Za darmo

La main froide

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– A un mauvais sujet qui la rend, dit-on, très malheureuse. Lestrigou, dans ses lettres, a oublié de m’apprendre comment s’appelle son mari. Lestrigou me parle toujours d’elle sous son nom de demoiselle. C’est celui-là que ton ami doit connaître, puisqu’il est Languedocien. Du reste, dans sa prochaine, mon correspondant m’apprendra l’autre nom et je te le dirai.

– Bon! vous pouvez compter que votre commission sera faite ce soir.

– Ce soir?… c’est donc que tu comptes finir ta soirée à Bullier; car un dimanche, ton Mirande ne peut pas passer la sienne ailleurs.

– Mais je vous assure que…

– Oh! ne t’en défends pas!… j’y ai dansé jadis à Bullier.

– Ça devait être drôle, pensa Paul Cormier qui ne voyait pas bien le vieil avocat exécutant une tulipe orageuse.

Madame Cormier ne soufflait plus mot. Elle rêvait à ce mariage fantastique, mis sur le tapis par un homme en qui elle avait pleine confiance et elle se promettait de ne pas laisser tomber dans l’eau ce projet séduisant. Mais, pour y revenir, elle attendait d’être seule avec Bardin. Elle voulait en parler à cœur ouvert et la présence de son fils l’aurait gênée.

Bardin, qui devina son intention, lui vint en aide.

Le dîner avait marché plus vite que de coutume. On en était au café qu’on prenait à table, et Paul venait de vider son quatrième verre d’un remarquable cognac, de la même provenance que le vin de Xérès, servi après le potage.

– Tu grilles d’envie de fumer, hein? lui demanda l’avocat.

– Oh! je sais que ça gêne maman, dit Paul. Je fumerai dans la rue, en rentrant chez moi.

– Et le plus tôt sera le mieux, n’est-ce pas?… Eh! bien, je lis sur la figure de ton indulgente mère qu’elle te permet de lever la séance. Quand tu seras parti, nous ferons tranquillement notre cent de piquet jusqu’à dix heures et je serai encore couché avant toi, car je demeure à deux pas d’ici.

Le bonhomme habitait la rue des Arquebusiers, une rue dont peu de Parisiens connaissent le nom et qui va, en faisant un coude, du boulevard Beaumarchais à la rue Saint-Claude.

– Et d’ici à Bullier, il y a une trotte!… il est vrai que tu vas en carrosse, toi… Dame! quand on a des amis dans la noblesse!…

Paul s’était levé pour embrasser sa mère et il ne fit pas semblant d’entendre, mais l’impitoyable Bardin, reprit:

– Parions que tu portes toute ta fortune dans ta poche.

– Pourquoi ça? balbutia Paul, un peu décontenancé, car c’était vrai; qui vous fait croire?

– Le geste!… le geste révélateur!

– Quel geste?

– Pendant tout le dîner, tu n’as fait que tâter avec ta main la poche de poitrine de ta redingote. Je ne m’y trompe jamais à ce geste-là. Ton portefeuille doit être bien garni.

– Maman m’a remis, hier, mon mois. N’est-ce pas, mère?

La veuve fit signe que: oui, et pendant que M. Bardin riait d’aise d’avoir été si perspicace, le jeune homme s’empressa de lui serrer la main et de partir.

Il en avait assez des malices de ce jurisconsulte en retraite et de ses histoires matrimoniales.

– Décidément, c’est un vieux fou, grommelait Paul en descendant quatre à quatre les marches du large escalier de la maison maternelle. S’il croit que je vais prendre des renseignements sur son orpheline égarée, il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

L’étudiant reparaissait dans ce langage qu’il n’aurait pas osé tenir chez sa mère, et encore moins chez la baronne Dozulé, où il avait joué le rôle d’un seigneur qu’on attendait.

Et le fait était que Paul se sentait revivre à l’idée de se retrouver sur le sable des allées de la Closerie des Lilas, où il pourrait, à son choix, rêver à Jacqueline, ou bien se distraire en joyeuse compagnie, et où personne ne le prendrait plus pour le marquis de Ganges.

