Za darmo

La main froide

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Il se rassura en voyant qu’il ne connaissait pas du tout l’individu qui entra, poussé par le garçon de bureau.

La physionomie de ce personnage ne prévenait pas en sa faveur et quoiqu’il ne fût pas mal vêtu, il ne paraissait pas faire partie de ce qu’on appelait autrefois les honnêtes gens, c’est-à-dire les gens du monde.

Il avait plutôt l’air d’un marchand de contremarques qui aurait connu de meilleurs jours avant de tomber si bas.

Le teint était plombé, la bouche crapuleuse et les yeux fureteurs avaient une mobilité inquiétante.

– Qui êtes-vous? lui demanda sévèrement le magistrat.

– Mon nom ne vous apprendra rien, répondit l’homme. Je m’appelle Brunachon… Jules Brunachon… ma profession? je suis sans place pour le moment… mais, j’ai été employé dans un cercle.

– Avez-vous un domicile?

– J’en change souvent… mais vous pouvez faire demander mon dossier… il n’y a rien contre moi… S’il y avait quelque chose, je n’aurais pas été assez bête pour venir vous voir.

Le père Bardin se demandait si son Charles avait perdu l’esprit de le garder pour interroger devant lui ce vagabond sur son état civil et sur ses antécédents.

– Qu’avez-vous à me dire? interrompit le juge d’instruction.

– Vous le savez bien, puisque je vous l’ai écrit sur ce bout de papier que vous tenez encore dans votre main.

– Ainsi, vous venez m’apporter des renseignements sur le meurtre qui a été commis, ce matin, aux fortifications… boulevard Jourdan?

– Sur ceux qui ont fait le coup… oui, monsieur.

– Et vous n’avez pas pu l’empêcher?

– Non… il était trop tard… et j’ai eu de la chance qu’ils ne m’ont pas vu, car…

– Vous auriez pu du moins faire votre déclaration, immédiatement après le crime.

– Je n’étais pas pressé… quand on n’est qu’un pauvre diable comme moi, on y regarde à deux fois avant de se mêler de ces affaires-là… pourtant, je me suis décidé… et j’y ai mis de la bonne volonté, car j’ai couru tout le Palais avant de trouver quelqu’un qui voulût bien recevoir ma déposition. Enfin, on m’a indiqué votre cabinet et j’ai joliment bien fait de m’y présenter, puisque pendant que je posais à votre porte dans le corridor, j’ai vu…

– Commencez par me dire ce que vous avez vu, là-bas… sur le chemin de ronde…

– Voilà. Je m’étais attardé hier soir, à Montrouge, avec des camarades, dans une brasserie. Quand on a fermé l’établissement, ils m’ont lâché aux fortifications. Je ne connaissais pas de garni dans ce quartier-là et je ne crains pas de coucher en plein vent quand il fait beau… j’ai trouvé un endroit qui me bottait pour dormir… une butte en terre, dans un bastion. Je suis monté dessus. Je me suis allongé sur l’herbe et je n’ai fait qu’un somme. Je pionçais comme une bûche, quand j’ai été réveillé par des cris. Je me suis dit: méfiance! et au lieu de me lever, je me suis traîné à plat ventre jusqu’au bord de la butte et j’ai regardé… il y avait en bas, étendu par terre, un homme en bras de chemise… et deux autres qui ont filé sans demander leur reste… le compte du bourgeois qu’ils avaient refroidi était réglé, ils ne se doutaient pas que j’étais là… s’ils s’en étaient aperçus, j’aurais passé un mauvais quart d’heure… vous pensez bien que je n’ai pas couru après eux.

– C’est pourtant ce que vous auriez dû faire.

– Pour qu’ils m’estourbissent comme ils ont estourbi l’autre?… Merci! Je les ai laissés aller et quand ils ont. été loin, je me suis cavalé…

– Sans vous occuper du malheureux qu’ils avaient tué?

– Ça n’aurait servi à rien. Du haut de ma butte, je voyais bien qu’il avait dévissé son billard. Et puis, si je m’étais amusé à le tâter pour savoir s’il était mort et qu’on m’eût trouvé là, je n’aurais pas été blanc… on aurait dit que c’était moi qui lui avais fait passer le goût du pain.

