Za darmo

La main froide

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Vous auriez pu les lui demander à lui-même, au lieu de l’éconduire… et je pourrais ajouter: pour qui me prenez-vous?

La dame rougit et ce fut d’un ton peiné qu’elle répondit:

– Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous ai offensé. J’avais cru, en m’adressant à vous, que je pourrais, sans vous blesser, vous interroger sur M. de Mirande… et je n’ai pas craint de tenter une démarche… que j’espère ne pas avoir à regretter.

– Oh! protesta Paul Cormier, je n’abuserai pas de la situation.

Elle n’a cependant rien de flatteur ni d’agréable pour moi, convenez-en. Me voilà réduit au rôle de confident… et encore!… jusqu’à présent vous ne m’avez pas confié grand’chose…

J’espérais mieux et quand vous avez bien voulu m’inviter à monter dans cette voiture, si j’avais pu prévoir qu’il ne serait question que de Mirande et de sa famille…

– Ne vous repentez pas d’avoir fait une bonne action, interrompit la blonde inconnue.

– Une bonne action, dites-vous?… voilà un bien gros mot!… je n’aperçois pas encore quel service j’ai pu vous rendre.

– Un grand service… vous le reconnaîtrez plus tard et… pourquoi ne l’avouerais-je pas?… je compte vous en demander d’autres…

– Je vous reverrai donc!

– Oui… si vous voulez me promettre de ne pas chercher à savoir qui je suis…

– Voilà une condition un peu dure!

– Et de ne rien dire à votre ami.

– Il ne m’en coûtera guère d’être discret, mais… quelle sera ma récompense, si je me soumets à l’autre condition?

– Fiez-vous-en à ma reconnaissance et comptez qu’un jour vous saurez tout.

– Soit! j’accepte; mais comment vous reverrai-je? Vous ne m’avez pas dit votre nom… je suppose que vous ne voulez pas me le dire… et vous ne savez pas le mien.

– Il ne tient qu’à vous de me l’apprendre. Je m’en souviendrai, je vous le jure.

Ce fut dit avec un accent de sincérité chaleureuse qui toucha Paul

Cormier, sans le convaincre tout à fait.

Il se défiait encore un peu des intentions de la dame et le rôle effacé qu’elle semblait lui réserver ne le tentait guère. Mais elle était, comme a écrit La Bruyère, si jeune, si belle et si sérieuse, qu’il se laissait aller à la croire.

Il allait peut-être s’ouvrir pour lui ce grand monde qu’il rêvait et

Paul n’était pas homme à refuser d’y entrer, même par une porte secrète.

L’inconnue en était certainement et elle lui offrait d’emblée une sorte de traité d’alliance.

Après l’amitié, l’amour viendrait peut-être et cette chance valait bien qu’il acceptât le compromis qu’elle lui proposait.

Et pourtant sa réponse se fit attendre. Il lui en coûtait de décliner

son nom roturier à une femme qui connaissait à fond l’armorial du

Languedoc où figurait si brillamment l’aristocratique famille de

Mirande.

Il s’y décida cependant.

C’était le seul moyen de la revoir, puisqu’elle ne voulait pas lui dire le sien.

– Je m’appelle Paul Cormier, dit-il brusquement, comme un homme qui prend tout à coup son parti de subir une nécessité désagréable.

Et ne voulant pas faire les choses à demi, il ajouta:

– Je n’ai plus que ma mère qui n’habite pas avec moi. Je finis ma dernière année de droit et je demeure rue Gay-Lussac, nº 9.

Vous voilà renseignée, Madame. Je ne vous demande pas de me rendre la pareille.

– Je vous ai promis que plus tard vous sauriez tout. Je vous le promets encore. En attendant que je puisse tenir ma promesse, vous vous contenterez de me voir.

– Pas chez vous, je suppose?

– Ni chez vous, Monsieur, dit en souriant la mystérieuse blonde.

Je vous écrirai pour vous faire savoir où nous pourrons nous rencontrer.

Et vous ne croyez pas, je l’espère, que j’attends de vous d’autres services que ceux qu’un galant homme peut, sans déchoir, rendre à une honnête femme qui a recours à son obligeance, sinon à sa protection.

