jusqu’au lendemain pour connaître le résultat de l’interrogatoire. Aussi se décida-t-il à ne pas s’éloigner et à attendre son oncle devant la porte qui s’ouvre sur le boulevard du Palais.

Le coupé du juge d’instruction stationnait devant cette porte. Gaston, qui l’y avait vu en arrivant, l’y retrouva près du sien.

Les deux cochers se rencontraient souvent rue Montaigne et rue Rougemont, et ils n’avaient pas manqué une si belle occasion de bavarder. Ils étaient descendus de leurs sièges et ils causaient avec un garde de Paris, lequel avait tout l’air de leur conter une histoire intéressante, car ils l’écoutaient très attentivement.

Darcy devina sans peine qu’il leur parlait du crime de l’Opéra. La nouvelle circulait déjà dans Paris, et elle était certainement arrivée de très bonne heure à la Préfecture de police qui confine au Palais. Ce soldat devait être bien informé, d’autant qu’il avait dû voir passer le magistrat instructeur, le greffier, les commissaires, les agents, tout le personnel qu’un assassinat met en mouvement.

L’apparition de Darcy mit fin au colloque. Les cochers s’empressèrent de remonter sur leurs sièges et de reprendre la pose classique des cochers de bonne maison: les rênes bien rassemblées dans la main gauche, le fouet haut dans la main droite, les yeux fixés sur la tête du cheval. Le soldat se remit de planton à l’entrée du passage voûté qui conduit à la cour de la Sainte-Chapelle. Gaston eut donc toute liberté de se promener sur le large trottoir et de donner audience aux réflexions qui se présentaient en foule à son esprit.

Ces réflexions n’étaient pas gaies, on peut le croire. Il se reprochait amèrement d’avoir, par son étourderie, jeté mademoiselle Lestérel dans une déplorable aventure, et il commençait à entrevoir que cette aventure pourrait mal finir. Il ne se dissimulait plus la gravité des indices qui accusaient Berthe; il savait que son oncle n’hésiterait pas à la faire arrêter s’il la croyait coupable. Et, comme il avait l’imagination vive, il apercevait les plus extrêmes conséquences d’une arrestation. Il voyait la cour d’assises. Il entendait la voix émue du chef du jury lisant le verdict. Toutes les légendes sur les innocents condamnés lui revenaient à la mémoire. Il pensait à Lesurques. Et il se disait qu’une erreur judiciaire pouvait envoyer à l’échafaud la femme qu’il aimait.

Car il l’aimait plus ardemment que jamais, cette jeune fille qu’en ce moment même on interrogeait comme une criminelle. L’étrange fatalité dont elle était victime surexcitait l’amour de Darcy, et il se serait cru le plus lâche des hommes s’il eût abandonné mademoiselle Lestérel dans le malheur.

Du reste, il ne désespérait pas. Il se flattait même qu’après une courte explication, le magistrat, mieux informé, allait renvoyer la pauvre enfant avec de bonnes paroles, et il comptait bien l’aborder quand elle allait sortir de ce redoutable édifice où on sonde les consciences, l’aborder pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur, pour lui demander pardon de l’avoir compromise, et pour lui jurer que ses sentiments n’avaient pas changé.

Il calculait que l’épreuve durerait à peine une heure, que bientôt il allait voir paraître Berthe, puis, quelques instants après, M.  Roger Darcy, qu’il tenait essentiellement à entretenir le plus tôt possible. Il se promettait de ne pas quitter la place avant de s’être abouché successivement avec la prévenue justifiée et avec le juge guéri de ses soupçons.