– Enfin, vous n’avez pas assisté à l’assassinat, puisque vous dormiez.

– Non, mais j’ai vu les assassins, comme je vous vois, monsieur le juge… et c’est pour ça que tout à l’heure…

– Quelle heure était-il quand vous les avez vus? interrompit Charles

Bardin.

– Je ne pourrais pas vous dire au juste, vu que je n’ai pas de montre; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était à peine jour.

– Qu’avez-vous fait depuis ce moment-là?

– J’ai descendu tout doucement le faubourg Saint-Jacques… J’ai bu une bouteille de vin blanc chez un mastroquet de la rue des Écoles, pour tuer le ver, et après, je suis entré dans une crémerie de la rue de la Huchette où j’ai cassé une croûte… mais ça n’a pas passé… l’affaire du boulevard Jourdan m’était restée sur l’estomac… je me disais que je devrais la dénoncer et j’avais peur que ça m’attire des embêtements… alors, je me suis baladé par les rues en me demandant ce que j’allais faire… A force de trauller dans le quartier, je me suis trouvé sur le boulevard du Palais… et je me suis dit: tant pis! faut que j’aille conter cette histoire-là à un curieux… pardon, monsieur le juge! à un magistrat. Ça m’a pris tout d’un coup et je suis entré.

Le père Bardin n’avait pas écouté ce fastidieux récit, sans donner des signes marqués d’impatience et, n’y tenant plus, il dit à son fils:

– Tu n’as plus besoin de nous, je m’en vais. Viens, Paul.

Paul ne demandait pas mieux, car il prévoyait la fin et il allait suivre le vieil avocat qui se rapprochait de la porte.

Un geste du juge d’instruction les retint et ce juge dit brusquement:

– Alors, vous reconnaîtriez les assassins, si on vous les montrait?

– C’est fait… pour un des deux, répondit le nommé Brunachon. Et je suis sûr que je reconnaîtrais l’autre, si je le rencontrais.

– Comment, c’est fait? grommela le père Bardin. Il ne lui manque plus que de dire que c’est moi.

– Ainsi, reprit Bardin fils, vous persistez, à affirmer que tout à l’heure, dans le corridor où vous attendiez…

– J’ai vu passer un des deux gredins qui ont saigné l’homme là-bas… il est entré dans votre cabinet… et le voilà, dit le témoin en désignant du doigt Paul Cormier.

Un obus éclatant au beau milieu du cabinet n’aurait pas beaucoup plus stupéfié les assistants que ne le fit cette déclaration.

Le moins étonné de tous ce fut Paul Cormier qui, depuis quelques instants, commençait à la prévoir, mais il ne l’entendit pas sans se troubler et il se rappela très bien avoir vu, en arrivant avec le vieil avocat dans le corridor, cet homme assis sur un banc.

Le père Bardin interpella son fils.

– Voilà donc pourquoi tu nous as retenus! lui cria-t-il. Tu crois à la dénonciation absurde de ce vagabond?

– Dites donc, vous! lui cria Brunachon, pourquoi vous permettez-vous de m’insulter?…

La juge le fit taire. Il ne pouvait pas tolérer qu’une discussion, assaisonnée d’injures, s’engageât dans son cabinet et il savait que son père était très capable de riposter. Mais les choses ne pouvaient pas en rester là et il dit à ce témoin tombé des nues:

– Alors, décidément, vous reconnaissez Monsieur?

– Ah! je crois bien que je le reconnais! répliqua l’homme.

– Prenez garde!… vous parlez à un magistrat dans l’exercice de ses fonctions; si vous mentez, c’est un faux témoignage… il y va pour vous des travaux forcés.

– Je le sais, mais ce n’est pas encore cette fois-ci qu’on m’enverra à la Nouvelle. Je suis sûr de ne pas me tromper. C’est bien lui que j’ai vu là-bas… et si vous en doutez, vous n’avez qu’à regarder sa figure…

Cormier était très pâle et le père Bardin qui l’observait n’était plus très éloigné de le croire coupable. Il attendait qu’il se justifiât; Cormier restait muet, et ce silence ne rassurait pas du tout l’avocat.