Ce langage ferme et net fit sur Paul une impression profonde.

Son consentement ne tenait plus qu’à un fil et s’il hésitait encore, c’est qu’un point à éclaircir lui tenait au cœur.

– Eh! bien? demanda la dame; est-ce convenu?

– Oui… si…

– Quoi! il y a un: si!

– Ne vous fâchez pas de ce que je vais vous dire…

– C’est donc bien terrible?

– Non… c’est enfantin… Donnez-moi votre parole d’honneur que vous n’aimez pas Jean de Mirande… que vous ne l’aimez pas… d’amour.

– Je vous la donne. Je n’ai pas d’amour pour lui et je n’en aurai jamais.

– Jamais, c’est beaucoup dire.

– Je ne puis pas l’aimer. Un jour je vous apprendrai pourquoi.

– C’est bien… je vous crois, dit gravement Paul Cormier. Je ferai tout ce que vous voudrez.

– Merci, Monsieur!… à dater de cet instant vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous… et avant de nous séparer…

– Déjà!…

– Il le faut. Nous approchons du rond-point et je vous prierai de descendre un peu avant d’y arriver.

– Vous craignez qu’on ne nous voie ensemble?

– Probablement.

– Votre mari, n’est-ce pas?

– Prenez garde!… voilà que vous manquez à nos conventions!

– C’est juste. Je retire ma question… et je ne recommencerai plus. Mais j’ai une grâce à vous demander… Je vais vous quitter et je ne sais quand je vous reverrai, mais vous ne me défendez pas de penser à vous.

– Non certes.

– Eh! bien, quand j’y penserai, ne serez-vous jamais pour moi que Madame X…? ne pourrai-je jamais rattacher ma pensée à un petit nom… celui que vous choisirez, si vous tenez à me cacher le véritable?

– C’est enfantin, comme vous disiez tout à l’heure, répondit en riant la belle inconnue; mais je ne veux pas vous refuser cette satisfaction. Quand vous penserez à moi… eh! bien… pensez à Jacqueline.

– Jacqueline! murmura Paul qui trouvait ce nom charmant.

Je répéterai souvent: Jacqueline!… cela m’aidera à prendre patience jusqu’au jour où vous voudrez bien vous souvenir de moi.

– Ne craignez pas que j’oublie, reprit vivement la dame. Mais le moment est venu de nous quitter. Il ne me reste qu’à vous dire…

– Adieu?

– Non. Au revoir! faites arrêter le cocher, je vous prie.

Paul tourna le bouton d’avertissement et demanda:

– Vous gardez la voiture, Madame?

– Oui… je la quitterai un peu plus loin.

Paul comprit qu’elle attendait qu’il partît pour donner l’adresse de la maison où elle allait.

Il ouvrit la portière et il descendit.

Il espérait que Jacqueline allait lui tendre la main, et il l’aurait baisée avec enthousiasme cette main, gantée de Suède.

Il n’eut même pas le plaisir de la serrer, car dès qu’il fit le geste de la prendre, elle se retira vivement.

Cette première déception n’était pas pour le mettre de bonne humeur.

Il s’était laissé enguirlander par les douces paroles de la dame et il venait d’accepter les conditions bizarres qu’elle lui imposait.

Il n’eut pas plutôt pris pied sur la chaussée de la grande avenue des

Champs-Elysées qu’il changea de sentiment sur la soi-disant Jacqueline.

Ce fut un revirement complet.

Dans la voiture, il la trouvait adorable; il croyait à ses serments et aux histoires pleines de réticences qu’elle lui racontait.

Depuis qu’il avait touché terre, elle lui faisait l’effet d’une intrigante et il ne se pardonnait pas de s’être laissé prendre à ses mensonges.