Il faisait froid. Le vent soufflait du nord, et une station en plein air n’avait rien d’agréable par ce temps aigre; mais les amoureux s’inquiètent peu des inclémences de l’hiver. Gaston se mit bravement à battre la semelle sur l’asphalte, sans s’écarter du passage qu’il surveillait. La présence des deux cochers le contrariait plus que la bise, car il sentait bien qu’ils se demandaient pourquoi il piétinait ainsi, au lieu de remonter dans sa voiture. Il aurait volontiers renvoyé la sienne, mais il ne pouvait guère se permettre de renvoyer celle de son oncle, et il se résigna à subir cet espionnage domestique. Le garde de Paris le gênait aussi. Ce vigilant militaire ne le perdait pas de vue et s’étonnait sans doute qu’un bourgeois bien mis restât en faction à la porte du Palais, au lieu d’aller se réchauffer dans un café. Gaston songeait à lui dire qu’il était le neveu de M.  Darcy, juge d’instruction, et qu’il attendait son oncle, lorsqu’un fiacre s’arrêta devant la porte.

De ce fiacre sortit un homme qui avait la mine d’un agent de la sûreté, puis une femme dont la figure n’était pas inconnue à Gaston. Il chercha à se rappeler où il l’avait déjà rencontrée, et, à force de chercher, il finit par se souvenir, que, le jour où il était allé chez la sœur de Berthe, il avait vu cette femme gardant la voiture qui portait les bagages du mari.

– Bon! pensa-t-il, c’est la bonne de madame Crozon, celle qui est venue hier soir chercher mademoiselle Lestérel chez madame Cambry. Mon oncle la fait appeler pour recevoir son témoignage, et cette fille va déclarer qu’elle a conduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin. Il n’en faut pas plus pour établir que mademoiselle Lestérel n’est pas allée à l’Opéra. Je suis tranquille maintenant. L’affaire n’aura pas de suite. Et d’ici à dix minutes, l’interrogatoire sera terminé. Berthe sera libre.

– Tiens! Darcy! dit une voix. Que diable faites-vous ici?

Gaston se retourna et se trouva face à face avec Lolif. Le reporter par vocation était radieux. Sa figure niaise avait pris une expression toute nouvelle, un air important et satisfait.

– Qu’y venez-vous faire vous-même? demanda Darcy que cette rencontre surprenait désagréablement.

– Comment! vous ne savez pas?… Ah! au fait, vous êtes parti cette nuit bien avant la fin du bal. Mais votre oncle est chargé d’instruire l’affaire. Il a dû vous dire que Julia d’Orcival a été assassinée dans sa loge, et que…

– Et que vous prétendez être en mesure de donner des éclaircissements sur cette étrange histoire. Oui, il m’a dit cela. Mais je suppose que vous n’êtes pas mieux informé que moi. J’étais avec vous dans la loge du Cercle, j’ai vu comme vous un domino entrer dans la loge de cette pauvre Julia.

– Oh! vous, mon cher, vous n’êtes pas observateur. Vous n’avez pas comme moi remarqué la taille et la tournure de cette femme en domino qui a certainement fait le coup, les moindres détails de son costume. Vous n’avez pas relevé le cadavre.

– C’est un avantage que je ne vous envie pas, dit Gaston avec impatience. En somme, que savez-vous?

– Beaucoup de choses. Mais vous me permettrez de ne pas vous les confier. Je suis témoin; et vous, neveu d’un magistrat, vous n’ignorez pas qu’un témoin a des devoirs sacrés. Le premier de tous, c’est la discrétion la plus absolue. Je ne puis rien dire à personne avant d’avoir déposé devant le juge d’instruction qui m’a fait l’honneur de me citer.

– Pardon, répliqua ironiquement Darcy, j’oubliais que vous exercez un sacerdoce. Vous m’en faites souvenir. Je me garderai bien d’insister et même de vous retenir. Allez éclairer la justice… et surtout tâchez de ne pas l’égarer.

– Pour qui me prenez-vous? Ne savez-vous pas que je suis doué d’un coup d’œil infaillible? Rapportez-vous-en à moi pour faire condamner l’abominable femelle qui a assassiné madame d’Orcival. Julia sera vengée, grâce à votre ami Lolif. J’ai déjà recueilli une masse de preuves. Je les compare, je les pèse, je les groupe, et, quand j’en aurai formé un faisceau, vous en verrez jaillir la lumière.

– La lumière d’un faisceau! c’est très joli.

– Riez. Vous ne vous moquerez plus de moi quand votre oncle vous dira que je lui ai indiqué la vraie piste.