Son fils fit la seule chose qu’il pût faire pour mettre fin à une situation terriblement tendue.

Il sonna et au garçon qui entra, il donna l’ordre de conduire l’homme dans la chambre des témoins.

– Je vous ferai appeler tout à l’heure, dit-il au dénonciateur qui sortit sans réclamer.

Et lorsque le Brunachon eut passé la porte, Charles Bardin reprit:

– Vous avez entendu, mon cher Paul?…

– Moi aussi, j’ai entendu, s’écria le père Bardin, et j’espère bien que tu ne vas pas tenir compte des propos d’un ivrogne.

– Je suis tout disposé à n’y pas croire, mais je voudrais que notre ami m’expliquât…

– Et que voulez-vous que je vous explique! interrompit Cormier. Je ne puis vous répondre qu’en vous posant une question… Me croyez-vous capable d’assassiner?

– Je n’hésite pas à dire: non. Mais je ne puis pas m’empêcher d’être frappé d’une coïncidence… singulière. Vous avez appris à mon père que vous vous êtes trouvé mêlé, hier, à une querelle où il y a eu mort d’homme…

– Une bataille à la sortie de Bullier, ça n’a aucun rapport avec un meurtre commis aux fortifications, interrompit le père Bardin, toujours disposé à défendre le fils de sa vieille amie.

– Certainement non, dit le juge; mais les choses ont pu ne pas se passer comme le prétend cet homme dont le témoignage ne me paraît pas… a priori… mériter grande confiance. Je ne demande à Paul que de se justifier en me disant tout simplement la vérité sur cette rixe qui aurait eu lieu, si j’ai bien compris, près de la Closerie des Lilas… Paul, ce me semble, n’a pas précisé.

Cormier voyait très bien que Charles Bardin lui tendait la perche et il ne pouvait que lui savoir gré de l’intention, mais il n’en était pas moins perplexe. S’il eût été seul en cause, il aurait profité de la bienveillance évidente du juge pour raconter ce qui s’était passé pendant cette malencontreuse nuit, mais il lui en coûtait horriblement de compromettre son ami Jean, sans compter madame de Ganges qui pourrait bien être touchée par l’instruction, si on venait à découvrir que l’homme tué était son mari. Et, d’autre part, Cormier répugnait à s’empêtrer dans des mensonges qu’il ne se sentait pas le courage de soutenir indéfiniment.

 

– Autre singularité, reprit Charles Bardin. Je viens de causer longuement avec le chef de la Sûreté… il était encore ici quand vous êtes arrivés… il ne m’a pas dit un mot d’une bataille engagée près de Bullier, dans laquelle un des combattants aurait été assommé… il a pourtant lu ce matin les rapports de ses agents et si on avait ramassé un cadavre autre part qu’au boulevard Jourdan, il m’en aurait parlé.

Bardin père écoutait sans mot dire les sages discours de son cher fils et il se ralliait peu à peu à son avis; les déclarations de Paul ne lui semblaient plus suffisamment nettes, et il commençait à trouver, lui aussi, qu’il fallait que Paul s’expliquât.

– Voyons! lui dit-il en lui mettant la main sur l’épaule, il ne s’agit pas de faire l’enfant. Je suis bien convaincu… et Charles aussi… que tu n’as assassiné personne, mais… ce conte que tu m’as fait d’un étudiant resté sur le carreau… cet individu qui te reconnaît… il y a quelque chose là-dessous… dis-nous quoi.

– Je jure sur ma parole d’honneur que je viens de voir pour la première fois ce drôle qui prétend me reconnaître.

– Voilà ce que j’appelle une parole évasive. Tu ne l’as jamais vu, soit!… mais le récit qu’il vient de nous faire explique très bien comment il a pu te voir sans que tu le voies.

– Alors, vous aussi, vous croyez à cette butte où il était monté…

– Pourquoi pas? Je ne connais pas celle du boulevard Jourdan, mais j’en connais d’autres… je vais quelquefois me promener aux fortifications… et j’ai souvent pensé que derrière une de ces mottes de terre, on serait très bien pour se battre en duel.

