Za darmo

La main froide

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Circulez, Messieurs!… circulez!… cria un des sergents de ville.

Le vicomte, qui en avait assez vu, circula, mais il ne se pressa pas trop de sortir.

Il était fixé maintenant. Ce mort, c’était le marquis de Ganges, que Brunachon avait cru reconnaître, et si Brunachon ne s’était pas trompé, il était jusqu’à présent le seul qui l’eût reconnu, puisque le corps restait exposé.

Les morts reconnus sont enlevés immédiatement. À Paris, chacun sait cela, et Servon l’avait entendu dire, comme tout le monde.

Comment ce mari de la marquise, le vrai, était-il venu se faire assassiner à Paris, en arrivant de Monte-Carlo, s’il fallait en croire l’ancien garçon de jeu qui disait l’y avoir vu?

Servon ne le devinait pas, et ce n’était pas ce côté de la question qui le préoccupait le plus.

Pour le moment, il ne pouvait mieux faire que d’aller retrouver l’homme qui l’attendait et de lui demander des explications supplémentaires.

Brunachon était à son poste, et il accueillit le clubman par un: «Eh! bien, monsieur le vicomte a vu?» qui poussa Servon à répondre:

– J’ai vu un homme qui a été tué d’un coup de couteau dans la poitrine, oui. Alors, vous prétendez que cet homme est M. de Ganges?

– Je l’affirme, parce que j’en suis sûr. Et s’il y avait ici n’importe quel croupier de Monte-Carlo, il le reconnaîtrait, car il n’est pas changé du tout. Il a sa figure de là-bas, quand il fermait les yeux pendant que la bille tournait dans le cylindre. On dirait qu’il va les rouvrir pour dire: moitié à la masse!

Pauvre marquis!… il était beau joueur, tout de même, et il ne regardait pas à l’argent quand il gagnait. Et pas fier, avec ça… il m’a plus d’une fois donné un louis, quand j’étais à la côte, conclut Brunachon en guise d’oraison funèbre.

– Si vous êtes sûr que c’est lui, pourquoi n’êtes-vous pas entré avec moi à la Morgue? demanda M. de Servon pour mettre fin à des discours qui l’ennuyaient.

– Mais… parce que j’en sortais, répondit Brunachon. Si j’y étais rentré immédiatement, on m’aurait remarqué et on m’aurait peut-être filé. C’est plein d’agents de police, là-dedans… ils remarquent les figures… et je ne tenais pas à leur montrer la mienne deux fois en dix minutes.

L’explication parut singulière au vicomte qui ne savait pas que l’ancien garçon de jeu avait eu et aurait probablement affaire encore au juge d’instruction à propos de la mort tragique du marquis de Ganges. Mais il ne perdit pas son temps à demander des éclaircissements.

– Puisque vous l’avez reconnu, dit-il sèchement, il faut faire votre déclaration à la police.

– Je préfèrerais que monsieur le vicomte s’en chargeât.

– Moi!… êtes-vous fou?… comment pourrais-je dire que je le reconnais?… c’est la première fois que je le vois.

– Oh! je comprends que monsieur le vicomte ne veuille pas se mêler d’une histoire où la justice a mis le nez.

– On croit donc à un crime?

– Et on a raison d’y croire. Ce pauvre marquis a été trouvé mort sur le talus des fortifications… il a dû être tué le jour de son arrivée à Paris. L’instruction est ouverte… seulement, le juge ne sait pas encore son nom… il paraît qu’il n’avait pas de papiers sur lui… et comme il n’habitait plus la France depuis des années, ceux qui l’y ont connu autrefois l’ont oublié.

– Raison de plus pour que vous avertissiez la police.

– C’est l’avis de monsieur le vicomte?

– Sans doute. Pourquoi cette question?

– Parce que… il me semblait… je me figurais que monsieur le vicomte préférerait commencer par se renseigner sur ce jeune homme que j’ai vu avec lui aux Champs-Elysées… et qui a pris le nom et le titre du marquis de Ganges.

Servon ne répondit pas, mais l’objection le frappa.