– Allez donc le voir bien vite.

– J’y vais. Adieu, mon cher. Si vous venez ce soir au cercle, je pourrai peut-être vous en dire davantage.

Sur cette promesse qui fit hausser les épaules à Darcy, Lolif tourna les talons et entra dans la cour avec la majesté d’un homme qui apporte la solution d’un problème.

La servante de madame Crozon et l’agent qui la conduisait l’y avaient précédé. Gaston se retrouva seul sur le trottoir entre les cochers, toujours au port d’armes, et le garde de Paris qui continuait à se promener.

Les ridicules discours de Lolif avaient un peu troublé la joie de l’amoureux, et il se disait:

– Pourvu que cet imbécile n’aille pas embrouiller l’affaire avec les absurdes romans qu’il tire de sa cervelle. Il ne sait rien, mais il est capable de tout inventer. Je ne comprends pas qu’on l’ait fait appeler. Heureusement, il ne connaît pas mademoiselle Lestérel. S’il la connaissait ou si seulement il se doutait que la fatalité l’a mêlée à cette histoire, sa tête détraquée enfanterait quelque rapprochement extravagant. Mais il ne se doute de rien.

»Il ne verra même pas Berthe, car mon oncle a pris ses précautions pour que personne ne la rencontre dans les corridors. Et puis, je l’ai renseigné, mon oncle. Je l’ai prévenu que Lolif est un visionnaire, et que ses appréciations n’ont aucune valeur.

En raisonnant ainsi, Gaston cherchait à se rassurer et n’y parvenait qu’à moitié. Le temps s’écoulait, et mademoiselle Lestérel ne paraissait pas. L’interrogatoire se prolongeait donc, et, pour qu’il se prolongeât, il fallait que M.  Roger Darcy n’eût pas jugé satisfaisantes les premières réponses de la jeune fille.

 

– Il attend pour la renvoyer que la confrontation avec cette femme de chambre soit terminée, pensait Gaston, tout heureux de s’expliquer à lui-même un retard qui l’inquiétait cruellement.

Mais un quart d’heure se passa, puis une demi-heure, et personne ne sortit du Palais.

En revanche, il y entra des gens qui, à en juger par leurs allures, devaient être des témoins, entre autres une grosse femme que Darcy crut reconnaître pour l’avoir vue ouvrir les loges à l’Opéra.

Évidemment, l’affaire se compliquait, et la confrontation avec la bonne de madame Crozon n’était pas la seule à laquelle on eût soumis mademoiselle Lestérel. C’était de mauvais augure, et Darcy ne pouvait plus se dissimuler qu’il avait espéré trop vite.

Un nouvel incident vint tout à coup chasser les sombres pressentiments qui commençaient à l’assiéger.

Il vit encore une fois descendre d’une voiture de place un agent de la sûreté et une femme élégamment vêtue, celle-là, et portant chapeau, une femme qui, en l’apercevant, courut à lui.

C’était Mariette, la camériste de madame d’Orcival, Mariette en grand deuil, et fort émue.

– Ah! monsieur, quel malheur! s’écria-t-elle; cette pauvre madame… mourir si jeune! c’est affreux!

– Vous venez témoigner? demanda Darcy.

– Oui, monsieur, et je vais tout dire, et ma chère maîtresse sera vengée.

– Vous direz tout! répéta Gaston. Comment! est-ce que…

– Je connais la gueuse qui a tué madame. Je vais la dénoncer au juge. On trouvera des preuves, je les indiquerai, et j’espère bien qu’on la guillotinera. Si on lui faisait grâce, elle ne mourrait que de ma main.

– Son nom! Dites-moi son nom!

Mariette ouvrait la bouche pour répondre, mais l’agent qui était resté en arrière, parce qu’il payait le fiacre, l’agent vint se jeter à la traverse et lui coupa la parole. Il surgit tout à coup entre elle et Darcy qu’il écarta sans se gêner.