A ce mot de duel, Paul tressaillit. Le père Bardin avait touché juste avec sa finesse de vieil avocat.

– Allons donc! s’écria le bonhomme, en se frottant les mains; nous y voila!… hic jacet lepus! comme disait mon professeur de septième, quand il confisquait des hannetons dans mon pupitre. La bataille en question s’est terminée par un duel.

– Et quand vous auriez deviné! dit Paul avec humeur.

– Le cas ne serait pas pendable… si le duel a été loyal… et je suppose que sans cela tu ne t’en serais pas mêlé.

– Je vous prie de le croire.

– Alors, demanda le juge, l’homme dont on a trouvé le corps…

– A été tué d’un coup d’épée… oui, Monsieur.

– Mais le témoin que vous venez d’entendre n’a pas parlé d’un duel.

– Il vient de vous dire lui-même que tout était fini quand il s’est réveillé. Il a vu deux hommes debout et un cadavre étendu sur l’herbe du bastion.

– Et l’un de ces deux hommes, c’était vous?

– Oui… mais ce n’est pas moi qui me suis battu.

– Alors, c’est l’autre?

– Oui. Nous étions quatre témoins. Trois étaient déjà partis, quand ce rôdeur nous a vus… il a eu soin de ne pas se montrer et nous ne nous sommes pas doutés qu’il était là.

– Et cet autre… celui qui a tué… c’est… un de vos amis?

Paul ne répondit pas.

– Enfin, reprit le juge, vous le connaissiez, puisque vous lui avez servi de témoin.

Paul fut tenté de dire que, s’étant trouvé par hasard assister à une querelle entre des étudiants qu’il n’avait jamais vus, il avait consenti par crânerie à les assister sur le terrain, mais c’eût été trop invraisemblable et d’ailleurs, il était las de mentir.

Après avoir un peu hésité, il répondit:

– C’est vrai. Je le connais.

– Alors, nommez-le moi?

– Je ne puis pas.

– Et pourquoi, je vous prie?

– Parce que je ne suis pas tenu de le dénoncer. C’est l’opinion de votre père qui connaît à fond les lois. Je veux bien avouer que j’ai pris part au duel. En avouant cela, je ne m’expose qu’à me nuire à moi-même. Je n’ai pas le droit de nuire à un camarade.

– Vous exprimez là un sentiment généreux, mais je ne saurais admettre que vous refusiez d’éclairer la justice, et vous devez désirer que la lumière se fasse.

– D’autant que je me charge de la faire, moi, la lumière, dit le père Bardin. Je vois qui c’est, ton camarade. Je l’ai deviné en venant ici, quand tu m’as raconté qu’on s’était cogné à la porte de Bullier. Il est assez connu au quartier. Charles n’aura pas de peine à le trouver.

– Qu’il le cherche! je n’ai pas le pouvoir de l’en empêcher. S’il le trouve, je n’aurai rien à me reprocher. Je n’aurai dénoncé personne.

A cette fière réplique, le juge se tut. Il sentait qu’il s’était placé sur un mauvais terrain.

– Soit! dit-il, je chercherai. Je ne peux pas vous contraindre à dire ce que vous avez résolu de taire… mais je peux vous interroger sur d’autres points et je compte que vous ne refuserez pas de me répondre. Vous connaissiez aussi le malheureux qui a été tué…

– Pas du tout. Je l’ai vu pour la première fois au moment où la querelle s’est engagée…

– Mais avant de se battre, il a dû dire son nom.

– La dispute a commencé au bal. Mon camarade a eu le tort de riposter par un soufflet à un propos un peu vif…

– Ah! il a été l’agresseur!… il ne lui manquait que cela.

– Il a eu tous les torts… j’en conviens et il en convient lui-même. Sa seule excuse c’est qu’il était à peu près ivre. Son adversaire n’était pas non plus de sang-froid..

– Mais, toi, interrompit le vieil avocat; tu n’avais pas bu… je puis le certifier, puisque nous avons dîné ensemble chez ta mère. Comment n’as-tu pas mis le holà?

– J’ai essayé. On ne m’a pas écouté. Si j’ai consenti à être témoin, c’est que j’espérais arranger l’affaire.