– Si j’allais dire à la police tout ce que je sais, je pourrais sans le vouloir compromettre des personnes honorables, continua Brunachon, et les pauvres diables comme moi doivent y regarder à deux fois avant de se mêler de ce qui ne les regarde pas. C’est pourquoi j’aime mieux me taire. Ça ne veut pas dire que je ne reste pas à la disposition de monsieur le vicomte. Tout ce qu’il me commandera de faire, je le ferai.

– Je n’ai pas d’ordres à vous donner, répliqua dédaigneusement Servon.

– Mais monsieur le vicomte peut avoir besoin de renseignements sur… sur n’importe quoi et n’importe qui… plus tard, comme maintenant, monsieur le vicomte me trouvera toujours prêt à le servir.

Servon commençait à se dire que le cas pourrait bien se présenter, avant peu, car il n’en avait pas fini avec l’étrange aventure où le hasard l’avait jeté.

– C’est bien, dit-il, je verrai. Où demeurez-vous?

– Pour le moment, je ne demeure nulle part, répondit modestement Brunachon; et quand j’aurai un domicile, ce qui ne tardera pas, il serait peu convenable que monsieur le vicomte se dérangeât.

– Je pourrais vous écrire.

– Si monsieur le vicomte le permet, je lui écrirai d’abord, pour lui donner mon adresse. J’adresserai ma lettre au cercle, et d’ailleurs, à partir de demain, je passerai tous les jours sur le boulevard, vers cinq heures, comme aujourd’hui. Monsieur le vicomte, s’il désire me parler, n’aura qu’à me faire signe… j’irai l’attendre derrière la Madeleine.

Tout cela était clair, précis, et bien combiné. On pouvait mépriser Brunachon, mais on ne pouvait pas lui contester le mérite d’être un agent plein de ressources et de zèle.

Il ajouta:

– Maintenant, je vais quitter monsieur le Vicomte. J’espère qu’il voudra bien m’excuser de l’avoir amené ici. Je tenais à lui prouver que cet étudiant n’était pas le marquis de Ganges et pour cela, je devais m’assurer que le véritable marquis était mort.

– Vous saviez donc que son corps était à la Morgue? demanda brusquement le vicomte.

– Non, répondit Brunachon, avec un peu d’embarras, mais je m’en suis douté quand j’ai lu ce matin dans les journaux qu’on avait ramassé près de la porte de Montrouge le cadavre d’un monsieur bien habillé. L’idée m’est venue, je ne sais comment, que c’était le cadavre de M. de Ganges… une vraie inspiration, cette idée-là, puisque maintenant je suis sûr que c’est lui qu’on a tué. On n’a qu’à faire venir des témoins de Monte-Carlo; on pourra dresser l’acte de décès. Sa veuve ne serait peut-être pas fâchée qu’on le dressât.

Et comme M. de Servon se taisait:

– Peut-être aussi aime-t-elle autant que les choses restent comme elles sont, reprit Brunachon, en le regardant fixement. C’est une question que je ne suis pas en mesure de décider et alors… je m’applique le proverbe: Dans le doute, abstiens-toi.

Ces réflexions à haute voix agacèrent Servon, précisément parce qu’elles étaient assez justes, et pour y couper court, il tira de son portefeuille deux billets de cent francs qu’il remit à Brunachon, en lui disant:

– Prenez ceci pour payer le cocher qui vous a amené.

– Pas celui qui a amené monsieur le vicomte? demanda l’impudent coquin en empochant la gratification comme il empochait jadis au cercle des Moucherons les pourboires des joueurs.

– Non. Je garde la voiture. Maintenant, partez! notre colloque en plein air a assez duré.

Brunachon ne se le fit pas dire deux fois. Il fila sans ajouter un mot. Qu’aurait-il ajouté? Son travail était fait. Il avait semé dans l’esprit du vicomte des idées qui ne manqueraient pas de germer et dont il espérait bien tirer quelque profit. Il ne s’était pas compromis et il restait libre de faire chanter ou Paul Cormier, ou la marquise de Ganges, ou même M. de Servon,– à son choix. Cela dépendrait de la tournure que prendrait l’instruction confiée à Charles Bardin.

