Za darmo

La main froide

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On ne fait pas la cuisine avec des gants blancs et pour les basses besognes on n’emploie pas de gentlemen.

– Vous vous essayez, dites-vous? demanda Servon.

– Mon Dieu, oui, répondit modestement Brunachon; quand on a été sept ans employé dans un grand cercle on connaît tout Paris… le Paris mondain… et on sait beaucoup de choses. Depuis que je cherche à travailler dans la partie des renseignements, j’en ai déjà ramassé pas mal et j’ai fait quelques nouvelles connaissances. S’il plaisait, un jour ou l’autre, à monsieur le vicomte de mettre mes talents à l’épreuve, je me flatte que monsieur le vicomte serait satisfait de moi.

– Alors, pour le moment, vous faites de la police, en amateur?

– Pour me faire la main.

– C’est à peu près la même chose. Et vous vous exercez sur le premier venu?

– Oui… quand ça se trouve… et puis j’ai gardé des amis parmi mes anciens camarades… ils me renseignent à l’occasion… et je n’oublie jamais rien… j’ai une mémoire excellente…

– Vous avez aussi de bon yeux pour m’avoir reconnu au balcon.

– Je reconnaîtrais de beaucoup plus loin monsieur le vicomte, dit respectueusement Brunachon. Monsieur le vicomte ne ressemble pas à tout le monde.

– Alors, je dois être facile à… comment dites-vous cela?… à filer, je crois?

– Filer, c’est bien le mot technique.

Ce terme et le langage correct de l’ancien croupier auraient bien étonné Bardin père et fils qui l’avaient entendu la veille, dans le cabinet du juge, s’exprimer comme un rôdeur de barrières. Ils ne connaissaient pas le personnage. Brunachon parlait argot, quand il lui convenait de le parler, mais il savait aussi à l’occasion prendre le ton d’un homme bien élevé.

– Est-ce que vous venez de me filer, moi? lui demanda tout à coup M. de Servon.

– Oh! monsieur!… je ne me serais pas permis…

– Pourtant, ça m’en a tout l’air. Je vous ai vu arrêté, tantôt, sous le balcon du club… et je vous retrouve, une heure après, dans ce coin des Champs-Elysées.

– J’y suis arrivé bien avant monsieur le vicomte et j’y suis venu pour une affaire dont je commence à m’occuper. Si je viens de rencontrer monsieur le vicomte, c’est tout à fait par hasard. Je sortais de l’avenue Montaigne quand je l’ai aperçu… Monsieur le vicomte a dû voir que je n’osais pas l’aborder…, et d’ailleurs, si je m’étais permis de le suivre, j’aurais eu soin de ne pas me montrer.

– Alors, vous cherchez quelqu’un, avenue Montaigne?

– Je cherchais… des informations. J’étais venu en reconnaissance… comme à la guerre… explorer le terrain et surveiller les mouvements de l’ennemi… j’ai perdu mes peines.

Tout cela n’était pas clair et ces réponses entortillées ne faisaient qu’aiguillonner la curiosité de M. Servon qui, lui aussi, avait des renseignements à prendre et qui songeait à charger Brunachon de les prendre pour lui.

– Vous qui prétendez connaître tant de gens, lui demanda-t-il, tout à coup, connaissez-vous un certain marquis de Ganges?

De vue… oui… parfaitement, répondit Brunachon, déjà sur ses gardes.

– Où l’avez-vous vu?… et quand?

– A Monte-Carlo, cet hiver.

– Je le croyais en Turquie.

– Je ne sais pas s’il y est allé, mais je sais qu’il était encore à

Nice, il y a huit jours.

– Mais, depuis, il est rentré à Paris.

– C’est possible. Sa femme y habite… tout près d’ici, dans un très bel hôtel qui lui appartient. On disait là-bas que le marquis ne vivait pas avec elle… ils ont pu se raccommoder… mais j’en doute…

– Pourquoi en doutez-vous?

– Puisque monsieur le vicomte me fait l’honneur de m’interroger, je dois dire à monsieur le vicomte que cette dame a un amant. Ce n’est pas une raison pour qu’elle ne se remette pas avec son mari…

– Enfin, vous persistez à affirmer que, si vous rencontriez le marquis de Ganges, vous le reconnaîtriez?

