Za darmo

La main froide

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V. Pendant que Jean de Mirande emmenait dîner chez Foyot…

Pendant que Jean de Mirande emmenait dîner chez Foyot un petit garçon qu’il avait trouvé dans le Luxembourg, Paul Cormier, que l’enfant n’intéressait guère, prenait en fiacre le chemin du Marais, mais ce n’était pas pour aller dîner chez sa mère.

Il ne l’avait pas revue depuis le dimanche qui avait si mal fini et il ne tenait pas à la revoir avant d’être certain que l’affaire du duel n’aurait pas pour lui de suites trop graves.

Il allait chez Bardin pour lui demander où en étaient les choses depuis la malencontreuse scène qui s’était passée la veille dans le cabinet du juge d’instruction.

L’avocat devait être au courant, car il avait très certainement revu son fils et il ne refuserait pas de renseigner Paul, en considération de sa vieille amie madame Cormier, qui ne savait rien encore et qu’il fallait préparer avant de lui apprendre la triste vérité.

Paul s’attendait pourtant à être très mal reçu rue des Arquebusiers, mais il était décidé à tout supporter pour rentrer en grâce auprès du père Bardin..

Il savait que le bonhomme dînait à six heures et demie et qu’après son dîner, il était presque toujours de bonne humeur. Il prenait donc bien son temps et il calculait qu’il arriverait juste au moment ou Bardin sirotait son café, appuyé de deux ou trois verres d’une eau-de-vie presque centenaire,– un cadeau de madame Cormier.

Paul s’était fort attardé à la grille du Luxembourg avec Mirande, et la nuit était venue quand il arriva à la porte de la maison du vieil ami de sa mère.

En levant les yeux pour regarder s’il y avait de la lumière au troisième étage, il fut un peu étonné de voir les trois fenêtres de l’appartement brillamment éclairées.

Bardin, d’ordinaire, n’illuminait pas ainsi, et comme il ne recevait jamais que son fils, il était difficile de supposer qu’il donnait une fête.

Enfin, cette profusion de clarté prouvait qu’il n’était pas sorti, et Paul, qui ne craignait rien tant que de ne pas le rencontrer, s’empressa de monter.

La servante qui vint lui ouvrir lui dit que son maître attendait quelqu’un; mais elle le fit entrer et, en traversant la salle à manger, il put voir sur la table un souper froid des plus appétissants.

Il remarqua même qu’il n’y avait qu’un couvert, ce qui prouvait surabondamment que le bonhomme n’était pas en bonne fortune.

Paul le trouva assis dans son cabinet, devant un dossier étalé sur son bureau; et Bardin, quand il entendit ouvrir la porte, se leva en s’écriant sans se retourner:

– Te voilà, mon brave ami!… Je ne l’attendais qu’à neuf heures. Le chemin de fer ne t’a pas trop fatigué?

Quand il fit volte-face et qu’il aperçut Cormier, ce fut une autre note:

– Comment, c’est toi! dit-il d’un ton bourru. Qu’est-ce que tu viens faire ici?

– Vous demander pardon de tous les ennuis que je vous ai causés.

– Il est bien temps, ma foi!… Ah! tu peux te flatter de m’avoir fait passer vingt-quatre heures agréables! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et c’est à cette heure-ci que tu viens me faire des excuses? Tu tombes mal. Ma soirée est prise.

– Je n’ai pas pu venir plus tôt. Hier, j’ai couru après Mirande toute la soirée, sans parvenir à le trouver. C’est aujourd’hui seulement que j’ai pu le voir… et le décider à se présenter au cabinet de votre fils… Il y est resté deux heures…

– Je sais ça. Charles sort d’ici.

– Et j’ai attendu que Mirande revînt. Je viens de le quitter.

– Tu ne peux donc pas te passer de lui?

– Je voulais savoir quelle décision votre fils avait prise à son égard.

– Eh bien, tu dois être content et ton Mirande aussi! Charles a cru devoir le laisser libre sous caution. Il a eu bien de la bonté. Moi, j’aurais envoyé ce fier-à-bras coucher au Dépôt de la Préfecture… et je ne dis pas que je ne t’y aurais pas envoyé aussi… Enfin! ça le regarde, cet excellent Charles. Ah! il ne prend pas le chemin d’avancer, mon cher fils! Encore une affaire qui s’annonçait bien… une affaire superbe qui s’en va en eau claire.