M. de Servon était beaucoup moins satisfait de son expédition, et il regrettait de s’y être engagé.

Tant qu’il s’était agi de s’introduire chez la marquise, il aurait tout fait pour forcer son intimité, eût-il dû même abuser un peu de la situation, mais il entrevoyait maintenant que derrière cette situation il y avait un drame, et même un drame assez corsé, puisqu’il venait de se dénouer,– ou de s’engager,– par un meurtre.

Et dans la vie que menait Servon, il n’y avait pas de place pour les drames.

Il tenait à sa tranquillité autant qu’à ses plaisirs, et il se demandait déjà comment il allait s’y prendre pour se tirer à l’écart d’une affaire qui pouvait se terminer devant une cour d’assises.

Il lui en coûtait pourtant de se désintéresser des malheurs qui menaçaient la marquise et de renoncer à pénétrer le mystère de l’existence en partie double du soi-disant marquis Paul Cormier.

Le vicomte ne savait vraiment que penser de cet étudiant qui jouait, et pas trop mal, le rôle d’un marquis de la vieille roche.

Étudiant, il l’était, le vicomte n’en doutait pas depuis qu’il l’avait surpris aux Champs-Elysées causant familièrement sur un banc avec un grand gaillard à chapeau pointu qui, l’avant-veille, menait le branle des pochards à la Closerie des Lilas.

Brunachon, d’ailleurs, affirmait le fait, et Brunachon devait le savoir, quoiqu’il se fût dispensé de dire comment il le savait.

Cet étudiant était-il l’amant de madame de Ganges?… Tout semblait l’indiquer.

M. de Servon l’avait vu arriver avec elle chez la baronne Dozulé, il l’avait entendu annoncer sous le nom du marquis et elle s’était prêtée à cette supercherie, puisqu’elle n’avait pas réclamé.

Fallait-il donc supposer qu’elle espérait le faire passer indéfiniment pour son véritable mari, à peu près inconnu à Paris?

Cela pouvait être— certaines femmes ont toutes les audaces— mais alors il fallait supposer aussi qu’elle savait que le vrai marquis ne reparaîtrait jamais.

Et de là à conclure qu’elle l’avait fait tuer par son amant, il n’y avait qu’un pas.

Le vicomte hésitait à la tirer, cette terrible conclusion. Ni madame de Ganges, ni Paul Cormier ne lui représentaient un de ces couples adultères qui cherchent le bonheur dans le crime et qui l’y trouvent.

 

Ceux-là sont rares et ils s’y prennent plus adroitement.

Ils n’agissent pas comme des enfants, ils ne se mettent pas à la merci d’un hasard, ils ne s’exposent pas à être rencontrés par un ami, ou même par une simple connaissance du mari supprimé.

Et puis, cet amant et cette maîtresse n’avaient pas du tout l’air de criminels. La marquise était douce et gaie; Paul Cormier, moins expansif, avait une physionomie ouverte qui inspirait la sympathie.

Servon le trouvait à son gré et il aurait eu quelque remords de le tromper avec sa femme, au temps où il le croyait marié.

Il était donc très porté à croire que ce garçon n’avait pas le moindre assassinat sur la conscience, mais après le voyage à la Morgue, il ne pouvait absolument pas en rester là.

Il ne voulait pas se mêler de leurs affaires, mais il voulait connaître la vérité.

A qui s’adresser pour la connaître?

Il regrettait déjà d’avoir congédié Brunachon qui en savait probablement plus long qu’il n’en avait dit. Il était un peu tard pour courir après lui et d’ailleurs il y aurait regardé à deux fois avant d’interroger sur la marquise un pareil drôle.

L’interroger elle-même, en abordant carrément la question délicate, c’eût été plus loyal et plus digne. Mais le difficile, c’était d’arriver jusqu’à elle. Madame de Ganges avait refusé la veille de recevoir une lettre du vicomte de Servon; à plus forte raison refuserait-elle de recevoir le vicomte lui-même.