– A l’instant même.

– Eh! bien, vous vous vantez, car vous venez de le voir.

– Où donc?

– Je causais avec lui quand vous êtes arrivé.

– Quoi! ce jeune homme qui est monté en voiture…

– Précisément. Ce jeune homme, c’est monsieur de Ganges que vous prétendez connaître.

– Ça, le marquis! s’écria Brunachon. Ah! mais non! Il ne lui ressemble même pas… et le marquis a au moins cinq ans de plus.

– Il faut donc qu’il y ait deux marquis de Ganges, car celui que vous venez de voir porte ce nom et ce titre et il va dans le monde avec la marquise. Je les y ai rencontrés ensemble.

Brunachon eut un hochement de tête qui devait signifier: «tout s’explique», mais il ne dit mot.

Il n’était pas encore décidé à mettre le vicomte dans son jeu.

Brunachon, après avoir manqué sa première tentative de chantage, en préparait une autre, depuis qu’il était sorti du cabinet de monsieur Bardin. Il savait que Paul Cormier n’avait pas été arrêté, et il commençait à prévoir que l’affaire du boulevard Jourdan n’aurait pas de suites graves. Un duel n’est pas un assassinat. D’ailleurs, Paul Cormier, après avoir comparu devant le juge d’instruction, ne redoutait plus d’être dénoncé. Brunachon avait donc changé ses batteries. C’était maintenant la marquise de Ganges qu’il espérait faire chanter. Il y avait songé dès le premier jour, car, comme l’avait soupçonné Paul, il s’était caché dans un fiacre pour le suivre depuis la rue Gay-Lussac jusqu’à l’avenue Montaigne; il savait chez qui Paul était allé,– il l’avait su en faisant causer les marchands du voisinage, tous fournisseurs de l’hôtel,– et il s’était promis d’exploiter madame de Ganges aussitôt qu’il serait complètement renseigné sur la nature des relations que cette grande dame entretenait avec un étudiant.

Il était revenu le lendemain aux informations. Il en arrivait, et il s’en était fallu de peu qu’il surprît, causant avec Paul Cormier, Jean de Mirande, qu’il aurait pu exploiter aussi. Il n’avait fait qu’entrevoir Paul qui ne l’avait pas vu, mais M. de Servon venait de lui apprendre tout ce qu’il ne savait pas,– hors une seule chose que Servon ignorait lui-même, puisqu’il ne connaissait pas l’histoire du duel;– le nom de l’homme que Mirande avait tué.

Brunachon ne mentait pas en disant qu’il connaissait le marquis de Ganges pour l’avoir rencontré aux tables de jeu de Monte-Carlo; et Brunachon n’avait pas menti non plus, en disant au juge d’instruction qu’il ne s’était réveillé qu’au moment où le duel sur le bastion venait de finir.

Il avait vu d’en haut un mort couché sur l’herbe, la face contre terre. Il ne s’était pas douté que ce mort était le marquis et il ne s’en doutait pas encore.

– Eh! bien, lui dit M. de Servon en haussant les épaules, vous voyez qu’il vous arrive de vous tromper tout comme un autre.

– Je ne me trompe pas, murmura l’ancien garçon de jeu. Ce monsieur se fait passer pour le marquis de Ganges, mais il ment.

– Alors, il est d’accord avec la marquise?

– Évidemment, puisqu’il l’accompagne dans le monde.

– C’est donc qu’il est son amant?

– Je le supposais, avant d’avoir entendu M. le vicomte. Maintenant, je n’en doute plus.

– Bon! mais qui est-il?

– Ah!… voilà!…

– Vous devez le savoir.

– Si je le savais, monsieur le vicomte comprendra que je ne devrais pas le dire. En affaires, la discrétion est indispensable pour réussir.

– En affaires?… comment? Ah! oui, j’entends… les affaires de l’agence que vous voulez monter, dit Servon avec une légère grimace de dégoût. Vous ferez commerce de renseignements et vous ne les donnerez pas pour rien.

– Monsieur le vicomte devine tout.