Au bout de la rue des Tournelles, il sauta dans un fiacre découvert, après avoir allumé un cigare, et il se fit conduire au célèbre jardin où tant de générations des Écoles de droit et de médecine ont fait leurs premiers pas.

Il y arriva, juste à l’heure où la fête bat son plein et, comme c’était dimanche, la foule était énorme: une vraie cohue où dominaient les étudiants, mais où il y avait aussi des amateurs venus de la rive droite, en transfrétant la Séquane, a écrit le maître Rabelais.

Ceux-là, blasés sur les quadrilles payés que la Goulue et Grille d’égout dansent tous les soirs au Jardin de Paris, venaient se retremper aux sources du cancan, alléchés par l’espoir de voir exécuter, bon jeu bon argent, des pas fantastiques, inventés par la belle jeunesse française.

Il a été de mode, un temps fut, dans les grands clubs, de s’offrir ce divertissement, comme on allait jadis voir la descente de la Courtille.

C’est un genre de sport que messieurs les Copurchies se permettent encore quelquefois.

Mais Paul Cormier ne s’attendait guère à rencontrer à Bullier la fine fleur de l’élégance parisienne.

Il venait y chercher Jean de Mirande et sa suite, car il supposait qu’après un plantureux dîner chez Foyot, la bande avait dû éprouver le besoin d’aller gigotter à la Closerie.

Le difficile c’était de les rencontrer, au milieu de ce flot de promeneurs, de danseurs et de consommateurs, car à Bullier tous les plaisirs sont réunis. On circule dans un jardin éclairé au gaz, on danse dans une salle immense, aux sons d’une musique endiablée, on boit sur les longues estrades qui l’entourent en la dominant et aussi dans les bosquets.

Ce soir-là, il y avait du monde partout, et justement une valse échevelée tournoyait d’un bout à l’autre de la salle couverte, refoulant les curieux et bousculant les gêneurs.

Paul, qui ne tenait pas à faire là des études de chorégraphie moderne, se rabattit sur le jardin où il comptait attendre que les évolutions circulaires des valseurs eussent pris fin.

Alors seulement, il pourrait se mettre en quête de Jean, avec quelque chance de le trouver.

Le jardin était fort encombré aussi. On s’y disputait les tables encastrées dans des massifs de verdure et les garçons de café, portant à bout de bras des plateaux chargés de bocks, fendaient impitoyablement les groupes qui se permettaient d’empêcher la circulation en stationnant dans les allées.

Paul, la veille encore, aurait trouvé charmante cette fête dominicale. Maintenant, il la voyait avec d’autres yeux. La joie de ces jeunes gens lui semblait grossière; les femmes lui semblaient laides et mal habillées.

Et ce n’était pas l’argent gagné au jeu qui changeait ainsi son optique; c’était l’image de Jacqueline qu’il avait sans cesse devant ses yeux et qui, par l’effet de la comparaison, lui faisait prendre en dégoût les pitoyables drôlesses du quartier.

Il n’était pas l’amant de cette merveilleuse marquise; et tout au plus espérait-il le devenir; mais il était déjà son complice, puisqu’il partageait avec elle un secret qu’elle était intéressée à cacher.

C’était assez pour qu’il se crût fait d’un autre bois que les camarades;

Jean de Mirande, excepté.

Celui-là était du même monde que madame de Ganges; il ne le fréquentait pas, ce monde aristocratique, mais il y était né et quoi qu’il affectât d’en faire fi, il était homme à comprendre certaines nuances qui échappaient complètement aux autres habitués de la Closerie.

Paul le cherchait donc, quoique bien décidé à ne pas lui faire de confidences, et ce ne fut pas lui qu’il rencontra.

Au détour d’une allée, Paul se trouva presque nez à nez avec un monsieur qui venait en sens inverse et qui s’écria:

– Vous, ici, monsieur le marquis!

Ce monsieur, c’était le vicomte de Servon, aussi étonné de la rencontre que Paul Cormier l’était de le trouver là.