A force de se creuser la tête, il finit par en faire jaillir une idée. Il lui vint à l’esprit que le moyen le plus simple et le plus honnête de se renseigner, c’était de demander à Paul Cormier de lui apprendre tout ce qu’il pouvait lui apprendre sans compromettre madame de Ganges; de le lui demander poliment, doucement, après lui avoir exposé l’embarras où il était, depuis que le nommé Brunachon lui avait montré le cadavre du marquis, et en lui proposant de le servir, s’il pouvait lui être utile en cette grave circonstance.

Paul Cormier, si le vicomte l’avait bien jugé, ne repousserait pas ces ouvertures courtoises. Peut-être même, les accueillerait-il avec un certain plaisir.

Il devait être embarrassé de sa situation, ce brave étudiant, et très désireux d’en sortir.

M. de Servon, en le prenant par la douceur, obtiendrait de lui bien des choses: un aveu d’abord qui ne serait pas par trop pénible, car un jeune homme peut bien jouer, dans une comédie mondaine et passagère, un rôle imposé par une femme qui lui plaît. Une fois entré dans cette voie, Paul Cormier pourrait bien en venir à se fier à un homme plus expérimenté que ne pouvait l’être un étudiant et à lui demander des conseils, sauf à ne pas les suivre.

Et si l’entrevue tournait à la conciliation, Servon se sentait très capable de lui en donner d’excellents, voire même de désintéressés.

Servon n’était pas irréprochable, il se permettait une foule de licences de conduite, mais, en dépit de la vie à outrance qu’il menait, Servon avait gardé les sentiments d’un gentilhomme et il était incapable d’abuser de la confiance d’un rival.

Et d’ailleurs, il n’avait pas pour madame de Ganges une de ces violentes passions qui font capituler la conscience d’un amoureux. Ce n’était qu’un goût très vif, aiguisé par la difficulté. En s’occupant d’elle, il ne cherchait qu’une liaison agréable, comme il en avait eu quelques-unes dans le monde où il vivait.

Toutes réflexions faites, il se décida à s’aboucher, le plus tôt qu’il pourrait, avec Paul Cormier.

Il n’espérait plus le rencontrer dans la rue. Les hasards comme celui qui venait de les mettre en présence l’un de l’autre n’arrivent pas tous les jours. Le vicomte n’avait donc qu’un moyen de voir le faux marquis, c’était d’aller chez lui, à l’adresse indiquée par Brunachon.

Servon était persuadé qu’il l’y trouverait. Cormier, en le quittant, lui avait dit qu’il allait rejoindre sa femme qui dînait en ville. Évidemment il avait menti, puisqu’il n’était pas le mari de madame de Ganges, et il avait dû rentrer à son domicile de la rue Gay-Lussac.

Servon s’y fit conduire dans la victoria qui l’avait amené à la Morgue et qu’il renvoya en arrivant rue Gay-Lussac.

Il était las de rouler en fiacre et il prévoyait qu’il éprouverait le besoin de marcher, après l’explication qui serait peut-être longue.

Malheureusement, le portier du numéro 9 lui dit que M. Cormier n’était pas rentré, et au ton de la réponse, Servon vit bien qu’il ne mentait pas, par ordre de son locataire.

Assez ennuyé de ce contre-temps, le vicomte dut se résigner à regagner la rive droite, à pied, puisqu’il avait lâché sa victoria.

Il se mit donc à descendre le boulevard Saint-Michel, dans le très vague espoir d’y croiser son homme, mais en lisant sur une maison d’angle le nom de la large rue qui va du Luxembourg au Panthéon, il se rappela tout à coup que l’étudiant au chapeau pointu avait crié à son camarade, resté sur le banc, aux Champs-Elysées: «Va m’attendre au café Soufflot; j’y serai dans deux heures».

Les deux heures étaient presque écoulées et Paul Cormier n’avait pas dû manquer au rendez-vous.

Il ne s’agissait plus que de trouver le café Soufflot et ce n’était pas difficile. Il devait être situé dans la rue du même nom, devant laquelle Servon passait en ce moment. Et Servon, tournant à droite, s’y engagea immédiatement, sans trop savoir comment il allait s’y prendre pour y découvrir l’étudiant qui se tenait peut-être au fond de quelque salle avec des camarades.