– Ce n’est pas ma faute si le prétendu assassinat n’était qu’un duel, dit Paul, en souriant à demi.

– Parbleu! je ne te le reproche pas, mais je dis que Charles n’a pas de chance… et que toi et ton animal d’ami, vous en avez dix fois plus que vous ne méritez. Avoue que tu en es quitte à bon marché!

– Oui, si j’en suis quitte. Il n’y a pas d’ordonnance de non-lieu.

– Et il n’y en aura pas, je te l’ai déjà dit; ce qui vous sauvera, c’est qu’on ne trouvera pas de jurés pour vous condamner.

– Qui sait si cet homme n’inventera pas quelque chose contre nous?

– L’homme qui t’a dénoncé? On ne le croira pas. Charles a eu sur lui, à la Préfecture de police, des renseignements détestables. C’est un chenapan de la pire espèce.

– Il a essayé de me faire chanter.

– Quand ça?

– Hier, avant de venir au Palais, il m’a écrit pour me demander dix mille francs, en me menaçant de me dénoncer si je ne les lui donnais pas. Il a assisté au duel et il m’a suivi jusqu’à ma porte, rue Gay-Lussac.

– Pourquoi n’as-tu pas dit ça à Charles?

– Je me réserve de le lui dire plus tard, murmura Paul, qui n’avait garde d’avouer qu’il s’était tu parce qu’il craignait que ce coquin ne s’attaquât à la marquise de Ganges.

– Tu en auras prochainement l’occasion, car je crois bien que Charles ne tardera guère à te faire appeler de nouveau. Il a encore un tas de choses à te demander et à t’apprendre. Il a reçu la réponse au télégramme qu’il avait adressé au Parquet de Nice. Il connaît le nom de l’homme que ton Mirande a tué.

– Ah!… il connaît… balbutia Paul. Comment s’appelait ce… malheureux?

Paul ne le savait que trop, mais il restait dans son rôle en feignant de l’ignorer; et Bardin, sans remarquer qu’il se troublait, s’écria:

– Parbleu! je ne me suis pas amusé à le demander. Qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, qu’il soit marquis ou commis-voyageur, c’est toujours un homme mort et tu as aidé à l’expédier dans l’autre monde en servant de témoin à ton joli camarade.

– Allons! pensa Paul, il n’a pas encore été question de madame de Ganges. Pourvu que ce Brunachon ne la dénonce pas.

– Et dire, reprit Bardin, que tu t’es mis dans ce pétrin, juste au moment où il n’aurait tenu qu’à toi de faire un mariage magnifique. Elle va te coûter cher, ton incartade.

– Un mariage!… je ne songe guère à me marier.

– Bon! mais j’y avais songé pour toi.

– Ah! oui, l’héritière dont vous m’avez parlé chez maman. Mais vous m’avez dit que vous en étiez encore à la chercher.

– Oui, je t’ai dit ça dimanche; mais depuis, il y a eu du nouveau, j’ai reçu des nouvelles, ce matin. Elle est retrouvée, l’héritière aux six millions.

– Où se cachait-elle donc? demanda Paul, pour dire quelque chose.

Cette découverte, qui semblait passionner le père Bardin, le touchait médiocrement, et, s’il faisait semblant de s’y intéresser, c’était pour flatter la manie du vieil avocat.

– Je n’en sais rien encore, reprit le bonhomme, mais je sais qu’elle est à Paris.

– Diable!… c’est vague!…

– Jusqu’à présent, oui; mais, demain, je saurai où… dans quel quartier… dans quelle maison.

– Est-ce que vous la ferez chercher par la police?

– Fi donc!… je sais maintenant à qui m’adresser pour m’aboucher avec elle… Tu le saurais comme moi, si tu n’avais pas oublié son histoire que je t’ai racontée dimanche dernier, en dînant avec toi chez ta mère…

– J’avoue que je ne m’en souviens pas très bien. Il s’agissait, je crois, d’une jeune fille qui habitait le département de l’Hérault.

– Oui… à Fabrègues… un village, pas très loin de Montpellier.

– Et qui a disparu depuis plusieurs années.