– Et tu n’y a pas réussi!… Vous étiez donc tous enragés!… je comprends que le malheureux qui avait été giflé tînt à se battre. Je comprends même à la rigueur que ton ami ne pouvait pas lui refuser une réparation, mais les autres… on n’a jamais vu de témoins comme ça… où les aviez-vous pêchés?

– A Bullier. Ils avaient vu donner le soufflet, et quand nous sommes sortis du bal, ils nous ont suivis.

– Des étudiants, alors?

– Oui… des étudiants de première année… des enfants…

– Jolie compagnie pour aller se couper la gorge!… Sais-tu leurs noms seulement?

– Je les saurais que je ne les dirais pas… mais je ne les sais pas.

– Qu’est-ce qu’ils sont devenus, ceux-là, après l’affaire?

– Ils ont eu peur et ils se sont sauvés… nous plantant là mon camarade et moi… et emportant les épées.

– Ah! oui, au fait, les épées!… on ne les a pas trouvées sur le terrain.

– Malheureusement, car si elles y étaient restées, on n’aurait pas cru à un assassinat. Du reste, je ne comprends pas qu’on s’y soit trompé. Le mort avait ôté son habit et la blessure faite par un coup de pointe ne ressemble pas à celle que fait un couteau.

– Je n’ai pas encore reçu le rapport des médecins désignés pour examiner le corps, dit le juge qui sentait la justesse de l’observation.

– Bon! s’écria le père Bardin. S’ils concluent que la mort a été donnée par un coup d’épée, ça prouvera que Paul vient de te dire la vérité.

Et l’affaire changera de face. Je savais bien que le fils de ma vieille amie n’avait assassiné personne.

– Je n’ai pas cru cela un seul instant, dit le juge d’instruction, et je ne doute pas que Paul ne dise la vérité… maintenant. Il aurait mieux fait de la dire tout de suite.

– J’ai eu tort, je le confesse, murmura Cormier. Que voulez-vous!… j’étais fort embarrassé… Je ne m’attendais pas à voir ici cet homme… et il me répugnait de m’expliquer devant lui. Si j’avais su que je trouverais en vous un magistrat indulgent, je n’aurais pas hésité…

– Je ne suis pas indulgent, dit vivement Charles Bardin, un peu froissé de la qualification; j’ai la prétention de n’être que juste et je reconnais que l’affaire est beaucoup moins grave, puisqu’il ne s’agit que d’un duel… mais elle aura des suites. Je me félicite qu’elle m’ait été confiée et je l’instruirai… vous sentez bien que j’ai le devoir de l’éclaircir complètement. Il faut que j’interroge tous ceux qui y ont pris part. Je n’insisterai pas pour que vous me disiez le nom de votre ami qui a eu le malheur de tuer un homme. La police le trouvera… mais je compte que vous lui conseillerez de se présenter spontanément à mon cabinet. Je lui saurai gré de cette démarche.

– Je vous promets de l’engager à la faire… et je ne doute pas de l’y décider.

– C’est dans son intérêt… et je suis sûr que c’est l’avis de mon père.

– Maintenant, oui, dit le vieil avocat. Tant que j’ai cru qu’il s’agissait d’une rixe, j’ai pensé au contraire que ces garnements feraient mieux de ne pas se dénoncer, mais depuis que je sais qu’il s’agit d’un duel, et que ce duel a eu pour résultat la mort d’un des combattants, j’appuie énergiquement ton opinion.

Paul, mon cher garçon, il faut que tu reviennes ici avec ton ami… faute de quoi, tu gâterais ton affaire… et, entre nous, tu sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de le désigner à Charles, ce fâcheux ami… Il y a beau temps que j’ai deviné qui c’est.

– Laissez-lui le mérite de venir sans qu’on l’envoie chercher.

– Je l’attendrai, dit le fils Bardin.

– Remarque aussi, mon cher Paul, reprit le père, qu’un autre juge d’instruction qui ne te connaîtrait pas comme Charles te connaît ne te laisserait probablement pas en liberté, après la confrontation à laquelle je viens d’assister.