– Assez causé comme ça, dit-il rudement. J’ai ordre de vous amener devant le juge d’instruction, et vous n’êtes pas ici dans son cabinet. Faites-moi le plaisir de vous taire et de marcher. On vous attend là-haut.

La soubrette n’osa plus souffler mot et suivit docilement son surveillant. Elle avait été élevée dans la crainte des policiers, et elle ne tenait pas du tout à se brouiller avec la justice.

Darcy, sentant qu’il n’était pas en situation d’intervenir, se contenta de lui crier:

– Je serai chez moi demain matin jusqu’à midi.

Il la vit disparaître sous la voûte, et il se reprit à espérer que ses angoisses touchaient à leur terme. La femme de chambre de Julia connaissait la coupable. Elle allait la désigner, et l’innocence de Berthe allait éclater.

– Mon oncle a été bien inspiré de faire tout de suite appeler Mariette, pensait-il. Et il est trop humain pour retarder d’une seule minute la mise en liberté de mademoiselle Lestérel. Je vais donc la revoir, lui dire tout ce que j’ai souffert pendant qu’on l’interrogeait. Elle va sortir dans un quart d’heure, car Mariette n’a qu’à parler pour détruire cette stupide accusation.

Darcy ne se trompait pas de beaucoup dans son évaluation. Au bout de vingt minutes, un fiacre apparut au fond de la cour, un fiacre qui s’avançait au pas, et il eut aussitôt la pensée que ce fiacre emmenait la jeune fille. Il se plaça près de la porte, et quand la voiture passa devant lui, il reconnut, à travers la glace levée, Berthe assise dans le fond.

Il vit en même temps qu’elle n’était pas seule. Un homme coiffé d’une casquette à galon d’argent siégeait à côté d’elle, et cet homme avait pour vis-à-vis l’individu qui tout à l’heure escortait la soubrette.

Darcy reçut un coup au cœur.

– Arrêtée, murmura-t-il, elle est arrêtée! à moins que…

Le fiacre déboucha sur le boulevard du Palais et tourna vers le Pont-au-Change.

Darcy courut à son coupé et s’y jeta en disant à son cocher:

– Suivez cette voiture.

Gaston espérait encore. Les amoureux espèrent toujours et quand même.

– Non, pensait-il, non, c’est impossible… on ne la conduit pas en prison… on la conduit chez elle, rue de Ponthieu. Et j’y arriverai en même temps qu’elle… je serai là quand elle descendra… je m’approcherai… je lui parlerai… je dirai aux gens qui l’emmènent que je suis le neveu du juge d’instruction.

Le fiacre roulait lentement sur le Pont-au-Change.

– Voyons, se disait Darcy, en cherchant à remettre de l’ordre dans ses idées, si elle va rue de Ponthieu, le fiacre va tourner à gauche quand il arrivera au bout du pont… si, au contraire, mademoiselle Lestérel est arrêtée, le fiacre tournera à droite… c’est le chemin pour aller à Mazas… et c’est à Mazas qu’on met les prévenus.

Le fiacre ne tourna ni d’un côté ni de l’autre. Il traversa la place du Châtelet, et il enfila le boulevard de Sébastopol.

– Bon! pensa Darcy, maintenant je suis rassuré. Il s’agit sans doute d’une perquisition à domicile… pas au sien, puisqu’elle demeure tout près des Champs-Élysées. Mais où ce commissaire la mène-t-il? Car c’est bien un commissaire qui l’accompagne… il a même avec lui un agent subalterne.

Là ses inquiétudes le reprirent.

– Ah! j’y suis, murmura-t-il après un instant de réflexion. Elle va rue Caumartin… par les boulevards… et je m’explique pourquoi elle y va. Mon oncle est un juge consciencieux… méticuleux même. Il ne se sera pas contenté de la déposition de la bonne. Il aura voulu contrôler cette déposition par le témoignage de la sœur.

»C’est assez naturel, j’ai fait comme lui, mardi dernier, moi. J’ai poussé la défiance jusqu’à monter chez madame Crozon pour savoir si mademoiselle Lestérel m’avait dit la vérité.

