Za darmo

La main froide

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Au bout du quinconce, sous les derniers marronniers, près d’une baraque où ou vend des gâteaux et des jouets et que la marchande venait de clore, un adjudant, médaillé, parlementait avec un enfant qui s’obstinait à rester sur une chaise où il s’était assis à la turque, les jambes croisées.

– Allons, petit, décampe! disait l’adjudant. On ferme.

– Ça m’est égal, j’attends maman, répondait l’enfant.

– Où est-elle, ta maman? si elle était au Luxembourg, elle viendrait te chercher.

– Elle va venir.

– Eh bien! elle te trouvera à la maison. Allons! je n’ai pas le temps de t’écouter. Houste!… décanille ou je te flanque au violon.

Le gardien allait empoigner le récalcitrant au collet; mais, le petit se leva d’un bond, sauta au bas de la chaise, s’adossa au piédestal d’une statue, et, brandissant une pelle en bois qu’il tenait dans sa petite main, il cria de toute la force de sa voix enfantine:

– Vous, si vous me touchez, je vous casse la figure.

Il était si comique dans cette attitude menaçante que l’adjudant ne put pas s’empêcher de faire comme les deux amis, qui riaient de bon cœur.

– Il me plaît, ce moucheron, dit Mirande.

– Il est gentil comme un amour, mais il me semble que son éducation a été quelque peu négligée, reprit gaiement Paul Cormier.

– Je ne trouve pas. On veut le faire marcher, ça ne lui plaît pas. Il se rebiffe. Il a raison. Si j’avais un garçon, je le voudrais comme ça.

Voyons un peu comment la discussion va finir.

– Allons, méchant môme, reprit le gardien, finissons-en. File, si tu ne veux pas que je te mène au poste, où on te mettra jusqu’à demain dans un cachot tout noir. Tu seras bien mieux chez ta maman.

L’enfant, au lieu de répondre, resta sur la défensive, le dos appuyé au piédestal et la pelle levée comme un sabre.

Le gardien n’avait qu’à étendre la main pour l’enlever comme une plume, mais le brave homme hésitait de peur de faire du mal à un récalcitrant qui n’avait pas beaucoup plus de cinq ans et qui n’était guère plus gros qu’un moineau.

Ce révolté précoce était très bien habillé, à la russe, toque en tête, culotte de velours, chemise de soie rouge et bottes minuscules montant jusqu’au genou.

Il avait tout à fait l’air d’un enfant de bonne maison, bien soigné et bien nourri.

La figure était charmante, ronde avec un teint d’un blanc mat, de grands yeux noirs bien ouverts, des cheveux bruns très fins coupés carrément sur le front.

Sérieux avec cela comme un petit homme et pas plus intimidé devant ce militaire à grandes moustaches que s’il avait eu à faire à sa bonne.

– Il est un peu jeune pour coucher au poste, dit en riant Mirande qui s’était rapproché.

– Eh! parbleu! je n’ai pas envie de l’y mettre, s’écria l’adjudant. C’est pas sa faute à ce gamin si ses parents l’ont oublié là. Bien sûr, il n’est pas venu ici tout seul… il devait être avec sa mère et elle est partie, sans s’inquiéter de lui… Faut être à Paris pour voir des choses comme ça!

– Qu’est-ce que vous dites de ma mère? cria le petit en grossissant sa voix et en faisant mine de se jeter sur le gardien.

Il était si drôle que le gardien se mit à rire et dit à Mirande qui se tenait les côtes:

– C’est de la graine d’insurgé, ce crapaud-là. Ah! on les élève bien, à présent, les mioches!… pour lui apprendre à vivre, j’ai bonne envie de l’enfermer dans le jardin… quand il fera nuit noire, il aura peur et il saura bien appeler au secours.

– C’est peut-être votre uniforme qui l’effarouche, dit Jean. Voulez-vous que j’essaie de lui faire entendre raison?

– Comme vous voudrez, pourvu que ça ne traîne pas… car nous allons fermer… et vous seriez pris, messieurs…

– Pas de danger et je réponds du petit.

L’adjudant haussa les épaules et reprit sa ronde pendant que Mirande s’approchait de l’enfant qui n’avait pas cessé de le regarder depuis le commencement de cette petite scène et qui l’attendit de pied ferme.

Cormier admirait la désinvolture de son camarade qui, dans la situation où ils étaient tous les deux, prenait souci d’un marmot égaré sous les arbres d’un jardin public, sans s’inquiéter de prévoir où le mènerait cette fantaisie de jouer au saint Vincent de Paul.

Et Cormier n’avait garde de s’en mêler, car il lui tardait de se faire conduire au Marais pour s’aboucher avec Bardin.