– Je ne sais pas ce que ferait un de mes collègues, s’il était à ma place, dit simplement le juge d’instruction, mais je suis sûr que je n’aurai pas à regretter de m’être fié à la parole de M. Cormier.

Paul, très touché de cette déclaration, tendit la main à Charles Bardin, qui la serra cordialement.

Et le vieil avocat s’empressa d’ajouter:

– Maintenant, filons. Mon petit Charles n’a pas de temps à perdre… ni toi non plus.

D’ailleurs, le greffier va arriver, et il est inutile qu’il entende ce que nous aurions encore à nous dire.

Paul ne tenait pas du tout à prolonger la séance, et il suivit très volontiers l’avocat qui avait si bien plaidé pour lui.

Le dernier mot du juge à son père fut:

– Je passerai chez vous ce soir, et, d’ici là, j’aurai du nouveau. J’ai télégraphié à Nice, pour savoir à quel marquis a été vendu le chapeau trouvé à côté du mort, et j’espère que la réponse ne se fera pas attendre.

– Tant mieux! c’est très important et tu feras bien aussi de garder sous ta main ce Brunachon zélé qui est venu te renseigner proprio motu. Il n’a pas menti, puisque Paul reconnaît que cet homme a pu le voir, mais il ne m’inspire pas beaucoup de confiance.

– Il ne m’en inspire pas plus qu’à vous, mon cher père. Je vais l’interroger encore et après, je le ferai surveiller.

– Et bien tu feras. A ce soir, mon garçon.

L’avocat et l’étudiant sortirent ensemble et ils ne rencontrèrent pas dans les corridors le dénonciateur, relégué dans la chambre des témoins, par ordre du juge d’instruction.

Bardin ne dit rien, tant qu’ils furent dans l’enceinte du Palais de Justice, mais sur le boulevard, il éclata:

– Je viens d’en apprendre de belles! s’écria-t-il. Tu as donc juré de faire mourir de chagrin ta pauvre mère!

– J’espère bien qu’elle ne saura pas ce qui m’arrive, dit vivement Paul.

– Ce n’est pas moi qui l’en informerai. Mais si tu crois que les gazettes vont se taire, tu te trompes, mon bonhomme. Demain on ne parlera que de ça dans tout Paris et ta mère lira dans le Petit Journal l’affaire du boulevard Jourdan.

– Elle n’y lira pas mon nom… grâce à votre cher fils qui vient de me montrer tant de bienveillance.

– Parbleu! il en est plein de bienveillance à ton égard… il vient presque de se compromettre en te laissant partir… car il aurait parfaitement pu t’envoyer au Dépôt. Mais la suite ne dépend pas de lui. Le parquet poursuivra, c’est sûr… un duel, la nuit, ça relève de la justice… on te laissera peut-être en liberté provisoire, mais ton chenapan d’ami passera en cour d’assises et tu l’y suivras, mon garçon! ça t’apprendra à cultiver de mauvaises connaissances. Enfin, j’espère qu’on vous acquittera toi et les autres fous qui ont participé à cette belle équipée. Ta mère n’en aura pas moins reçu le coup. Ce n’est pas toi que je plains, c’est elle.

– Vous avez raison, et je suis impardonnable, murmura Paul, très sincèrement ému.

– Oui, repens-toi, va!… seulement ça ne répare rien, le repentir. Tâche au moins de marcher droit, maintenant. File chez… tu sais qui… ce n’est pas loin d’ici… et ne te couche pas sans avoir ramené à Charles ce maudit bretteur… il est né pour ta perdition, cet être là, et il faut qu’il ait le diable dans le corps… se battre au clair de la lune, sur un boulevard de Paris!… on n’a pas idée de ça!…

– Pas au clair de la lune… au petit jour… et aux fortifications… dans un endroit désert.

– Pas si désert, puisque ce drôle vous a vus… tiens! tu m’agaces… va de ton côté… moi du mien… je ne renonce pas à te défendre, mais laisse-moi en repos.

 

Sur cette conclusion, le vieil avocat tourna le dos à son protégé, qui ne songea point à courir après lui.