Le vicomte, toujours poli, aborda courtoisement son heureux adversaire du baccarat, mais sa figure exprima un autre sentiment que l’étonnement. Ses yeux disaient clairement: «Eh bien?… et votre femme?»

Paul comprit. Il y avait dans le regard qui tomba sur lui toute une série d’interrogations que le vicomte était trop bien appris pour formuler en paroles.

Il voulait dire, ce regard clair et légèrement ironique: «Quoi! vous êtes arrivé ce soir, d’un long voyage; vous avez à peine eu le temps de voir votre charmante femme et au lieu de passer la soirée avec elle, vous venez vous divertir dans un bal d’étudiants!»

Paul était même tenté d’y lire quelque chose comme ceci: «Très bien. On pourra essayer de la consoler cette belle marquise que vous délaissez ainsi».

Mais il ne s’agissait pas de deviner les intentions de M. de Servon; il s’agissait de se tirer immédiatement d’une situation plus qu’embarrassante et Paul ne pouvait s’en tirer que par un mensonge.

Il lui en coûtait, car jusqu’alors, il n’avait pas menti, dans le sens littéral du mot. Il s’était laissé traiter de marquis de Ganges et présenter comme tel par la baronne Dozulé, mais il n’avait rien dit qui pût faire croire que ce nom et ce titre lui appartenaient.

Maintenant, il se trouvait pris dans un engrenage. Sous peine de passer pour l’amant de Jacqueline, il fallait mentir, non plus en se taisant, mais en inventant une explication de sa présence à Bullier.

Le diable s’en mêlait. Il maudissait ce vicomte qui s’était avisé de traverser les ponts au lieu de chercher à se refaire en taillant un baccarat dans les salons de son club. Mais il était obligé de répondre, et il répondit, en allant au-devant des questions qu’il prévoyait.

– Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici, surtout ce soir, n’est-ce pas, monsieur? commença-t-il d’un ton dégagé. Je pourrais vous dire, comme le doge de Gênes, à Versailles… ce qui m’étonne le plus, c’est de m’y voir. Figurez-vous que ma femme, qui ne savait pas que j’arriverais à Paris aujourd’hui, avait accepté une invitation à dîner chez une de ses amies. Elle voulait lui écrire pour se dégager. J’ai exigé qu’elle y allât. Elle y passera la soirée. J’ai dîné seul… au restaurant… et ne sachant que faire après, je suis venu, en me promenant et en fumant d’innombrables cigares, jusque dans ce quartier excentrique. J’ai entendu la musique de ce bal et l’envie m’a pris d’y entrer. Je crois que je n’y resterai pas longtemps.

 

Pour une explication improvisée, celle-là n’était pas trop mauvaise, et Paul s’empressa d’essayer d’une diversion.

– Mais vous-même, monsieur, reprit-il, par quel hasard?…

– Mon Dieu! c’est bien simple, dit le vicomte; j’ai dîné au club… j’espérais y trouver une partie, mais il fait si beau que tous les dîneurs ont pris leur volée en sortant de table… nous nous sommes trouvés trois à fumer sur le balcon… pas moyen seulement d’organiser un whist à quatre et je n’aime pas à jouer le mort… nous avons décidé, d’un commun accord, de fréter un cab et de nous faire conduire à la Closerie des Lilas. C’est assez canaille, ce bastringue, mais on y découvre quelquefois des femmes nouvelles…

– Pas souvent, murmura Paul qui savait à quoi s’en tenir sur ce point.

– Je vois, monsieur le marquis, que vous connaissez l’établissement…

– J’y suis venu autrefois, comme tout le monde.

– Oh! je pense bien que vous ne le fréquentez plus. Madame de Ganges s’y opposerait et… vous perdriez trop au change. Moi qui n’ai pas le bonheur d’être marié à une femme charmante, j’y viens de temps à autre avec des amis… et il m’est arrivé d’y faire des trouvailles… il y a encore ici quelques jolies filles qui ont sur les horizontales de la rive droite l’avantage d’être jeunes… on en est quitte pour les décrasser avant de les lancer.

Cormier s’apercevait que le vicomte était un viveur à outrance et il s’en réjouissait, parce qu’il espérait que ce chercheur de débutantes allait bientôt le quitter pour se mettre en chasse.