– Eh! bien… j’ai l’habitude de payer ce que j’achète. Faites votre prix.

– Oh! je m’en rapporterai toujours à la générosité de monsieur, le vicomte… et du reste, pour le moment, j’ai si peu de chose à lui vendre que ce n’est pas la peine de traiter.

Le drôle disait: traiter, comme s’il se fût agi de signer une convention diplomatique.

– Si monsieur le vicomte avait intérêt à être renseigné sur ce faux marquis et sur ses rapports avec madame de Ganges, je me mettrais en campagne et je me ferais fort de lui procurer toutes les informations dont il aurait besoin.

– Très bien. Je vous rémunérerai largement.

Le vicomte était déjà revenu de ses répugnances à recourir aux vils offices d’un espion.

– Alors, je puis marcher. Une parole de monsieur le vicomte vaut de l’or.

Brunachon changeait, comme on dit, son fusil d’épaule. Brunachon n’était pas homme à refuser les offres de M. de Servon; d’autant que tout en le servant, il pourrait à l’occasion faire chanter la marquise.

C’était même sur elle qu’il fondait ses plus grosses espérances de bénéfices. Le vicomte se lasserait vite d’acheter des renseignements, et Paul Cormier n’était pas en état de payer bien cher un silence dont il pourrait bientôt se passer; mais la marquise était riche et elle avait sa réputation à préserver.

– Eh! bien?… le nom de cet homme? demanda M. de Servon.

– Il s’appelle Paul Cormier… et il est étudiant… il fait son droit.

– Je m’en doutais. Où demeure-t-il?

– Au quartier Latin. Rue Gay-Lussac, numéro 9.

– Cela doit être vrai, murmura le vicomte. Mais comment cet étudiant connaît-il la marquise de Ganges?

– Voilà, monsieur le vicomte, ce que j’ignore absolument, mais je m’engage à le savoir d’ici à très peu de jours. Tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, c’est que, hier, il s’est fait conduire en voiture à la porte de l’hôtel de cette dame, avenue Montaigne, qu’elle l’a reçu et qu’il est resté plus d’une heure chez elle. Je pourrais faire le mystérieux et vous laisser croire que j’en sais beaucoup plus long. J’aime mieux vous dire la vérité.

– Et il la connaît de longue date, reprit Servon qui suivait son idée. Dimanche, ils se sont présentés ensemble dans une maison où je me trouvais… on a annoncé M. le marquis et madame la marquise de Ganges… et il a raconté, lui, qu’il était arrivé le matin d’un grand voyage… ils s’étaient entendus à l’avance, car elle ne l’a pas démenti… donc, ils étaient d’accord.

 

– C’est évident.

– Il n’y a qu’une chose que je ne m’explique pas, c’est qu’ils aient pu croire que personne ne s’apercevrait de la substitution… le vrai marquis n’aurait qu’à reparaître…, et il reparaîtra certainement… il ne restera pas toute sa vie à Monte-Carlo.

– A moins qu’ils ne se soient entendus avec lui… il y a des maris avec lesquels on peut entrer en accommodement… et il n’a pas trop bonne réputation, ce marquis.

– On finirait toujours par savoir à Paris qu’il existe… sa femme risquerait trop en mettant son amant à la place de son mari… il doit y avoir autre chose…

– C’est ce que je me dis aussi… mais, quoi?…

– Peut-être que le vrai marquis de Ganges est mort récemment à Monaco… il est joueur… il a bien pu se tuer… Peut-être que sa femme le sait et qu’elle a imaginé de le remplacer, parce qu’elle est bien sûre qu’il ne viendra pas réclamer…

– Je n’avais pas pensé à ça, murmura Brunachon, que cette idée parut frapper.

Puis, se reprenant:

– Mais, non… s’il s’était brûlé la cervelle là-bas, les journaux l’auraient annoncé… il faudrait donc supposer qu’il est mort incognito et que sa veuve espère qu’on ne saura jamais qu’il est mort.

Le vicomte réfléchissait et ne trouvait pas d’explication satisfaisante.

– Au fait!… pourquoi pas? dit entre ses dents Brunachon.