Paul s’achemina vers la rive gauche en réfléchissant à sa situation qui se compliquait de plus en plus. La fatalité s’en mêlait et il regrettait amèrement de s’être laissé entraîner dans le cabinet du juge d’instruction. Mais il ne comprenait pas comment cet homme qui avait essayé de le faire chanter s’était décidé si vite à aller raconter au juge ce qu’il avait vu au boulevard Jourdan. La rencontre dans un des corridors du Palais était certainement l’effet du hasard, car le drôle ne pouvait pas prévoir que Paul Cormier passerait par là. Il était donc venu pour exécuter, sans profit pour lui, la menace écrite dans sa lettre; et pourquoi, lorsqu’on l’avait mis en face de Paul, s’était-il abstenu de l’appeler par son nom qu’il connaissait fort bien puisqu’il s’était renseigné le matin chez le portier de la rue Gay-Lussac? Pourquoi s’était-il désarmé en le dénonçant, au lieu de renouveler, avant d’agir, sa première tentative de chantage? Était-ce donc qu’il n’avait pas dit tout ce qu’il savait et qu’il tenait en réserve une autre menace plus inquiétante que la première? Paul penchait à le croire.

Il venait de se souvenir tout à coup d’un fiacre qu’il avait remarqué au coin de la rue Gay-Lussac, au moment où il en cherchait un pour se faire conduire avenue Montaigne: un fiacre qui devait être occupé puisque les stores étaient baissés.

Et Paul se disait que le maître chanteur avait bien pu s’y cacher, au lieu d’aller l’attendre au square de Cluny, guetter sa sortie et après avoir vu que Paul ne se dirigeait pas vers le lieu du rendez-vous, le suivre en voiture jusqu’à la porte de l’hôtel de madame de Ganges.

Là, pendant que Paul était chez la marquise, cet homme avait pu se renseigner, comme il l’avait déjà fait rue Gay-Lussac, sur la personne qui habitait ce bel hôtel. Il y a plus d’un moyen pour cela et on n’a que l’embarras du choix. Et, une fois informé, le drôle devait être assez fin pour avoir deviné qu’il y avait entre cette marquise et cet étudiant un secret qu’il pénétrerait plus tard et qu’il serait toujours temps d’exploiter.

D’autre part, il ne pouvait pas différer beaucoup de faire sa déposition, sous peine de paraître suspect.

Il avait donc pris le parti de se rendre immédiatement au Palais dans la louable intention de dénoncer Paul Cormier, à tout hasard, sauf à utiliser, quand le moment lui semblerait propice, la découverte qu’il venait de faire des relations de Paul Cormier avec une grande dame de l’avenue Montaigne.

La rencontre du corridor avait pu modifier ses projets. Il avait dû remarquer que Paul Cormier et le vieillard qui l’accompagnait étaient reçus immédiatement, que le juge d’instruction ne leur faisait pas faire antichambre et en conclure qu’ils connaissaient déjà ce magistrat.

En suite de quoi, il s’était borné à accuser Paul sans le nommer, en disant qu’il était venu faire sa déposition sur l’affaire du boulevard Jourdan, sans se douter qu’il rencontrait à la porte du juge un des coupables.

Et si le juge laissait Paul en liberté, l’aimable Brunachon se proposait de le menacer en temps et lieu de mettre en cause une femme qui devait le toucher de près.

Était-il sincère en l’accusant d’assassinat? A la rigueur, on pouvait croire à l’exactitude de son récit, quoi qu’il semblât bien invraisemblable qu’il se fût réveillé sur sa butte, juste au moment où le duel venait de se terminer par la mort de M. de Ganges.

Peu importait d’ailleurs à Paul Cormier qui, dans aucun cas, ne serait embarrassé pour rétablir la vérité des faits, et il n’aurait tenu qu’à lui de confondre cet impudent chanteur, puisqu’il avait en poche la lettre où le coquin mettait son silence au prix de dix mille francs.

Si Cormier ne l’avait pas exhibée, c’était parce qu’il n’y avait pas pensé pendant la confrontation et maintenant qu’il y pensait, il n’était pas fâché d’avoir gardé une arme pour se défendre contre une nouvelle et plus dangereuse attaque qu’il commençait à prévoir.