– Je viens d’en suivre une qui en valait la peine, reprit M. de Servon. Elle m’a planté là pour se pendre au bras d’un grand diable qui porte des bottes molles, un pantalon collant et un chapeau pointu. Il paraît qu’ici c’est le suprême chic.

Paul était sur les épines, car à ce signalement, il avait reconnu son ami Jean et il tremblait que Jean ne vînt déranger son colloque avec le vicomte et patauger à travers son marquisat de carton, comme un éléphant dans un magasin de porcelaines.

Mais Jean était sans doute occupé à abreuver dans la salle couverte ses invitées de chez Foyot, et M. de Servon continua ainsi:

Mes deux amis du club sont partis sur une autre piste. Je ne sais s’ils auront plus de chance que moi, mais je les attends ici et je serai bien heureux, monsieur le marquis, de vous les présenter.

Cela ne faisait pas du tout l’affaire de Paul Cormier qui balbutia:

– Je serais charmé, moi aussi, de connaître ces messieurs, mais…

– Eux, vous connaissent de réputation. Ils savent qu’après avoir mené la grande vie, vous avez abordé les affaires à l’âge où d’autres perdent encore leur temps au club et au foyer de la danse. Et les grandes affaires vous ont réussi, comme elles réussissent toujours aux hommes intelligents et hardis. Vous pouvez songer maintenant à jouir de vos succès… votre place est marquée dans notre monde parisien où jusqu’à présent vous vous êtes peu répandu, je crois.

– Oh! très peu! dit vivement Paul, enchanté du prétexte que lui fournissait le vicomte pour expliquer son ignorance des hommes de ce monde-là.

– J’ai bien vu, chez la baronne, que vous vous trouviez sur un terrain nouveau pour vous, reprit obligeamment le vicomte. Vous ne la connaissiez pas, je crois, cette chère baronne?

– Pas du tout, et elle m’a accueilli comme si j’étais de ses amis.

– Oh! c’est une excellente femme, et d’ailleurs elle est liée avec madame de Ganges que tout le monde aime et respecte.

Paul s’inclina par politesse, mais au fond, il n’était pas fâché d’apprendre qu’on respectait sa Jacqueline.

– Quand vous connaîtrez madame Dozulé, vous verrez qu’elle n’a pas sa pareille pour former un salon… car madame de Ganges, qui s’abstenait de recevoir pendant que vous étiez loin de Paris, va certainement ouvrir sa maison, l’hiver prochain. J’avoue que nous y comptons un peu… et ce serait vraiment dommage de ne pas utiliser votre bel hôtel de l’avenue Montaigne, qui semble avoir été construit tout exprès pour y donner des fêtes.

– Il paraît que j’ai un hôtel, avenue Montaigne, se dit Paul, c’est bon à savoir. Je ne serai plus embarrassé pour retrouver Jacqueline, si elle ne me donne pas de ses nouvelles.

– Voici mes amis du club, dit tout à coup M. de Servon. Ils reviennent bredouille, je crois… Mais non, ma foi!… ils sont suivis de près par deux jeunes personnes qui m’ont tout l’air d’avoir accepté un souper au café Anglais.

– Ça les changera… mais je me reprocherais de vous retenir…

– Oh! je serai de la fête… le temps de vous mettre en relations avec ces messieurs et je vous demanderai la permission de vous quitter. Voulez-vous seulement venir avec moi à leur rencontre?

Paul, qui voyait avec joie arriver le moment de la séparation, suivit le vicomte, qui l’amena en face des deux clubmen et procéda immédiatement aux présentations, en commençant par ses amis:

– Monsieur le comte de Carolles!… Monsieur Henri de Baffé!…

Puis, presque aussitôt:

– Monsieur le marquis de Ganges, reprit-il en élevant la voix, comme pour mieux marquer l’importance du personnage.

Cette cérémonie, assez inusitée au bal Bullier, se passait non loin de l’entrée de la salle couverte et tout près d’une espèce de tonnelle de feuillage où étaient attablés un monsieur et trois femmes qui, à en juger par leur tenue et leurs allures, devaient être des dévergondées de la pire espèce.