– Mon petit ami, dit Mirande au gamin toujours campé comme un jeune coq qui s’apprête à jouer de l’ergot, ce militaire a eu tort de vouloir vous emmener de force, mais c’est bien vrai qu’on va fermer le jardin. Vous voyez que monsieur et moi nous nous en allons. Voulez-vous venir?

– Avec vous, je veux bien, répondit aussitôt l’enfant. Vous ne me tutoyez pas et vous me parlez poliment, vous.

– Un fils de roi, déguisé, ricana entre ses dents Paul Cormier.

– Donnez-moi la main, reprit Mirande.

Le petit la lui donna, non sans l’avoir encore une fois toisé de la tête aux pieds. Il avait commencé par là avant de lui répondre. Probablement la physionomie de l’étudiant lui plaisait.

– Tu es fou, dit Paul à l’oreille de son ami; que vas-tu faire de cet enfant?

– Je n’en sais rien… le reconduire chez sa mère… ça m’amusera… elle est peut-être jolie…

– Tu seras toujours le même.

– Je l’espère.

– Mais, malheureux, une mère qui oublie son enfant au Luxembourg, comme elle y oublierait son ombrelle, je te demande quelle espèce de femme ça peut bien être!

– Une femme distraite, assurément.

– Moi, je crois qu’elle a fait exprès de le perdre.

– Comme le Petit Poucet, alors… ce serait amusant. Le conte a été mis en féerie. J’ai vu ça à la Gaieté et je jouerais volontiers un rôle dans une machine comme ça.

– Tu y jouerais un rôle de dupe si, comme je le soupçonne, cette mère veut se débarrasser d’un fils qui la gêne.

– Je te parie, moi, que c’est une très brave femme qui me remerciera de lui ramener son garçon. Et, du reste, quand même tu aurais deviné, je n’abandonnerais pas ce petit. Il me va, parce qu’il a le diable au corps.

– Comme toi, parbleu!

– Peut-être bien… mais ne te monte pas la tête, mon vieux Paul, et va à tes… non, à nos affaires. Je verrai ce que je peux faire de ce moutard, et quand je serais obligé de le garder jusqu’à demain matin, il n’y aurait pas grand mal. J’ai de la place chez moi pour le coucher. Mais, sois tranquille, je ne me propose pas encore de l’adopter. Et demain, j’aurai d’autres chats à fouetter que de faire la bonne d’enfants, car je veux voir madame de Ganges, quand je devrais escalader le mur de son jardin.

Les deux amis étaient arrivés à la grille de la rue de Vaugirard,

Mirande tenant toujours par la main l’enfant qui ne disait mot.

– A demain matin! dit Paul, en tirant de son côté. Ne sors pas avant de m’avoir vu.

Mirande le laissa partir et fila vers la rue de Tournon où il se proposait de dîner, au restaurant Foyot.

Il eut soin, bien entendu, de raccourcir ses enjambées, afin de se mettre au pas du petit, lequel trottinait à son côté, sans manifester la moindre velléité de le quitter, et sans demander où le menait son conducteur.

Et Mirande, qui ne s’étonnait pas facilement, commençait à s’étonner de la hardiesse insouciante de ce gamin qu’il venait de ramasser au Luxembourg.

Ce morveux ne s’inquiétait pas plus de sa mère que s’il n’en avait jamais eu.

Devant le palais du Sénat, Véra, l’étudiante russe, et Maria, l’élève sage-femme, leur barrèrent le passage.

Mirande, qui ne les avait pas revues depuis la soirée de dimanche à la Closerie des Lilas, se serait bien passé de les rencontrer; mais il en prit son parti, sachant bien qu’il ne pourrait pas toujours les éviter, et comme il ne faisait jamais les choses à demi, il commença par les inviter à dîner.

Ces demoiselles acceptèrent avec enthousiasme, et Maria s’écria:

– C’est à toi, ce mômaque?… oh! ne dis pas que non… Il te ressemble… c’est toi, tout craché.

Mirande allait protester contre la paternité qu’on lui attribuait; mais l’enfant dégagea sa main, vint se planter devant l’apprentie sage-femme, et de sa voix grêle, il lui cria, en se haussant sur ses orteils:

– Pourquoi m’appelez-vous? mômaque? je ne suis pas un singe… et d’abord, je ne vous connais pas et je vous défends de me parler.

– Il a entendu macaque, dit Véra en riant aux éclats.

– Ah! l’amour de mioche! s’écria Maria; fier et colère comme son père… tu ne peux pas le renier, celui-là.