– Je vois, reprit Servon impatienté, que vous ne devinez pas mieux que moi. Quand vous aurez trouvé, vous me le ferez savoir. Mais notre entretien a assez duré… et comme toute peine mérite salaire…

Il allait mettre la main à la poche, quand Brunachon lui dit vivement:

– Pas encore, monsieur le vicomte. Laissez-moi gagner mon argent.

Pouvez-vous disposer d’une heure?

– Oui… mais pourquoi?

– Je viens d’avoir une idée et si je ne me trompe pas, avant une heure, vous serez fixé sur le point principal… le reste viendra ensuite, très facilement…

– Voilà bien des promesses! que faut-il que je fasse pour arriver à ce résultat?

– Une course en voiture… avec moi.

– J’aime mieux: pas avec vous, dit le vicomte qui ne tenait pas à se montrer dans les rues du Paris en compagnie de cet homme.

C’était bien assez d’avoir causé avec lui dans un coin écarté.

– Bon! je comprends, dit cyniquement Brunachon. Il y a moyen de s’arranger. Je vais monter dans le premier sapin découvert qui va passer, vous monterez dans un autre. Vous direz à votre cocher de suivre le mien et d’arrêter quand il arrêtera. Chacun descendra de son côté et là où vous me verrez entrer, vous entrerez derrière moi, sans avoir l’air de me connaître.

Vous pourrez même, si vous le préférez, m’attendre à la porte.

– C’est bien compliqué ce que vous me proposez là, dit le vicomte, qui avait bonne envie d’envoyer au diable ce chercheur de pistes.

– Mais, non… c’est tout simple, au contraire, répondit Brunachon, et Monsieur le vicomte ne risquera pas de se compromettre, puisque je ne lui parlerai pas… c’est-à-dire… je lui parlerai… après… et dans un endroit où personne ne nous remarquera…

– Comment, après?… après quoi?

– Après que j’aurai su ce que je vais savoir… et ce ne sera pas long… une demi-heure de trajet en voiture… et même moins, si nous tombons sur de bons cochers… cinq minutes de… de vérification… et je serai fixé. Je rejoindrai alors monsieur le vicomte et je lui ferai mon rapport.

– Dans la rue?

– Dans un square où on ne rencontre que des troupiers et des bonnes d’enfants.

– Que de mystères! vous pouvez bien me dire où vous voulez me conduire.

– Monsieur le vicomte ne viendrait pas, si je le lui disais.

– Alors, je refuse.

– Monsieur le vicomte aurait bien tort. Je lui rendrais compte tout de même… je lui écrirais… mais nous perdrions du temps… et dans ces sortes d’affaires, il ne faut pas traîner… tandis que si Monsieur le vicomte veut bien venir, il saura tout de suite à quoi s’en tenir sur la véritable situation de cette dame…

– De la marquise de Ganges?

– Mais oui, Monsieur. N’est ce pas précisément le point sur lequel vous désirez être renseigné avant tout?

– Sans doute, mais…

– Eh! bien, quand vous le serez, vous me direz ce que j’aurai à faire pour vous servir et je le ferai.

Brunachon parlait déjà comme s’il eût été chargé d’une mission par M. de Servon qui hésitait encore à l’employer.

Il y répugnait même, car il était d’un monde où on ne se commet pas volontiers avec des gens de cette sorte, mais d’autre part il désirait tant éclaircir le mystère qui enveloppait la vie de madame de Ganges qu’il devait finir par se décider à accepter la proposition de l’ignoble Brunachon.

Que risquerait-il, après tout?… Rien que de faire en voiture une course inutile. C’était peu de chose en comparaison du résultat que l’espion lui promettait.

– Je me permettrai de faire observer à Monsieur le vicomte qu’il est temps de partir, reprit cet homme. Si nous différions davantage, nous arriverions trop tard.

Il ne disait toujours pas où il s’agissait d’arriver et Servon sentait bien qu’il ne le dirait pas. Mais peu importait, au fond. Servon serait toujours libre de ne pas le suivre jusqu’au bout, s’il s’apercevait qu’on le menait là où il ne voulait pas aller. Peut-être même valait-il mieux qu’il l’ignorât; car si ce voyage devait avoir des suites fâcheuses pour quelqu’un, sa responsabilité serait moins engagée.