– Non, disait-il entre ses dents, je ne me corrigerai jamais… les yeux d’une jolie fille m’empêcheront toujours d’y voir clair. En voilà une qui s’en va m’attendre à la sortie du Luxembourg et qui me force à monter en fiacre avec elle. Maria, l’apprentie accoucheuse, n’oserait pas en faire autant. Je me laisse emmener et au lieu de profiter de l’occasion, je la prends pour une femme du monde et j’écoute pieusement les balivernes qu’elle me débite sur mon ami Jean… Ah! ce qu’il me blaguerait, s’il me voyait lâché sur l’asphalte, pendant qu’elle se fait conduire chez un amant qui l’attend du côté du rond-point! Elle m’a joué là un bon tour, mais je la repincerai…

Tout en s’objurguant ainsi lui-même, Paul suivait des yeux la voiture.

Il en était descendu à la hauteur du Cirque d’Eté et il s’était avancé jusqu’au coin de l’avenue Matignon. Il la vit s’arrêter un peu plus loin, du côté de la rue Montaigne.

La dame en sortit, paya le cocher et s’engagea, sans se retourner, mais sans trop se presser, dans l’avenue d’Antin.

– Parbleu! je saurai où elle va, grommela Paul Cormier.

Elle m’a fait jurer de ne pas l’interroger, mais elle ne m’a pas défendu de la suivre. Si elle s’en aperçoit, je la rattraperai et nous aurons une petite explication où je ne me gênerai pas pour lui dire son fait. Si elle ne me voit pas, je ne la lâcherai qu’à la porte de la maison où elle entrera.

Et encore! non… je me sens très capable d’y entrer avec elle… il en arrivera ce qu’il pourra.

Paul passait d’un excès à l’autre. Après avoir été trop timide, il devenait trop hardi.

Il eut tôt fait de revoir la dame qui filait rapidement sur le large trottoir de l’avenue d’Antin et comme il était passé maître dans l’art du suivre les femmes, il sut maintenir sa distance, sans se rapprocher jusqu’à attirer son attention.

Il manœuvra si bien qu’au moment où, après avoir tourné court, elle franchit le seuil d’une porte cochère ouverte, il put la rejoindre sous la voûte, sans qu’elle sentît qu’il était presque sur ses talons.

La maison avait l’air d’être un hôtel particulier et la blonde y avait ses entrées,– soit qu’elle l’habitât, soit qu’elle y fût déjà venue souvent— car elle poussa tout droit jusqu’à une tapisserie mobile qui barrait le vestibule et qu’elle écarta avec sa main, cette main qu’elle avait refusée à Paul en le congédiant.

Paul, qui serrait de près sa traîtresse, arriva juste au moment où apparaissait un superbe valet de pied, placé là pour recevoir les visiteurs et pour crier leurs noms.

 

Ce domestique ne connaissait pas Cormier, mais il connaissait la dame et, comme ils entraient ensemble, il annonça sans hésiter:

– Monsieur le marquis et madame la marquise de Ganges!

Paul avait réussi au-delà de ce qu’il espérait. Il était entré dans la place, avant que la dame se fût aperçue de sa présence. Il venait même d’apprendre son véritable nom qu’elle tenait tant à lui cacher. Mais ces succès inattendus le gênaient énormément.

Il avait deviné sans peine que le valet de pied l’avait pris pour le mari de la femme qu’il avait l’air d’escorter. Il prévoyait donc que cette annonce saugrenue allait faire sourire ceux qui l’avaient entendue et mettre en colère la prétendue Jacqueline, marquise de Ganges.

Il aurait bien voulu battre en retraite, mais il n’était plus temps.

Paul était tombé au beau milieu d’une de ces réunions mondaines que les Anglais appellent: five o’clock tea, et ce thé de cinq heures se tenait dans la cour de l’hôtel, une cour pleine de fleurs et couverte d’un velum en soie, destiné à préserver les invités des ardeurs du soleil printanier.

Il y avait là une douzaine de visiteurs des deux sexes, groupés autour de la maîtresse du logis qui offrait à la ronde des tasses de thé et tous les yeux étaient braqués sur le couple nouveau venu.

Évidemment, un orage allait tomber sur l’intrus qui se permettait de s’introduire ainsi dans un cercle d’intimes où personne ne le connaissait.

A la grande stupéfaction de Paul, cet orage n’éclata pas.