– Disparu… c’est-à-dire qu’elle a quitté le pays en même temps qu’une personne qui s’intéressait à elle…

– Une demoiselle de grande famille…

– Une demoiselle de Marsillargues. Je t’avais même prié de demander à ce Mirande s’il la connaissait, lui qui est du Languedoc.

– Je le lui ai demandé et je me rappelle très bien ce qu’il m’a répondu. Il m’a dit qu’il avait entendu parler de la famille, mais qu’il n’avait jamais vu la jeune fille qui portait ce nom. Tout ce qu’il en sait, c’est qu’elle était très jolie, très riche et qu’elle avait le malheur d’être paralysée d’une main…

– Paralysée?… c’est la première fois que j’entends parler de cela, dit Bardin. Mirande doit se tromper.

– C’est possible. Du reste, elle a disparu aussi, celle-là, à ce qu’il paraît, et Mirande croit qu’elle est morte.

– Elle est vivante et très vivante. Elle habite Paris, qui plus est, et elle nous dira où est sa protégée.

– Sa protégée, c’est l’héritière?

– Parbleu!… seulement, elles ne savent ni l’une ni l’autre l’histoire de l’héritage que je t’ai racontée et nous avons des raisons de croire que la protégée ne vit pas dans l’opulence. Les millions vont lui tomber du ciel.

C’est pour ça que j’avais pensé à te la faire épouser. J’y penserais encore si tu n’avais pas pris soin de te rendre impossible en te fourrant dans cette mauvaise affaire.

Nous ne pourrons pas décemment lui proposer d’épouser un garçon qui va passer en Cour d’assises, un de ces jours.

– Ce serait, je crois, tout à fait inutile… Mais pourquoi parlez-vous au pluriel?… vous dites: nous…

– Parce que je ne serai et ne puis être en cette affaire qu’un auxiliaire… C’est mon vieil ami Lestrigou qui en tient tous les fils et lui seul peut la mener à bien…

– Un avocat de Montpellier, je crois?

– Oui… un ancien bâtonnier de l’ordre qui va sur ses soixante seize ans et qui a été longtemps l’avocat de la famille de Marsillargues. En dépit de son âge, il a pris la chose à cœur et voilà un mois que nous échangeons des lettres à propos de l’orpheline. Il est tout à fait dans mes idées sur la nécessité de la marier promptement et convenablement… Je lui avais parlé de toi et il n’avait pas dit: non… Maintenant, il faut en rabattre… tes chances ont baissé de cinquante pour cent.

 

Cormier eut un geste d’indifférence et Bardin reprit, avec humeur:

– Oui, je sais que tu t’en moques. Tu préfères continuer la vie qui t’a mené où tu en es. Eh bien! je te prédis que tu regretteras de l’avoir manqué par ta faute, ce mariage que je t’avais trouvé.

– Vous en parlez comme si je n’avais qu’à me présenter pour le faire, dit Paul en souriant. Il me semble qu’il serait bon de consulter d’abord la principale intéressée.

– Ça, je m’en chargerais, d’accord avec ce brave Lestrigou qui m’est tout dévoué et qui userait de son influence sur la dernière des Marsillargues.

– Je croyais qu’il l’avait perdue de vue…

– Oui, depuis qu’elle s’est mariée; mais maintenant qu’il sait où la prendre, il aura vite fait de redevenir ce qu’il était autrefois: son ami, son conseil, presque son tuteur.

– Et le mari?… il aura bien voix au chapitre, je suppose.

– Le mari ne vit plus avec sa femme… et elle se gardera bien de le consulter… il ne s’est d’ailleurs jamais occupé de l’orpheline de Fabrègues. Si tu plaisais à la protectrice, tu plairais certainement à la protégée.

– Vous me permettrez d’en douter… et de vous faire observer que vous raisonnez comme si cette jeune fille n’avait jamais vu le monde. Quel âge a-t-elle donc?

– Vingt ans… peut-être vingt-deux… je ne sais pas au juste…

Lestrigou te le dira…

– Lestrigou?… mais il est à Montpellier.

– Il arrive ce soir. Je l’attends… et il faut que le train ait eu du retard, car il devrait déjà être ici.

– Comment! à son âge, il s’est décidé à faire un si long voyage.