Le hasard— un hasard facile à prévoir— mit fin aux incertitudes du vicomte.

En cette saison, à l’heure où on revient du Bois, les voitures vides et les cochers cherchant pratique foisonnent aux Champs-Élysées.

Deux victorias libres passaient en ce moment à la file, marchant au pas vers la place de la Concorde en rasant le trottoir de la contre-allée.

Brunachon interrogea d’un coup d’œil le clubman qui répondit par un signe affirmatif et sans attendre un ordre plus formel, Brunachon sauta dans la première.

Le sort en était jeté. Servon monta dans la seconde qui n’était pas loin et dit à son cocher de suivre.

Brunachon avait rapidement donné ses instructions au sien qui mit son cheval au trot.

Le vicomte n’avait plus qu’à se laisser aller au courant de cette curieuse aventure et il commençait à y prendre un certain plaisir. L’attrait de l’inconnu. Il lui était arrivé assez souvent de suivre une jolie femme, sans savoir où elle le conduirait. C’est un sport amusant pour un désœuvré qui se console facilement d’être distancé en route. Cette fois, il était sûr que pareille déconvenue ne lui arriverait pas et l’intérêt était plus vif, car il ne pouvait pas deviner le dénouement.

Brunachon avait refusé de dire où il allait et il s’était abstenu de donner la moindre indication sur la direction qu’il comptait faire prendre à sa victoria.

Elle descendait l’avenue des Champs-Elysées, et cela prouvait seulement que Brunachon ne se dirigeait pas vers les excentriques et élégants quartiers de l’Ouest: Passy, l’Etoile, le faubourg Saint-Honoré. Brunachon se dirigeait vers le Paris central.

En débouchant sur la place de la Concorde, la victoria qui le portait obliqua à droite et enfila le pont.

Servon était fixé. On allait sur la rive gauche.

Et une idée lui vint tout naturellement. Brunachon lui avait appris que l’amant de la marquise habitait le quartier latin. Servon ne douta pas que Brunachon ne le conduisît chez cet étudiant, auquel il se proposait de faire subir un interrogatoire en présence du vicomte, qui n’y tenait pas du tout, car il n’aurait rien gagné à mettre Paul Cormier au pied du mur.

Ce garçon, s’il fallait en croire Brunachon, demeurait rue Gay-Lussac. Le vicomte se promit de laisser Brunachon monter tout seul chez le faux marquis, si la Victoria s’arrêtait à la porte du numéro 9.

Pour le moment, elle suivait le quai d’Orsay, et c’était à peu près le chemin de la rue Gay-Lussac.

Après le quai d’Orsay, elle prit le quai Voltaire, mais au lieu de tourner par la rue des Saints-Pères, pour arriver presque directement au Luxembourg, elle continua par le quai Malaquais, et par le quai Conti, en passant devant l’Institut et devant la Monnaie, puis laissant le Pont-Neuf à gauche, elle se lança sur la pente du quai des Augustins.

– Bon! se dit Servon, toujours imbu de l’idée qu’on allait chez Cormier, il va prendre le boulevard Saint-Michel… ce cocher n’a pas le sentiment de la ligne droite, mais c’est le chemin tout de même. Je me laisse faire; seulement, je lâcherai ce drôle à la porte. Il faut en vérité qu’il soit stupide pour s’imaginer que je vais me présenter avec lui chez ce jeune homme.

La résolution était louable, mais le vicomte n’eut pas besoin d’y persévérer.

Arrivée à la place Saint-Michel, au lieu de remonter le boulevard, la voiture qui portait Brunachon s’engagea sur le pont qui aboutit dans la Cité.

– C’est inouï! grommela Servon; le voilà qui revient sur ses pas à présent. Ce n’était pas la peine de passer la Seine au pont de la Concorde pour la repasser dix minutes après.

Où diable me mène ce Brunachon? Est-ce qu’il se moque de moi et a-t-il le projet de me traîner à sa suite à travers tout Paris?… non, il n’oserait pas… mais où allons-nous?… cette rue qui traverse l’île, c’est le boulevard du Palais…

Et voici le Palais lui-même. J’aime à croire qu’il n’a pas l’intention d’y entrer pour avertir la justice.