Il y eut des chuchotements, mais pas la moindre manifestation hostile et les regards fixés sur Paul étaient plutôt bienveillants.

La marquise, seule, rougit et lui lança un coup d’œil, chargé de reproches, mais non pas de menaces.

Elle aussi avait deviné la méprise du domestique et le prodigieux fut qu’elle s’abstint de la rectifier.

Se résignait-elle à en subir les conséquences pour éviter une explication qui n’aurait pas tourné à son avantage, si Paul se fût avisé de raconter comment il se trouvait là, après une course en fiacre? Il était tenté de le croire et il ne répugnait pas à se prêter à cette comédie de salon, mais il se demandait comment la dame allait se tirer de la situation qu’elle paraissait disposée à accepter.

Les invités qui la connaissaient devaient connaître aussi son mari et probablement ce mari ne ressemblait guère à Paul Cormier, qui n’avait pas du tout, comme on dit au théâtre, le physique de l’emploi.

Mais les figures n’exprimaient pas d’autre sentiment que la curiosité— une curiosité décente qui n’avait rien de blessant pour celui qui en était l’objet.

On l’observait à la dérobée, comme on observe un monsieur dont on a souvent entendu parler et qu’on n’a jamais vu.

La dame qui donnait ce thé vint droit à Paul Cormier et lui dit gracieusement:

– Soyez le bienvenu chez moi, monsieur le marquis. Cette chère Marcelle ne vous attendait que la semaine prochaine. Je la remercie de ne pas avoir perdu un seul jour pour vous amener ici. Vous êtes arrivé, hier, je pense?

A cette question qu’il aurait dû prévoir, Paul ne sut que répondre et il serait resté bouche bée; mais la blonde aux yeux noirs se chargea d’y répondre.

– Ce matin, par l’orient-express, dit-elle, en regardant fixement son prétendu mari.

– C’est fort aimable à vous et surtout à M. de Ganges d’être venus, reprit la maîtresse de la maison: car il doit être horriblement fatigué après un si long voyage.

Paul se contenta de sourire. C’était le meilleur moyen de ne pas se compromettre; mais il ne pourrait pas toujours se tirer d’affaire avec des sourires et il n’imaginait pas comment finirait la scène.

Elle commençait du reste à l’amuser et il reprenait peu à peu son aplomb, fort dérangé au début.

– Permettez-moi, monsieur le marquis, continua la dame, qui était une fort belle personne, un peu mûre, mais d’aspect agréable; permettez-moi de vous présenter mes amis, après vous avoir présenté à mes amies, qui sont aussi les amies de Marcelle et que vous aurez l’occasion de revoir, puisque vous comptez faire un assez long séjour à Paris.

Cette fois Paul se contenta de s’incliner et les présentations commencèrent.

Ce n’étaient que comtesses et baronnes, marquis et vicomtes, tout un annuaire de la noblesse où le véritable marquis de Ganges se serait trouvé dans son élément.

La marquise y était certainement. Elle les connaissait tous et toutes. Elle aussi s’était remise d’un trouble passager et elle manœuvrait maintenant avec une aisance parfaite, sur ce terrain devenu difficile pour elle, depuis l’erreur du valet de pied.

– Vous offrirai-je une tasse de thé?

Et comme l’étudiant, qui trouvait le thé fade, hésitait à accepter:

– Vous n’êtes pas forcé, reprit gaiement la dame qui recevait. Mon thé est laïque et gratuit, mais pas obligatoire. Vous saurez que chez moi la liberté complète est à l’ordre du jour. On n’est même pas tenu de s’occuper des femmes. Nous nous suffisons très bien à nous-mêmes… et vous allez nous permettre d’accaparer cette chère Marcelle pour causer chiffons pendant qu’avec ces messieurs vous parlerez politique, si le cœur vous en dit.

Parler politique, Paul Cormier n’y tenait pas, mais il était enchanté de profiter de la permission de s’éloigner du groupe féminin, en attendant qu’il se présentât une occasion de disparaître à l’anglaise, car pour le moment il ne songeait qu’à couper court à un imbroglio des plus scabreux.