»Et, comme cette sœur ne peut pas se déplacer, parce qu’elle est malade, mon oncle lui envoie pour l’interroger un commissaire de police. Il a compris que Berthe ne doit pas être traitée comme une prévenue ordinaire, et qu’il serait cruel de retarder sa délivrance. Après un quart d’heure d’explication, tout sera fini.

Le fiacre roulait toujours à dix pas devant le coupé, et Gaston ne le perdait pas de vue.

– Pourvu que le marin furibond n’assiste pas à cette explication, dit-il en se parlant à lui-même. Ses soupçons sur sa femme se réveilleraient. Il éclaterait et il gâterait tout par ses violences. Sans compter que, désormais, il ne croira plus aux serments de sa belle-sœur. Mais je ne puis rien à cela. Mon intervention serait plus nuisible qu’utile.

Gaston commençait à se rassurer, mais une objection lui vint à l’esprit et le rejeta dans de grandes perplexités.

– Comment, se demanda-t-il, comment la déclaration de Mariette n’a-t-elle pas suffi pour démontrer l’innocence de mademoiselle Lestérel? Mariette m’a affirmé tout à l’heure qu’elle connaissait la femme qui a tué Julia. Mon oncle n’a donc pas interrogé Mariette? Mais non, au fait, il n’a pas eu le temps de l’interroger avant le départ de Berthe. Quand Mariette est entrée dans son cabinet, Berthe n’y était plus. Il venait de l’envoyer rue Caumartin. Il y a plusieurs escaliers. Berthe descendait par l’un, pendant que Mariette montait par l’autre. Si mon oncle avait attendu quelques instants de plus, il eût certainement épargné à mademoiselle Lestérel ce déplaisant voyage.

»Mais tout est bien qui finit bien. Elle n’a pas longtemps à souffrir.

Ces raisonnements, quelque peu hasardés, le maintinrent en joie jusqu’au moment où le fiacre arriva au bout du boulevard de Sébastopol. Il eut même alors la satisfaction de voir que le cocher de ce fiacre prenait à gauche, comme pour gagner la rue Caumartin; mais cette satisfaction fut de courte durée.

Le cocher tourna encore, à droite cette fois, et la voiture se mit à remonter le faubourg Saint-Denis.

On eût dit que le commissaire chargé d’escorter Berthe savait que Gaston la suivait, et que ce commissaire prenait un malin plaisir à déranger l’une après l’autre toutes les suppositions du pauvre amoureux.

Où menait-on mademoiselle Lestérel? Darcy n’y comprenait plus rien. Le faubourg aboutit à la barrière. Darcy se disait que, du moins, on ne la menait pas en prison, car l’idée qu’on enferme tous les prévenus à Mazas s’était logée dans sa tête, et il n’en démordait pas.

En revanche, il se rappela tout à coup que l’agent qu’il avait aperçu dans le fiacre était précisément celui qui avait amené Mariette. Darcy avait très bien reconnu la figure de ce policier. Il lui fallait donc renoncer à croire que le juge avait remis Berthe au commissaire avant d’avoir interrogé la femme de chambre. La dernière espérance dont il s’était bercé s’évanouissait.

Cependant le fiacre marchait toujours au petit trot des deux rosses qui le traînaient. Gaston se représentait mademoiselle Lestérel affaissée sur les coussins poudreux de cette prison roulante, humiliée, obligée peut-être de répondre à des questions insidieuses, et il se demandait avec colère comment M.  Roger Darcy avait pu livrer ainsi à des gens de police une jeune fille que son passé irréprochable aurait dû préserver d’un tel outrage.

– Je ne serai jamais magistrat, disait-il entre ses dents. La pratique de ces fonctions-là endurcit le cœur. Et le plus éclairé des juges en arrive, avec le temps, à prendre tous les prévenus pour des coupables.

Pendant qu’il exhalait ainsi son indignation, il s’aperçut que le fiacre s’était mis au pas et qu’il obliquait à gauche. On était arrivé à la montée qui se présente un peu avant le point d’intersection du faubourg Saint-Denis et du boulevard Magenta.