Il eut la chance de l’apercevoir attablé à l’extérieur, tout seul en face d’un verre de vermouth, et absorbé dans la lecture d’un journal du soir.

On dîne de bonne heure au quartier latin, surtout l’été, afin d’avoir le temps d’aller au Luxembourg, en sortant de table.

La terrasse du café s’était vidée peu à peu et il n’y restait guère que Paul Cormier attendant son ami, et se tourmentant de ne pas le voir arriver.

Pour tromper son impatience, il s’était mis à lire un journal. Il y avait trouvé un long article de reportage où il était question de l’affaire du boulevard Jourdan, assez mal exposée et présentée comme un assassinat.

Paul, que ce fait-divers intéressait particulièrement, y apportait tant d’attention qu’il ne vit pas venir M. de Servon, qui put prendre place à la table voisine, sans que le liseur levât les yeux.

– Bonjour, Monsieur! c’est encore moi, dit presque gaiement le vicomte.

La journée m’est heureuse à vous rencontrer.

– En effet, balbutia l’étudiant, je ne m’attendais pas…

– A me revoir si tôt! Et vous devez être étonné de me trouver si souvent sur votre chemin. Cette fois, le hasard y est encore pour quelque chose, mais le hasard n’a pas tout fait, car… pourquoi vous le cacherais-je? je viens de chez vous, je ne vous y ai pas trouvé, et je vous cherchais…

– De chez moi? murmura Cormier, qui en était encore à croire que M. de Servon le prenait toujours pour le marquis de Ganges.

– Mon Dieu, oui, dit le vicomte de l’air le plus naturel du monde; je suis allé vous demander rue Gay-Lussac, et votre portier m’ayant répondu que vous n’étiez pas rentré, j’ai pensé que je vous rencontrerais peut-être dans ce quartier.

Paul ouvrit la bouche pour nier; mais il lut sur la figure de M. de Servon que ce serait inutile, et il attendit la suite.

– C’est vous dire, cher monsieur, reprit le vicomte, que je sais qui vous êtes… et je m’empresse d’ajouter que je ne viens pas vous chercher querelle à propos de… l’erreur où je suis tombé… je ne viens pas même vous demander des explications… dans le sens que le plus souvent on attache à ce mot-là…

– Alors, monsieur, je ne vois pas…

– Laissez-moi achever, je vous prie. Vous n’avez pas plus que moi oublié ce qui s’est passé dimanche chez madame Dozulé, ni notre rencontre, le soir de ce dimanche, à la Closerie des Lilas. Tout à l’heure, quand je vous ai revu aux Champs-Elysées, j’en étais encore au même point… pas tout à fait, cependant, car je vous ai trouvé causant avec un jeune homme que j’avais remarqué au bal de Bullier et qui ne peut être qu’un étudiant. Maintenant que je suis mieux renseigné, je ne tiens à l’être davantage que sur un seul point.

J’ai souvent rencontré dans le monde madame la marquise de Ganges. J’ai pour elle le plus profond respect, et Dieu me garde de rien faire ou dire qui puisse nuire à sa réputation. Mais ce que je viens d’apprendre, par hasard, d’autres que moi peuvent l’apprendre aussi. Vous avez des camarades qui savent que vous n’êtes pas le marquis de Ganges… si l’un d’eux, à ce bal, dimanche, m’avait entendu vous donner ce titre, vous vous seriez trouvé dans une situation très difficile.

Le vicomte ne croyait pas si bien dire, car il n’avait pas vu s’engager la querelle avec le vrai marquis.

– A cela, reprit-il, il n’y aurait encore que demi-mal; mais qu’un homme reçu dans les salons où va madame de Ganges vienne à connaître votre véritable nom, qu’arrivera-t-il? De quoi ne l’accuserait-on pas?… Eh bien! Monsieur, je suis venu vous dire que je serais prêt à la défendre… mais pour que je puisse la défendre utilement, il faut que je sache ce qui s’est passé, et c’est à vous que je m’adresse pour le savoir.