– Mais très bien. Il se porte comme le Pont-Neuf, Lestrigou. Et puis, la chose en vaut la peine. Six millions qu’il apporte à une pauvre fille qui ne s’en doute pas! Il a pris assez de peine pour la trouver… il tient à se donner le plaisir de lui annoncer cette grande nouvelle.

– C’est trop juste. Alors, il ne lui a pas écrit, ni à cette dame non plus?

– A personne qu’à moi. Et il n’a pas perdu de temps, car il n’y a pas deux jours qu’il sait où demeure la protectrice.

– La protectrice seulement?

– Ça suffit. La protégée ne sera pas difficile à découvrir. Lestrigou a des raisons de croire qu’elles n’ont qu’un seul et même domicile. La dame doit être assez grandement logée pour donner l’hospitalité à une amie pauvre.

Du reste, nous parlons là fort inutilement, puisque tu ne te mets pas sur les rangs… et tu n’as peut-être pas tort… au moins pour le moment. Quand ta mauvaise affaire sera arrangée… si elle s’arrange comme je le souhaite… nous recauserons de l’héritière.

Bardin s’interrompit pour prêter l’oreille à un bruit de roues qui lui arrivait d’en bas.

– Une voiture qui s’arrête à ma porte, dit-il. A cette heure-ci, ce ne peut être que Lestrigou.

– Alors, je vous laisse, murmura Paul. J’avais encore beaucoup de chose à vous dire… mais je vous gênerais pour recevoir votre ami. Je reviendrai demain, si vous le permettez.

– Eh! non, reste! grand nigaud, dit Bardin qui ne boudait jamais bien longtemps le fils de madame Cormier. Je vais toujours te présenter à Lestrigou. Il aime les jeunes gens. Il sera enchanté de te voir. Et puis, ça ne peut pas nuire qu’il te connaisse. Tu es bon à montrer. Après, nous verrons. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

C’était bien Lestrigou qui arrivait dans un de ces fiacres à quatre places et à grille qu’on ne trouve guère qu’aux gares des chemins de fer.

Il n’en fallait pas davantage pour mettre en émoi la paisible maison de la paisible rue des Arquebusiers.

Le portier, prévenu par Bardin, s’était précipité hors de sa loge pour aider le cocher à décharger la malle de l’ancien bâtonnier du barreau de Montpellier.

Quelques fenêtres s’étaient ouvertes et on y voyait des têtes de locataires, curieux d’assister à ce débarquement.

Paul regarda aussi et vit descendre un grand vieillard sec comme une allumette, qui, en trois enjambées, disparut sous la voûte de la porte-cochère.

Bardin s’était précipité dans l’escalier pour courir au-devant de son vieil ami. Lestrigou grimpait si vite qu’ils se rencontrèrent à mi-chemin.

Ils entrèrent, en se tenant par la taille, dans la salle à manger, où Paul les attendait, et Lestrigou commença par battre un entrechat pour montrer que le voyage ne l’avait pas fatigué.

C’était un type que ce vieux bazochien, desséché par le soleil du Languedoc. Il n’avait que la peau et les os, avec une petite tête ronde comme une pomme de canne au bout d’un long corps qui se remuait tout d’une pièce, une tête éclairée par deux petits yeux noirs, percés comme avec une vrille et brillants comme deux tisons ardents.

– Hé! dit-il, sais-tu qué tu es bien logé ici! Té rappelles-tu lé temps où nous perchions sur les gouttières dans une vieille cassine dé la rue dé la Pomme?

Bardin, jadis, avait fait sa première année de droit à Toulouse, où son père était alors employé de l’enregistrement, et c’était là qu’il avait connu Lestrigou.

– Ah! je crois bien! dit en se frottant les mains le vieil avocat.

Et il ajouta sagement:

– Mais si tu te lances dans les souvenirs de notre jeunesse, tu n’en sortiras pas. Tu dois avoir faim.

– Uné faim dé loup des Cévennes. Jé né mé suis rien mis sous la dent _dé_puis lé buffet dé Vierzon.

– Eh! bien, mets-toi à table et mange, mon ami. Attaque cette terrine de Nérac que j’ai achetée à ton intention. Demain, mon cordon-bleu te cuisinera un cassoulet dont tu me diras des nouvelles.

– Tu es donc toujours gourmand?