– Est-ce qu’il va s’arrêter là? se demandait Darcy. Oui… il oblique de plus en plus… il rase le trottoir… quel renseignement le commissaire vient-il chercher dans ce quartier? Et qu’est-ce que c’est que cette vieille maison avec une énorme porte cochère?

Le fiacre s’arrêta en effet devant cette porte monumentale, et Darcy vit descendre l’agent de la sûreté, puis le commissaire, puis Berthe, qui cachait sa figure avec un mouchoir trempé de larmes.

Fidèle à sa consigne, le cocher du coupé avait retenu son cheval, dès qu’il s’était aperçu que la voiture qu’il avait ordre de suivre ralentissait son allure. Lorsqu’elle se rangea contre le trottoir, il vint se placer derrière elle, pas trop loin, pas trop près non plus.

Le premier mouvement de Darcy fut de sauter à terre et de courir à mademoiselle Lestérel, mais il aperçut promptement les conséquences possibles d’une pareille incartade. À quel titre se serait-il mêlé des affaires de la justice? Sa qualité de neveu d’un magistrat instructeur ne lui conférait assurément pas le droit d’interpeller les agents judiciaires et d’entraver leurs opérations. Il se contint donc, et il resta dans sa voiture, ému et regardant de tous ses yeux.

Le policier en sous-ordre se fit ouvrir une petite porte placée à côté de la grande. Berthe entra suivie par le commissaire, et la porte se referma sournoisement. Ce fut si vite fait que les passants n’y prirent pas garde. Mais Darcy comprit enfin. Il vit inscrit sur le fronton de ce triste édifice les mots: Maison d’arrêt, et la mémoire lui revint tout à coup.

– Saint-Lazare! murmura-t-il. On la jette à Saint-Lazare!

Comment, lui qui savait son Paris sur le bout du doigt, comment avait-il pu oublier que la prison réservée aux femmes est située vers le milieu du faubourg Saint-Denis? Comment s’était-il illusionné au point de se persuader que cette promenade en fiacre n’allait pas finir par une incarcération? Il était trop ému pour s’interroger lui-même, et il ne songea point à interroger les autres. Que lui aurait appris l’agent qui était resté sur le trottoir pendant que le commissaire faisait écrouer mademoiselle Lestérel? La terrible inscription en disait assez. Berthe venait de franchir le seuil de l’infâme maison où on enferme les impures. Seul, M.  Roger Darcy pouvait dire pourquoi il avait jeté cet ange dans cet enfer.

Gaston pensa d’abord à se faire ramener au Palais. Son oncle devait y être encore. Mais il craignit de ne pas être reçu. L’intraitable magistrat avait dû le consigner pour toute la durée de cette première audience. Mieux valait aller chez lui et attendre qu’il rentrât.

– Rue Rougemont, dit le jeune homme à son cocher, qui n’eut qu’à rendre la main pour que l’alezan qu’il maintenait à grand-peine partit à fond de train.

Le trajet, assez court du reste, fut fait en quelques minutes, et le coupé s’arrêta devant la grille qui séparait de la rue la cour de l’hôtel du juge le mieux logé qu’il y eût dans Paris.

Gaston, en descendant de voiture, avisa le valet de chambre de son oncle parlementant à la portière d’un autre coupé. Une main de femme, une main finement gantée, tendait à ce valet de chambre une carte de visite.

En toute autre circonstance, Gaston se serait discrètement tenu à l’écart. Mais il était trop agité pour mesurer ses mouvements, et il lui tardait de savoir si son oncle était de retour. Il s’avança afin de se renseigner auprès du domestique, et il fut assez surpris de voir que la visiteuse était madame Cambry.

 

Il la salua, et il allait s’en tenir à ce salut obligé, n’étant pas d’humeur à échanger des phrases polies avec la belle veuve; mais ce fut elle qui lui adressa la parole.

– Je suis bien heureuse de vous rencontrer, monsieur, lui dit-elle. Je venais voir M.  Roger Darcy. Cela vous étonne… mais il y a des cas où on passe par-dessus les usages… et je suis sûre que vous m’approuverez. On m’apprend que M.  votre oncle est au Palais. Pensez-vous qu’il revienne bientôt?