Ces réflexions ne l’occupèrent pas longtemps. Il n’avait pas le loisir de s’y attarder, car il lui fallait aviser à sortir de la situation où l’avait mis sa visite au juge. Et pour en sortir, il fallait avant tout voir Jean de Mirande.

Il savait gré au père Bardin de ne pas l’avoir nommé, mais il sentait bien que le vieil avocat ne tairait pas toujours ce nom qu’il n’avait pas eu de peine à deviner, sachant à quel point le fils de sa vieille amie était lié avec ce batailleur.

Paul comptait même se servir de cet argument pour décider Mirande à se présenter au Palais de Justice, s’il s’avisait de faire des difficultés, et il espérait le trouver encore au lit.

En le quittant, le matin, Mirande lui avait déclaré qu’il resterait couché toute la journée pour se reposer des fatigues de la nuit et Paul le savait assez chevaleresque pour être sûr qu’il ne songerait pas à se dérober, alors que son ami, moins compromis que lui, était peut-être aux prises avec le juge d’instruction.

En arrivant à la maison de Jean, boulevard Saint-Germain, Paul eut une grosse déception.

Mirande venait de sortir et, selon sa coutume, il n’avait dit ni où il allait, ni à quelle heure il rentrerait.

Paul supposa qu’il n’avait pas quitté le quartier et qu’il le trouverait attablé devant un des cafés que fréquentent les étudiants. Mais lequel? Mirande pour varier ses plaisirs et pour distribuer également l’honneur de sa présence, se montrait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, matin et soir, aux heures de l’absinthe. Paul résolut de les passer tous en revue, jusqu’à ce qu’il l’eût découvert, et s’il y était, ce ne serait pas difficile, car grâce à sa haute taille et à ses allures bruyantes, on le voyait et on l’entendait de très loin.

Paul se dirigea donc vers le boulevard Saint-Michel et le remonta jusqu’à la rue de Médicis, sans apercevoir Mirande.

Il inspecta ensuite les cafés de la rue Soufflot et il ne l’aperçut pas davantage.

Seulement, au coin de la place du Panthéon, il rencontra les trois étudiants qui avaient assisté au duel et il crut remarquer qu’ils cherchaient à l’éviter. Mais il les aborda et il commença par les malmener à propos de leur conduite après l’affaire. Ils le laissèrent dire et il ne tarda guère à constater que la peur qui les avait pris au moment où le marquis était tombé les tenait encore. Ils le supplièrent en chœur de parler moins haut et ils lui apprirent, en baissant la voix, que le bruit courait déjà, au quartier latin, que la querelle engagée à la Closerie avait fini tragiquement. On avait vu des agents de la police secrète rôder sur le Boul’Mich et les trois témoins s’étaient juré de ne rien dire de leur aventure nocturne, à personne, pas même à leurs étudiantes.

Paul les aurait voulus un peu plus crânes, mais il leur conseilla de persister à se taire et il leur demanda s’ils avaient rencontré Mirande.

Ils répondirent que, depuis le duel, Mirande n’avait paru nulle part et que sans doute il se cachait.

Sur quoi, Paul Cormier, voyant bien qu’il ne tirerait rien de ces jeunes effrayés, les planta là et se remit en quête.

Il y passa deux heures sans plus de succès et il en arriva peu à peu à s’inquiéter sérieusement de cette disparition subite d’un garçon que d’ordinaire on voyait partout.

Impossible de supposer que l’insouciant Mirande, pris tout à coup d’un remords, s’était enfui à la Trappe ou à la Grande-Chartreuse pour y faire pénitence. Il était bien plutôt capable de s’être enfermé chez quelque farceuse du quartier, Maria l’apprentie sage-femme ou Véra la nihiliste, ses deux préférées.

Et Paul ne se sentait pas d’humeur à aller le relancer chez ces dames.

Il avait fait de son mieux et à l’impossible nul n’est tenu.

S’il ne parvenait pas à mettre la main sur son introuvable camarade, Paul irait le lendemain conter sa déconvenue au père Bardin, et même s’il le fallait, au fils qui aviserait et qui était trop bien disposé pour le rendre responsable de l’inexplicable absence de son ami.