– Je n’ai pas perdu mes bonnes habitudes et j’ai encore bon appétit. Tu pourras t’en convaincre à déjeuner. Mais ce soir, je ne te tiendrai pas compagnie. J’ai dîné.

– Tu as bien fait, mon petit, et jé vais té rattraper; mais jé né veux pas être incivil, et avant dé mé mettre à table, tu vas mé présenter cé june homme…

Le june homme c’était Paul, qui mourait d’envie de rire, en dépit de ses chagrins et de ses préoccupations.

– C’est le fils de feu Cormier dont je t’ai souvent parlé dans mes lettres, dit Bardin, et dont la veuve est restée mon amie. Tu goûteras tout à l’heure d’un certain Corton qui sort de sa cave.

– Monsieur, permettez-moi dé vous serrer la dextre, dit Lestrigou en tendant la main à Paul qui ne demandait pas mieux que de fraterniser avec ce joyeux compatriote de son ami Jean de Mirande.

– Tel que tu le vois, mon cher, reprit le papa Bardin, ce garçon fait sa troisième année de droit. Je ne répondrais pas qu’il n’ait eu que des boules blanches à ses examens, mais il sera reçu avocat tout de même.

– Tous confrères, alors! s’écria Lestrigou en s’attablant. Pardiu, nous allons rire; à démain les affaires sérieuses!…

– Ah! oui, l’héritage.

– Tu l’as dit, Bardin dé mon cœur, jé t’apporte cé coquin d’héritage; tout est en règle. Jé n’ai plus qu’à faire une hureusé; mais ton june ami né sait pas dé quoi il est question.

– Je lui en ai dit un mot en t’attendant.

– As bien fait. Cé n’est plus un sécret. Demain jé verrai l’héritière et dans peu dé jours, toutés les gazettes en parleront.

– Elle est capable d’en devenir folle, ta petite payse. Lui as-tu écrit, au moins, pour la préparer à recevoir la tuile d’or qui va lui tomber sur la tête?

– Ta sais bien qué jé né pouvais pas.

– C’est vrai. Tu n’as pas encore son adresse. Es-tu sûr qu’elle est à Paris?

– Si jé n’en étais pas sûr, jé né sérais pas venu.

Tout en répondant aux questions de son vieil ami, le bonhomme ne faisait, comme on dit, que tordre et avaler; et Paul admirait ce vieillard de soixante-quinze ans qui n’avait pas l’air de savoir ce que c’est qu’une indigestion.

– Ah! ça séra un beau parti que ma pétite Vénus de Fabrègues, soupira Lestrigou en faisant clapper sa langue, après avoir vidé son verre d’un trait.

– Vénus!… diable! comme tu y vas!… elle est donc bien belle?

– Comme la mère des Amours… si elle n’a pas changé.

– Hé! hé! changer, ça arrive aux jeunes comme aux vieilles. Combien y a-t-il de temps que tu ne l’as vue?

– Il y aura six ans aux vendanges qu’elle est partie de Fabrègues avec mademoiselle dé Marsillargues, qui s’est mariée à Montpellier six mois après, et qui l’a emmenée à Paris. Ça fait donc à peu près cinq ans. Mais jé suis bien sûr qu’elle est restée la même. Les filles dé chez nous ne sont pas comme les Parisiennes, des déjeuners de soleil. Ma petite amie d’autrefois sera belle tant qu’elle vivra.

– Lestrigou, mon bon, le patriotisme t’égare. Les Languedociennes vieillissent comme les autres et quelquefois même plus vite. A Toulouse, on en voit sur les portes qui sont ridées comme des pommes cuites et qui n’ont pas quarante ans.

Je ne dis pas ça pour ton héritière qui n’en a que vingt.

– Vingt-deux, lé mois prochain. Mais jé té garantis qu’elle est charmante… Une brune avec uné peau qu’on dirait qué lé bon Dieu s’est amusé à la dorer avec un rayon dé soleil.

– Elle serait noire comme une taupe qu’elle trouverait des amoureux avec ses six millions. Mais, dis moi… quelle éducation a-t-elle reçue dans ce village de Fabrègues?

– Excellente, mon cher. Feu Marsillargues, lé père, l’avait prise en amitié, quand elle était toute petite. Elle passait toutes ses journées au château et elle avait les mêmes maîtres que mademoiselle. Elle sait l’anglais, elle chante dans la perfection et elle est de première force sur lé piano.