– Taisez-vous donc, vous autres!… vous ne dites que des bêtises, interrompit Mirande. Laissez-moi parler à ce jeune homme.

Et s’accroupissant jusqu’à ce que sa figure se trouvât à la hauteur de celle de l’enfant:

– Mon petit ami, lui dit-il doucement, ces dames, qui sont de mes amies désireraient vous connaître. Voulez-vous nous dire votre nom?

– À elles, pas… à vous, oui, répliqua ce singulier gamin. Je m’appelle Roch.

– Je vous remercie, mon ami! Roch, c’est votre petit nom. Comment se nomme votre papa?

– Je n’ai pas de papa.

– Mais vous avez une maman?

– J’en ai deux.

A cette réponse, les étudiantes pouffèrent et Mirande eut beaucoup de peine à tenir son sérieux. Il y parvint pourtant, et comme il ne se souciait pas de continuer dans la rue cet interrogatoire qui aurait fini par attirer l’attention des badauds, il reprit en changeant de sujet:

– Voulez-vous venir dîner avec moi, mon cher Roch?

– Avec vous, oui, répondit l’enfant terrible; avec ces vilaines, non..

Les vilaines, c’était les deux étudiantes qui se tordirent de plus belle, en dépit des gros yeux que leur faisait Mirande.

– Ah! il ne nous l’envoie pas dire! s’écria l’élève de la Maternité.

– Je vous assure, mon petit ami, que ces demoiselles vous aiment beaucoup et qu’elles ne demandent qu’à vous faire plaisir. Vous m’en ferez un très grand à moi, si vous voulez venir.

 

Roch écouta gravement ce discours comme on n’en tient guère aux enfants de cinq ans, et il finit par répondre, non moins gravement:

– Eh bien, je viendrai pour vous.

– A la bonne heure!… Avez-vous faim?

– Non. J’ai mangé beaucoup de gâteaux au Luxembourg. J’en mange toujours beaucoup quand je sors avec maman Jacqueline.

– Elle était donc avec vous, maman Jacqueline?

– Oui. Et puis, une dame est venue la chercher. Alors, elle m’a dit de l’attendre… mais elle n’est pas revenue… elle reviendra demain… elle vient tous les jours… je serais resté dans le jardin, si ce méchant soldat ne m’avait rien dit.

– Vous auriez eu grand’peur, la nuit.

– Non, je n’ai peur de rien.

– Vous avez tout de même bien fait de venir avec moi… parce que ce soir, quand nous aurons dîné, je vous reconduirai chez votre maman.

– Vous savez donc où elle demeure?

– Non, mais vous me montrerez le chemin.

– Moi… je ne le connais pas… c’est très loin… avec maman

Jacqueline nous venons toujours en voiture.

– Et vous croyez qu’elle viendra demain?

– Oh! oui… à la place où j’étais quand vous êtes passé.

– Bien, mon petit ami, je vous y ramènerai… ce soir, vous coucherez chez moi.

Les deux étudiantes ne perdaient pas un mot de cette causette qui obligeait Mirande à marcher courbé en deux pour se faire entendre du petit et qui les mena jusqu’à la porte du restaurant.

Il avait là ses grandes entrées et on l’y traitait avec toute la considération due à un client qui fait régulièrement une grosse dépense.

On lui gardait tous les soirs une table au rez-de-chaussée, dans le bon coin, et un cabinet au premier étage, pour le cas où il y aurait des dames— et le cas n’était pas rare.

Ce soir-là, bien entendu, on prit possession du cabinet, et ces dames, comme toujours, commandèrent le menu du dîner, pendant que Mirande s’amusait à faire jacasser l’étonnant gamin qu’il venait de recueillir.

Jamais l’ami de Paul Cormier n’avait vu ni imaginé un pareil enfant.

Roch, par instants, raisonnait comme un homme et, en même temps, il donnait des preuves d’une ignorance extraordinaire. Il ne savait rien, il n’avait rien vu, et cependant rien ne paraissait le surprendre.

Ainsi, on voyait bien qu’il n’avait jamais mangé au restaurant, et pourtant il ne fit pas une question à propos du service des garçons et des bruits qui montaient du rez-de-chaussée.

C’était à croire qu’il avait passé sa toute jeune vie dans une tour, comme certains princes des contes de fées.

Il ne faisait pas de fautes de français en parlant et il ne se servait que de locutions d’une politesse recherchée, mais en lui montrant une carte des prix de l’établissement, Mirande put constater qu’il ne savait pas lire.