Le vicomte n’avait assurément rien à démêler avec la justice de son pays, mais s’il avait su que le nommé Brunachon avait passé toute l’après-midi, la veille, dans le cabinet d’un juge d’instruction, il se serait arrêté plus longtemps à l’idée singulière qui lui était venue.

Du reste, il n’y avait pas lieu, car la victoria tourna vivement à droite, pour traverser le parvis Notre-Dame.

Cela devenait incompréhensible et l’aventure tournait presque au comique.

Il n’y a sur le Parvis que Notre-Dame et l’Hôtel-Dieu— une église et un hôpital.

On ne pouvait pas supposer que Brunachon allait visiter un malade ou allumer un cierge devant l’autel de la Vierge.

Où allait s’arrêter cette promenade? Le vicomte ne cessait de se le demander, mais il ne songeait plus à abandonner la partie, car il supposait qu’on approchait du but.

Le parvis ne mène à rien qu’à l’île Saint-Louis, et Servon ne se figurait pas que son étrange guide pût aller dans ce paisible quartier chercher des renseignements sur l’excentrique marquis de Ganges.

Brunachon avait pourtant l’air de savoir parfaitement ce qu’il faisait. Depuis qu’on roulait, il s’était retourné plus d’une fois pour s’assurer que la voiture du vicomte suivait et la dernière fois, en arrivant sur la place Notre-Dame, il avait adressé de loin au persévérant clubman, un signe qui signifiait, sans aucun doute: «Ne vous impatientez pas. Nous y sommes».

Et Servon, quoique vexé d’être véhiculé de la sorte, lui savait gré d’observer les conventions en s’abstenant de communiquer avec lui autrement que par gestes.

Mais il ne devinait toujours pas où on allait.

La victoria de Brunachon s’engagea dans une rue sombre que domine à droite la masse colossale de la cathédrale: la rue du Cloître, qui n’est ni large ni longue, et où, de sa vie, le vicomte n’avait passé.

Il ne cherchait plus à se rendre compte des chemins qu’on lui faisait prendre, et il lui arrivait de se demander ce que les deux cochers devaient penser de cette course à la queue leu-leu de deux messieurs qui se connaissaient évidemment et qui avaient éprouvé le besoin de prendre deux voitures au lieu d’une seule.

Au bout de la rue du Cloître, celle qui marchait en tête s’arrêta et M. de Servon dit aussitôt à son cocher d’en faire autant.

Brunachon descendit et M. de Servon s’empressa de descendre aussi.

C’était le moment décisif. Brunachon allait-il aborder le vicomte et lui expliquer pourquoi il l’avait amené là?

Pas du tout. Brunachon, fidèle à sa promesse, se contenta de lui montrer du doigt la grille le long de laquelle les deux victorias étaient rangées, à dix pas d’intervalle.

Cette grille entourait une manière de square, planté d’arbres rabougris et garni de bancs vermoulus, un square pauvre où jouaient des enfants malingres et où de vieilles loqueteuses se chauffaient au soleil.

C’était bien là l’endroit désigné par Brunachon, qui avait engagé le vicomte à l’y attendre, pendant qu’il irait, lui, se renseigner sur la vraie situation de madame de Ganges.

Se renseigner où et près de qui? il ne l’avait pas dit et Servon, qui n’en avait pas la plus légère idée, le vit entrer avec d’autres personnes dans un bâtiment adossé au parapet du quai, à la pointe de la Cité, et d’assez triste apparence.

 

Cela ressemblait à l’une de ces constructions qu’on voit de distance en distance sur les bords de la Seine, depuis le pont de Bercy jusqu’au viaduc d’Auteuil, et où sont les bureaux des employés de la navigation.

Servon ne s’inquiéta point de savoir ce que c’était et ne fut pas tenté d’y entrer à la suite de Brunachon.

Servon appartenait à cette catégorie de Parisiens qui ne connaissent de Paris que les quartiers habités par les heureux de ce monde. Il pouvait se vanter de n’avoir jamais mis les pieds dans les parages où logent les déshérités, car il ne les avait traversés qu’en voiture, en se rendant à quelque gare de chemin de fer.