– Le piano… je l’en dispenserais, dit en riant Bardin qui n’aimait pas la musique; mais comme ce n’est pas moi qui l’épouserai, je m’en console. Maintenant, parle-moi un peu de sa protectrice qui lui a fait apprendre tant de belles choses. Elle est donc revenue à Paris, après avoir beaucoup voyagé.

– Oui, et elle demeure dans lé quartier des Champs-Elysées.

– Comment s’appelle-t-elle de son nom de femme?

– Est-ce que jé ne té l’ai pas écrit?… alors, c’est qué j’ai oublié. Elle est marquise dé Ganges, dé par son mariage.

A ce nom, lâché ex-abrupto par le ci-devant bâtonnier de Montpellier,

Paul tressaillit, et changea de visage.

Les écailles tombaient de ses yeux; et il s’étonnait de ne pas avoir deviné plus tôt que la protectrice de cette héritière dont il ignorait encore le nom, c’était la marquise.

– Et pourtant, comment aurait-il deviné, alors qu’il ne savait pas que madame de Ganges s’appelait, avant son mariage, mademoiselle de Marsillargues?

Bardin, lui, ne s’émut aucunement. Il n’avait jamais entendu parler du marquis de Ganges. Son fils, qui venait d’apprendre le nom de l’homme tué sur le boulevard Jourdan, ne l’avait pas prononcé pendant la courte visite qu’il venait de faire au vieil avocat.

– C’est presque un nom historique, dit le vieil ami de madame Cormier.

Il figure dans le recueil des causes célèbres.

– Oui, jé sais, répliqua Lestrigou. Célui qui lé porte maintenant est lé dernier de sa race, et il né lui fait pas honneur. C’est un très mauvais sujet, qui a rendu sa femme très malhureuse. Jé crois qué jé té l’ai écrit.

– Tu m’as écrit qu’il s’était ruiné et qu’il ne vivait pas avec elle.

– C’est la vérité… mais jé n’aurai rien à démêler avec lui… alors même qu’il serait revenu à Paris, car il ne s’est jamais occupé dé la protégée dé son épouse. C’est à madame qué j’aurai à faire. Dès demain, jé mé présenterai chez elle.

– Tu as son adresse?

– Un peu qué jé l’ai: avenue Montaigne, 22. Beau quartier, hein?

– Très beau… mais pas tout près d’ici.

– Peuh! les fiacres né sont pas faits pour les chiens. Tu viendras avec moi, n’est-ce pas, mon vieux Bardin?

– Jamais de la vie. Qu’est-ce que j’irais faire chez cette dame?

– Tu m’aideras à lui expliquer la situation. Et puis, elle né mé connaît pas. Tu répondras dé moi.

– Belle garantie, ma foi!… elle ne sait seulement pas que j’existe. Autant vaudrait, puisque tu es si timide, te faire accompagner par mon jeune ami, ici présent.

– Hé! hé! ça _né sérait pas si mal imaginé. La jeunesse aime la jeunesse et elle est jeune, ma marquise… presque aussi jeune que sa protégée… et si elle a tenu cé qu’elle promettait, elle doit être très jolie.

– Dis donc, Paul, demanda Bardin en clignant de l’œil, tu ne serais peut-être pas fâché de la voir? Elle te présenterait à l’héritière.

– Je ne crois pas, murmura Cormier.

– Hé! au fait! s’écria Lestrigou, il lui faudra bientôt un mari à ma petite paysanne, et si monsieur lui plaisait…

 

– Je ne songe pas à me mettre en ménage, interrompit l’ami de Jean de Mirande, sans se préoccuper des regards courroucés que lui lançait le père Bardin.

Le bonhomme revenait à son idée fixe qui était de le conjoindre avec la fille aux six millions, et il enrageait de voir que Paul faisait de son mieux pour contrecarrer ce beau projet.

Lestrigou, du reste, semblait médiocrement disposé à l’appuyer, car il reprit:

– A té parler franchement, mon vieux Bardin, jé né serais pas très surpris que la petite eût déjà fait un choix. Elle a dû rencontrer des beaux messieurs chez la marquise… et elle peut bien avoir un sentiment…

– Oh! elle ne manquera pas de prétendants, dès qu’on saura qu’elle hérite, grommela le père Bardin. J’avais rêvé de la faire épouser au fils de ma vieille amie, mais il me paraît manquer d’enthousiasme… et toi aussi. N’en parlons plus. Goûte-moi ce Corton, ça vaudra mieux que de causer des chimères que je m’étais fourrées dans la tête.