Il laissa donc ces dames s’emparer de la marquise et la faire asseoir avec elles autour de la table sur laquelle chantait sa chanson le samovar, cette théière en cuivre que les Russes ont importée à Paris.

Quoiqu’en eût dit la maîtresse de la maison, les messieurs ne paraissaient pas tous disposés à faire bande à part. Madame de Ganges fut très entourée et très complimentée par des cavaliers qui cherchaient certainement à lui plaire.

Paul n’avait pas le droit d’être jaloux, mais il lui passa par l’esprit que sa présence était pour quelque chose dans ces empressements. Ces beaux gentilshommes avaient l’air de se dire: «Le mari est revenu. La marquise va ouvrir son salon, fermé pour cause de veuvage momentané. C’est le vrai moment de lui faire la cour».

Ce n’était de la part de Paul qu’une simple conjecture, mais il y voyait déjà un peu plus clair dans la situation où l’avait jeté un engrenage de petits événements, plus bizarres les uns que les autres.

Il savait maintenant que la soi-disant Jacqueline, s’appelait, de son vrai prénom, Marcelle, qu’elle était la femme légitime d’un marquis, que ce mari en voyage, ou plus probablement fixé à l’étranger, était attendu et qu’on ne le connaissait pas encore dans le monde où la marquise vivait à Paris.

Il fallait qu’il fût jeune, ce mari, puisque Paul avait pu être pris pour lui.

Mais, il fallait aussi que sa femme fût bien sûre qu’il ne reviendrait jamais, car s’il avait dû reparaître, elle ne se serait pas résignée, sans la moindre hésitation, à passer pour être la femme d’un autre.

Jusqu’où comptait-elle pousser cette substitution improvisée? Paul ne s’en doutait pas, mais quoi qu’il advînt, elle serait désormais obligée de compter avec lui. Il était entré dans son jeu, sans sa permission, mais elle l’y avait admis, puisqu’elle n’avait pas réclamé. Au contraire, elle l’avait plutôt encouragé, par un regard qui lui enjoignait d’être discret, et par son silence.

Il espérait bien ne pas s’arrêter en un si beau chemin. Il savait le nom de l’énigmatique blonde du Luxembourg; il ne tarderait guère à savoir où elle demeurait et quand il en serait là, le reste irait tout seul.

Par exemple, il ne devinait encore pas pourquoi elle s’intéressait à Jean de Mirande, mais ce mystère-là finirait bien par être éclairci comme les autres.

Il ne devinait pas non plus ce que pouvait être l’homme décoré et boutonné qui n’avait fait que paraître et disparaître sur la terrasse du Luxembourg. Il avait oublié de s’en informer pendant le voyage en fiacre, mais il comptait bien y revenir, quand il la reverrait, ce qui ne pouvait guère tarder.

Depuis que la marquise était assise, Paul, resté debout, se tenait un peu à l’écart, mais son isolement allait prendre fin, car deux ou trois invités s’approchaient dans l’intention évidente d’entamer avec lui une conversation qu’il redoutait un peu.

– Monsieur de Servon, appela tout à coup la maîtresse de la maison, avouez que vous grillez d’envie de tailler une banque de baccarat.

M. de Servon, qu’elle interpellait ainsi, était un jeune homme qui aurait pu représenter, au naturel, ce grand flandrin de vicomte, dont il est question dans une des comédies de Molière.

Vicomte, il l’était, et de plus efflanqué, ravagé, long comme un jour sans pain, vicieux comme pas un et ne s’en cachant pas.

– J’avoue, baronne, j’avoue! répondit-il gaiement.

– En plein jour!… à la face du soleil!… vous n’avez pas honte? lui demanda en riant la dame.

Décidément, la maîtresse du logis était une baronne. Encore un renseignement que Paul Cormier attrapait au vol.

– Mais non… nous jouerions à l’ombre, puisqu’il y a un velum. Et je parierais volontiers que vous l’avez fait tendre pour me permettre d’abattre neuf, sans me gâter le teint.

– Vous avez donc le démon du jeu dans le corps?