Paul fit un haut-le-corps, et peu s’en fallut qu’il ne s’écriât: Pour qui me prenez-vous? Mais le vicomte s’empressa d’ajouter:

– Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je ne cherche pas à surprendre le secret de vos relations avec elle, mais si, comme j’en suis convaincu, madame de Ganges n’a rien à se reprocher, je voudrais être renseigné afin d’être en mesure de faire cesser les propos malveillants. En un mot, monsieur, je viens vous demander ce que je devrais répondre si on l’accusait en ma présence. Ma démarche vous semble peut-être étrange, mais si vous voulez prendre la peine de réfléchir, vous y verrez une preuve du cas que je fais de vous et de la sympathie que vous m’inspirez.

Ce fut si bien dit que Paul Cormier s’abandonna au mouvement qui le poussait à se confier au gentilhomme qui lui tenait ce langage chaleureux et persuasif.

– Monsieur, commença-t-il avec émotion, je vous crois et je vais vous confesser la vérité. C’est moi qui suis cause de tout ce qui est arrivé. J’ai rencontré, dimanche, madame de Ganges, dont j’ignorais le nom et que je n’avais jamais vue. Sa beauté m’a frappé et je me suis permis de la suivre.

– Suivre une jolie femme dans la rue, ce n’est pas un cas pendable, dit en souriant le vicomte, qui était coutumier du fait.

– Je l’ai suivie dans les Champs-Elysées, jusqu’à l’avenue d’Antin, où elle allait et, là… quand elle est entrée, sans s’apercevoir que j’étais presque sur ses talons, dans l’hôtel de cette madame Dozulé, j’y suis entré avec elle… le domestique qui annonçait ne connaissait pas M. de Ganges…

– Et il a annoncé monsieur le marquis et madame la marquise!… C’est très drôle et ce serait charmant au théâtre.

– Vous ne me croyez pas?

– Mais si… je vous déclare même que l’idée m’était venue… pas ce jour-là, mais depuis… qu’il n’y avait dans tout cela qu’une méprise. Je m’étonne seulement que madame de Ganges n’ait rien dit…

– Elle a perdu la tête… elle comptait que j’allais me retirer après m’être excusé, et c’est ce que j’aurais dû faire. Lorsqu’elle a vu que je restais et que j’acceptais les félicitations que la baronne adressait au marquis de Ganges, elle a continué à se taire.

– Je comprends maintenant pourquoi elle s’est éclipsée avant la fin de notre partie de baccarat. Vous avez dû être bien embarrassé.

– Pas trop. J’espérais ne jamais revoir les personnes qui se trouvaient chez madame Dozulé.

– Vous deviez bien penser cependant que je vous enverrais, avenue

Montaigne, la somme que je croyais avoir perdue contre le marquis.

– Je vous jure, monsieur, que je n’y avais pas songé, et tout à l’heure, quand vous me l’avez remise, j’ai été sur le point de la refuser.

– Je l’ai bien vu, mais quand vous m’avez rencontré, dimanche soir, à la Closerie des Lilas, vous avez dû me maudire.

– J’en conviens… et tout à l’heure encore, en vous voyant paraître…

– Vous m’avez donné à tous les diables. J’espère que vous voilà rassuré sur mes intentions. Maintenant, me permettez-vous de vous demander si vous avez revu madame de Ganges?… je me hâte d’ajouter que vous n’êtes pas obligé de me le dire.

– Pourquoi m’en cacherais-je? Je l’ai revue une seule fois… hier, chez elle.

– Elle vous avait donc donné son adresse?

Paul ne s’attendait pas à cette question et il aurait bien pu rester court, mais il eut la présence d’esprit de répondre:

– Je savais son nom… je n’ai pas eu de peine à trouver son adresse… je n’ai eu qu’à feuilleter le Tout-Paris.

 

L’explication venait à propos, car pour en fournir une autre, Paul Cormier eût été obligé de dire que c’était le marquis lui-même qui lui avait donné l’adresse de sa femme, et il comptait que cet entretien plein de périls allait en rester là.

Paul Cormier n’avait garde de parler de la mort tragique de M. de Ganges. Il croyait avoir fait la part du feu en avouant qu’il s’était laissé donner un nom et un titre qui ne lui appartenaient pas et il avait eu soin de passer sous silence le commencement de l’aventure— la rencontre au Luxembourg et le voyage en fiacre du Luxembourg au rond-point des Champs-Élysées— épisodes compromettants pour la marquise.