Lestrigou ne tenait pas du tout à s’étendre sur ce sujet. Il se recueillit pour déguster le nectar que Bardin venait de lui verser et il déclara solennellement qu’il n’avait jamais rien bu qui en approchât.

Ce grand crû bourguignon le remit en belle humeur et lui délia si bien la langue qu’il ne tarit plus en histoires du bon vieux temps. C’est tout au plus s’il laissait à Bardin le temps de lui donner la réplique. Leurs souvenirs de jeunesse défilèrent les uns après les autres, évoqués par le bonhomme qui se grisait en parlant.

Il n’aurait pas fallu le prier beaucoup pour le déterminer à s’en aller finir sa soirée à la Closerie des Lilas.

Ce que voyant, Paul Cormier, qui n’avait aucune envie de l’y conduire, fit signe au père Bardin qu’il en avait assez et s’esquiva sans que Lestrigou y prît garde.

Il tardait à Paul d’être seul pour remettre un peu d’ordre dans ses idées fortement troublées par la nouvelle qu’il venait d’apprendre.

Madame de Ganges et mademoiselle de Marsillargues, protectrice de l’héritière, n’étaient qu’une seule et même personne.

Paul n’en revenait pas et il s’en alla par les rues du Marais en s’efforçant de rattacher les uns aux autres des faits dont il se souvenait et qui semblaient au premier abord, n’avoir aucun lien entre eux.

Il n’y réussissait guère, et de tout ce qu’il avait vu et entendu depuis qu’il connaissait la marquise, il ne se dégageait rien de clair.

La lumière ne se faisait pas sur le passé de la veuve, ni même sur le présent.

Comment avait-elle vécu depuis qu’elle avait épousé M. de Ganges? Où se cachait cette protégée qui, s’il fallait en croire Lestrigou, ne l’avait pas quittée depuis quatre ans.

Un fait revint tout à coup à la mémoire de Paul. Il se rappela que, dans le jardin de l’hôtel de madame de Ganges, il s’était croisé avec une jeune femme merveilleusement belle.

«Une de mes amies», avait dit la marquise; et cette amie avait bien l’air d’être là chez elle.

Etait-ce l’orpheline aux six millions? Tout semblait l’indiquer.

Et, si c’était elle, Lestrigou n’aurait pas de peine à la trouver. Madame de Ganges pourrait la lui montrer séance tenante, si elle consentait à le recevoir.

Paul comptait voir le lendemain la marquise; et Mirande, en le quittant, avait annoncé l’intention de se présenter, lui aussi, le lendemain, à l’hôtel de l’avenue Montaigne.

– Il faut absolument que je m’entende avec lui, ce soir, se dit Cormier. Après son dîner, il a dû rentrer. Je suis à peu près certain de le trouver… et s’il était sorti, je chargerais son portier de le prévenir que je reviendrai demain matin à la première heure, comme nous en étions convenus.

Le boulevard Saint-Germain n’est pas aussi loin qu’on pourrait le croire de la rue des Arquebusiers, et en coupant au plus court, Cormier, qui marchait vite, ne mit pas beaucoup de temps pour y arriver.

Les passants y sont rares, passé une certaine heure, et les boutiques éclairées n’y abondent pas.

En traversant la chaussée déserte, Cormier aperçut, devant la maison où demeurait son ami, un homme qui se promenait lentement, allant et revenant sur ses pas, sans jamais s’éloigner de la porte.

En d’autres temps, Paul Cormier n’aurait fait aucune attention à cet homme qui pouvait bien être un simple flâneur; mais depuis qu’il avait eu affaire à la justice, il était sur ses gardes et il se défiait de tout.

Ce gredin qui s’était mis à ses trousses après le duel et qui l’avait dénoncé au juge d’instruction continuait peut-être à l’espionner.

Paul ralentit le pas, obliqua un peu à droite afin de ne pas aborder le trottoir devant la porte de la maison de Mirande, et observa, chemin faisant, l’individu qui lui paraissait suspect.