– Moi!… mais je le déteste, le jeu!… seulement je déteste encore plus l’oisiveté. Vous savez qu’elle est la mère de tous les vices, cette coquine d’oisiveté.

– J’ai toujours pensé que vous étiez son fils. Taillez-la donc votre banque! Vous voyez que la table est mise là-bas… et vous aurez en M. de Ganges un adversaire digne de vous.

– Dites donc que je serai le pot de terre contre le pot de fer… je ne roule pas sur les millions, moi.

– Il paraît que le vrai marquis est fortement millionnaire, se disait Paul Cormier; je puis bien le remplacer auprès de sa femme, mais au jeu!… c’est une autre affaire.

– Faites donc à ce grand fou le plaisir de lui gagner quelques centaines de louis, dit la baronne en s’adressant au faux marquis. Marcelle ne vous en voudra pas de nous la laisser.

Marcelle ne dit mot, mais elle fit signe que non, au grand étonnement de

Paul, qui se demanda immédiatement:

– Pourquoi désire-t-elle que je joue?

L’idée lui vint aussitôt que c’était pour lui procurer un moyen d’échapper en partie aux embarras de la situation. S’il était resté avec les femmes, il aurait eu à répondre tôt ou tard à des questions gênantes. Moins il parlerait, plus il aurait de chance de ne pas se trahir. Et au baccarat, on ne parle que pour demander: cartes, ou pour annoncer son point.

Il sut gré à la charmante blonde de sa bonne intention, mais il resta perplexe. Il ne haïssait pas le jeu et dans sa vie d’étudiant, il avait gagné ou perdu au rams, au piquet et à l’écarté, beaucoup de consommations dans les cafés du Boul’Mich. Il lui était même arrivé de jouer au baccarat, les nuits de folle orgie au quartier, et d’y laisser des pièces blanches. Mais il n’avait jamais risqué de perdre plus qu’il ne possédait. Il préférait garder son argent pour mener joyeuse vie, quand son ami Jean de Mirande qui, lui, était joueur comme les cartes, arrangeait des soupers ou des parties de campagne avec les coryphées du bal Bullier.

Et il n’était pas tenté de lutter contre ce vicomte de Servon qui devait être un vieux routier du baccarat et qui avait sur un pauvre étudiant la première des supériorités au jeu: celle des capitaux.

Paul n’était cependant pas sans argent dans sa poche. Il avait, par hasard, touché, la veille, un mois de la pension maternelle et il n’avait pas eu le temps de l’écorner beaucoup.

Mais les vingt-cinq louis qui lui restaient ne constituaient qu’un maigre contingent pour livrer sur le tapis vert une grosse bataille.

Le vicomte n’en ferait qu’une bouchée de ces vingt-cinq louis sur lesquels Paul comptait pour vivre largement jusqu’au mois prochain.

Et elle s’annonçait comme devant être chaude la bataille, car dès les premiers mots du dialogue qui venait de s’engager entre la baronne et le vicomte, les invités du sexe masculin s’étaient mis à tourner autour de l’aspirant à la banque, comme les papillons tournent autour d’un flambeau dont la flamme va leur brûler les ailes.

Un de ces messieurs profita de l’occasion pour complimenter le faux marquis de Ganges en lui disant:

– Toutes mes félicitations, Monsieur le marquis. A l’âge où d’autres ne songent qu’à leurs plaisirs, vous avez déjà un coup d’œil et une entente des affaires que les financiers les plus expérimentés vous envient. Cette concession en Turquie, nos plus gros capitalistes l’avaient manquée, et pour l’obtenir, vous n’avez eu qu’à vous montrer.

 

– Quelle concession? se demandait Paul. Du diable! si je me doutais qu’on m’avait concédé quelque chose dans les États du Sultan!

Et comme il n’avait garde de répondre, le monsieur, qui devait être un gros spéculateur, reprit en souriant:

– Vous avez remporté là une grande victoire, mais il y a temps pour tout et je conçois que vous aimiez à vous distraire au jeu de vos grands travaux. Le jeu c’est encore une affaire… n’est-ce pas, cher vicomte?