Le monsieur, au contraire, avait l’air d’un homme du monde, mais il était complètement ivre.

La table, couverte de bouteilles vides, attestait qu’il ne s’était pas grisé seulement de paroles et de bruit.

Au moment où M. de Servon venait de présenter le faux marquis, ce monsieur se leva, en montrant le poing au groupe des clubmen. Une de ses tristes invitées le força à se rasseoir en le tirant par le pan de sa redingote, mais il continua de gesticuler en criant:

– Qu’est-ce qu’il dit? Est-ce à moi qu’il en a?

Le présenteur et les présentés ne firent aucune attention à ce pochard qui, à la Closerie, n’était pas seul de son espèce. Ils échangèrent de brèves politesses avant de se séparer et le vicomte prit congé de Paul en lui disant:

– A l’honneur de vous revoir, monsieur le marquis.

Ces messieurs venaient de s’éloigner avec leurs deux recrues féminines, lorsque Jean de Mirande déboucha de la salle de bal, en nombreuse compagnie.

Tout tournait au gré des désirs de Paul qui ne craignait rien tant que de se trouver pris entre son vieil ami du quartier et ses nouveaux amis du club.

– Marquis! persistait à grommeler l’ivrogne; je vais t’en donner, moi, du marquis de Ganges!

Paul Cormier n’entendit pas cette menace qui se confondit avec un grognement et il ne se douta nullement qu’elle s’adressait à lui.

Il était tout à la joie d’avoir évité l’explication qui eût été la conséquence forcée de la rencontre avec Jean, si Jean était survenu une minute plus tôt.

Il arrivait, ce brave Jean, escorté de ce qu’il appelait sa maison civile et militaire, c’est-à-dire des quatre donzelles qu’il venait de régaler chez Foyot et d’une demi-douzaine d’étudiants recrutés dans le bal et largement abreuvés à ses frais.

Lui aussi, il était non pas ivre, car il portail le vin comme pas un, mais outrageusement gris. Il marchait encore droit, et il avait toujours la parole facile; seulement les yeux lui sortaient de la tête, et Paul, qui le connaissait bien, vit tout de suite qu’il était très surexcité.

Et quand cela lui arrivait, il était capable de toutes sortes d’extravagances. Paul le savait et bénissait d’autant plus le ciel qui avait inspiré au vicomte de Servon l’idée d’emmener ses amis.

– Te voilà, joli lâcheur, lui cria Mirande, du plus loin qu’il l’aperçut. Était-elle bonne la soupe de ta maman? Et le bouilli? Et le petit ginglet pour arroser tout ça? Si tu étais venu avec nous, tu aurais mangé de la bisque et bu du Clicquot. Demande plutôt à ces dames. Mais je te tiens, maintenant, et tu vas finir ta nuit avec nous… nous souperons chez Baratte, aux Halles.

Cormier admirait à part lui les effets du vin de Champagne qui inspirait de tels projets au dernier rejeton d’une famille de la vieille-roche et il était assez disposé à prendre la chose gaiement. Mirande, ce soir-là, ne pouvait lui être bon à rien et Paul n’était pas pressé de s’acquitter de la commission dont l’avait chargé le père Bardin, emporté par son zèle matrimonial.

Il craignait seulement que le bal ne finît pas sans bataille. Mirande, quand il se mettait dans ces états-là, avait le louis facile et le coup de poing aussi. Pour peu qu’on l’agaçât, il en venait aux voies de fait et il arrivait que la fête se terminait au violon.

Paul, qui n’avait pas envie de l’y suivre, méditait déjà de le calmer et de le ramener tout doucement à son domicile du boulevard Saint-Germain où il pourrait se coucher et cuver son vin jusqu’au lendemain.

Le diable c’était que le reste de la bande avait perdu toute notion du respect qu’on doit à l’autorité qui veille sur la tranquillité des bals publics. Ces dames avaient déjà failli se faire mettre à la porte en levant la jambe plus haut que le casque du municipal de service. Véra, la nihiliste, poussait des cris séditieux. Il est vrai qu’elle les poussait en russe et que personne ne les comprenait, mais les étudiants qui complétaient le cortège de Jean bousculaient tout le monde et faisaient un tapage infernal.