Il n’eut qu’à l’examiner de loin avec beaucoup d’attention pour se convaincre qu’il ne ressemblait pas du tout à l’affreux Brunachon.

Celui-ci était beaucoup plus grand et accoutré d’une tout autre façon: longue redingote boutonnée, chapeau haute forme à larges bords, enfoncé jusqu’aux yeux.

Il avait l’air d’un sergent de ville en bourgeois.

Dès qu’il aperçut Cormier, il démasqua la porte devant laquelle il avait l’air de monter la garde, et sans se presser, il s’éloigna.

Cormier ne s’amusa point à le suivre. Il n’y aurait rien gagné, même en supposant que ce personnage fût là en surveillance, et il n’avait aucune envie de se faire une affaire en allant regarder sous le nez un monsieur qui ne songeait pas à mal.

Que lui importait qu’on le vît entrer chez Mirande? On savait bien qu’il était son ami et même son complice, si on qualifiait de complicité le fait de lui avoir servi de témoin dans son duel.

Et il avait hâte de raconter à Mirande ce qu’il venait d’apprendre chez Bardin; de le consulter même, quoique ce batailleur ne fût pas précisément ce qu’on peut appeler un homme de bon conseil.

Paul n’avait qu’une peur: c’était de ne pas le trouver chez lui.

Le portier le rassura. Mirande venait de rentrer.

Ce fut lui qui vint ouvrir lorsque Paul sonna et, en le voyant, il s’exclama joyeusement:

– Tu arrives bien, s’écria-t-il; j’allais passer ma soirée à avaler ma langue. Tu vas me tenir compagnie. Nous allons causer en fumant des pipes et en buvant des grogs.

– C’est que… j’en ai long à te raconter, murmura Paul.

– Et moi, donc!… Nous allons nous établir dans mon salon. Tu verras pourquoi.

Mirande occupait un joli appartement de garçon, pas très grand, mais très complet, qu’il s’était plu à meubler suivant ses goûts.

Peu d’objets d’art, mais des collections de pipes de tous les pays et des ustensiles de salle d’armes, accrochés à tous les murs: masques, fleurets, épées de combat et le reste.

Sur la table, des boîtes de cigares, des pots à tabac, des verres et une bouteille d’eau-de-vie encore aux trois quarts pleine.

– A toi la parole, dit Mirande. Après, ce sera à mon tour. Sieds-toi, verse-toi à boire, allume ce que tu voudras et vas-y de ta narration. Tu viens de dîner au Marais?

– Je viens du Marais, mais je n’ai pas dîné et je ne dînerai pas ce soir. Les nouvelles que j’ai apprises m’ont coupé l’appétit.

– Qu’est-ce qu’il y a encore? Est-ce qu’on va nous arrêter?… Ce juge m’a pourtant dit…

– Il ne s’agit pas de ça. J’ai vu le père Bardin et j’ai trouvé chez lui un monsieur qui arrive de Montpellier.

– C’est ça tes fameuses nouvelles!

– Il arrive tout exprès pour voir madame de Ganges.

– La marquise en question?… Celle qui m’accuse d’avoir troublé son existence?

– Oui… laisse-moi achever. Ta n’as pas oublié que je t’ai demandé, de la part du père Bardin, des renseignements sur une famille de ton pays, la famille de Marsillargues.

– Je t’ai répondu que j’avais entendu parler de ces gens-là, mais que je ne les connaissais pas.

– Eh bien! madame de Ganges est une demoiselle de Marsillargues, la dernière de sa race.

– Grand bien lui fasse! dit Mirande, en haussant les épaules.

– Alors, ça ne t’intéresse pas de savoir qu’elle est, comme toi, du

Languedoc et que tu as pu la rencontrer autrefois?

– Ma foi! non.

– Tu m’as tenu, tantôt, un autre langage. Tu m’as dit que tu voulais absolument savoir comment tu as, s’il faut l’en croire, troublé sa vie.

– Je le veux encore, et je suis plus décidé que jamais à aller la voir demain pour le lui demander.

– Tu rencontreras peut-être chez elle l’ami du père Bardin…, l’homme qui est venu de Montpellier, tout exprès pour s’aboucher avec elle… M. Lestrigou, un ancien bâtonnier de l’ordre.