Il n’était pas entré au Jardin des Plantes depuis son enfance, et s’il avait aperçu les tours de Notre-Dame, c’était de loin et pour ainsi dire malgré lui, car il ne s’était jamais arrêté pour les admirer.

Il savait donc à peine où il était, et il n’avait pas, comme les étrangers qui visitent pour la première fois la grande ville, un guide du voyageur dans sa poche, à seule fin de ne pas s’égarer et de se renseigner sur la destination des monuments.

Peu lui importait d’ailleurs, pourvu que Brunachon revint promptement mettre fin à ses incertitudes.

Il entra dans le square et, n’ayant garde de s’asseoir sur des sièges publics d’une solidité et d’une propreté douteuses, il se mit à se promener par les allées, après avoir allumé un cigare.

Il remarqua bientôt que beaucoup de gens qui passaient sur le quai se détournaient de leur chemin pour entrer, comme Brunachon, dans le petit édifice long et bas qui faisait face à l’entrée du square. D’autres en sortaient. C’était un va-et-vient continuel.

De cette affluence, le vicomte conclut judicieusement qu’il y avait là dedans une succursale du Mont de Piété et se demanda derechef ce que l’ancien garçon de jeu était allé chercher là.

Il commençait d’ailleurs à en avoir assez de cette énigmatique expédition et il se promettait de planter là Brunachon, pour peu qu’il tardât à reparaître.

Il se trouvait même un peu ridicule de s’être laissé embarquer par ce drôle dans cette campagne policière et il jurait bien qu’on ne l’y reprendrait plus, quel qu’en fût le résultat.

Il n’attendit pas trop longtemps.

Au bout de dix minutes, il vit Brunachon descendre les marches qui précèdent la maisonnette où il était entré et impatient de l’interroger, il fit quelques pas pour se porter à sa rencontre, mais il se ravisa en voyant Brunachon lui indiquer d’un signe de tête le fond du square où il n’y avait absolument personne et où ils pourraient causer sans attirer l’attention.

Brunachon donnait au vicomte une leçon de prudence et le vicomte s’y conforma.

Il lui sut même gré de sa discrétion, car l’affaire semblait se corser et M. de Servon tenait de plus en plus à ne pas être vu conférant avec ce suspect personnage.

Brunachon passa, sans lui dire un seul mot, tout près du clubman qu’il avait promptement rattrapé et alla s’embusquer dans un coin du terrain qui s’étend au delà du square, entre les hauts contre-forts de Notre-Dame et le parapet du quai de l’Archevêché.

Servon vint l’y rejoindre, un peu étonné de le voir prendre tant de précautions, et l’interrogea des yeux.

– Monsieur le vicomte avait deviné, lui dit Brunachon. Moi, je n’y voulais pas croire.

– Croire à quoi?… Expliquez-vous, clairement, sacrebleu!

– Madame la marquise de Ganges est veuve.

– Veuve! s’écria le vicomte. Qu’en savez-vous?

– Je viens de m’en assurer, répondit tranquillement Brunachon.

– Comment? Est-ce à dire que vous venez de voir l’acte de décès de son mari? C’est donc une mairie ce vilain petit monument?

– Non… ce n’est pas une mairie, dit l’ancien garçon avec un sourire qui ressemblait à une grimace.

– Alors, qu’est-ce que c’est?

– Monsieur le vicomte plaisante… Monsieur le vicomte n’ignore pas…

– Je vous dis que je n’en sais rien. C’est la première fois de ma vie que je viens ici et si vous croyez que je me suis amusé à interroger les gens déguenillés que j’ai vus dans le square…

– Oh! je pense bien que non… Mais, je croyais… enfin, je n’ai plus qu’une prière à adresser à Monsieur le vicomte…

– S’il s’agit de rouler encore à travers Paris, je vous préviens que je n’en suis plus.

– Non… non… j’attendrai ici et Monsieur le vicomte n’a qu’à entrer.

– Où ça?