Il espérait bien qu’il n’en serait plus question, et que M. de Servon ne tarderait pas à lever la séance.

Pour l’y décider, il lui dit chaleureusement:

– Monsieur, je me défiais de vous parce que je ne vous connaissais pas. Maintenant, je n’ai plus qu’à vous remercier de tout mon cœur de m’avoir mis à même de justifier madame de Ganges et j’ai le devoir de vous apprendre qu’elle ne me retrouvera pas sur son chemin. Je suis rentré dans ma peau d’étudiant et je n’en sortirai plus.

– Vous aurez du mérite à disparaître ainsi, car elle est charmante, la marquise… et vous auriez bien pu aspirer à lui plaire..

Est-elle informée de votre résolution?

– Oui… et elle l’approuve…

– Je comprends… elle est mariée… Peut-être changerait-elle d’avis, si elle venait à perdre son mari.

Cormier ne dit mot. Il se demandait déjà pourquoi le vicomte lui posait cette question.

– C’est une éventualité à prévoir, reprit M. de Servon et si madame de

Ganges était veuve, vous pourriez l’épouser.

– En admettant qu’elle voulût de moi.

– Pourquoi pas? les femmes aiment les audacieux. Je parierais bien qu’elle vous a su bon gré de l’avoir suivie jusque dans le hall de la baronne.

– Elle me l’a très amèrement reproché.

– En pareil cas, les femmes disent toujours le contraire de ce qu’elles pensent. Si j’étais à votre place, cher monsieur, je profiterais de mes avantages pour me faire agréer.

Vous ne savez peut-être pas qu’elle est fort riche?

– Je le crois et peu m’importe, répliqua l’étudiant un peu piqué. Je ne suis pas sans fortune et je ne cherche pas à faire un mariage d’argent.

– Si je me risque à vous indiquer celui-là, c’est que je viens d’apprendre une chose que certainement vous ignorez et qu’il est bon que vous sachiez.

M. de Ganges est mort.

– Qui vous l’a dit? demanda étourdiment Paul Cormier.

– Vous le saviez donc? riposta le vicomte.

– Non… c’est-à-dire… je supposais…

– Eh! bien, moi, je n’en aurais rien su, si un homme qui a connu M. de Ganges ne m’avait pas montré son cadavre.

– Son cadavre! répéta Paul Cormier qui pâlissait à vue d’œil.

– Oui, cher monsieur; à la Morgue où il est exposé. Le marquis est mort de mort violente. On croit qu’il a été assassiné.

Paul eut un geste de dénégation.

– Qu’il l’ait été ou non, madame de Ganges a un gros intérêt à être informée de cet événement… ne fût-ce que pour faire constater le décès qui la rend libre… à moins qu’elle n’aime mieux, par des raisons que j’ignore, rester dans le statu quo.

– Mais il me semble qu’elle n’a pas le choix. L’homme qui a reconnu le corps a dû aller faire sa déclaration.

– Pas encore. Il n’y a pas de temps perdu, car la reconnaissance vient seulement d’avoir lieu. J’y étais.

– Vous, monsieur!

– Oui, et c’est ce qui m’a déterminé à me mettre immédiatement à votre recherche. J’ai cru que mon devoir, en cette triste circonstance, était de renseigner madame de Ganges. Je serais allé chez elle, si je n’avais craint de n’être pas reçu.

– Je ne le serais pas plus que vous, dit Paul en secouant la tête.

Il ne regrettait guère qu’on n’annonçât pas à la marquise un événement qu’elle connaissait déjà depuis vingt-quatre heures.

– Vous pouvez du moins lui écrire… si vous ne le faisiez pas, je le ferais, car il y a urgence.

– Pourquoi? Les mauvaises nouvelles arrivent toujours assez tôt, murmura Paul qui ne disait pas le véritable motif de la tiédeur qu’il mettait à entrer dans les vues de M. de Servon.

– Bon! s’il ne s’agissait que d’une mauvaise nouvelle que madame de

Ganges connaîtra tôt ou tard. Mais un danger la menace.