– Je l’espère, madame, répondit Gaston. Moi aussi, il faut que je le voie.

En domestique bien stylé, le valet de chambre avait battu en retraite dès que le neveu de son maître s’était approché de la voiture.

– Vous venez lui parler de Berthe, s’écria madame Cambry.

– Quoi! vous savez…

– Je sais tout et je ne sais rien. Mes gens m’ont appris ce matin qu’un crime épouvantable avait été commis cette nuit au bal de l’Opéra… sur une femme… et par une femme. Le récit qu’on m’a fait m’a bouleversée. J’étais déjà très souffrante, et je n’étais pas sortie depuis deux jours. J’ai pensé qu’un tour au Bois me remettrait, et que Berthe serait bien aise de profiter de ma voiture pour se promener. J’ai fait arrêter rue de Ponthieu. Il y avait un rassemblement dans la loge du concierge. Mon valet de pied est venu me dire qu’on y racontait que mademoiselle Lestérel venait d’être emmenée par un commissaire de police et conduite devant M.  Darcy, juge d’instruction… qu’elle était accusée de cet assassinat. Je n’ai pas cru à ces propos, mais ils m’ont effrayée. J’aime Berthe comme j’aimerais une sœur. On avait nommé votre oncle. J’ai pensé qu’il me tirerait d’inquiétude, et je suis accourue ici. Je ne l’ai pas rencontré, mais vous voilà, vous, monsieur, qui vous intéressez aussi à cette chère enfant. Parlez, je vous en supplie. Dites-moi que ces bruits ne sont pas fondés… ou que Berthe a été soupçonnée par erreur.

– Par erreur, oui, madame, répondit amèrement Gaston; mais il y a des erreurs qui tuent. Mademoiselle Lestérel a été arrêtée après avoir subi un interrogatoire, et, à cette heure, elle est en prison.

– En prison! mais Berthe n’est pas coupable. Pourquoi aurait-elle tué cette femme? Quelle coïncidence fatale a donc égaré la justice? Et comment M.  Darcy a-t-il pu s’abuser au point de signer un ordre d’arrestation?

– C’est ce que je viens lui demander, et je vous le jure, madame, quelle que soit sa réponse, je ne cesserai pas de croire à l’innocence de mademoiselle Lestérel, et je la défendrai contre ceux qui l’accusent, contre mon oncle, s’il le faut.

– Je vous y aiderai, monsieur. Je dirai que Berthe est la plus pure, la plus douce, la plus vertueuse des jeunes filles; je raconterai sa vie, qui n’a été qu’un long sacrifice; j’attesterai l’irréprochabilité de sa conduite, l’élévation de ses sentiments, la bonté de son cœur. Je répondrai d’elle. Et je suis certaine que nous la sauverons.

Les larmes étouffèrent la voix de madame Cambry. Gaston, profondément touché, lui prit les mains, et, en les serrant dans les siennes, il vit que la généreuse amie de mademoiselle Lestérel était pâle et tremblante.

– Merci, madame, dit-il chaleureusement, merci pour la pauvre persécutée. Oui, nous la sauverons, et Dieu vous récompensera de ce que vous ferez pour elle. Je compte sur votre appui pour convertir mon oncle à nos idées, et, si vous le permettez, je vous tiendrai au courant de mes démarches. Mais vous souffrez, je le vois, et je vous supplie de me laisser agir seul d’abord. Mon oncle va rentrer et…

– Vous avez raison, monsieur, répondit madame Cambry, M.  Roger Darcy pourrait trouver que mon intervention est prématurée. Je lui serai reconnaissante s’il veut bien passer demain chez moi… j’aurai grand plaisir à vous recevoir aussi, et j’espère que vous m’apporterez bientôt de bonnes nouvelles.

»Veuillez dire à mon cocher de me ramener à mon hôtel.

Gaston transmit l’ordre, et la voiture de la belle veuve partit aussitôt.

Au coin du boulevard, elle se croisa avec celle du juge d’instruction, qui revenait du Palais.