– Dans le bâtiment d’où je sors. Monsieur le vicomte verra par lui-même… et après, si Monsieur le vicomte veut bien venir me rejoindre, je lui expliquerai ce qu’il n’aura pas compris.

– Soit! dit Servon, agacé. J’y vais… mais je vous préviens que si je m’aperçois que vous vous êtes moqué de moi, vous vous en repentirez.

Et pendant que Brunachon protestait contre cette supposition, le vicomte traversa le square presque en courant et monta vivement les marches qui précédaient une espèce de péristyle au delà duquel s’étendait comme un paravent un mur qui masquait l’intérieur de l’édifice.

Pour entrer, il fallait tourner par la droite ou par la gauche ce mur ouvert aux deux bouts.

Ainsi fit-il et il se trouva dans une vaste salle carrée dont les parois en stuc poli étaient couvertes de longues inscriptions qu’il ne prit pas la peine de lire.

Éclairé par en haut, ce hall ressemblait vaguement au vestibule d’un musée.

Le vicomte continuait à ne pas comprendre.

Il remarqua pourtant que les gens qui entraient se dirigeaient tous vers un vitrage qui barrait le fond de la salle et défilaient devant cette clôture en verre, comme on passe devant les étalages d’un bazar.

Ils ne s’arrêtaient qu’au bout, mais là, un groupe s’était formé et deux sergents de ville de service veillaient à ce que les curieux ne stationnassent pas trop longtemps.

«Circulez, messieurs!… circulez!» cet avertissement souvent répété accélérait le défilé.

Dans ce coin, évidemment, se trouvait ce que les Anglais appellent the great attraction, mais du diable si Servon devinait ce qu’on montrait là qui pût intéresser cette foule empressée.

Afin de le savoir, il se mit à la queue comme les autres et en s’approchant, il vit derrière la vitrine une double rangée de tables de marbre dont deux étaient occupées par deux cadavres de noyés, verts, bleus, violets, hideux.

Cette fois, Servon fut fixé sur la destination de l’édifice.

– Ce drôle m’a amené à la Morgue, dit-il, entre ses dents. Il m’a fait une farce funèbre, mais il me la paiera.

Il allait battre en retraite, car il n’avait aucun goût pour les spectacles lugubres, mais il se ravisa.

– Non, reprit-il en se parlant à lui-même, il n’aurait pas osé me berner de la sorte. En me poussant à entrer, il a eu un but. Lequel? Est-ce que le marquis de Ganges?… Mais oui… c’est cela… cet homme vient de le reconnaître, couché sur une des dalles noires… je serais bien empêché de le reconnaître, moi qui ne l’ai jamais vu vivant… et alors même que je l’aurais vu, je ne le reconnaîtrais pas davantage, s’il est dans le même état que ces deux corps qui n’ont plus figure humaine.

Servon s’aperçut bientôt qu’il y en avait un troisième, celui qui attirait le public, celui qui faisait recette comme disent les habitués de l’établissement.

Il suivit le mouvement et il vit que ce mort était beaucoup mieux conservé que les deux noyés.

Il était exposé au premier rang, tout près du vitrage et on ne l’avait pas déshabillé.

Il était vêtu d’un pantalon de fantaisie et d’une chemise fine avec, aux poignets, des boutons de manchettes en or.

On avait enlevé la cravate et ouvert la chemise, afin qu’on pût voir à nu la poitrine trouée au-dessous du sein droit.

Il avait dû mourir très vite, et sans souffrir, car la figure était calme.

On aurait dit qu’il dormait.

Celui-là, certainement, n’appartenait pas à la même catégorie sociale que les malheureux qui figurent ordinairement à la Morgue, et autour du vicomte, tout étonné, les commentaires pleuvaient: «– En v’là un qui ne s’est pas suriné l’estomac parce qu’il n’avait plus de quoi béquiller.– Non. C’est un rupin… il n’aurait eu qu’à porter ses boutons chez ma tante; on lui aurait prêté dessus au moins trente balles, à moins qu’ils ne soillent en toc.– Pas de danger!… c’est un zig de la haute, que je te dis.– Et c’est pas lui qui s’a suriné. C’est des escarpes… là bas, du côté de la porte de Montrouge».