Les deux invitées étaient revenues de leurs premières idées de ressemblance entre le gamin et Mirande, quoique Maria persistât à soutenir qu’ils avaient tout à fait les mêmes yeux et la même façon de porter la tête. Mais elles s’amusaient beaucoup de ce petit être qui les examinait avec une insolence imperturbable.

Véra s’étant avisée de dire que son habillement à la russe n’était pas réussi, il l’avait vertement rabrouée en lui disant que c’était maman Jacqueline qui l’avait choisi et que maman Jacqueline avait très bon goût.

Mirande aurait bien voulu le pousser sur cette maman Jacqueline, mais quand il lui en parlait, l’enfant ne répondait pas grand’chose.

Son autre maman qu’il ne nommait pas devait être une amie de la vraie, peut-être une sœur qu’on ne l’avait pas accoutumé à appeler ma tante.

De celle-là aussi, il parlait fort peu.

Du reste, le pauvre baby était visiblement fatigué. Mirande qui commençait à le prendre en amitié eut pitié de lui et le laissa s’assoupir peu à peu sur la petite chaise où on l’avait juché pour le mettre à table après que Maria lui eut attaché une serviette au cou.

En sa qualité de future sage-femme, Maria avait des instincts maternels qu’elle contenait pour ne pas troubler ses études, mais qui ne demandaient qu’à se faire jour.

Le bruit du duel s’était répandu lentement dans le quartier et Mirande qui y avait joué le principal rôle, dut subir de la part de ces demoiselles un interview complet.

Il dit ce qu’il lui plut de dire et il n’eut pas trop de peine à éviter de mettre en scène la marquise de Ganges dont les deux étudiantes ignoraient absolument l’existence.

Puis il revint à l’enfant dont il commençait à se préoccuper, sans trop savoir pourquoi.

Il l’avait emmené, sans se demander ce qu’il allait en faire.

Une idée qui lui était venue tout à coup et aux conséquences de laquelle il n’avait pas pris le temps de réfléchir.

Jean de Mirande était l’homme du premier mouvement, qui n’était pas toujours le bon.

Et, cette fois, il ne regrettait pas d’y avoir cédé.

Recueillir un enfant égaré ou abandonné, c’était une bonne action dont il ne pouvait que se féliciter et qu’il se sentait tout disposé à parfaire en s’occupant de rendre à sa mère ce singulier garçonnet.

Il n’aurait même pas répugné à le garder et à se charger de lui, s’il ne retrouvait pas cette mère encore plus singulière qui était partie sans son fils, et qu’on n’avait plus revue.

Depuis qu’il avait l’âge d’homme, Mirande ne s’était jamais occupé des enfants que pour demander à quelle heure on les couchait. Il les considérait comme des êtres malfaisants et surtout incommodes. Il avait toujours fui comme la peste les femmes affligées de progéniture, et comme celles-là sont rares au quartier latin, où il passait sa vie, il n’avait jamais l’occasion d’être gêné par la marmaille.

Il approuvait fort le législateur d’avoir interdit la recherche de la paternité et il ne lui était jamais arrivé de souhaiter de perpétuer le nom de Mirande qui s’éteindrait en sa personne, s’il ne se décidait pas à changer d’existence.

Et il n’en prenait pas le chemin.

Aussi n’en revenait-il pas de se découvrir des sentiments qu’il ne se connaissait pas. Il n’y voulait pas croire et il comptait bien que cet accès d’attendrissement paternel passerait comme beaucoup d’autres caprices auxquels il était sujet.

Véra, la Russe, qui, comme lui, manquait absolument de vocation pour le mariage et ses conséquences, se mit à le blaguer à propos du petit. Maria, l’élève sage-femme, prit le contre-pied, et Mirande, pour entretenir une discussion qui l’amusait, se fit un malin plaisir d’exagérer en déclarant qu’il ne lui manquait, pour être heureux, que d’avoir un intérêt dans la vie, et que son bonheur serait d’avoir un enfant comme celui-là.

– Farceur, va! lui dit la nihiliste. Je voudrais bien t’y voir avec un gosse sur les bras. Où le remiserais-tu, les soirs de Bullier?

– Il n’aurait qu’à me le confier, répliqua Maria.

– Pour l’élever au biberon, avec de l’absinthe au lieu de lait! Tu ferais mieux, mon vieux Jean, de l’envoyer à l’école, puisqu’il ne sait pas lire… à cinq ans!… c’est raide!

Qu’est-ce que ça peut bien être que son père et sa mère?

– Absent, le père. Le môme vient de vous dire qu’il n’en avait pas.

Probablement, la mère n’est pas pour l’instruction obligatoire.

– J’ai comme une idée qu’elle ne vaut pas cher, cette mère-là.