– Quel danger? demanda l’étudiant.

– Je ne vous ai pas dit par qui le corps du marquis vient d’être reconnu.

– Par un de vos amis, je crois.

– Non pas. Aucun de mes amis ne connaissait M. de Ganges quand il vivait. L’homme dont je vous ai parlé est un mauvais drôle qui a fait toutes sortes de vilains métiers et qui a beaucoup vu le marquis à Monaco où il jouait encore tout récemment. Vous allez me demander comment j’ai connu, moi, un individu de cette espèce. C’est bien simple. Il a été jadis garçon dans un cercle où j’allais quelquefois. Je l’ai rencontré un instant après vous avoir quitté, il m’a abordé pour me demander un secours que je ne lui ai pas refusé et, sans doute pour me remercier, il m’a appris qu’il venait de voir à la Morgue le corps du marquis. Comment sait-il que je connais la marquise?… je l’ignore, mais il le sait. Comme je n’avais pas l’air de croire beaucoup à la nouvelle qu’il m’apprenait, il m’a proposé d’y aller voir… et par curiosité, j’y suis allé… pas dans la même voiture que lui, je vous prie de le croire… et il m’a montré sur les dalles de la Morgue… un cadavre. Il m’a affirmé que c’était celui du marquis et je ne doute pas que ce soit vrai. Je ne vois pas ce qu’il gagnerait à mentir, tandis que je vois très bien ce qu’il gagnera à exploiter le secret qu’il a découvert.

– L’exploiter!… comment?

– En faisant chanter madame de Ganges. En la menaçant, par exemple, de la dénoncer comme ayant fait assassiner son mari.

Paul Cormier fit le mouvement d’un homme qui voit tout à coup s’ouvrir à ses pieds un précipice sans fond.

Il avait bien eu déjà de vagues inquiétudes. Il s’était demandé si on ne le soupçonnerait pas d’avoir trempé dans un complot organisé pour supprimer un mari gênant. Mais ce malheur était si peu probable qu’il ne s’en était pas beaucoup préoccupé.

Et voilà que ces craintes prenaient un corps, il existait un misérable qui se préparait à menacer madame de Ganges, en lui proposant de lui vendre très cher son silence, comme un autre coquin avait essayé, la veille, de l’intimider, lui, Paul Cormier, simple témoin du duel où le marquis était resté sur le carreau.

Il y avait de quoi s’effrayer… et se renseigner afin de se préparer à se défendre.

– Vous venez de m’apprendre d’où sort ce venimeux gredin, dit-il, et je vous en remercie… mais je voudrais bien savoir son nom…

– Il s’appelle Brunachon, répondit sans hésiter, le vicomte.

Brunachon, c’était le chenapan qui, dans le cabinet du juge d’instruction, avait désigné Paul Cormier comme ayant pris part au meurtre commis sur le boulevard Jourdan.

Et ce même coquin avait découvert que Paul Cormier était en relations avec madame de Ganges, Paul Cormier qui avait refusé de donner dix mille francs pour obliger le drôle à se taire.

C’était un comble: le comble du malheur, ou plutôt de la déveine, car il aurait fallu que la justice eût sur les yeux trois bandeaux, au lieu d’un, pour qu’elle en vînt à condamner des innocents, mais c’était beaucoup trop qu’elle les soupçonnât..

– Est-ce que vous connaissez cet homme-là? demanda M. de Servon.

– Non, articula péniblement l’étudiant, mais il se peut qu’il me connaisse… il me fait l’effet de connaître tout le monde…

– C’est un peu ça et il a une rude mémoire… j’en ai eu la preuve à la Morgue.

– Que me conseillez-vous? demanda tout à coup Paul Cormier.

– Puisque vous me consultez, je vous conseille de prendre les devants… c’est-à-dire d’aller trouver le juge d’instruction qui est chargé de cette affaire… d’y aller, après vous êtes concerté avec madame de Ganges… qui est toujours la principale intéressée.

Le conseil était peut-être excellent, mais il venait trop tard, puisque Paul Cormier avait été interrogé la veille.