Paul, malgré tout, espérait encore que la soirée s’achèverait pacifiquement. Il comptait sans le pochard qui l’avait déjà interpellé du fond de la tonnelle qu’il occupait avec trois créatures. Elles avaient essayé de le contenir, mais il s’était arraché de leurs pattes et il vint se planter devant Paul Cormier, les bras croisés, le chapeau rejeté sur la nuque et les cheveux en coup de vent.

– D’où sort-il celui-là? grommela Mirande en toisant l’intrus qui lui dit brusquement:

– Ce n’est pas à vous que j’ai affaire… c’est à celui-ci.

– A moi? demanda Paul, stupéfait.

– Oui, à vous. Pourquoi vous faites-vous appeler le marquis de Ganges?

Paul pâlit et ne répondit pas. Il comprenait que cet homme avait entendu les présentations, mais il ne devinait pas en quoi elles pouvaient l’avoir offensé.

– Êtes-vous fou? demanda Mirande à l’ivrogne, dont l’attitude agressive commençait à l’irriter.

– Je ne suis pas fou et je suis parfaitement sûr d’avoir bien entendu. Encore une fois, pourquoi, vous, le petit blond, pourquoi avez-vous pris un nom qui ne vous appartient pas?

Êtes-vous le marquis de Ganges, oui ou non?

– Qu’est-ce que ça vous fait? riposta Mirande, exaspéré par cette insistance tenace qui est particulière aux gens ivres.

– Ce que ça me fait? Vous voulez le savoir? C’est moi qui suis le marquis de Ganges.

– Possible! ricana Jean. Vous n’en avez pas l’air.

– Je ne vous parle pas. Je parle à cet homme qui s’obstine à ne pas me répondre… et je lui répète qu’il s’est permis de prendre mon nom, que je veux savoir pourquoi et que s’il persiste à refuser de me le dire, je vais le souffleter.

Paul leva le bras, pour prendre les devants, mais Mirande fut plus prompt que lui.

– Après moi, s’il en reste, cria-t-il en appliquant sur la joue du réclamant une maîtresse gifle.

Ce fut le signal d’un tumulte effroyable. Les filles qui buvaient tout à l’heure avec le souffleté s’enfuirent en criant comme si elles avaient reçu le soufflet. Les amis et les amies de Jean arrivèrent pour lui prêter main-forte au cas où le battu essaierait de rendre coup pour coup. Jean s’était mis en posture de boxer et tout faisait prévoir qu’un combat acharné allait s’engager entre ces deux hommes, ivres tous les deux et aussi furieux l’un que l’autre.

On accourait de tous les côtés du jardin et il y avait déjà des gens qui montaient sur des chaises pour mieux voir. Pour un peu ils auraient fait: Kss!… kss!…

Le plus ennuyé de tous les acteurs de cette scène, c’était Paul Cormier, qui était la cause de la querelle et qui, faute de présence d’esprit, avait laissé son ami usurper le premier rôle, un rôle qui pouvait le mener sur le terrain.

Mais ceux qui comptaient sur le spectacle d’une belle lutte à coups de poing furent complètement volés.

Soit que le souffleté vît qu’il ne serait pas le plus fort, soit qu’il trouvât au-dessous de sa dignité d’engager un pugilat, il s’abstint de se jeter sur son adversaire, et il lui dit avec un sang-froid surprenant:

 

– Maintenant, monsieur, ce n’est plus à votre ami que j’ai à faire, c’est à vous et vous me rendrez raison de l’outrage.

Le soufflet l’avait non seulement dégrisé, mais transfiguré. L’ivrogne avait maintenant l’attitude et le ton d’un gentleman, brutalement offensé.

– Quand il vous plaira, répliqua Mirande. Je vais vous donner ma carte.