– Plus souvent mauvaise que bonne… pour moi, du moins, grommela M. de Servon. Mais nous perdons notre temps à bavarder… or, à sept heures et demie on viendra annoncer que Mme la baronne est servie et on nous mettra poliment à la porte. Donc, si vous m’en croyez, messieurs, nous profiterons sans plus tarder de l’aimable attention qu’a eue Mme Dozulé de nous faire dresser une table là-bas.

– Bon! pensa Paul Cormier que ses interlocuteurs renseignaient progressivement et involontairement; nous sommes ici chez la Baronne Dozulé. On ne voit pas le baron. Il faut croire qu’elle est veuve.

– Désirez-vous prendre la banque, Monsieur le marquis? lui demanda l’entêté vicomte qui tenait absolument à cartonner avant dîner.

Le baccarat lui tenait lieu d’apéritif.

– Du tout!… du tout!… s’empressa de répondre Paul, qui n’était pas même décidé à ponter.

– Alors, je vous remercie de me la laisser. Je ne fais que perdre depuis quinze jours et j’ai besoin de me refaire. Venez-vous, messieurs?

Personne ne répondit, mais tout le monde suivit et l’étudiant fit comme les autres.

L’autel avait été préparé par les soins de la prévoyante baronne Dozulé. Rien n’y manquait: ni les jeux de cartes paquetés, ni les jetons de différentes couleurs, destinés à servir de monnaie fiduciaire, au cas où les pontes voudraient jouer sur parole.

En un clin d’œil, les places furent prises autour de la table, et le vicomte, à qui personne ne disputait la banque, déclara tout d’abord que les fiches représenteraient un louis et les plaques rondes cent francs, attendu qu’il s’agissait d’une toute petite partie.

Paul, qui n’en avait jamais vu de si grosse, fut violemment tenté de se lever. Une fausse honte le retint et aussi le désir de se tenir loin du cercle féminin jusqu’au moment où madame de Ganges prendrait congé. Il comptait que pour jouer son rôle jusqu’au bout, elle n’oserait pas s’en aller sans son mari, qu’ils sortiraient ensemble et qu’une fois dehors, elle ne refuserait pas de lui expliquer ce qu’il ne comprenait pas.

Il resta donc assis et il se trouva placé de telle sorte qu’il lui tournait le dos et que, par conséquent, il ne pouvait pas la voir.

Il ne tarda guère, d’ailleurs, à oublier qu’elle était là.

M. de Servon le pria de lui dire combien il voulait de jetons représentatifs et Paul demanda la permission de jouer or sur table. Elle lui fut gracieusement accordée et il aligna modestement devant lui les vingt-cinq louis qui constituaient toute sa fortune.

– Quand je les aurai perdus, je m’en irai, pensait-il. J’en serai quitte pour demander à maman une avance sur le mois prochain; et comme ça je ne m’emballerai pas.

Et il fit mentalement le serment de ne pas risquer un sou sur parole.

Cette prudence venait de lui être suggérée par un soupçon qui lui avait traversé l’esprit. Cette maison ouverte à tout venant, cette baronne sans baron, ces gentilshommes qui parlaient de cent louis comme il aurait parlé de cent sous, cette table de baccarat qui se trouvait là comme par hasard; tout ce monde et toute cette mise en scène lui étaient tout à coup devenus suspects.

Il était un peu tard pour s’en aviser et si ses soupçons étaient fondés, la blonde aux yeux noirs devait être une aventurière qui ne l’avait racolé au Luxembourg que pour l’amener dans un tripot.

Il lui répugnait trop de croire cela et d’ailleurs, il avait fait d’avance le sacrifice de la somme qu’il possédait.

Il ne tenait qu’à la faire durer le plus longtemps possible.

C’est pourquoi, au profond étonnement des autres pontes, et surtout du vicomte, il attaqua d’un louis une banque de dix mille francs.

Le vicomte aurait dû s’en féliciter, car il perdit cinq fois de suite et comme Paul retirait un louis à chaque coup:

– A ce jeu-là, vous ne vous ruinerez pas, monsieur le marquis, lui dit ironiquement le financier qui venait de le complimenter sur le succès de ses entreprises en Turquie.