– Enfin! murmura Gaston en voyant M.  Roger Darcy sauter hors de son coupé, sans attendre que son cocher fît ouvrir la grille.

L’oncle avait encore sa figure de magistrat, une figure que d’ordinaire il quittait à la porte de son cabinet de juge d’instruction.

– Ah! te voilà! dit-il assez froidement. Je suis bien aise de te rencontrer. J’ai à te parler. N’est-ce pas madame Cambry que je viens d’apercevoir en voiture?

– Oui, j’ai trouvé son coupé à votre porte.

– Comment! elle venait chez moi! Au fait, pourquoi pas? J’oublie toujours que j’ai l’âge d’un père de famille. Sais-tu ce qu’elle avait à me dire?

– Vous ne le devinez pas?

– Je le devine maintenant, à ton air. Elle connaît donc la triste nouvelle?

– Elle l’a apprise en allant chercher mademoiselle Lestérel pour faire avec elle une promenade au bois de Boulogne.

M.  Darcy ne dit mot, mais sa figure se rembrunit. Évidemment, Gaston venait de lui causer une impression pénible en lui rappelant que la charmante veuve honorait Berthe de son amitié.

Il traversa rapidement la cour, suivi par son neveu qui se préparait à livrer un vigoureux assaut aux convictions du juge, et il monta quatre à quatre les marches de l’escalier.

Cette hâte était un signe non équivoque d’agitation d’esprit, et d’autres signes confirmèrent bientôt celui-là.

M.  Darcy, en entrant dans son cabinet de travail, jeta son chapeau sur une table, son pardessus et son habit sur une chaise, endossa un veston, alla se placer debout devant la cheminée et se mit à regarder fixement Gaston, qui ne baissa pas les yeux.

Il y avait dans ce regard de la sévérité; il y avait aussi de la pitié et même de l’attendrissement.

– Eh bien, mon oncle? demanda Gaston d’une voix qui trahissait une profonde émotion, en dépit des efforts qu’il faisait pour paraître calme.

– Eh bien, mon ami, dit tristement l’oncle, la séance a mal fini. J’ai dû convertir le mandat d’amener en mandat de dépôt. Je me sers des termes techniques pour bien te faire apprécier la situation. La mesure que j’ai été obligé de prendre ne préjuge rien. J’ai fait amener devant moi mademoiselle Lestérel, je l’ai interrogée, j’ai trouvé qu’il y avait contre elle des charges suffisantes, et que je ne pouvais pas encore la mettre en liberté. Voilà tout.

– Cela signifie que vous l’avez envoyée en prison. Et dans quelle prison, grand Dieu! à Saint-Lazare! Mademoiselle Lestérel, que madame Cambry appelle son amie, est enfermée avec des filles! Vous auriez pu du moins lui épargner cette humiliation.

– Mon cher, tu devrais réfléchir avant de parler. Tu devrais aussi savoir qu’il n’existe pas à Paris d’autre maison de détention pour les femmes que Saint-Lazare. Depuis trente ans et plus, les préfets de police demandent qu’on en construise une autre afin de loger les prévenues, et, depuis trente ans, ceux qui tiennent les cordons de la bourse refusent d’affecter des fonds à cet usage. Ils aiment mieux bâtir des casernes et des salles d’opéra. C’est absurde, mais c’est ainsi.

»Du reste, rassure-toi. Mademoiselle Lestérel n’aura point à subir de contacts dégradants. Il y a plus d’un quartier à Saint-Lazare. Elle est dans la division des prévenues. Et j’ai donné ordre de la placer dans une cellule où elle ne verra que les sœurs de Marie-Joseph qui desservent la maison. Je n’ai pas besoin, je pense, d’ajouter qu’on aura pour elle tous les égards qu’on doit à sa position sociale et à son malheur. Elle jouira de toutes les faveurs qui ne sont point formellement interdites par le règlement. J’ai recommandé qu’on la traitât avec les égards qui lui sont dus, et je tiendrai la main à ce que mes recommandations soient suivies d’effet.