– Pas ici, je vous prie. Voici les sergents de ville qui arrivent. Je ne veux pas être mis au poste et je suppose que vous tenez aussi à éviter ce dénouement ridicule. Veuillez sortir avec moi et vos amis… y compris monsieur…– le souffleté désignait Paul— j’ai un autre compte à régler avec lui. Mais venez avant qu’on nous entoure… nous nous expliquerons dehors.

– Je ne demande pas mieux.

Trois des étudiants qui escortaient Mirande s’esquivèrent. Ceux-là, comme Panurge, craignaient les coups naturellement. Les trois autres restèrent. Les femmes s’étaient perdues dans la foule, aussitôt après la gifle. Mirande ouvrit la marche et on lui fit place. Son encolure et ses biceps imposaient le respect aux curieux et les sergents de ville, enchantés de n’avoir pas à intervenir, laissèrent passer le groupe, subitement apaisé.

Une paix provisoire ou plutôt une trêve, commandée par la crainte de la police, qui n’est pas tendre aux étudiants.

Le Monsieur, dégrisé, était un homme jeune et élégamment tourné, dont les traits distingués semblaient avoir été altérés par des débauches prolongées. L’ivresse habituelle y avait mis sa marque. Ce n’était pas la physionomie d’un raffiné de vices comme le vicomte de Servon. Il y avait de cela avec un peu d’abrutissement en plus. Paul se représentait ainsi le pâle Rolla d’Alfred de Musset, ce Rolla qui n’était autre que le poète lui-même.

D’où venait cet homme, évidemment tombé de haut dans de crapuleuses habitudes? Qu’était-il venu faire à ce bal avec des filles de bas étage? Et quel vertige l’avait poussé à planter là des créatures pour apostropher Paul, à propos d’un nom prononcé, un nom qui ne devait jouir d’aucune notoriété à la Closerie des Lilas?

Avait-il été pris subitement d’un accès de folie? Mirande en était convaincu et il le lui avait dit.

Paul aurait voulu le croire, mais tout en se demandant avec inquiétude comment cette nouvelle aventure allait finir, il ne pouvait pas s’empêcher de douter que cet homme fût fou, et il se disait:

– Si pourtant c’était le vrai marquis de Ganges!

Cette idée ne fit que traverser le cerveau de Paul Cormier et tout semblait indiquer qu’elle ne valait pas la peine qu’il s’y arrêtât.

Quelle apparence en effet que le marquis de Ganges, au retour d’un long voyage, s’en allât faire la noce— c’était le vrai mot— au bal Bullier, avec des créatures, au lieu de débarquer dans son hôtel de la rue Montaigne où sa charmante femme l’attendait?

Si bas tombé que soit un gentilhomme, il ne s’affiche pas ainsi et d’ailleurs Cormier n’avait aucune raison de croire que le mari de Jacqueline fût un marquis déchu. Au contraire, on parlait de ses succès financiers, des grandes entreprises qui venaient d’augmenter sa fortune déjà considérable.

Donc, ce pochard subitement dégrisé n’était pas, ne pouvait pas être le marquis de Ganges.

Alors, pourquoi s’était-il fâché quand il avait entendu donner ce nom et ce titre à un monsieur qui passait?

C’était à n’y rien comprendre et Paul Cormier y renonça. Mirande, lui, ne se creusait pas la tête à deviner cette énigme. Il avait souffleté un insolent qui menaçait son ami. Il lui devait une réparation et il ne demandait pas mieux que de la lui accorder. Un soufflet vaut un coup d’épée, c’était une de ses maximes favorites. Et il ne sortait pas de là.

Il y avait longtemps qu’il n’était allé sur le terrain et il n’était pas homme à manquer une si belle occasion de se refaire la main.

Les trois étudiants qui l’avaient suivi étaient trois bons jeunes gens qui ne s’étaient de leur vie battus qu’à coups de poing et qui n’avaient jamais mis les pieds dans une salle d’armes. Ils suivaient Mirande, parce que Mirande était le chef incontesté des tapageurs du quartier et ils étaient bien persuadés que l’affaire se terminerait autour d’un bol de punch.

Le groupe sortit sans autre incident de cette Closerie où on échange plus de horions qu’on n’y cueille de lilas.