Roch qui sommeillait, ouvrit un œil, regarda fixement Véra et se rendormit presque aussitôt sur sa chaise.

– C’est drôle, murmura l’apprentie sage-femme on dirait qu’il a entendu et qu’il a compris.

– Un enfant prodige, alors! ricana la Russe. Dis donc, Jean?… es-tu bien sûr qu’il n’est pas à toi?

– On n’est jamais sûr de ces choses-là, répondit en riant Mirande.

– Si nous lui demandions un peu de nous raconter d’où il sort… et ce qu’il a fait depuis qu’il n’est plus en nourrice?

– Oh! laissez-le en repos. Vous voyez bien qu’il n’en peut plus.

– Et du reste, reprit Véra, je parie que vous aurez beau le questionner, il ne vous dira pas ce qu’on lui a défendu de vous dire.

– Comment! tu crois qu’on lui a fait la leçon.

– Parfaitement.

– Et dans quel but?

– Est-ce que je sais?… une femme qui t’en veut et qui cherche à te jouer un tour…

– Je me demande quel tour on pourrait me jouer avec ce petit.

– Peut-être te compromettre… dire que tu es son père et te forcer à le reconnaître…

– Si je croyais ça, grommela Mirande en fronçant le sourcil, je le conduirais ce soir chez le commissaire de police et je l’y laisserais.

– Ce serait très mal! s’écria avec conviction Maria. Je l’emmènerais plutôt chez moi. J’ai un petit lit pour le coucher, le pauvre Chérubin. Mais vous voyez bien qu’il dort de tout son cœur. C’est cette Véra avec ses imaginations!… si on l’écoutait, on verrait des mystères et des complots partout, comme dans son pays.

Cette fois, il n’y avait pas à en douter. L’enfant dormait si bien qu’il glissait insensiblement sur sa chaise et qu’il serait tombé si Mirande ne l’eût enlevé et couché sur un divan qui n’avait pas été mis là pour servir de berceau à un petit garçon.

La conversation prit un autre tour. Aussi bien, elle commençait à agacer Mirande, qui se reprochait presque d’avoir fait dîner l’enfant perdu en compagnie de deux demoiselles peu respectables.

– Si je retrouve sa mère, pensait-il, et s’il lui raconte que je l’ai mené chez Foyot avec des habituées de la Closerie des Lilas, elle n’aura pas une haute opinion de moi.

On se remit à parler du duel, et Mirande s’aperçut qu’il avait grandi de cent coudées aux yeux de Véra depuis qu’elle savait qu’il avait lestement expédié un homme dans l’autre monde. Cette moscovite ne rêvait que batailles et exterminations.

Maria, moins féroce, mais plus curieuse, voulut avoir des détails sur le drame où Jean avait joué le principal rôle, et elle lui en demanda tant qu’il finit par ne plus lui répondre et qu’il songea à lever la séance.

On en était aux liqueurs et Véra, qui ne tenait pas en place, fumait de grosses cigarettes à la fenêtre, pendant que la tendre Maria contemplait le petit Roch, dormant du sommeil de l’innocence.

– J’en étais sûre, s’écria tout à coup la Russe, nous avons été suivis par un mouchard.

– Oh! toi, dit Mirande, tu vois des mouchards partout.

– Je les vois où ils sont. Venez un peu ici que je vous montre celui-là.

Jean se leva, s’approcha et aperçut de l’autre côté de la rue de Tournon, à l’angle de la rue de Vaugirard un homme, immobile comme une borne, qui avait l’air de monter la garde.

– Eh bien! quoi? demanda-t-il en haussant les épaules. Il attend une femme qui lui a donné rendez-vous là. Il en a bien le droit.

– Maria ou moi, alors, car il ne quitte pas des yeux la fenêtre de notre cabinet.

– Ah! tu m’ennuies à la fin. Je ne me cache pas, et si c’est à moi qu’il en a, il saura bien me le dire, car je vais rentrer chez moi à pied.

Et comme le garçon apportait la note qu’il avait demandée, Mirande la paya sans vérifier l’addition, prit dans ses bras le petit Roch qui se réveilla, marmotta quelques mots et se rendormit presque aussitôt, descendit l’escalier, sortit du restaurant, tourna du côté de l’Odéon et s’achemina à grands pas vers le boulevard Saint-Germain où il demeurait.

Il ne se retourna même pas pour regarder si le prétendu mouchard le suivait, et il arriva chez lui sans incident d’aucune sorte.

Décidément, la fibre paternelle prenait le dessus et si ses amis du quartier l’avaient rencontré faisant ainsi la bonne d’enfants, ils auraient certainement cru qu’il était devenu fou.