Paul eut honte. Il fit paroli et il gagna encore.

Était-ce Jacqueline qui lui portait bonheur, cette Jacqueline emmarquisée, dont le petit nom, qu’il savait être faux, ne lui sortait pas de la tête? Paul était tenté de le croire.

Il se disait pourtant qu’une petite veine, au début d’une partie, n’est souvent que l’avant-coureur d’un désastre.

Il voulut en avoir le cœur net, au risque d’arriver trop tôt à la fin de son capital, et il laissa ses quatre louis qui furent doublés en un clin d’œil, après un triomphant abatage.

Sa masse grossissait, mais elle n’était pas encore bien menaçante pour le banquier, lequel gagnait d’ailleurs à tous les coups sur l’autre tableau.

Il souriait toujours ce grand flandrin de vicomte et cependant il était préoccupé, non pas d’avoir perdu une dizaine de pièces de vingt francs, mais un de ces pressentiments dont aucun joueur n’est exempt l’avertissait que la chance se dessinait contre lui et que la partie allait mal tourner.

Paul était lancé maintenant et nul ne pouvait prévoir où il s’arrêterait.

Les seize louis se doublèrent, puis les trente-deux. Son gain dépassait déjà le billet de mille.

Et tout cela sur la main du financier complimenteur qui jouait du même côté que Paul Cormier et qui encaissait une part du butin. Il n’avait pas encore perdu un seul coup..

Il n’était plus tenté de rire de la façon de ponter du marquis de

Ganges.

Le vicomte non plus ne riait pas. Il devenait même de plus en plus sérieux, surtout quand Paul eut gagné encore le paroli de soixante-quatre louis et, immédiatement après, celui de cent vingt-huit.

Jamais, de mémoire de ponte, pareille série ne s’était vue nulle part. Les coups se suivaient avec une régularité désespérante. Quand le banquier abattait huit, le marquis abattait neuf; quand le marquis avait le point de un, le banquier avait baccarat.

Heureusement, Paul ne tenait pas les cartes, car on aurait pu croire qu’il les changeait en les relevant sur le tapis.

On l’aurait soupçonné lui qui tout à l’heure avait un instant soupçonné la baronne et ses invités.

Il avait maintenant plus de cinq mille francs et à la banque aux abois, il restait tout juste de quoi tenir le coup.

– Combien faites-vous, marquis? demanda familièrement Servon, qui avait payé assez cher le droit de ne plus dire: «Monsieur le marquis».

Paul mourait d’envie de répondre: «Dix louis» et d’empocher les autres. Cinq mille francs! il ne les avait jamais eus à la fois. C’était de quoi faire les frais de la campagne amoureuse qu’il allait ouvrir; c’était aussi de quoi se consoler d’un échec, si la marquise lui échappait.

– Pas plus que la banque, reprit le vicomte.

– Je fais le reste, après ces messieurs, dit Paul, résolu à en finir.

Le banquier donna les cartes, regarda les siennes et annonça qu’il en donnait. Paul s’y tint. Il avait sept et le banquier n’avait que six.

Ce fut le coup de grâce. La banque sautait.

Le vicomte, beau joueur, ne sourcilla point, mais il déclara en avoir assez, et, tirant de sa poche un paquet de dix billets de mille qui répondaient des jetons qu’il avait émis, il invita les pontes à se partager ses dépouilles.

Paul était le plus gros et il lui revenait plus de quatre cents louis qu’il ramassa avec une satisfaction mal dissimulée.

– Il faut convenir, monsieur, que vous êtes heureux partout, dit le banquier décavé. Vous donnez un démenti au proverbe.

Ce compliment était à l’adresse de la marquise, mais Paul ne saisit pas tout d’abord l’allusion au célèbre dicton: «Heureux au jeu, malheureux en femmes». Ce gain lui montait à la tête et c’est tout au plus s’il se souvenait que Jacqueline était là, derrière lui.

– Moi, c’est tout le contraire, reprit gaiement M. de Servon; je suis malheureux partout.