L’orchestre venait de donner le signal d’un nouveau quadrille; danseurs et danseuses y couraient, sans plus s’occuper des suites d’une dispute, comme on en voit à Bullier, à peu près tous les soirs.

Le problématique marquis marchait en tête, comme de juste, puisque c’était lui qui avait proposé de sortir pour régler cette affaire d’honneur, où l’honneur n’était pas en cause, car il s’agissait d’une querelle entre deux ivrognes, dont l’un avait eu la main trop leste.

Ce giflé susceptible emmena les autres, sous les arbres, beaucoup plus loin que la statue du maréchal Ney, au milieu d’un carrefour désert, où ces messieurs pouvaient conférer tout à leur aise, sans craindre d’être dérangés.

Paul Cormier qui ne souhaitait la mort de personne, prit le premier la parole et ce fut pour prêcher la conciliation.

– Messieurs, dit-il, il n’y a dans tout cela qu’un malentendu… dont j’ai été la cause, bien involontairement… et tout peut s’arranger.

– Plus maintenant, interrompit le soi-disant marquis.

– Pourquoi donc pas?… J’exprime tout haut et devant témoins le regret d’avoir été l’occasion d’une querelle sans motif sérieux. Entre honnêtes gens, on ne se coupe pas la gorge pour un mot dit en l’air.

– Et le soufflet?… Il n’était pas en l’air, le soufflet. Il est encore marqué sur ma joue.

– Un mouvement de vivacité… que mon ami regrette, j’en suis sûr.

Mirande s’abstint de confirmer cette appréciation de Paul et son air disait assez qu’il ne se repentait pas du tout de ce qu’il avait fait.

– Bien obligé! répondit l’offensé. Demandez-lui donc s’il veut tendre la joue pour que je lui rende ce qu’il m’a donné.

– Je ne vous conseille pas d’essayer, ricana Mirande.

– Soyez tranquille!… je veux autre chose… je veux vous tuer…

– Comme ça!… tout de suite!… vous attendrez bien jusqu’à demain… et d’abord, je ne me bats pas en duel avec le premier venu. Commencez par me dire qui vous êtes.

– Je vous l’ai déjà dit. Je suis le marquis de Ganges… et il est probable que je vous ferai beaucoup d’honneur, en croisant le fer avec vous, car je ne vous connais pas et…

– C’est mon nom qu’il vous faut?… Je m’appelle Jean de Mirande et je descends des comtes de Toulouse. Ça vous suffit-il?

– Je m’en contenterai. Je serais mal fondé à vous demander de me montrer vos titres, car je suppose que vous ne les avez pas dans votre poche.

– Je les montrerai demain aux témoins que vous m’enverrez.

– Demain! s’écria le souffleté. Vous voulez rire, je pense!… Alors, vous croyez que je garderai ma gifle jusqu’à demain? Rayez cela de votre programme, monsieur le descendant des comtes de Toulouse. C’est la première que je reçois de ma vie. Je ne veux pas aller me coucher avec. Il n’y a que les lâches qui renvoient un duel au lendemain, quand l’offense ne peut se laver qu’avec du sang.

– Parbleu! je ne demande qu’à m’aligner, mais je ne peux pourtant pas m’aligner, séance tenante, sous un bec de gaz. D’abord, pour se battre, il faut des témoins et des épées.

– Des témoins? deux de ces messieurs m’en serviront.

– Bon!… et des armes?

– Vous devez avoir dans ce quartier un ami qui possède une paire de fleurets. Nous en serons quittes pour les démoucheter.

– J’ai chez moi des épées de combat, s’empressa de dire un des étudiants, un imberbe qui en était à sa première année de droit.

Cet âge ne rêve que plaies et bosses.

– Et je demeure à deux pas d’ici… faubourg Saint-Jacques… en face du Val-de-Grâce.

– Merci, monsieur, dit gravement le marquis.

A son attitude et à son langage, Cormier commençait à croire qu’il l’était tout de bon, marquis, et s’il était vraiment le mari de madame de Ganges, cela compliquait beaucoup la situation.